L’Œuvre humanitaire de S. M. le roi d’Espagne

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L’Œuvre humanitaire de S. M. le roi d’Espagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 842-863).
L’ŒUVRE HUMANITAIRE
DE
S. M. LE ROI D’ESPAGNE

PRISONNIERS DE GUERRE. — RAPATRIÉS — VISITE DES CAMPS

Aux portes du Ministère, aux portes des agences de la Croix-Rouge, des pères, des mères, des épouses, attendent vainement. Ils sont en quête de nouvelles ; on leur a dit que le soldat cherché était porté disparu : celui-ci depuis un an, celui-là depuis six mois, cet autre depuis la dernière offensive. Disparu ! C’est la torture de savoir si l’enfant est mort ou grièvement blessé... Pourquoi ce long silence ? dans quel hôpital, dans quel camp le retrouver ? D’autres, tourmentés par la crainte des représailles, demandent ce qu’on a fait des vieux, des femmes, de la famille, restés dans les pays envahis... Ont-ils faim ? Quel traitement l’ennemi leur fait-il subir ? Comment obtenir qu’ils soient rapatriés ?

Que répondre à ces gémissemens ? Les recherches n’ont donné aucun résultat ; nul ne peut dire si le soldat disparu est mort ou vivant. Et quelles nouvelles certaines donner de nos villes et de nos villages qui subissent l’invasion ? Les lettres parviennent difficilement, et que peuvent-elles dire, lorsqu’elles doivent passer par les mains de l’ennemi ?

La réponse est partout la même : attendez !

Mais il y a des cœurs que cette attente brise ; des cœurs qui veulent une certitude, et d’autres qui espèrent contre toute espérance. Ceux-là implorent le miracle, ou cherchent, sur terre, quelle puissance bienfaitrice pourra les aider à retrouver ce disparu qu’on ne veut pas pleurer comme un mort. Un nom vole, répété de bouche en bouche, c’est celui du roi d’Espagne. Partout on entend dire : — « Adressez-vous au roi Alphonse XIII : par lui, nous avons obtenu des nouvelles ; par lui, des prisonniers qu’on allait fusiller ont été sauvés ; par lui, des malades, de grands blessés ont obtenu d’être rapatriés ; par lui encore, nous avons pu envoyer des secours. »

C’est ainsi que, par la voix populaire, j’appris quel usage généreux et charitable Sa Majesté le roi d’Espagne faisait de son pouvoir royal. La neutralité gardée par son gouvernement lui interdit de prendre parti dans cette guerre, mais elle ne lui interdit pas de se montrer humain, et ce roi, qui prend à charge les souffrances d’autrui, se dépense tous les jours, inlassablement, afin que la captivité des braves soit moins cruelle, et que la douleur des familles françaises soit adoucie par les nouvelles qu’il est heureux d’obtenir.

J’ai vu dans les bureaux du Palacio real, qu’on pourrait nommer en ce moment le temple de la Miséricorde, deux cent mille lettres, venues de France, de Belgique, d’Angleterre, qui adressent au Roi la même supplication. De cette foule anonyme surgissent de grands noms, celui de Me Théodor, le vénérable bâtonnier des avocats de Bruxelles ; celui de Mme Carton de Wiart, de la comtesse de Belleville, de Mlle Thullier, de Nijinsky, le fameux danseur russe, du journaliste Jantchestizky, de ces professeurs tchèques sauvés de la mort ou de la captivité par l’intervention directe du Roi, qui bataille à coups de télégrammes, pour sauver ces existences, dépêche son ambassadeur, presse les négociations... Miss Cavel aurait été sauvée, comme ses deux compagnes, Mlle Thullier et la comtesse de Belleville, si les démarches, ordonnées par la pitié du Roi, avaient pu commencer plus tôt.

Chaque matin offre un nouveau combat ; mais, le soir, le jeune Roi peut s’endormir doucement : comme l’empereur romain, il n’a pas perdu sa journée. C’est cette journée d’Alphonse XIII que je voudrais raconter, telle que je l’ai vu vivre pendant mon séjour à Madrid ; mais d’abord, je veux évoquer la noble et chevaleresque figure de ce jeune souverain si populaire en France.


Ce fut à Saint-Sébastien, dans les premiers jours du mois de mai 1916, que je vis le roi d’Espagne. Il faisait un bref séjour dans cette ville de prédilection, où la Cour vient avec lui passer l’été. J’arrivai au bord de la mer, sur la plage même, près de cette Concha que les reines ont mise à la mode, et devant moi surgit la forteresse, où le roi François expia Pavie. Souvenir lointain, ombre charmante et légère, vous venez à ma mémoire et disparaissez aux sons d’un orchestre en sourdine ! Sont-ce les hautbois, les saquebutes et les luths de Fontainebleau, dans l’air mouillé d’averses d’un matin français ? Non, mais telles que les vit Brantôme, ou presque, quand il arriva par exprès en Lorraine pour voir défiler les mousquetaires du duc d’Albe, les troupes espagnoles, qu’il crut composées de princes et de marquis, à cause de leur noblesse martiale. Ce sont les troupes qu’Alphonse XIII doit passer en revue. Le vieux Brantôme les eût reconnues, bien que la sobriété moderne en atténue l’éclatant costume ; il les eût reconnues à ces étendards carrés que des capitaines de vingt ans portent sur l’épaule, et qui sont semblables à ceux des vieilles estampes et des anciens bas-reliefs. Un commandant caracole ; son cheval hennit comme Babieça, et d’autres chevaux lui répondent dans le bruit de la mer : ce sont peut-être les chevaux de Thétis, qui s’ébrouèrent autour des vaisseaux de Charles-Quint.

Un coup de canon, le Roi paraît. Il marche à grandes enjambées, de ses minces et longues jambes de cavalier ; le dolman rouge des hussards de la Princesse lui fait une taille de guêpe. Sa culotte havane bouffe hors de ses bottes jaunes. Il s’arrête brusquement pour saluer chaque étendard, qui couvre d’une soie éclatante la poitrine du porte-drapeau. Les soldats marchent vers le Roi, à son commandement mettent genou en terre, et, tête nue, s’inclinent. Moment plein de grandeur. Cette humilité des troupes devant le roi-soldat équivaut à un serment.

Derrière ces hommes agenouillés, ce n’était plus la mer que je voyais. C’était notre front sanglant... Arras, Soissons, Reims, Verdun, les héros étendus, qui firent à la France le serment sublime de mourir pour la sauver.

