L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Sur la lecture des livres d’outre-monts

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 195-199).

SUR LA LECTURE DES LIVRES D’OUTRE-MONTS

Canzone

Depuis que tant de gens ont lu,
Et lisent encore aujourd’hui
Le beau dialecte de France,
Ou quelque autre fatras,

On dit que dans la Nature
Il y a des maux en suffisance,
Sans faire que l’Écriture
Leur applique un autre emplâtre.

Qu’il convient de se récréer
Non seulement le corps, mais l’esprit,
Parce qu’il nous faudra mourir,
Et qu’au delà il n’y a plus rien ;

Que ce Diable et cet Enfer
Sont des inventions des poètes,
Et que la vie éternelle
Est une bourde contée par les prêtres ;

Que tout cela ils l’ont inventé
Pour les voleurs et les débauchés,

Et pour ceux qui en savent
Beaucoup moins que mes bourses.

Ces livres d’au delà des monts,
Avec leur philosophie,
Ont causé de grands dommages,
De nos jours à la sacristie.

Ils sont cause que tant de gens
Mettent bas la livrée,
Et mènent allègrement
Une vie Épicurienne.

Aujourd’hui qui peut prendre, attrape ;
On fait l’échange des femmes,
On a dans le cul même le Pape,
Et ses cas réservés.

Outre que la lumière de ces livres
A offusqué la religion,
Ils sont cause que les bonnes mœurs
S’en sont allées cul par dessus tête.

S’il est une femme honnête,
Qui néanmoins sache tromper,
Parce qu’aujourd’hui c’est la mode,
Elle va se faire enfiler.

Avec ce luxe de vêtements,
Si les rentes ne sont pas grosses,
Il faut bien pour paraître,
Qu’elles vendent leur cochette.

Comme les dépenses sont énormes,
Celle-même qui a de gros revenus,

Il lui faut faire la contrebande
Avec son cul, ou sa moniche.

Celles qui veulent prendre l’agrément
De se promener avec leur cavalier,
Tout au moins de lui manier l’oiseau
Doivent faire le beau métier ;

Et pour le dire, il est bien juste,
Puisqu’elles le veulent toujours,
Qu’elles donnent quelque plaisir
À son pauvre petit oiseau ;

De sorte que, tout bien compté,
Que ce soit par divertissement
Ou pour avoir quelque cadeau,
Toutes tant qu’elles sont se le font mettre,

Et jureraient d’être certaines
Que nul ne connaît leur vice ;
Elles croient n’être pas découvertes,
Même le jour du Jugement.

Au sermon dans l’église,
Elles ne vont plus, ni dans l’oratoire,
Et pour vivre à l’Anglaise,
Se moquent du Purgatoire.

Elles vont à l’église quand c’est fête,
Et jamais les autres jours,
Et elles y entendent au galop
Une messe vite dépêchée ;

Plus que les Saints, plus que les Christ,
Elles regardent les jeunes gens,

Et elles vont là pour faire acquêt
De ces pauvres petits serins ;

Elles veulent de la jeunesse,
Non pas de ceux qui sont flasques,
Et tendent surtout leurs gluaux
Pour ceux qui ont de gros témoins.

En continuel amusement
Elles passent leur existence,
Et c’est pour elles un contre-temps
Quand ne leur vient pas le marquis.

Elles attirent les étrangers
Et leur disent : « Je meurs pour vous »,
Mais elles n’ouvrent leur porte
Qu’à ceux qui ont la clef d’or.

Quelle belle vie que celle-là !
On ne fait plus tant de façons ;
Qui a de l’argent baise tout de suite,
Qui est dans la panne baise plus tard.

Mais d’ailleurs tout le monde baise,
Ou par force ou par amour,
La femme se la coule douce
Et a dans le cul son confesseur.

On ne pense qu’à faire la noce,
À donner du plaisir à son corps ;
Les hommes songent à la moniche,
Et les femmes rêvent au cas.

Je voudrais que chaque femme
Regardât à son honneur ;

Oui, je voudrais cela aujourd’hui ;
Parce que mon cas ne se dresse plus.

Lorsque j’avais l’ardent désir
De les enfiler toutes, toutes,
Alors me seyait le chagrin
De les trouver toutes honnêtes ;

Maintenant qu’elles n’ont plus
Tant et tant de préjugés,
Et que du nom de vertus
Elles baptisent tous les vices ;

Qu’elles portent écrit dans le cœur
Que ce sont maximes biscornues
De vouloir croire que l’honneur
Ait domicile entre les cuisses ;

Qu’elles savent comment cela va
Qu’elles ne portent plus de masque,
Et qu’au-dessus de toute pudeur
Elles mettent deux bonnes frottées ;

Il faut bien que je le supporte,
Pour autant que j’en puisse dire,
Ou que je me résigne à lécher,
Ou bien à me faire bulgariser.