L’Œuvre philosophique de M. Emile Boutroux

La bibliothèque libre.
L’Œuvre philosophique de M. Emile Boutroux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 836-871).
L’ŒUVRE PHILOSOPHIQUE
DE
M. ÉMILE BOUTROUX

Philosophe, professeur, critique et historien de la philosophie, M. Émile Boutroux est considéré à bon droit, en France et à l’étranger, comme l’un des plus parfaits représentans de la pensée française à l’heure actuelle. Il le doit au charme de sa parole, à la claire et sobre élégance de son style, mais, avant tout, à l’originalité d’une doctrine qui, pour avoir décidé de la renaissance du spiritualisme dans notre pays, est, par essence et par méthode, accueillante aux idées d’autrui.

M. Boutroux possède une intelligence merveilleusement compréhensive, au point d’exposer un système mieux que son auteur, non, certes, pour s’en constituer seulement l’historiographe, mais pour dégager le principe de vérité qu’il contient et s’en servir en le dépassant. De fait, M. Boutroux est attentif à toutes les manifestations de la vie et, principalement, de la vie intellectuelle. Dans les œuvres de l’homme, dans l’homme même et dans la nature, c’est la vie, je devrais dire l’âme, qu’il recherche, parce que, seule, elle lui paraît vraiment intéressante et efficace. Aussi bien, le spiritualisme de M. Boutroux, qui est aussi éloigné du dualisme superficiel de Victor Cousin — avec le corps d’un côté et l’esprit de l’autre, — que du matérialisme d’un Buchner ou d’un Haeckel, détermina un profond mouvement de réaction, non, certes, contre la science, dont il est l’un des plus fervens exégètes, mais contre ses prétentions à tout expliquer, fût-ce le problème des origines et des fins. Ainsi s’est formée, sous l’impulsion de M. Boutroux, toute une phalange de philosophes et de savans, avec M. Bergson en tête, qui explore la vie psychique, rencontre la liberté, réintègre l’intuition comme instrument de connaissance et, du même coup, donne au sentiment religieux un point d’appui dans l’expérience intime. La philosophie des sciences, la psychologie, la métaphysique et la philosophie proprement religieuse sont redevables à M. Boutroux, directement ou non, de leurs plus récentes découvertes, sans compter que la spéculation philosophique en général qui lui doit de sa prospérité présente pour une part d’autant plus grande qu’il en a maintes fois défendu l’imprescriptible légitimité contre ses détracteurs.

Cette influence de M. Boutroux sur la pensée contemporaine s’est exercée avec d’autant plus d’efficacité qu’il s’affirme toujours un excellent écrivain. Soucieux de ne livrer au public que le résultat de ses méditations, il parle et écrit en honnête homme, ce qui ne veut pas dire qu’il soit dénué de profondeur, — bien au contraire, s’il est vrai que, dans la patrie de Descartes et de Malebranche, l’on peut tout dire en termes polis. M. Boutroux, qui a beaucoup fréquenté Pascal, tient de lui l’art de persuader : il convainc et il agrée.


I

Quand parut, en 1874, la thèse de M. Boutroux sur la Contingence des lois de la Nature, le déterminisme régnait en maître malgré les efforts de Renouvier, qui tâchait de « délier » le monde en réduisant les lois de la nature à de simples successions de phénomènes, et ceux de M. Lachelier, qui démontrait que l’induction, — ou raisonnement par lequel nous érigeons en lois universelles des rapports de causalité dûment constatés, — suppose non seulement le principe des causes efficientes, mais celui des causes finales, qui permettent une certaine variété ou contingence de moyens dans la poursuite d’un même but. La liberté était, avec la responsabilité, exclue des actes de l’homme ; la croyance en elle taxée d’illusion ; la vertu et le vice assimilés à des produits comme le vitriol et le sucre.

Ce n’était pas une mince entreprise de s’attaquer à une théorie qui avait pour elle toutes les apparences d’un dogme. Il ne fallait rien moins que réviser les titres de la nécessité à gouverner le monde. En effet, le déterminisme, qui enseigne que rien n’existe sans cause, n’est adopté par les savans qu’en connexion avec la plus rigoureuse nécessité. De cette alliance naît le principe des lois, qui affirme que non seulement les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais qu’elles ne peuvent, n’ont pu et ne pourront jamais en produire d’autres. Pour le déterminisme ainsi conçu, un fait quelconque ne peut avoir lieu, en définitive, que dans des conditions toujours identiques qui en rendent pleinement raison. De quelque côté qu’on l’aborde, par le rationnel ou l’expérimental, la science semble bien impliquer ou reconnaître pareille nécessité. Mathématique ou physique, ne vise-t-elle pas à l’absolu et, sous le changeant, à l’immuable ?

Depuis le XVIIe siècle, deux conceptions de la science, inverses, mais pareilles, ont successivement dominé, avec la nécessité la plus implacable, — je veux dire la nécessité logique, celle dont le contraire ne peut pas même être conçu, — l’une au départ, l’autre à l’arrivée.

D’accord avec les Grecs qui faisaient consister la science dans la recherche des causes premières. Descartes pensait que tout en devait découler logiquement. Ayant ramené la matière à l’étendue, sous prétexte que de toutes les propriétés sensibles, c’est la seule dont l’esprit puisse acquérir une connaissance claire et distincte, donc évidente, il se flattait, en lui associant le mouvement, de refaire le monde. Spinoza, son disciple, imprime une forme plus rigoureuse encore à ses raisonnemens. Après avoir défini Dieu, ou la substance, « ce qui est en soi et est conçu par soi, » il en déduit le monde des esprits et des corps more geometrico. Enfin, Kant, pour avoir dénié aux idées toute valeur objective, transporte la nécessité des choses dans l’esprit, qui, en retour, l’impose a la nature. Comme Platon bannissait les poètes de sa République en les couronnant de fleurs, il relègue la liberté, dont il fait l’une des conditions de la moralité, dans un monde transcendant, dans le monde des non mènes opposé à notre monde phénoménal.

Par une marche inverse, les savans d’aujourd’hui arrivent à un semblable résultat. Au lieu de partir de l’unité rationnelle, ils s’appuient sur l’expérience. Ils n’en élèvent pas moins les relations qu’ils observent entre les faits en lois universelles et nécessaires. Plus encore, ils décomposent les faits complexes en faits simples, les lois particulières en lois plus générales, jusqu’à espérer trouver la loi unique dont toutes les autres dériveraient inflexiblement. Le monde serait ainsi, pour la science moderne comme pour Spinoza, un vaste théorème. Elle se vante de trouver au terme la nécessité qui, pour le philosophe, était au commencement. « Une intelligence, écrit Laplace, qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si, d’ailleurs, elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

Nécessité de droit ou nécessité de fait, — ce dont le contraire ne peut pas être, — il semble donc que la science rationnelle et la science expérimentale soient d’accord pour éliminer de l’univers tout ce qui ne serait pas entièrement déterminé, toute contingence et, a fortiori, toute liberté.