A quelque temps de là, je revis Sa Majesté Alphonse XIII, à Madrid, entouré de la pompe royale, lors de l’ouverture des Cortès. On se serait cru à Versailles au temps de Louis XIV.

Madrid a une animation charmante ; elle était ce jour-là dans toute la grâce du printemps ; des acacias, des orangers en fleurs embaumaient les avenues ; l’eau jaillissante des fontaines donnait de la fraîcheur aux places ensoleillées ; les maisons, aux façades plates, ou gonflées d’innombrables miradores, se paraient d’une décoration fastueuse, lourdes tapisseries de la Renaissance tombant des fenêtres seigneuriales ; écharpes aux couleurs nationales, rouges et jaunes, tendues le long des balcons ; bannières de velours, aux armoiries brodées d’or et d’argent, accrochées au portail des édifices publics.

Dans les rues se pressait une foule joyeuse, plus riche d’hommes que de femmes, celles-ci jolies, mais portant sans coquetterie la mantille de tulle épinglée sous le menton. Cette foule allait, venait, affairée, de la Puerta ciel Sol à la Calle de Alcala, aux Recoletos, qui sont les Champs-Elysées de Madrid ; là, sans vergogne, en ce jour de fête, les innombrables mendians, les marchands de billets de loterie, les marchands de cacahuètes, les camelots vous assaillent d’offres et de demandes. Pour fuir cette foule, veut-on traverser la place, sans le secours d’un agent, il faut couper une procession d’ânes, passer entre les tramways, se ranger pour n’être pas écrasé par ces monumentales voitures peintes de fleurettes sur un fond éclatant, qui font le service des abattoirs de la ville.

Mais les fifres sonnent la marche royale ; des régimens s’avancent ; la foule s’écarte, les carrosses vont passer.

Tous les uniformes d’autrefois, disparus de notre armée, sont demeurés en Espagne. Le régiment de la garde royale, qui fait la haie devant le palais des Cortès, porte le costume des gardes françaises, culotte blanche et plastron rouge ; les hussards ont accroché à l’épaule la veste de Murat. Des casques de dragons sont ornés de chevelures blanches ; sur des shakos frissonne le plumage d’une colombe. Quel amour des plumes, depuis les plumes de paon qui couronnent, à l’Armeria, les cimiers de Charles-Quint, jusqu’aux fabuleux panaches qui se balancent sur la tête des chevaux attelés aux carrosses du Roi !

Ces chevaux de parade avancent lentement, comme s’ils dansaient au son de cette musique ancienne, qui rappelle les airs charmans des ballets de Lulli. Je vois venir dans la Calle en pente, comme dans une vue d’optique, le pompeux défilé de la cour d’Espagne. Les six chevaux, qui traînent chacun des carrosses, ont des harnais d’or, et sont tenus en main par des laquais aux habits de soie galonnés, aux bas écarlates ; ils portent, comme autrefois, tricornes et perruques blanches, ainsi que les cochers qui resplendissent au milieu des draperies de leur siège.

Le carrosse est laqué d’or, d’azur, décoré de peintures ravissantes ; une soie claire orne l’intérieur. Mais le carrosse est moins pompeux que les somptueuses bêtes qui le traînent à travers les rues de Madrid, sous leurs parures de femmes : longues boucles d’oreilles en passementerie de soie, qui frappent en cadence leur col lustré ; panaches rouges, bleus, jaunes, blancs, piqués sur leurs têtes avec tant de grâce, que l’on songe à un vol d’oiseaux chimériques, oiseaux de contes de fées, qui se seraient posés pour un instant sur la crinière des chevaux du Roi.

Vingt carrosses se suivent, conduisant au palais des Cortès les grands d’Espagne, les Infantes, la reine mère et los Reyes. La reine Victoria descend, elle est très belle dans sa robe de cour ; le Roi est en grand uniforme. Les yeux dévorent ce jeune couple, qui, à force de bonté, de bonne grâce, de simplicité, jusque dans cet apparat traditionnel, a su gagner presque tous les cœurs. Le Roi sourit, salue, tend la main, adresse la parole à ses amis, montre à chacun qu’il le reconnaît, s’il l’a déjà vu ; s’informe, écoute, promet ; son œil est partout ; visiblement il cherche à lire sur les visages si son peuple est heureux.

Go jour-là, à l’ouverture des Cortès, Sa Majesté prononça un grand discours qui contenait une phrase relative à la paix. Quelques mots détachés et télégraphiés par les agences eurent un retentissement inattendu. Ne disait-on pas, dans les commentaires de ce télégramme, que le Roi voulait hâter la paix entre les belligérans, et que ses paroles étaient une allusion directe à des démarches qui pouvaient être bientôt tentées ?

Quelle erreur ! Le vœu royal n’était que le vœu d’un cœur généreux qui s’afflige des souffrances longues et cruelles de la guerre, et souhaite que les bienfaits de la paix réparent au plus tôt les misères endurées par les nations.

Le Roi marqua quelque étonnement qu’en France même on eût pu se méprendre sur le sens de ses paroles ; je le sais, puisque Sa Majesté voulut bien me le dire, quelques jours plus tard, durant l’audience qui me fut accordée.

— Je vous prie, madame, de dire, dans votre grande Revue, que les vœux que je fais pour la paix ne signifient point que je souhaite la paix à tout prix : ce serait une offense pour la France et j’aime beaucoup la France ! Mais mon devoir de souverain d’un pays neutre est de désirer que les douleurs qui frappent si cruellement d’autres peuples aient une fin.

Voilà les propres paroles du roi Alphonse XIII.

Autre chose est de rêver une Europe pacifiée, vouée au travail réparateur, autre chose de pousser les belligérans vers le dénouement du drame, avant le moment attendu et prévu par ceux qui conduisent l’action. Ses sentimens d’amitié profonde pour la France, le Roi ne les cache pas ; il a du sang français dans les veines ; il est le descendant direct de Louis XIV et s’en souvient, comme on le verra dans l’organisation de l’œuvre consacrée aux prisonniers. C’est pour moi un grand honneur et une joie très douce de me faire l’écho des paroles de Sa Majesté.

