L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Récit à un ami

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 29-38).

RÉCIT À UN AMI

Canzone

Puisque vous êtes curieux,
Et voulez savoir qui sont
Ces deux femmes que j’ai menées
L’autre soir à l’osteria,

Je vous le dirai : mais à la condition
Que la chose restera entre nous,
Parce que tout ce que j’ai fait,
Je ne le dis à nul qu’à vous.

L’une était la Tonina,

L’autre était sa belle-sœur :
Toutes deux la tirelire
Mise en pièce et fracassée.

Mais autrement, de figure
Et d’aspect fort agréables ;
Elles ont reçu en don de la Nature
Une grâce noble et séduisante.

L’une est blonde comme l’or ;
Châtaine est la Tonina,
Et son œil est si noir
Qu’à le voir il vous assassine.

Toutes deux ont le front large,
Toutes deux la peau blanche,
Toutes deux la démarche majestueuse,
Toutes deux la porte franche ;

Non pas qu’avec un osella[1]
On s’en tire, ou avec un ducat ;
Qui veut s’ouvrir leur guichet,
Deux sequins, c’est le prix fait.

Il faut de plus débourser
La prébende à Siora[2] Mère,
Et donner encore quelque chose
À l’illustrissime Signor Père.

De même à la soubrette,
On lui donne deux pittons[3]

Pour écarter la portière
Et introduire chez ses Patronnes.

La règle inflexible est établie,
Si vous allez là le matin,
De commander le chocolat
Pour la blonde et la Tonina.

Après dîner ou le soir,
La Rosalia et les sorbets :
Et une sorbetière n’y suffit pas,
Non plus que six soucoupes !

Il faut quatre, cinq ou six cafés,
Pour les gens de la maison,
Et peut-être bien plein un cabaret
De pandoli[4], pour qu’ils se taisent.

Quand vous aurez pourvu à cela,
Et c’est chose nécessaire,
Toutes gentilles, toutes joyeuses,
Elles vous invitent à changer d’air,

Et un tantinet se promenant,
Un tantinet se mettant à courir,
Elles vous mènent en folâtrant
Quelque part, au fond de la cour ;

Là est un petit casino
Solitaire, mais spacieux,
Qui semble fait dans le seul but
D’ébats luxurieux.


Une senteur embaumée
Dès l’entrée vous console
Mêlés au citron et à l’orange,
Vous sentez la rose et la violette.

De peintures assez lascives
Tout le mur est tapissé ;
Ici, vous voyez deux beaux tétons,
Et là un flanc bien tourné ;

Ici est Thaïs, et là Phryné
Sans corset ni camisole ;
Ici Poppée, là Messaline,
Qui bellement se font baiser.

Ici est Vénus, qui couchée,
Fait des mamours au cher Adonis ;
Et là Diane qui présente
Sa fente à son Endymion.

À regarder tout cet étalage,
Qui est peint au naturel,
Figurez-vous si la bosse
Du machin se dessine !

Socrate n’y résisterait pas,
Je vous l’atteste sur ma foi,
Et le bonhomme Xénocrate
Se laisserait choir aussi,

D’autant plus que ces deux folles
Vous agacent et vous prient
De leur peloter les fesses,
Et de leur tâter la boutique.

Voyez-vous comment pourrait,

À ces cajoleries, un pauvre diable
Faire que les humeurs n’affluent,
Et que le cas reste tête basse ?

Pour moi, je puis vous assurer
Que je l’avais si dur
(Dieu vous garde qu’il vous enfile !)
Qu’il paraissait tout comme un clou.

Je ne pouvais plus rester tranquille,
Tout mon sang était en mouvement ;
Je sentais certaine chaleur
Qui me faisait débourrer dessous.

De la rage que j’éprouvais,
Je me suis jeté sur un sopha,
Et je vous le jure, je pensais
Mourir là coïonné.

Quand s’aperçurent les petites fourbes
Que je ne pouvais plus me retenir,
Elles ont exhibé leurs tétons
Et se sont flanquées sur moi.

Et me déboutonnant la braguette,
En me lançant une œillade,
Il me semblait qu’elles disaient :
« Qui de nous deux va être baisée ? »

Holà, oui, à faire le choix
Je fus, par Dieu ! embarrassé.
Car si je prenais la plus svelte,
La Tonina restait de côté.

Et si je prenais la Tonina,
Qui est Vénus toute crachée,

Je ne jouissais pas de la blondine,
Une si aimable créature.