Que penser d’une pareille gageure ? Le monde est-il régi, jusqu’en ses moindres détails, par une implacable nécessité ou le déterminisme de ses lois laisse-t-il quelque place à l’imprévisible et au spontané ? Enserrent-elles toutes choses, ces lois, comme la trame d’une tapisserie qui en composerait jusqu’aux points ou, au contraire, ne forment-elles qu’un canevas dont les mailles laissent quelque jeu à la fantaisie du dessin ? Tel est le redoutable problème, gros de conséquences diverses, théoriques et pratiques, qu’à ses débuts M. Boutroux aborda avec une lucidité d’esprit égale à sa hardiesse. Il y était encouragé par Félix Ravaisson, dont le petit livre sur l’Habitude dénonçait sous le mécanisme de la nature une activité spirituelle assoupie. En témoignage de reconnaissance, il lui dédia sa thèse.

Et d’abord, est-il exact que les faits les plus complexes dérivent uniquement des plus simples, la qualité de la quantité ? Peut-on déduire par voie d’analyse, ainsi que les cartésiens l’eussent souhaité, du logique les mathématiques et de celles-ci la matière, les propriétés physico-chimiques, la vie et, finalement, la conscience, en un mot tous les aspects et tous les êtres de la nature ? Et si cela ne se peut, n’est-on pas du moins obligé, à la suite de Kant, de reconnaître cette liaison comme inhérente à l’esprit humain, en ce sens qu’il nous serait impossible, de par la constitution même de notre raison, de comprendre les choses autrement ? Enfin, si aucun de ces partis n’est viable, la science expérimentale est-elle justifiée à ramener le supérieur à l’inférieur et, de proche en proche, les manifestations les plus hautes de la vie aux plus élémentaires, la vie elle-même aux propriétés physiques et chimiques et celles-ci au mouvement ? En d’autres termes, si l’on ne peut a priori, c’est-à-dire avant toute expérience, faire dériver toutes choses de quelque notion primordiale, ne peut-on, en fait, tout réduire à la mécanique ou, plus exactement, à la mathématique universelle ? N’est-ce pas, précisément, à une telle réduction que la science moderne est redevable de ses progrès, ainsi qu’en témoigne l’essor de la physique du jour où, sur l’initiative de Descartes, on réussit à lui appliquer le calcul ?

M. Boutroux part du possible, qui est la plus abstraite et la plus générale de nos idées, et il démontre, en réponse aux deux premières questions, qu’on ne saurait déduire logiquement, soit par analyse de leur contenu, soit par exigence de notre pensée, les faits complexes des faits simples, la qualité de la quantité et celle-ci de la logique pure ou même appliquée.

D’une part, ni le possible ne contient l’idée d’être, puisque nous imaginons un grand nombre de possibles qui ne sont pas réalisés ; ni l’idée d’être les catégories et les genres entre lesquels la réalité se répartit, puisque rien n’est aussi indéterminé que ce concept ; ni ces notions la matière ou étendue mobile avec laquelle on l’identifie, car le mouvement appartient bien à l’expérience ; ni cette étendue mobile les propriétés physiques et chimiques, s’il est vrai que dans le son, la chaleur et la lumière, il n’y a pas que du mouvement ; ni les qualités physico-chimiques les fonctions organiques, l’être vivant possédant la faculté de se nourrir, de se développer, de se reproduire et de modifier lui-même ; ni, en dernier lieu, ces fonctions la vie consciente, qui se présente, à tout regard non prévenu, comme une donnée sui generis. D’un étage à l’autre, quelque chose de nouveau apparaît, qui, loin de pouvoir s’extraire par le raisonnement de l’ordre précédent, y ajoute. D’ailleurs, même en logique, nous ne retrouvons dans nos idées que ce que nous y avons mis. Le jugement est une synthèse, une affirmation qui relie un attribut à un sujet, et point du tout une analyse qui consisterait à l’en dégager. Pareillement, le syllogisme n’opère pas par division, mais par fusion, en quelque sorte, de deux jugemens, dont un troisième découle.

D’autre part, le passage d’un ordre naturel à l’autre ne saurait être envisagé comme une nécessité de l’esprit, puisque les idées entre lesquelles le jugement devrait énoncer un lien nécessaire proviennent de l’expérience et, a fortiori, leur liaison.

Donc, conclut M. Boutroux, point de nécessité logique qui nous permette de développer le monde en partant d’une idée initiale sans recourir à l’expérience. Pour connaître les différens ordres qui se superposent dans la réalité, il nous faut ouvrir les yeux ; le raisonnement ne suffit pas. Aussi bien, il n’y aurait rien d’absurde, ni d’inconcevable, à ce que les choses fussent différentes de ce que nous les pouvons constater : pour qui n’aurait jamais franchi le seuil de son cabinet, le spectacle du monde s’offrirait imprévu.

Ce caractère d’inédit, qui distingue chaque ordre de celui qui le précède dans la hiérarchie des valeurs, ne vient pas non plus de la combinaison d’élémens plus simples, les différences de qualités de différences quantitatives. Il est faux de prétendre que les faits supérieurs dépendent uniquement des inférieurs, comme si ceux-ci produisaient ceux-là. Contre ces assertions d’une certaine science expérimentale, M. Boutroux retourne ses propres argumens : les faits eux-mêmes.

Comment soutenir, par exemple, que les propriétés mathématiques sont des propriétés nécessaires de l’être, alors qu’il existe beaucoup de choses que nous ne pouvons évaluer, notamment la consciences^ Le mouvement, du reste, par quoi tout se mesure, ne répugne-t-il pas, déjà, à la numération en ce qu’il présente de spécifique ? Quant aux propriétés physiques, elles ne sont pas du mouvement transformé. À y regarder de près, on ne prouve pas, en effet, la transformation des forces les unes dans les autres, mais la transformation du mouvement en mouvemens différens, conditions eux-mêmes des phénomènes physiques proprement dits. Le mouvement, par exemple, ne se convertit pas en chaleur : il se mue simplement en mouvemens d’un autre genre, dans la circonstance en mouvemens moléculaires sous-jacens aux propriétés caloriques. D’ailleurs, il n’existe peut-être pas un nombre fini de conditions mécaniques d’où les phénomènes physiques résulteraient infailliblement. Pour la vie, ce semble incontestable : il ne suffit pas, pour qu’elle apparaisse, de circonstances physiques. Jusqu’à nouvel ordre, la génération spontanée, que Pasteur a victorieusement combattue, est un mythe. Plus outre, la biologie soutient vainement que la présence d’un système nerveux coïncide toujours avec la conscience. Nous n’en savons rien. Et puis, quand cela serait, rétorque M. Boutroux, qui nous dit qu’il ne résulte pas de la conscience même posant ses propres conditions ? « Si l’aurore annonce le soleil, c’est qu’elle en émane. » Ce qui autorise à le croire, c’est la disproportion fondamentale qui existe entre la conscience et l’innervation, entre un mouvement du cerveau et la plus humble de nos sensations, fut-ce la sensation de bleu ou d’amertume. Le matérialisme vient se heurter là contre.