Notre ambassadeur à Madrid, sur ma demande, avait bien voulu solliciter pour moi une audience. Cette audience semblait difficile à obtenir ; le Roi, depuis la guerre, ne recevait plus les correspondans des grands journaux, n’accordait point d’interview. La Revue des Deux Mondes, très lue à la Cour de Madrid, triompha de toutes les difficultés, et un beau matin du printemps dernier, derrière un hallebardier, je pénétrai dans les salons de réception du Palacio real.

Ce palais est élégant comme un palais français du XVIIe siècle, et formidable dans ses assises et sa construction, comme le château que les Papes se sont bâti en Avignon. L’une des façades donne sur la place d’Orient, aux arbres africains ; l’autre façade domine un ravin plein de verdure, le campo del Moro, où jadis se donnèrent tournois et combats de cañas. Une cour d’honneur, aussi magnifique que celle de Versailles, sépare l’entrée du palais de la place d’Armes. Au moment où j’arrivais, la foule se précipitait dans cette cour, afin d’assister à la cérémonie militaire qu’on nomme relève de la garde.

Je devais à la courtoisie du comte de las Navas, le savant bibliothécaire du Roi, d’avoir pu visiter les trésors de la librairie royale, et les grands appartemens, qui sont pleins de magnificence. J’avais pu admirer à loisir ces salons somptueux, tendus de vieilles tapisseries des Flandres, ornés des plus beaux Goya ; la salle chinoise, avec le caprice de sa décoration de fleurs et de personnages se jouant sur les murs et jusqu’au plafond ; la salle du trône, où deux lions dorés symbolisent la majesté du lieu. Mais alors, ces appartemens étaient vides. J’attendis le moment fixé pour mon audience dans le grand salon de la camara, où conversaient, à quelques pas de moi, les officiers de la maison royale. Un haut prélat de Madrid s’entretenait avec l’un des membres du gouvernement.

J’appris que je serais reçue toute seule ce matin-là... Seule ! Je me voyais soudain en imagination entourée de femmes en robes noires, en voiles de deuil, en coiffes blanches, selon la mode de nos provinces de France ; les unes étaient de petites bourgeoises aux visages pleins de tendresse, les autres avaient les traits fatigués, les mains rudes et piquées par l’aiguille ; il y en avait parmi elles qui étaient des aïeules, d’autres des enfans ; toutes mêlaient leurs soupirs aux miens, et leurs regards étaient pleins de reconnaissance. O femmes de mon pays. Françaises que la guerre a fait souffrir autant que la Vierge aux Sept Douleurs, vous me chuchotiez des mots qui remplissaient mes yeux de larmes, en me chargeant de porter jusqu’au pied du trône l’expression de votre reconnaissance !

Le Roi me reçut dans un salon de moire blanche, qui rappelle les petits appartemens de Versailles par le goût et la décoration. Sa Majesté me demanda gracieusement si j’étais satisfaite de mon voyage en Espagne ; je lui répondis que j’étais bien heureuse de pouvoir étudier l’organisation de son œuvre, et le remercier de sa sollicitude pour nos soldats.

— Mais, Madame, dit le Roi, avec une vivacité toute française, que penserait-on de moi si je ne faisais pas ce que je fais pour vos vaillans soldats ?... J’aime la France, et je n’oublie pas l’accueil que Paris m’a fait autrefois... Quoi ! vous songez à cet attentat ? — fit Sa Majesté, répondant à une parole de regret, — mais quel plus beau souvenir pour un soldat : avoir reçu le baptême du feu à la tête des cuirassiers français !

Est-il possible d’être plus simple, plus chevaleresque et plus charmant ?

Le Roi a trente ans ; on lui en donnerait à peine vingt-cinq. Il est grand, svelte, élégant, admirablement assoupli par tous ces sports qu’il a mis à la mode en Espagne. Son visage est d’une mobilité surprenante. Si ses traits rappellent ceux des princes de la maison d’Autriche, la vivacité du regard, l’expression de la physionomie, le charme du sourire tendre et moqueur sont des biens de chez nous.

Les yeux sont bruns ; tout à coup, ils pétillent, et tout à coup ils s’embrument. Ces yeux de jeune homme ne sont pas contraints à la prudente réserve imposée aux paroles d’un roi ; dans leur muet langage, ils livrent une âme généreuse et tendre, une âme avide d’héroïsme et pleine de fraîcheur, de franchise impétueuse et de confiance ! Avec quel feu Sa Majesté m’a dit :

— J’aime la France...

Il ne m’est pas permis d’en répéter davantage.

Faisant allusion aux prières qu’on lui adresse :

— J’ai admiré dans les lettres qu’on m’écrit de France l’abnégation des familles frappées par la guerre. Pas une plainte. Tout pour la patrie ! Quelle noblesse de sentiment ! Quel bonheur pour moi quand je puis répondre à ces lettres par l’annonce d’une bonne nouvelle !

Je sais que, sur l’ordre du Roi, on télégraphie aux familles françaises les nouvelles heureuses. Mais si la réponse arrivée de Berlin est mauvaise, pour atténuer la douleur qu’elle va causer, c’est au curé de la paroisse ou au maire de la commune que le Secrétaire particulier de Sa Majesté fait adresser la lettre :

« J’ai le regret de porter à votre connaissance que, d’après une lettre que je viens de recevoir de l’ambassadeur de Sa Majesté à Berlin, malgré les recherches minutieuses entreprises à l’ambassade d’Espagne et à la Croix-Rouge en vue d’obtenir des renseignemens au sujet de... on a pu seulement constater qu’il est mort en offrant généreusement sa vie pour la Patrie.

« Je vous serais reconnaissant de vouloir bien transmettre avec tous les égards possibles cette triste nouvelle à... et je vous prie en même temps, au nom du Roi, de lui faire par- venir l’expression de ses sentimens de condoléance très sincère et de sympathie, etc. »

N’est-ce pas comme un salut de l’épée que le roi-soldat adresse aux héros morts pour la défense de la Patrie ?