Je me souviens de cet ami
Qui empêtré entre une mère et sa fille,
Se tira d’embarras
Par une belle galanterie,

Et au fond du cœur résolu
À satisfaire l’une et l’autre,
Délibéra foutre la fille
Et bulgariser la mère.

Mais cet exemple plaisant
Ne m’a en rien servi de règle ;
Car je n’ai jamais eu l’envie
De savoir ce que c’est que la poix.

« Que ferais-je donc ? »
Murmurais-je à part moi ;
« À quoi me résoudrais-je ?
« Ô mon chef cas, choisis, toi !

« Toutes deux ont leur mérite,
« Toutes deux me conviennent,
« Ô digne cas et bien méritant,
« Prends celle que tu veux !

« Comme un nouveau Pâris,
« Fais mieux que l’autre avec sa pomme,
« Car faire un choix avec l’Oiseau,
« Ça me semble un vrai choix d’homme ».

Je n’avais pas encore parlé,
Qu’obéissant à l’instant même,

Il embroche la Tonina,
Aussi rapide que le vent.

Ce que ensemble nous avons fait,
Je ne puis vous le raconter ;
Il suffit de vous dire que ce fol
À été près de se noyer.

Si je ne lui prêtais assistance,
Il était si fort enragé,
Qu’il se serait noyé plutôt
Que de revenir en arrière.

Avez-vous jamais vu un chien à taureau
Qui dans ses crocs a pris l’oreille ?
Appelez Argante, appelez Moro,
Il ne s’ôte plus de là,

Cela fait juste votre compte,
Car mon vit agissait de même :
Il s’était si bien blotti,
Que je ne pouvais plus le trouver.

Voyant le péril qu’il courait,
Comme il restait là, obstiné,
Je l’ai empoigné par un testicule,
Et de force l’ai retiré.

Tonina, la préférée,
Resta sur le sopha,
Tout comme une violette
Détachée de sa tige.

Le visage languissant,
Soupirant, la bouche entr’ouverte,

Elle prit un mouchoir
Et s’en essuya la clochette.

Moi aussi, tout triomphant,
D’un gland qui se trouvait là,
À mon vit encore fumant
J’essuyai le heaume et la visière.

La blondine est venue ensuite
Plaisanter sur l’événement,
Et, se gaussant de la Tonina,
Elle se coucha près de moi.

Ainsi toute la journée,
Nous passâmes dans l’allégresse,
Et quand la nuit fut avancée,
Je les menai à l’osteria.

Je ne vous conte pas le menu,
Point par point et en détail
Ce qui après est survenu ;
Je le ferai une autre fois.

Pour l’instant contentez-vous
De ce peu que je vous écris ;
Conduisez-vous en honnête homme
Et ne dites pas ce que je vous ai dit.

Car il est certaines gens
Si capricieux et si fantasques,
Que si l’on parle de cas et de moniches,
Ils vous tiennent pour hérétique ;

Et quand même on en parlerait
Entre personnes mariées,

Vous verriez certaines Marphises
En rester scandalisées.

Celles-là sont justement faites
Comme tant d’autres bonnes âmes,
Pour qui, leur peloter les fesses
N’est qu’une affaire de rien du tout ;

Mais dire « un cas » en discourant,
Serait-ce même pour plaisanter,
C’est un crime si horrible,
Que cela les fait frissonner.

Patience ! Que les femmes
Aient cette affectation,
Qu’elles veuillent feindre d’être des saintes,
Le rosaire pendu au côté ;

Mais qu’il y ait aussi des hommes
Possédés de ce vice maudit,
Ne tenant point pour galant homme
Quiconque parle net et franc !

Et si par hasard avec ces melons
Vous laissez seulement une chatte,
Il n’y a plus de chaste Joseph,
La bougrerie est consommée.

Pour cette raison chez moi,
Je ne veux point de papelards,
Et je m’écarte à plus de six milles
De ces Saints Dupe-Coïons.

Réglez-vous donc là-dessus,
Mon cher et ami béni

Et je vous en prie, ne soyez cause
Que je perde ma bonne réputation.

C’est que le monde est tout plein
De ces gens, dignes des galères,
Qui ne font pas une once de bien,
Et veulent être des saints sur terre.

Donc, de tout ce que je vous ai dit
Ne parlez à qui que ce soit,
Mais plutôt, ces miennes pages
Déchirez-les aux quatre vents.

  1. Ancienne monnaie de Venise qui valait au xviiie siècle trois livres dix sous.
  2. Madame, signora.
  3. Deux livres.
  4. Sorte de gâteaux.