De ces observations, M. Boutroux conclut que, si les divers phénomènes que présentent les êtres, depuis le minéral jusqu’à l’homme, ne découlent pas logiquement des plus simples, ils n’en éclosent pas moins comme d’une graine dont la substance s’épanouirait nécessairement en eux. Il n’y a donc pas plus de nécessité de fait que de nécessité logique, pas plus d’impossibilité effective que de contradiction à ce que le monde s’étage, en quelque sorte, autrement que nous le voyons.

Toutefois, cette nécessité, qui ne se rencontre pas quand on monte d’un ordre à l’autre, ne se trouve-t-elle pas à l’intérieur de chacun d’eux ? Les lois de la nature, qu’elles soient mathématiques, mécaniques, physiques, chimiques, biologiques ou psychologiques, laissent-elles la moindre place à la contingence ou à l’accident, chacune dans sa circonscription ? Ne témoignent-elles pas, au contraire, de rapports nécessaires, non pas même de fait, mais de droit entre les phénomènes qu’elles relient ? On ne peut tout ramener aux mathématiques, c’est entendu ; ne peut-on, du moins, y trouver un équivalent de cette nécessité interne ? N’est-ce pas, du reste, cette coïncidence, qui, à défaut de réduction des faits complexes aux faits simples, permet d’appliquer le nombre à tout ce qui tombe sous les sens ?

En abordant ce nouveau problème, M. Boutroux rencontre, dès ses premiers pas, le principe de causalité sur lequel repose l’édifice scientifique. Ce principe, en effet, stipule que « rien n’arrive sans cause, » et, par conséquent, que « rien ne se perd et rien ne se crée, » autrement dit que « la quantité d’être demeure immuable, » ce qui, au temps où M. Boutroux écrivait, paraissait à la grande majorité des savans la suprême expression de la nécessité. De l’avis de M. Boutroux, il n’en est rien. Aussi bien, ce principe, qui a l’air antérieur à toute expérience, dans la réalité en vient, la notion d’être n’impliquant en aucune manière l’idée du changement dont, en somme, il formule la loi. Ne signifie-t-il pas que « tout changement est déterminé et tel qu’il n’y ait jamais plus dans le conditionné que dans la condition ? » Issu de l’expérience, il ne saurait la gouverner.

Forme abstraite et purement extérieure de nos observations, ce principe n’est point identique à la réalité ; il ne s’y ajuste pas non plus intégralement. Comment le pourrait-il ? Toutes nos mesures sont approximatives. Atteint-on seulement le point précis où un phénomène commence et celui où il finit ? Peut-on fixer avec exactitude l’instant où l’eau se met à bouillir et la glace à fondre ? Bon gré mal gré, nous sommes condamnés à l’a peu près. Qu’est-ce qui nous garantit, dès lors, que les phénomènes ne sont pas indéterminés dans une mesure qui échappe à nos grossiers moyens d’évaluation ? Par surcroit, il n’est point conforme à l’expérience d’admettre entre la cause et l’effet une égalité absolue qui empêcherait de les distinguer. L’hypothèse d’une quantité vierge de qualité, dans laquelle on se réfugie pour situer cette équivalence sous l’apparence sensible, est chimérique, toute quantité devant bien être la quantité de quelque chose. Le point de vue quantitatif est tout superficiel. « C’est ainsi que les astres vus de loin, souligne M. Boutroux, n’apparaissent que comme des figures géométriques, tandis que, en réalité, ils sont des mondes composés de mille substances diverses. » En affirmant la conservation absolue de l’être, le principe de causalité n’énonce qu’une propriété très générale, qui, loin de bannir le changement, en dérive, puisque, si changement il y a, — ce qui est manifeste, — on comprend bien comment la permanence en peut résulter, mais non comment celle-ci produirait celui-là

M. Boutroux fait d’identiques remarques à propos des types de faits ou d’êtres que désignent nos idées générales. Ces types ne sont pas immuables. Conçues par l’esprit après observation, les notions que nous formons ne s’imposent pas à la nature. Elles se bornent à répartir les êtres en séries d’après des ressemblances qui restent toujours quelque peu superficielles, d’où il suit qu’aucune classification n’est complètement indemne d’artifice. Rien là qui garantisse la fixité du type. Effectivement, la science tend à remplacer la classification par la généalogie. Il ne servirait pas d’en appeler au principe d’identité : comme Hegel l’a bien vu, il gouverne la logique et non les choses.

Pareillement, le principe mécanique de conservation de la force, d’après quoi la quantité mesurable demeure la même à travers toutes les décompositions et recompositions de mouvemens, ne peut s’étendre à tout. Il ne vise que la quantité, donc l’aspect extérieur, lui aussi, des êtres et des choses ; il n’atteint pas leur nature spécifique, la qualité. Expérimental, nous n’avons aucun droit de l’ériger en absolu. Outre que l’homme est hors d’état de constater une égalité complète, tout résultat, d’ailleurs, n’est-il pas nouveau par rapport à ses antécédens, même en mécanique ? « Il y avait plusieurs forces : il n’y en a plus qu’une, constate M. Boutroux. Ces forces avaient certaines directions : c’en est une autre. Quelque chose était, qui n’est plus ; quelque chose n’était pas, qui est. » Tout changement suppose, en définitive, anéantissement et création. Il serait oiseux d’objecter que ce sont les qualités des choses qui varient et, par conséquent, des apparences. Rien n’autorise à considérer les qualités comme de faux semblans. Ce serait lâcher la proie pour l’ombre. Du reste, en quoi consiste, au juste, l’élément dont on affirme la permanence ? Est-ce la quantité pure ? Ce n’est qu’une abstraction. Est-ce la quantité de plusieurs qualités ? On ne peut comparer qu’une seule et même qualité. Est-ce la quantité d’une seule et même qualité : le mouvement ? Non, répond derechef M. Boutroux, qui devient de plus en plus pressant, car, laquelle des deux est la substance, de cette quantité abstraite ou de cette qualité en fluctuation perpétuelle ? Trouve-t-on même dans une qualité aussi élémentaire que le mouvement l’identité parfaite que supposent les mathématiques abstraites ? Non toujours, car cette identité-là n’existe pas entre tous les mouvemens réels. C’est donc bien se mettre en dehors des conditions mêmes de la réalité que d’envisager, comme en use le principe de la conservation de l’énergie, la quantité relativement à une qualité homogène ou abstraction faite de toute qualité. Il ne s’applique pas exactement, en fin de compte, aux choses réelles, qui possèdent un fond inépuisable de vie et de changement. En fait, l’expérience ne nous montre nulle part des ensembles mécaniques parfaitement stables : « Les révolutions mêmes des astres, qui paraissent si uniformes, n’ont pas de périodes absolument identiques. »

