L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/En faveur de l’inconstance des femmes

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 42-45).

EN FAVEUR DE L’INCONSTANCE DES FEMMES.

Canzone

Je sais que tu désapprouves fort
Qu’en amour je ne sois pas constante,
Que me plaisent les nouveaux visages,
Que je veuille avoir plus d’un amant.


Tu es vraiment par trop simplette,
Tu n’entends rien à notre cœur :
Celle qui n’est plus jeunette,
Qu’elle garde de l’amour ;

Mais celle qui a la jeunesse,
Laquelle sur les hommes détient l’empire
Et les met en servitude,
Ne garde pas d’amour sincère.

Un guerrier, qui peut prendre
Maintes villes, et s’en réjouit,
Ne se peut jamais tenir tranquille
S’il n’en a pris qu’une seule.

Moi je n’estime une femme
Ni pour sa beauté, ni pour sa noblesse ;
Je donne le prix à celle
Qui a des amants en quantité.

Un amant, toujours le même,
C’est une chose qui m’assomme ;
De prime abord tout est beau,
Puis vous lasse toute comédie.

C’est vertu de n’aimer qu’un seul
Mais une incommode vertu ;
Moi je me réjouis avec celles
Qui en fait d’amants en ont le plus.

Aux Romans je laisse
Cette rare fidélité
Dont Arioste et le Tasse ont écrit,
Mais qui ne s’est jamais gardée.


Pour qu’ils conservent l’espérance,
Quand cela se peut, devant les hommes,
Faites l’éloge de la constance,
Mais du fond du cœur, qu’on l’abomine.

Ce qu’enseigne la Nature,
Et ce qu’enseigne aussi l’art
Il faut le faire : avec mesure
Donner à chacun sa part.

Tous hommes sont à cultiver,
Parce que tous ont du bon,
Quitte à rejeter ensuite
Celui qui veut trancher du maître.

Que chacun ait sa demi-heure
Et, quand ils sont là tous ensemble,
Donnez à l’un une poignée de main,
Et touchez l’autre sur le pied.

Qu’en faveur chacun se croie
Être seul privilégié,
Et peu importe s’il se voit
Chassé du lit par un rival.

L’amour vient à s’attiédir,
Quand il n’y a pas de rivalité ;
Ce sont les rivaux qui le nourrissent,
Et ils n’en sont que plus fermes.

Si jamais quelqu’un en trouve une
En faute, c’est le moment de mentir,
Et s’il crie, c’est une preuve
Que l’amour se fait sentir.


Ne craignons jamais pour cela
Quand il s’emporte, qu’il nous laisse ;
Espérons plutôt que bien vite
Il aura la cervelle à l’envers ;

Et que lui, spontanément,
Viendra se mettre à genoux
Et pleurera véritablement
En demandant pardon.

De tous ceux qui viennent faire leur cour,
Aucun n’est à mépriser ;
De la sorte nous n’avons crainte
De rester un jour toutes seules.

Il sera bien que je sois sur la liste
De ces amoureux de Poètes,
Pour qu’ils me mettent en vue au monde
Dans leurs fameux Sonnets.

Grâce à la légère façon
De leurs badinages menteurs,
Ils accroîtront la troupe
Des amis et des amoureux.

Cela c’est respirer la rose,
Sans jamais se piquer aux épines,
Et éviter d’une ennuyeuse
Et laide vie les déplaisirs.