Sa Majesté n’ignore pas que je connais dans tous ses détails l’œuvre qu’elle a créée à Madrid pour les prisonniers et les rapatriés. Elle me dit son ardent désir de faire plus encore pour adoucir le sort de nos captifs, et de pouvoir étendre aux Russes, aux Portugais, les mêmes recherches, qui exigeraient l’extension de son œuvre jusqu’en Mésopotamie et en Afrique. Et Sa Majesté veut bien me parler de l’après-guerre et des problèmes nouveaux qui se poseront pour tous les peuples :

— Quelle sera la situation politique et économique de l’Europe en face du Nouveau Monde ?... L’or, arraché par la guerre aux nations anciennes, déversé à flots sur de jeunes nations, n’amènera-t-il pas un déplacement de la fortune, dangereux pour l’avenir économique de l’Europe ?... L’afflux de l’or en Amérique ne provoquera-t-il pas une émigration qui affaiblira les pays anciens ?... Par quelle politique l’Europe pourra-t-elle se défendre contre ces dangers d’un autre ordre et rétablir l’équilibre économique que la guerre aura rompu ?... Autant de questions qui vont dominer l’avenir, dicter des alliances nouvelles ; questions qui touchent l’Espagne aussi bien que la France et les autres nations.

J’écoute, et à travers ces paroles si graves, j’entrevois le duel formidable qui mettra aux prises les Continens.

Mon audience est terminée. Ai-je su dire au Roi tout ce qu’un cœur de mère voudrait lui exprimer, avant de le quitter ?...


L’âme de l’Œuvre royale pour la recherche des disparus est don Emilio-Maria de Torrès, Ministre plénipotentiaire, Secrétaire particulier de Sa Majesté. C’est dans les bureaux de son secrétariat, au Palacio real, qu’elle est installée ; elle y fut si vite à l’étroit, qu’il devint nécessaire de lui consacrer quatre salons, puis huit, afin que les collaborateurs de plus en plus nombreux pussent travailler commodément. Au mois de mai 1916, l’œuvre du Roi, vieille d’une année, occupait, à Madrid, vingt-deux personnes qui commençaient leur journée le matin, à huit heures, et l’achevaient quelquefois bien avant dans la nuit.

On pourrait dire de don Emilio-Maria de Torrès que les fonctions que lui a confiées son souverain font de lui le ministre de la Miséricorde, en donnant à ce mot : Merced, tout ce qu’il implique, dans la langue espagnole, de charité, de douceur, de patience et de mansuétude. A le voir si simple et si affable dans son beau cabinet de travail, on prendrait don Emilio-Maria de Torrès, moins pour un ministre d’Etat que pour un rêveur vivant dans le lointain refuge de ses livres et de ses songes. Il est de taille moyenne, blond : ses yeux clairs ont cette pureté mystique que les peintres espagnols ont mise dans le regard de leurs saints préférés. J’ai vu souvent ces yeux se voiler à la lecture des lettres déchirantes qui composent ce que « don Emilio » nomme lui-même tristement l’anthologie de la douleur.

Cette correspondance, dépouillée et classée par ses collaborateurs, est lue par lui, puis communiquée au Roi, qui s’informe tous les jours des demandes, des recherches, des réponses obtenues. Le secrétaire particulier de Sa Majesté s’est donné corps et âme à l’œuvre qu’il a organisée et qu’il dirige à Madrid avec tant de dévouement. Si, au petit jour, une fenêtre au Palacio real brille encore, n’en doutez pas, c’est lui qui travaille, et pour nos soldats !

Au moment où j’entrai, avec M. de Torrès, dans le premier salon, des employés, civils et anciens militaires, étaient fort occupés à timbrer un millier de lettres qui allaient partir. Sur certaines enveloppes les uns posaient le timbre France, ou Belgique, Angleterre ; toutes portaient le sceau franchise postale, et le cachet du secrétariat particulier. La franchise postale est assez récente ; dans les premiers mois, les frais de correspondance, comme tous les frais de l’œuvre, d’ailleurs, étaient supportés par la cassette du Roi. Le nombre de lettres expédiées ainsi chaque jour est d’un millier ; la proportion augmente après les grandes offensives. On en compta jusqu’à 1 300 à l’offensive de Champagne.

Celles de ces lettres qui contiennent les demandes de recherches adressées à l’ambassade d’Espagne à Berlin partent chaque jeudi par une valise diplomatique spéciale. Le retour de cette valise a lieu le mercredi suivant.

Dès qu’une demande de renseignemens arrive, elle est classée à l’aide d’un système de fiches très ingénieux ; les unes constituent les fiches des militaires, les autres celles des civils. Dans la catégorie des militaires, nouvelles subdivisions : prisonniers, blessés, disparus. Comme il s’agit d’armées de nationalités différentes, pour éviter toute confusion, le classement de ces fiches, dans le meuble qui les contient, se fait à l’aide de couleurs diverses ; on adopta en principe la couleur du livre diplomatique de chaque pays : bleue pour les Anglais, verte pour les Italiens, orange pour les Russes, jaune pour les Français et les Belges. Quant aux civils, voici les fiches des Français et des Belges restés en pays envahis ; les fiches de ceux dont on est sans nouvelles, de ceux qui ont été déportés dans des camps de concentration. Grâce à un classement aussi méthodique, il est possible, en moins d’un quart d’heure, de trouver le renseignement que l’on désire, au milieu de ces 200 000 documens réunis depuis le début de la guerre.

Lorsque ces lettres de demandes ont été lues et classées » des dames, collaboratrices volontaires de l’Œuvre du Roi, comme la condesa de la Union, doña Julia O’Shea de Muro, doña Adriana Loder de Albeniz, doña Rosario de Torres y Gonzalès-Arno, — je voudrais pouvoir nommer toutes les charitables grandes dames, amies de nos prisonniers, — les Religieuses réparatrices, les Religieuses de l’Asuncion, remplissent les fiches à l’aide de renseignemens fournis par les familles des soldats.

La feuille qu’elles préparent est divisée en trois parties. La première contient le nom, le régiment, la compagnie, le grade et le matricule du soldat, ainsi que la date de sa blessure, ou de sa disparition, et le lieu du combat : elle reste à Madrid. La seconde partie, écrite en trois langues : française, anglaise, allemande, contient les mêmes renseignemens ; celle-là est envoyée à Berlin avec la troisième partie, qui porte cette mention : résultat des démarches ; c’est sur cette dernière feuille que figurera le renseignement obtenu par l’ambassade d’Espagne à Berlin, et renvoyé par elle au secrétariat particulier du Roi.

Cette réponse peut tarder six mois, si les recherches sont difficiles, ou bien arriver dans un délai de quelques semaines. On se souvient que ce fut assez rapidement qu’on apprit par l’Œuvre du Roi la mort du colonel Driant.