Et plus on gravit l’échelle des êtres, moins la nécessité paraît absolue. Plus encore que les lois mécaniques, les lois physiques et chimiques énoncent des rapports entre choses tellement hétérogènes qu’on se trouve dans l’impossibilité d’assurer que le conséquent est, non pas même égal, mais proportionnel à l’antécédent ou qu’il en résulte comme l’effet de sa cause. Nous ne percevons que des successions de phénomènes ; jamais de production effective. Nous voyons bien une barre de fer rougie au feu s’allonger ; nous ne voyons pas le feu dilater le métal, je n’ose dire à l’œuvre. Les partisans du déterminisme ont beau arguer d’un parallélisme absolu entre les phénomènes physiques et les phénomènes mécaniques : tandis que le mouvement est susceptible de changement continu, il n’en va pas de même des transformations physiques ou chimiques. Quels sont les intermédiaires entre l’état électrique des pôles de la pile et l’état lumineux du charbon ? Une équivalence rigoureuse est inintelligible, de sorte que rien ne nous empêche de croire que la quantité d’action physique puisse augmenter ou diminuer dans l’univers. « N’est-ce pas, en effet, ce qui semble s’être produit à travers les siècles, demande M. Boutroux, s’il est vrai qu’une matière cosmique élémentaire, presque aussi uniforme que l’espace lui-même, s’est peu à peu agrégée pour former des astres doués de lumière et de chaleur ; et que du sein de ces astres est sortie une variété infinie de corps, de plus en plus riches en propriétés physiques et chimiques ? N’est-ce pas, en sens inverse, ce qui semble se produire sous nos yeux, s’il est vrai que certains systèmes stellaires perdent peu à peu leur éclat et leur chaleur, et marchent vers une dissolution qui les fera retourner à l’état de poussière indistincte ? »

Au fur et à mesure qu’il porte ses regards sur des êtres plus relevés, M. Boutroux s’aperçoit que la nécessité recule devant la contingence. C’est ainsi que, faute de trouver une correspondance exacte entre les phénomènes physiologiques et les phénomènes physiques par l’absence d’unité de mesure biologique, on est obligé de reconnaître que la variabilité est, non moins que la permanence, une loi de la vie. Les êtres vivans, individus et espèces, évoluent, progressent ou déchoient, s’adaptent à leur milieu, se croisent et, d’après Hugo de Vries qui est partisan des mutations brusques, changent sans raison, on pourrait presque dire pour changer. Herbert Spencer, il est vrai, a voulu voir dans l’évolution même une loi mécanique qui présiderait au changement, les transformations les plus profondes devant apparaître comme déterminées si l’on connaissait leurs conditions. Nécessité et changement demeurent inconciliables. « Trouver les formes intermédiaires qui établiraient entre tous les êtres de la nature une gradation insensible, ce serait déterminer le mode d’action du principe de perfectionnement, fait observer M. Boutroux, ce ne serait pas ramener le perfectionnement à l’immobilité, les formes supérieures aux formes inférieures. » Aussi bien, une loi qui expliquerait l’évolution devrait préexister à l’événement, ce qui est la négation même de l’idée de loi scientifique.

Comment, par ailleurs, les sentimens, les idées, les résolutions, la vie intérieure de l’homme seraient-ils régis par des lois nécessaires ? La psycho-physique et la psycho-physiologie réunies ont échoué à trouver un équivalent mécanique des phénomènes psychiques. Si le mouvement ne se transforme pas en qualités physiques, encore moins se transforme-t-il en états de conscience ! Il n’existe pas de parallélisme entre les faits physiologiques et les faits consciens pour cette raison péremptoire que, de tous, ces derniers sont les plus réfractaires à l’unité de mesure, l’élément simple, qui se combinerait avec lui-même pour les composer, étant introuvable.

Le monde de l’âme ne saurait, par suite, être envisagé comme une doublure du monde matériel. La disproportion, en vérité, n’est-elle pas extrême entre des actes qui ont dépensé à peu près la même somme d’énergie physique et consumé un semblable poids de carbone, comme, par exemple, de peindre un chef-d’œuvre ou de perpétrer un assassinat ? Entre les phénomènes psychiques et les phénomènes nerveux, dont ils seraient la reproduction interne, il y a un abime. Si nous passons, maintenant, à l’examen des lois psychiques proprement dites, on est contraint d’avouer leur insuffisance. Parce qu’ils se pénètrent les uns les autres et font partie d’un courant, que M. Boutroux a discerne bien avant William James, les états de conscience se refusent à être morcelés, comme l’a essayé l’associationnisme, à l’instar de dominos que relierait une chaîne infrangible. Ils ne s’appellent pas les uns les autres indépendamment de l’activité psychique dans laquelle ils plongent. Point de causalité entre eux : un sentiment, une idée ne trouvent jamais dans leurs antécédens psychologiques leur explication intégrale. C’est que la spontanéité forme le fond des âmes pour s’épanouir en liberté avec la réflexion, qui offre le choix entre plusieurs partis. Sans doute, avoue M. Boutroux, c’est toujours le motif le plus fort qui l’emporte, et de ceci les déterministes ne manquent pas de triompher. On oublie seulement qu’il ne doit sa prépondérance qu’à son élection par le vouloir. Les déterministes protestent en vain que la volonté élit toujours le mobile qui la sollicite le plus. Dans l’impuissance de le prouver, pourquoi ne pas s’en tenir à notre personnelle expérience, qui n’est pas sans nous convaincre d’avoir donné, parfois, la prééminence aux tendances les plus faibles ? D’ailleurs, insiste M. Boutroux qui se rencontre avec M. Bergson, la volonté est si peu déterminée par les motifs qu’elle en est l’ouvrière. Quant à expliquer la spontanéité même par un principe dynamique immuable, il n’y faut pas songer : on ne peut faire rentrer tous les actes de l’homme dans une formule.

Ainsi, la nécessité ne se rencontre nulle part : telle est la conclusion à laquelle arrive M. Boutroux. Ce qui en fait figure est la permanence ou répétition de quelques phénomènes, qui, supposée éternelle par la science, ne demeure pas invariable, mais contingente. Elle n’est, à proprement parler, que la constance même de certaines variations.

Purement statistiques, par conséquent, les lois scientifiques n’atteignent jamais et, a fortiori, n’enchainent ni le fond, ni l’essence. Malgré leur prétention, qui vient de l’ambition de l’esprit humain à saisir quelque chose de fixe dans l’écoulement universel, leur rôle ne consiste qu’à enregistrer des répétitions qui n’ont rien d’immuable, mais qui font d’autant plus illusion qu’elles portent sur des ensembles plus considérables : nous percevons l’usure du rocher, celle de la montagne nous échappe. Les sciences les plus générales, telles que la mécanique, ne semblent rigoureusement exactes que parce qu’elles négligent le détail. La preuve en est que, plus l’on délaisse le réel pour l’abstraction, plus la permanence des lois de la nature paraît absolue. Les unes comme les autres ne doivent, en tout cas, de nous sembler constantes qu’à leur caractère schématique.

Mais ce caractère même ne rend-il pas évident que ces prétendues lois naturelles ne sont, au vrai, que les lois de la science, qui est œuvre humaine ? Elles ne sont pas inscrites dans les choses, comme dans de la cire une empreinte qu’il s’agirait de retrouver sous la poussière qui la couvre, mais imaginées par nous à propos de la réalité qu’elles systématisent. Reprenant la question de la nécessité, du point de vue, non plus de la nature, mais de la connaissance, dans son cours en Sorbonne de 1892-1893 sur l’Idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, M. Boutroux y met résolument en relief, annonçant en cela les études de M. Henri Poincaré, la part de convention que contiennent les lois scientifiques. La logique, les mathématiques et la mécanique, qui sont de toutes nos connaissances les plus abstraites, ne s’affirment, d’après lui, les plus exactes, c’est-à-dire les plus intelligibles, que parce qu’elles sont aussi les plus conventionnelles.

Non seulement le principe d’identité n’est qu’un mode de pensée que nous appliquons aux choses pour en raisonner, mais l’unité que nos concepts imposent à la pluralité des faits et des êtres demeure, pour une grande part, factice. Le jugement et le syllogisme logent à même enseigne : ils composent autant de moules dans lesquels nous coulons la réalité. Les mathématiques ne forment pas mieux l’armature du monde. L’esprit humain ne les découvre pas : il les crée. La preuve en est que d’autres géométries que la géométrie euclidienne à trois dimensions ont pu être mises sur pied. Lowatchensky et Riemann n’en ont-ils pas édifié à deux et à quatre ? Fort éloignées du réel, car elles ne portent que sur des limites insaisissables par expérience, les mathématiques ne doivent leur rigueur déductive qu’à des axiomes combinés par l’esprit en vue de cette déduction même. L’invention, enfin, n’y dépasse-t-elle pas les prémisses, quand, raisonnant par récurrence, le mathématicien conclut du particulier au général ? La mécanique elle-même est toute pétrie de conventions. Il nous est, en effet, à tout jamais interdit de connaître de visu l’inertie et la force : il faudrait, pour cela, avoir assisté à la création. Aussi bien, Descartes a-t-il pu négliger en mécanique la notion de force, qui, — définie, de nos jours, le produit de la masse par l’accélération, — consiste, exclusivement, dans un rapport. Comment, au surplus, observer un mouvement uniforme et rectiligne que réaliserait un mobile soustrait à toute action étrangère ? Simple définition au même titre que la composition des forces, qu’on ne saurait, à aucun degré, constater. De même, bien qu’elles se rapprochent plus des faits, les lois de la physique et de la chimie ne coïncident point avec eux. L’énergie, cette force qui se conserverait en quantité constante dans l’univers tout en changeant de nature et en diminuant de qualité, ainsi que l’énonce le principe de Clausius, — la chaleur ne reconstituant jamais intégralement le travail dont elle est issue, — cette force n’est qu’un symbole. Aussi bien, le principe de sa conservation se borne à stipuler que, dans un système fermé, quelque chose persiste. Qu’est d’autre, encore, l’atome, ce morceau d’étendue indivisible et dénuée de qualité sur quoi est fondée la chimie moderne ? Jusque dans les sciences de la vie, l’acte réflexe n’est-il pas une abstraction ? Et qu’est-ce que le mécanisme des fonctions, quand on le distrait de la fin qu’elles poursuivent ? L’évolution elle-même ne constitue-t-elle pas qu’un cadre dont la commodité fait tout le mérite ? Que sont, enfin, les faits sociaux, par lesquels les sociologues entreprennent l’examen des sociétés, sinon une convention toujours ? Conventionnelles apparaissent, ainsi, les sciences même les plus expérimentales. Dans l’induction, du reste, qui est leur unique instrument, M. Boutroux dépiste l’artifice. Il le dénonce dans une précision que nos moyens d’investigation nous empêchent, en vérité, d’atteindre ; dans les relations définies entre phénomènes que nos lois établissent, alors que l’expérience nous en présente une infinité, et, finalement, dans leur universalité que nous étendons à l’avenir quand nous ne connaissons du passé qu’une partie tout à fait infime. Il n’est pas jusqu’à la causalité qui ne révèle une façon propre à l’esprit d’interpréter la succession.

Est-ce à dire que M. Boutroux taxe la science d’arbitraire ? Ce n’est point là sa pensée. Il ne pousse pas aussi loin que M. Édouard Le Roy, ni même que M. Henri Poincaré, son caractère conventionnel. Il considère bien les lois scientifiques comme empreintes de conventions, mais de conventions en accord avec la nature. De fait, après avoir montré que les sciences les plus proches de la réalité sont toujours conventionnelles à quelque degré, il insiste sur ce qu’en retour les plus conventionnelles font toujours quelque emprunt à la nature. Cela va de soi pour les sciences qualitatives et, en un certain sens, descriptives, comme la sociologie, la psychologie, la biologie, la physique et la chimie. Elles sont tenues, sous peine de verser dans l’imaginaire, de se conformer, plus ou moins, au fait ; de le recevoir, d’abord, tel qu’il est, quitte à le triturer ensuite, élaguer, isoler ou simplifier. Mais cela n’apparait pas aussi nettement pour les sciences dites mathématiques. Elles ne sont pas, cependant, d’après M. Boutroux, tout à fait affranchies du réel. Si artificielle, par exemple, que se trahisse la notion de force, ne faut-il pas, en vue de la définir, recourir à l’expérience pour mesurer l’action des corps les uns sur les autres ? D’ailleurs, ne serait-ce que par leur objet, les lois mécaniques attestent l’existence d’un « ne sait quoi » qui diffère de l’esprit.