Afin que les familles sachent que les recherches sont commencées, don Emilio-Maria de Torrès leur fait adresser cette lettre formulaire, d’une si délicate rédaction :

« J’ai l’honneur de vous informer, en réponse à votre aimable lettre, que Sa Majesté le Roi, mon Auguste Maître, a daigné me charger d’écrire en son nom à son ambassadeur à Berlin, le priant notamment de faire, auprès du Gouvernement Impérial, toutes les démarches possibles afin d’obtenir des nouvelles de

……………………………….

« Le Roi, dont les généreux sentimens s’emploient avec un si grand dévouement à soulager les angoisses des familles qui n’ont reçu depuis longtemps aucune nouvelle des leurs, forme les vœux les plus fervens pour que ses demandes aboutissent à un résultat favorable.

« Je vous prie, etc. »

Cette formule est réservée aux Français ; celle qui est employée pour les autres nations est plus brève. La nuance des sentimens qui l’inspire est sensible.

La fiche classée, le questionnaire expédié, chaque lettre porte alors le numéro de sa fiche correspondante et la marque e-ae qui signifie : les deux extrêmes sont prévenus. Ce travail minutieux, qui exige une grande attention afin d’éviter des erreurs douloureuses, est accompli sous les yeux de M. de Torrès, par des collaborateurs volontaires qui sont heureux de pouvoir témoigner aussi leurs sympathies à la France. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la vieille noblesse espagnole. A Berlin, quarante personnes, à l’ambassade, s’occupent des recherches, et sont en relations constantes avec les Croix-Rouges d’Allemagne, les ministères de la Guerre et des Affaires étrangères.

On comprend la difficulté de ces recherches. S’il s’agit de blessés, il faut s’informer dans les hôpitaux du front ; s’il s’agit de prisonniers, il faut s’adresser dans les différens camps ; croit-on tenir enfin une trace, soudain elle disparaît, le soldat a été évacué, peut-être même a-t-il été isolé dans une forteresse, par mesure de rigueur. Les jours, les semaines passent : on ne sait rien. Ceux qui attendent dans l’anxiété ne se doutent pas de l’obstination des recherches, de la minutie des questions que l’on pose, là-bas, afin d’éviter de cruelles confusions. Songez que le nom de Durand revient cent cinquante fois dans les fiches, souvent avec un même prénom, et qu’il faut être bien sûr de l’identité du soldat avant de donner aux familles une joie ou une douleur qui pourraient être fausses. La réponse arrive d’Allemagne ou d’Autriche. Si elle est bonne, comme je l’ai dit, le Roi, tout heureux, la fait télégraphier à la famille. Si elle est mauvaise, on a vu par quelle formule émouvante Sa Majesté fait annoncer la mort qui, sur le bulletin allemand, est signifiée par ce seul mot : todt.

Que de lettres j’ai tenues dans mes mains, qui m’ont fait pleurer, car les larmes appellent les larmes, et ces messages d’angoisse en étaient imprégnés ! Quelle torture de pauvres mères ont endurée avant d’oser écrire à un roi ! Comment écrire à un souverain ? Comment lui avouer son chagrin, toucher son cœur ?

La plupart de ces lettres si touchantes sont écrites par de petites gens, qui se sont souvenus qu’autrefois les rois de France étaient nommés Pères du peuple. Ces rois n’étaient-ils pas les ancêtres d’Alphonse XIII ? Paysans, ouvriers, cultivateurs, petits bourgeois, gens peu instruits, qui n’ont pas voulu d’intermédiaires entre le souverain et eux ; ils ont écrit à leur façon, qui était la bonne, tantôt sur l’humble feuille de papier à un sou que vend l’épicier, tantôt sur des feuilles à en-tête commercial, sur un feuillet arraché au cahier de l’écolier ; les mieux avertis des usages ont acheté le grand format et moulé l’écriture.

Les plus naïves de ces missives populaires sont naturellement les plus touchantes. J’en citerai quelques-unes, sans donner aucun nom, afin de révéler seulement ce trésor qu’est le cœur des humbles.

Qu’on ne croie pas que ces naïvetés d’expression fassent sourire le Roi, qui lit ces lettres et les garde. Il a été ému, autant que nous le sommes, de la sincérité des pauvres gens, touché de leur amour immense pour la France, de la délicatesse avec laquelle on l’implore ou le remercie. N’y a-t-il pas dans ces lettres d’actions de grâces ce parfum dont parle le poète persan ? Le souvenir qu’en garde le jeune souverain en est tout embaumé.


Lettres au roi d’Espagne.
A Sa Majesté Alphonse XIII.

Bien modestes ouvriers, à la déclaration de guerre nous avions deux fils qui étaient notre joie ; l’un, depuis dix mois, était au régiment ; il est parti, heureux et fier de faire son devoir ; il n’est jamais revenu. Il fut à Charleroi, à Guise, et fut blessé le 29 août 1914. Disparu depuis ce jour, c’est la cruelle incertitude de son sort, d’attente si angoissante d’une nouvelle qui ne vient jamais. Le second n’avait pas vingt ans ; à l’exemple de son frère, il signa un engagement volontaire de quatre ans. Dieu jusqu’ici l’a protégé. Aurions-nous eu davantage de fils, avec fierté nous les eussions vus partir pour défendre notre France ; mais vivre depuis plus de dix-huit mois sans rien savoir, se demandant chaque jour si le suprême sacrifice est consommé, c’est une angoisse bien grande pour les mères.

Sa Gracieuse Majesté la Reine, en contemplant ses royals enfans, a, j’en suis convaincue, son cœur rempli de tristesse et de pitié pour toutes ces mères qui n’auront plus de fils. Toutes nos démarches ont été vaines jusqu’ici. Peut-être, par cette lettre, obtiendrons-nous quelque résultat.

Que Votre Majesté daigne recevoir le très humble et bien respectueux hommage d’une pauvre mère infiniment reconnaissante.


D’une autre mère française :


Je souffre atrocement de ne pas savoir ce qu’est devenu notre cher petit et préférerais, je crois, la certitude exacte de sa mort, d’avoir une tombe où pouvoir aller prier, que de vivre depuis si longtemps dans une si cruelle incertitude, qui vous consume à petit feu. C’est horrible, Monsieur, surtout que les deux frères de ce malheureux enfant sont déjà au champ d’honneur. Si notre dernier fils Charles est mort, nous n’avons plus de fils.

Une malheureuse mère qui a mis en vous son suprême espoir.


D’une épouse, dont l’écriture est toute tremblante, qui s’adresse au Roi comme à Notre-Seigneur :


Seigneur,

J’ai recours à votre bonté pour mon mari, disparu le 27 septembre 1915, devant Souchez...