Pareillement, bien qu’il ne les tienne pas pour objectives, M. Boutroux observe que les mathématiques ne sont pas sans s’adapter au réel et, par conséquent, sans lui correspondre d’une certaine manière dont l’expérience fait les frais. Il n’est pas jusqu’à la logique qui ne lui semble imparfaitement intelligible, précisément à cause des emprunts qu’elle prélève sur la réalité. À leur défaut, en effet, ne composerait-elle pas une vaine logomachie ?

Ni entièrement conventionnelles, ni pleinement réelles, les lois scientifiques représentent, pour M. Boutroux, des compromis entre les exigences de notre entendement et l’expérience. Il estime, par conséquent, qu’elles ne peuvent pas plus épuiser le réel que le gouverner. Et c’est pourquoi, en dernière analyse, il dénie aux sciences le droit d’enseigner la nécessité, soit rationnelle, soit expérimentale. Elles valent, à ses yeux, cela est sûr ; mais elles ne valent que pour la surface des choses. Elles en laissent et en laisseront, éternellement, ignorer le fond. D’ailleurs, — et c’est l’argument que donne M. Boutroux dans les conférences qu’il a prononcées en 1910 à l’université Harvard sur la Contingence et la Liberté, — ne sont-elles pas obligées de prendre le monde comme il est ? Ceci est d’autant plus intéressant que la permanence, sur laquelle s’appuie la connaissance scientifique, est peut-être bien donnée, elle aussi, dans une certaine mesure. Conformément à l’opinion de Ravaisson, la répétition n’aurait-elle pas, en effet, quelque analogie avec l’habitude dans laquelle se dégrade et se fixe toute spontanéité ? C’est l’avis de M. Boutroux, dont on ne pourrait mieux figurer l’idée qu’il se fait de la science que par une série de courbes concentriques formées de lois d’autant plus intelligibles, et, par suite, conventionnelles, qu’elles sont plus éloignées du centre ou noyau psychique, duquel tout le reste dériverait à l’exemple de l’habitude qui en représente le résidu.

Vus du dehors, l’instinct des animaux, la vie, les forces physiques et mécaniques n’apparaîtraient nécessaires que parce qu’elles sont des habitudes devenues presque insurmontables pour avoir envahi la spontanéité de l’être. Mais leur nécessité ne serait qu’accidentelle. Au fond des choses, M. Boutroux discerne un principe tout psychique de création et de changement. La vie, aussi bien, ne se réduit pas à un ensemble de fonctions observables. C’est une puissance interne, dont la matière brute elle-même n’est pas totalement dépourvue. Et au fur et à mesure qu’on s’élève des couches les plus basses aux règnes supérieurs, cet élan des êtres vers quelque chose d’imprévisible et qui les dépasse prend plus de force et d’importance, jusqu’à s’épanouir en liberté chez l’homme, cependant que la stabilité des habitudes diminue et, par suite, l’assurance, comme la fixité, des lois qu’elles justifient. De fait, l’hérédité, ni le caractère ne sont fatals dans l’humanité. La même volonté, qui s’est façonné une habitude, peut la défaire ou s’en servir pour des ascensions nouvelles. Mais, ce n’est pas tout : dans ses rapports avec l’univers, l’homme n’est pas passif ; il peut agir, mettre sa marque sur ce qui l’entoure, se servir des lois de la nature pour créer des œuvres qui lui survivent. Sa supériorité, à en croire la philosophie de la contingence, n’est plus figure ou utopie. La spontanéité doublée de réflexion, en quoi consiste la liberté, permet, en effet, à l’homme de se surmonter, de réaliser le bien qu’il entrevoit comme un devoir. Tout de même que des activités spontanées, dont est composée la nature, dérivent, comme autant de coutumes, les répétitions de phénomènes que la science enregistre, de l’effort humain, que promeuvent les plus grands, c’est-à-dire les plus libres d’entre les hommes, découlent, à titre également d’habitudes, la civilisation, les sciences, les lettres, les arts, la morale et la religion. Réalités, par conséquent, changeantes comme le reste, leur fixité demeurant toute relative et historique, elles sont susceptibles de progrès ou de décadence suivant que s’exalte ou se renonce l’activité libre dont elles émanent et dont elles portent témoignage.

Cette vision est tout imprégnée d’une poésie qui jaillit, comme souhaita de la trouver, toute son existence, Sully Prudhomme, de la contemplation philosophique. Au tableau monotone et rigide que la science nous propose de l’univers, M. Boutroux substitue le spectacle d’un monde infiniment divers et mobile dont la spontanéité de l’esprit fait le fond ; monde harmonieux, aussi, où chaque forme de l’être est la préparation d’une forme plus parfaite, qui, en échange, y introduit l’unité, non pas seulement numérique, mais vivante et belle. De l’ordre mécanique à celui de la vie, auxquels les ordres inférieurs, au vrai, sont suspendus, les choses iraient ainsi en se compliquant et s’accordant, pour aboutir, avec l’individu, à une hiérarchie qui confère à l’ensemble toute la puissance et toute l’harmonie dont il est capable et, finalement, chez l’homme, à la liberté, créatrice à son tour, quand elle suit sa vocation, de beauté, de vérité et de bonté.


II

Si la science est, en partie, conventionnelle, œuvre constructive de l’esprit, il va de soi qu’elle ne l’absorbe pas plus qu’elle n’explique complètement les choses : elle laisse le champ ouvert à d’autres moyens de connaître.

On pressent, d’après cela, la solution que M. Boutroux apportera à la question de savoir si la science moderne laisse subsister la philosophie ou si, au contraire, son développement condamne la spéculation philosophique à disparaître ; question que, avec sa conscience ordinaire, M. Boutroux prend à pied d’œuvre dans un article de la Revue Bleue du 30 juillet 1904 pour la reprendre, en avril 1911, au Congrès de Bologne.