Sa Majesté, recevez mes sentimens les plus respectueux.


Et cette lettre si touchante d’une petite fille, qui a réglé son papier blanc et écrit d’une grosse écriture écolière :


Monsieur, j’ai l’honneur de vous adresser cette lettre pour vous demander des nouvelles de mon frère. Nous sommes tous dans l’angoisse et ma mère est bien malade ; elle ne peut pas se consoler. Seriez-vous assez bon pour me donner des nouvelles. Voici son adresse...

Je vous salue et vous remercie...


Encore cette autre :


Oh ! grand petit roi que la France aime et vénère, que vous êtes bon de vous occuper des prisonniers et des disparus, les plus malheureux de tous peut-être, car ces sauvages ne sont pas humains pour les nôtres, comme nous pour les leurs. Et que les mères comme moi vont vous bénir ! J’avais trois fils à la guerre, hélas ! il ne m’en reste peut-être plus qu’un. Le plus jeune a été tué à vingt-trois ans, lieutenant, aux Éparges, avec trois citations, la croix de guerre. L’aîné a disparu le 5 octobre 1914 près d’Arras. Malgré nos recherches, nous n’avons plus eu aucune nouvelle.

Ah ! si aidé par votre secrétaire particulier que je bénis aussi, don Emilio de Torrès, vous pouviez nous renseigner sur le sort de notre pauvre enfant, comme nous vous bénirions !

Excusez-moi d’oser vous écrire, mais je vous vénère et tous bénis.

Une pauvre mère bien reconnaissante et respectueuse.


Une autre dit :


Si au moins je pouvais savoir qu’il vit, ce serait une grande satisfaction. Aussi je vous supplie.

C’est une épouse, une mère d’une fillette que son père ne connaît pas, qui se recommande à votre bon cœur. J’ai la plus grande confiance en Votre Majesté.

Agréez, Monsieur et Madame, mes meilleures salutations.


Une évacuée du Nord :


Monsieur Alphonse XIII,

Ayant vu plusieurs fois dans les journaux que vous pourrez donner des renseignemens aux parens d’après un effet de votre bonne volonté, je me présente à vous, avec les détails que je puis vous donner en espérant avoir une trace de quelque chose.

Lieutenant X... disparu le 11 novembre 1914 à Lambaertzyde. Tous les rapatriés d’Allemagne qui étaient sous ses ordres et qui sont revenus comme grands blessés nous ont tous dit l’avoir vu grièvement atteint. Je voudrais bien aussi avoir des renseignemens sur le sort de mon frère, X... J’ai bien reçu l’avis de décès qui n’est pas officiel.

Je vous dirai qu’il y a un monsieur le capitaine qui dirige un régiment à Lempdes et qui a fait la demande au dépôt. Il a obtenu comme réponse que sa lettre restera classée...

Je serai si heureuse si vous pouviez me diminuer mes peines.

Et je vous en remercie mille fois à l’avance pour le bon cœur et le dérangement que vous prenez pour moi.

Recevez, monsieur Alphonse XIII, l’assurance de mes meilleurs sentimens.


Lorsqu’il est impossible de retrouver le disparu, — mort ou vif, — la lettre des parens est définitivement classée. Hélas ! j’ai vu dans un des salons du Palacio real, qui leur est consacré, 150 000 de ces lettres, qui représentent le mystère de 150 000 existences dont on ne saura peut-être jamais rien. Une armée entière tient dans ce petit espace, sous une croix entourée de chêne et de laurier. Le Roi a voulu mettre le signe chrétien et le symbole de l’espérance au-dessus de ces lettres qui attestent que des hommes vécurent, furent aimés, et moururent obscurément pour sauver leur pays. De la mort sortira la vie, a écrit une main pieuse au fronton de ce douloureux reliquaire du patriotisme français.

Le service des nouvelles, concernant les blessés et les civils qui restèrent en pays envahi, est assez compliqué. Primitivement, l’Allemagne se refusait atout renseignement, puis, la Croix-Rouge de Francfort étant intervenue, on put obtenir qu’au bas d’une carte postale, timbrée par le maire de la commune, les intéressés mettraient l’information essentielle : « Maman va bien, nous aussi. » — « Père est en voyage. » — « Nous manquons de ceci ou de cela. » — « Qu’importe ma souffrance ? écrit un Lorrain, je donnerais tout pour mon pays. » — Et des baisers à n’en plus finir ; ils font le tour de la carte postale et se glissent jusque sous la signature du maire.

Depuis quelques semaines, on peut obtenir directement, par le Ministère, en France, ces nouvelles des exilés, que le roi d’Espagne fut le premier à pouvoir obtenir.

Le rapatriement des prisonniers civils n’est pas soumis à des conditions réglementées d’avance. Leur départ dépend de la volonté des autorités allemandes qui désignent, elles-mêmes, ceux qui pourront être rapatriés ; si elles jugent qu’un Français ou qu’un Belge est dangereux, c’est-à-dire peut donner des indications précieuses à son pays, on le garde, on le surveille, et, s’il crée une agitation, on l’emprisonne. C’est un otage. Tel fut Nijinsky arrêté à Vienne, où il était venu retrouver sa femme sur le point d’être mère ; sa libération ne lui fut accordée que sous l’engagement qu’il ne quitterait pas l’Amérique pendant la guerre.

Mme Carton de Wiart, dont le patriotisme agissant causait tant d’inquiétude aux Allemands, fut déportée et emprisonnée à Berlin. On voulut, en considération de son mari et de sa naissance, lui imposer un régime de faveur : elle s’y refusa et subit sa peine comme les autres détenus politiques. Le roi d’Espagne intervint, et ce fut sur les instances de Sa Majesté que la courageuse femme fut, après plusieurs mois de captivité, rendue à son époux et à ses enfans. Dans les mêmes conditions, une de nos compatriotes déclarée « dangereuse, » — le mot signifie patriote, — fut sauvée d’une mort imminente par l’intervention du souverain. La plus émouvante libération fut celle de M. Theodor, le bâtonnier du Barreau de Bruxelles, emprisonné comme otage, sans respect pour sa vieillesse. J’ai lu la lettre émouvante des bâtonniers du Barreau de Paris, s’adressant au Roi pour lui demander de sauver ce grand citoyen qui n’avait commis d’autre crime que d’aimer sa patrie, et j’ai lu aussi, avec le regret de ne pouvoir la rendre publique, la noble lettre que M. Theodor, du lieu de sa terrible captivité, écrivait au Souverain, pour le remercier de sa généreuse intervention. La discrétion la plus absolue est de rigueur au Palacio real, ces lettres si belles ne seront jamais publiées. Je n’enfreindrai cette discrétion que pour citer, entre tous les télégrammes de gratitude, celui-ci d’un Français, arrivé le jour de l’anniversaire du Roi.