Chez les Grecs, science et philosophie ne faisaient qu’un, la philosophie comprenant la science, qui était l’esprit se retrouvant, je veux dire se reconnaissant dans les lois de la nature. C’est en se séparant de la souche commune que les diverses sciences conquirent leur autonomie. Autonomie bien éphémère, puisque. à peine détachées, elles furent subordonnées à la mathématique et, par suite, unifiées, semble-t-il, en savoir universel.

Cette unité, cependant, n’est qu’apparente, déclare M. Boutroux : il n’y a pas une science, mais des sciences, chacune avec son objet, sa méthode et ses postulats. Dès lors, le problème ne s’impose-t-il pas des relations qu’elles peuvent avoir entre elles, avec les choses qu’elles étudient et, finalement, avec l’intelligence d’où elles procèdent ?

Par ailleurs, l’homme agit. Il conçoit et poursuit des fins idéales. La vérité est l’une d’elles. La beauté et la bonté en sont d’autres. Un second problème, donc, surgit du rapport de ces fins ou, plus exactement, de l’art, de la morale et de la religion à la réalité.

L’invitation à philosopher part, ainsi, de la science même, la philosophie n’étant, en somme, que l’effort de la raison pour résoudre ces différentes questions et, à l’origine ou au terme, pour sonder sa propre nature.

La raison peut d’autant mieux pousser ses recherches au delà du point où s’arrête la science que, suivant M. Boutroux, elle ne se confond pas avec l’entendement qui, lui, n’est à peu près occupé qu’à cette dernière, chargé qu’il est des concepts ou idées générales entre lesquels nous divisons la réalité afin d’en raisonner plus à l’aise. À en croire M. Boutroux, la raison ne s’identifie pas davantage avec l’intuition ou connaissance immédiate. Elle aurait, au contraire, pour rôle principal de gouverner leur adaptation, autrement dit l’accord de l’homme avec les choses et des choses avec l’homme, les concepts provenant de l’un, l’intuition des autres. Ceci, remarquons-le en passant, ne ressemble guère au système de catégories abstraites en quoi Kant anémiait la raison. À la fois théorique et pratique, faite pour la connaissance et pour la conduite, alliant l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, M. Boutroux la rattache à la personne et la considère en fonction de la vie. Ainsi envisagée, n’est-elle pas identique au bon sens, mais au bon sens éduqué, pour ainsi dire, tant par les découvertes et les méthodes des savans, l’histoire de l’activité et de la pensée humaines que par l’action ? « C’est elle qu’avait en vue Descartes, écrit M. Boutroux en se réclamant de son illustre devancier, lorsqu’il disait que le terme suprême de nos études doit être de nous rendre capables d’un jugement solide et vrai, non seulement à propos des choses scientifiques, mais en toute espèce d’occurrence. C’est elle que, comme conclusion de sa morale, il se proposait de cultiver toute sa vie, en la nourrissant et de connaissances scientifiques et d’expériences morales. » Pour lui, en effet, comme pour Descartes, la raison n’est pas toute faite en nous : elle devient. En réalité, elle croit à la mesure de nos soins. Aussi ne nous fournit-elle pas de connaissances inertes et matériellement objectives à la manière de la science, mais de directions applicables à la pratique journalière. Elle n’a pas pour seule mission de connaître ; elle contrôle et elle juge.

C’est à cette raison-là que M. Boutroux s’en remet du soin de philosopher avec l’aide de nos concepts fécondés par l’intuition. Isolés, nos concepts, grâce auxquels nous fixons, distinguons et ordonnons les choses suivant des rapports d’identité et de contradiction lui paraissent, en effet, trop mièvres, trop artificiels et disproportionnés au réel qu’ils voudraient saisir. En revanche, l’intuition, qui est renoncement à toute idée préconçue, abandon pur et simple de l’esprit à l’action des choses, lui semble trop indistincte et amorphe, à l’inverse de ce pour quoi la tient M. Bergson, qui a fondé sur elle toute une métaphysique. Rationaliste, M, Boutroux attend d’une conciliation rationnelle de ces deux modes de connaissance la solution des problèmes philosophiques.

La méthode qu’il préconise ne se borne pas, toutefois, à conseiller cette union. « Notre siècle, avoue-t-il, est las d’une philosophie qui prétend se suffire et se nourrir exclusivement de sa propre substance. » M. Boutroux exige que, non seulement notre raison, mais nos concepts et notre intuition s’enrichissent de tout ce qu’ils pourront profiter d’expérience autour d’eux. En effet, puisqu’il nous est interdit de remonter aux activités spontanées où résident les sources de la connaissance et de l’action, force nous est de n’en laisser échapper aucune manifestation : méthodes scientifiques, littératures, arts, religions, institutions et coutumes. Ne sont-elles pas autant de créations, intermédiaires entre le fait proprement dit et l’activité dont elles émanent ? Le philosophe, par conséquent, ne devra pas rester enfermé dans son « poêle, » seul à seule avec sa propre pensée. Il devra être curieux de tout, devenir savant, artiste, lettré. Il devra, d’un mot, ouvrir ses fenêtres, ne pas craindre même de courir le monde. Bien plus, il devra être un homme, un citoyen comme les autres, que dis-je ? plus que les autres sage et vertueux. Du philosophe, en la modernisant, M. Boutroux restaure l’antique grandeur : en lui, il voit, par excellence, le sage. De plus, le philosophe se doit à lui-même et doit aux autres de leur faciliter l’accès de sa propre pensée : nouvelle raison qui s’impose à lui de vivre comme eux et avec eux ! M. Boutroux n’a eu garde, à son retour d’Amérique, de laisser perdre la leçon qu’il recueillit auprès de William James : « Charmante habitation, nous rapporte-t-il, que celle de l’illustre philosophe. Isolée, parmi les gazons et les arbres, et construite en bois dans le style colonial, ainsi que la plupart des maisons du Cambridge universitaire : vaste, garnie de livres de haut en bas, cette demeure est merveilleusement propre à l’étude et au recueillement. La réflexion, d’ailleurs, ne risque pas d’y dégénérer en égotisme. Car il y règne une sociabilité des plus aimables. La « library » ou bibliothèque, qui sert de cabinet de travail au professeur James, ne contient pas seulement un bureau, des tables et des livres, mais des canapés, des banquettes, des fauteuils à bascule, accueillant les visiteurs à toute heure du jour, en sorte que c’est au milieu des joyeuses conversations, parmi les dames occupées à prendre le thé, que médite et écrit le profond penseur. » Et, au fait, pourquoi le philosophe ne serait-il pas un « homme du monde, » au sens large et élevé du mot ?