« Sa Majesté Alphonse XIIL

« A l’occasion de Son anniversaire, je prie Votre Majesté d’agréer les félicitations respectueuses et vœux sincères que je me permets de lui adresser en mon nom et au nom de ma famille, avec l’expression de la plus vive admiration et gratitude pour son action en faveur des prisonniers de guerre, dont nous venons d’avoir un récent témoignage personnel, qui nous touche au plus haut point. »


Le Roi répondit lui-même à ce télégramme :

« Merci pour votre félicitation ; bien heureux que mes démarches aient été satisfaisantes. »


On dit communément que l’exactitude est la politesse des Rois, mais il y a, pour ceux-ci comme pour les simples mortels, la politesse des hommes de cœur : en voilà bien, je crois, le gracieux témoignage.


Les services fraternels que l’Espagne rend à la France ne se bornent pas à cette intervention miséricordieuse. L’Espagne a charge des intérêts de la France et de la Belgique dans les Empires centraux et dans les pays envahis. La protection du Roi s’exerce sur la vie et les biens de nos compatriotes, sur les prisonniers civils des camps de concentration, sur les prisonniers militaires internés dans les quatre cents camps d’Allemagne et d’Autriche.

Par les récits des soldats évadés, des grands blessés rapatriés, nous connaissons aujourd’hui, dans tous leurs détails, l’organisation des forteresses, casernes, baraquemens, où sont enfermés nos captifs. Nous savons que le régime varie d’un camp à l’autre, suivant l’humeur et l’éducation du chef qui en a le commandement. Nous savons aussi quelle vie effroyable fut celle des prisonniers, envoyés dans le camp de représailles de Ohrdruff, supprimé heureusement. Mais ce que nous ignorons trop, c’est que les mesures inspirées par un sentiment d’humanité envers le courage malheureux, c’est que l’adoucissement aux rigueurs de la captivité à Holmunden, à Dusseldorff, Altengraben, Daberitz, Munster, Quedlimburg, Heidelberg, etc. sont dus en grande partie à l’intervention énergique et constante de la Commission espagnole.

Cette Commission a son siège à Berlin ; elle a pour président le comte del Cadagua, ministre plénipotentiaire, et se compose de dix membres, choisis parmi des attachés d’ambassade, des officiers et des médecins. Les travaux sont dirigés par S. E. M. Polo de Bernabe, ambassadeur d’Espagne à Berlin. Son rôle est de visiter et surveiller les camps de prisonniers français, s’assurer que l’alimentation est suffisante, l’hygiène observée, les précautions prises contre les épidémies ; que les secours envoyés de France, les provisions, l’argent, sont bien remis aux destinataires. Y a-t-il des plaintes et des réclamations à recevoir, le délégué de la Commission espagnole est là ; il entend sans témoin, — c’est son droit, — le prisonnier qui lui parle :

— Nous sommes mal nourris, dit celui-ci ; nous n’aimons pas la saucisse qu’on nous donne ; les morceaux de viande sont trop petits et rares ; nous voudrions faire notre popote et vivre sur les paquets qu’on envoie de « chez nous. »

— Nous sommes mal couchés, dit un autre. Voyez cette paillasse, elle n’a pas été renouvelée depuis six mois ; la paille n’est que poussière. Nous couchons directement sur le sol, ne pourrions-nous obtenir que la paillasse reposât sur un cadre ?

— Nos couvertures sont insuffisantes. En hiver, on gèle, en été l’air est irrespirable ; ne pourrait-on ventiler ? Les mauvaises odeurs empoisonnent les chambrées. — Les prix de la cantine sont bien chers, nous ne pouvons rien acheter !

Les malades ajoutent :

— Voyez l’infirmerie, les remèdes manquent ; l’infirmier n’est pas souvent à son poste.

Etc. etc. etc.

Le délégué de la Commission, — c’est presque toujours un médecin, — regarde, écoute, contrôle et, notes en main, s’en va trouver le commandant du camp. Celui-ci reçoit les observations qui lui sont présentées, et reconnaît, s’il y a lieu, leur bien fondé. Dans le cas contraire, il réplique et se défend. Mais s’il a le cœur tant soit peu humain, bien que ses fonctions de geôlier lui interdisent d’écouter son cœur, il accorde les concessions qu’on lui demande avec tact et courtoisie et fait droit aux réclamations de nos soldats. On peut s’imaginer quel rôle difficile est celui de la Commission espagnole ; ses membres appartiennent à un pays neutre et ne peuvent prendre parti dans la guerre, et pourtant leur rôle d’avocats des prisonniers français les force à défendre contre l’arbitraire, contre la cruauté inutile, les hommes désarmés que l’Espagne a pris sous sa protection. Quelle bonté, quel calme et quel don de persuasion il faut à ces missionnaires laïques !

Leur visite a toujours lieu à l’improviste. Elle se renouvelle chaque mois, ou plusieurs fois par mois, suivant l’importance des camps et le nombre de leurs détachemens. Cette visite est suivie d’un rapport détaillé, qui est adressé à l’ambassade d’Espagne à Berlin, puis communiqué au gouvernement français. Ces rapports arrivent à Paris plusieurs fois par semaine ; en les lisant successivement, on se rend compte de l’effort de la Commission espagnole pour obtenir des améliorations dans le traitement des prisonniers. Certains camps ont obtenu une bibliothèque ; on a permis aux artistes d’organiser un atelier de peinture, de sculpture, aux professeurs de créer des cours pour les soldats ; ici, il y a une salle de gymnastique ; là, un petit théâtre, où l’on joue du Courteline. Presque partout, une chapelle. Les cuisines sont généralement aux mains de nos « cuistots ; » des boulangeries mécaniques ont permis d’avoir un pain meilleur ; des baraquemens reçoivent les colis envoyés en grand nombre, — et jamais assez nombreux, — à nos prisonniers ; car, en dépit des réclamations, le régime de la nourriture ne s’améliore pas... et pour cause ! Le pain, les conserves envoyés, sont pour nos soldats manne dans le désert !

Les vivres se faisant rares en Allemagne, les prix sont élevés ; or, les prisonniers, par leur travail, gagnent en moyenne 30 pfennigs ; bien rare est celui qui gagne 1 ou 2 marks dans les usines, les fabriques, les mines, les carrières, les fermes où l’on envoie les captifs en travail commandé.

Si le travail est refusé, c’est le cachot !

S’il y a manquement à la discipline, injure envers les gardiens du camp, ce sont les représailles qui aggravent les punitions.

Mais, pour se plaindre, un prisonnier français n’a pas besoin d’attendre la visite du délégué espagnol ; il peut écrire directement à l’ambassade d’Espagne à Berlin, écrire en français. Sa lettre ne sera ni arrêtée, ni soumise à la quarantaine de rigueur. La Commission prévenue fait aussitôt une enquête.

Il est facile d’imaginer le travail écrasant confié à ces dix personnes, qui doivent tout voir, tout savoir, tout noter, et cela non pas seulement sur un point de l’Allemagne, mais dans tous les camps disséminés à travers les Empires austro-allemands !

S’il s’agit des représailles, — douloureuse question, — c’est l’ambassade seule qui a le pouvoir d’intervenir ; c’est elle qui parle au nom de la France, demande l’arrêt de ces cruautés, ou menace de traitemens réciproques les prisonniers allemands. Cette vendetta, hélas ! durera jusqu’au bout de la guerre, faisant d’innocentes victimes. Comment l’arrêter ? Comment mettre un terme à la colère d’ennemis qui s’excitent contre des hommes sans défense ? Comment faire entendre, dans cette furieuse mêlée des passions mauvaises, le langage de la raison et de la pitié ?

La voix de l’ambassadeur d’Espagne à Berlin s’élève avec calme et fermeté ; elle propose des gages, elle offre des garanties, cherche des équivalens pour obtenir une entente, et le Roi est heureux, quand son représentant a pu empêcher un nouveau martyre.

Parmi ces prisonniers, quelques-uns connaîtront la libération. J’ai dit quelles délivrances avaient été obtenues par S. M. Alphonse XIII. La libération des prisonniers se fait de façon pour ainsi dire automatique. C’est le gouvernement français qui doit faire la demande : elle est présentée par l’Espagne. Une liste de prisonniers est dressée : n’a-t-on pas fait le catalogue des maladies et des blessures qui rendent un homme impropre au service militaire ? Tuberculeux, cardiaques, amputés, soldats grièvement atteints, peuvent rentrer au pays. Une commission allemande les désigne. Une commission de médecins suisses choisit ensuite, parmi les blessés, ceux qui pourront être internés et demander aux vallées alpestres une guérison impossible en Allemagne.

Mais le rôle de la généreuse Espagne s’est épanoui surtout en Belgique, où son action, depuis l’envahissement, a été providentielle. Si la famine n’a pas décimé ce peuple captif, c’est grâce au Comité national de secours d’alimentation, placé sous le haut patronage du roi Alphonse XIII et du président Wilson. Des millions, recueillis dans le monde entier, servent à nourrir la Belgique affamée. Par des conventions passées entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, ce Comité national a pu recevoir des navires chargés de vivres, destinés uniquement aux Belges ; les Allemands se sont engagés à ne saisir ni toucher ces approvisionnemens.

Le prix énorme des frets, les difficultés du ravitaillement, la consommation considérable (la Belgique, en temps de paix, ne produisait que le cinquième de sa consommation), rendent la vie matérielle très chère et la misère fort grande. Le Comité national de secours d’alimentation pourvoit au plus nécessaire.

La légation d’Espagne à Bruxelles, par les soins du marquis de Villalobar (qui est aussi à la tête du Comité national), se charge de distribuer les secours d’argent que la France envoie à ses enfans restés dans les pays envahis. Des millions, chaque mois, sont répartis entre les œuvres d’assistance, soupes populaires, vestiaires, etc. familles dont les chefs se battent sur le front français, commerçans ruinés par le bombardement ou le pillage, pauvres d’autrefois sans ressources, pauvres d’aujourd’hui qui sont d’anciens riches et reçoivent discrètement de la mère patrie le secours qui leur permettra d’attendre le grand jour de la délivrance.

Notre sœur latine s’est faite notre avocate et notre comptable ; elle a mis une telle noblesse, une telle prudence dans la protection des existences et des intérêts qui lui sont confiés, qu’elle a droit à l’affectueuse reconnaissance de la France at de la Belgique ; cette reconnaissance sera pour l’Espagne et son Roi le plus doux des remerciemens. Nous avons choisi, pour en envoyer l’expression au gouvernement espagnol, le moment où l’on vient d’apprendre que, grâce à ses démarches instantes, nos malheureux compatriotes de Lille, Roubaix et Tourcoing vont prochainement voir cesser les mesures odieuses que l’Allemagne avait prises contre eux, au mépris du plus élémentaire droit des gens.


Le 25 décembre 1915 eut lieu, dans un grand théâtre de Bruxelles, une cérémonie inattendue. Le marquis de Villalobar, ministre d’Espagne, avait eu la touchante idée d’offrir un arbre de Noël aux enfans dont les pères, Belges et Français, étaient à la guerre. Grâce à la générosité des commerçans et à leur solidarité entre eux, le bel arbre fut chargé de poupées, de polichinelles, de bonbons, de layettes, de vêtemens chauds, de provisions de toutes sortes. Lorsque les portes du théâtre s’ouvrirent, six mille personnes entrèrent dans la salle.

La police allemande s’était effacée devant la police belge, qui veillait au bon ordre de cette foule de femmes et d’enfans.

Le marquis de Villalobar, considéré par les Belges comme un bienfaiteur, avait dit :

— Pas de manifestations, pas de cris, pas d’imprudences !

Chacun obéit. Les larmes qui coulèrent en cette soirée de Noël ne furent ni les larmes de la colère ni celles de la douleur, mais les larmes de l’espérance. L’arbre de feu, rallumé par les mains pieuses d’un jeune roi et de son ministre, dans son flamboiement apparaissait à cette foule en deuil comme le symbole sacré de la renaissance pour la famille, la cité, la patrie, de cette vie libre et impérissable, autant par le droit que par le sacrifice innombrable des vivans et des morts.


GABRIELLE RÉVAL.