Cependant, il est, pour la philosophie ainsi comprise, une mine particulièrement riche, un endroit où trouver la raison humaine à l’œuvre, je veux dire en train de philosopher : c’est l’histoire même de la philosophie. M. Boutroux ne l’omet point, si c’est, tout juste, cette préoccupation de savoir ce que les autres avaient pensé avant lui, pour en fortifier, en quelque sorte, sa raison, qui l’a converti en historien et critique de la philosophie. L’histoire de la philosophie, telle qu’il en a précisé l’objet dans l’importante préface dont, en 1876, il fit précéder sa traduction du livre de Zeller sur la Philosophie des Grecs et, trente ans après, dans un recueil d’Études d’Histoire de la Philosophie, n’est, à ses yeux, ni, bien entendu, un simple récit chronologique, ni une explication par le milieu suivant la méthode de Taine. Elle ne consiste pas plus à voir dans chaque doctrine l’instrument, plus ou moins docile, d’un esprit immanent et universel. Il s’élève contre la conception toute hégélienne de Zeller, qui n’étudie les systèmes que pour les résoudre en momens nécessaires d’une évolution d’ensemble. D’après l’historien allemand, la philosophie ne suit, du reste, un progrès régulier, de l’incohérence à la logique, et de l’opinion à la vérité, que parce qu’il la prend pour une science s’il n’y a guère que les sciences, en effet, pour progresser sûrement.

M. Boutroux réfute cette thèse avec d’autant plus d’ardeur qu’elle le heurtait dans ses plus chères convictions.

Que philosophie et science ne soient pas identiques, il ne faut pour en témoigner que l’impuissance de celle-ci à fonder une règle de vie. Comme y insiste M. Boutroux, dans le petit livre qu’il a consacré à des Questions de morale et d’éducation, toute morale scientifique est condamnée ou à n’être pas morale ou à ne pas demeurer scientifique. L’antinomie est irréductible. La science constate : elle n’oblige ni ne conseille. « La science ne peut rien nous prescrire, pas même de cultiver la science. » Au contraire, la morale ne se contente pas d’observer : elle ordonne. Point de commune mesure. L’éthique est située en dehors ou, si l’on préfère, au-dessus des sciences. On en peut dire autant de l’esthétique, de la métaphysique, voire de la logique, qui ne peut pas ne point aboutir à la critique de la connaissance, toutes questions qui relèvent de la philosophie telle que l’entend M. Boutroux, c’est-à-dire de l’union de la pratique et de la théorie sous le magistère de la raison.

Cataloguer la philosophie parmi les sciences, c’est, d’ailleurs, indubitablement la ruiner. Sur le terrain scientifique, imaginez un désaccord entre la science et la philosophie, nous suggère M. Boutroux, n’est-ce pas, en effet, cette dernière qui aura tort, la science disposant de démonstrations plus rigoureuses ? Supposons, au contraire, que les solutions philosophiques s’accordent avec les découvertes du savant, qu’y a-t-il alors besoin de philosopher ?

Selon M. Boutroux, la philosophie est œuvre de sentiment autant que d’intelligence, œuvre personnelle, par conséquent, qui n’a rien à redouter de la concurrence scientifique. Tout à fait à ses débuts, il va jusqu’à l’assimiler aux beaux-arts. Ne soutient-il pas qu’elle répond surtout au besoin « de développer cette faculté d’initiative et de création qui se sent à l’étroit dans le réel et le nécessaire ? » La philosophie, à cette époque, lui semble tellement individuelle qu’il la juge intransmissible : « Elle recommence éternellement son œuvre, écrit-il, comme l’artiste, qui ne se propose pas de compléter, par un détail nouveau, la part de beauté qu’ont pu réaliser ses prédécesseurs, mais qui prétend exprimer pour son propre compte, et d’un seul coup, le beau total, tel qu’il le conçoit. » Chaque théorie n’est, à l’entendre, que l’expression des dispositions intérieures du philosophe, de sa culture intellectuelle et morale.

Sous cet angle, l’histoire de la philosophie ne pouvait être pour M. Boutroux, à l’encontre de ce qu’en pensait Zeller, rien moins que méthodique. En guise de compensation, M. Boutroux voyait, il est vrai, dans l’absence de progrès, qui la caractérise, la raison de l’intérêt permanent et quasi éternel des grandes doctrines. N’est-ce pas à cause de cela, arguait-il, que la réponse personnelle de chaque philosophe aux aspirations qui travaillent l’humanité, pour ainsi dire, ne vieillissent pas ?

Par la suite, M. Boutroux atténuera cet individualisme, qui, du moins, accuse, à l’origine de sa carrière, l’une des tendances dominantes de son esprit. Plus âgé, il reconnaîtra que la philosophie n’est pas qu’individuelle, mais collective. Même, il ne faudrait pas, je crois, le presser beaucoup pour surprendre, dans sa manière actuelle de philosopher, l’aveu implicite d’un certain progrès, non certes par remplacement ou substitution, comme dans les sciences, des théories et découvertes les unes aux autres, mais par juxtaposition, approfondissement et conciliation. Toujours est-il qu’on ne peut mieux comparer la conception que M. Boutroux professe, aujourd’hui, des doctrines philosophiques qu’à une série de points de vue sur le monde, — plus ou moins vrais suivant le génie de leur auteur, — qui iraient, non seulement en se multipliant, mais en s’élargissant et se coordonnant avec le temps. Chaque système philosophique sérail ainsi, comme la monade de Leibnitz, une vue personnelle et originale, mais aussi partielle et fragmentaire, donc à la fois vraie et erronée, sur le fond des choses.

De là, le souci, qui anime M. Boutroux, dans les nombreuses études qu’il a consacrées à l’histoire de la philosophie, de comprendre chaque théorie, d’en découvrir l’idée fondamentale sous la complexité des idées subsidiaires, autrement dit d’entrer dans la pensée de chacun. Aussi bien, l’objet immédiat de l’histoire de la philosophie lui paraît être les doctrines. « Bien connaître, déclare-t-il, et bien comprendre ces doctrines, les expliquer, autant qu’on en est capable, comme le ferait l’auteur lui-même, les exposer selon l’esprit et jusqu’à un certain point dans le style de cet auteur : telle est la tâche essentielle, celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. » Effectivement, M. Boutroux n’a jamais composé une histoire de la philosophie proprement dite, mais écrit de courtes et substantielles monographies sur Aristote et sur Socrate, sur Descartes et sur Pascal, sur Kant et sur Leibnitz, sur Boehme et sur William James, et, finalement, donné un nombre considérable de préfaces, où les idées maîtresses de chaque penseur <ont mises en pleine lumière.

Il ne néglige rien pour y parvenir. Renseignemens historiques, biographiques, psychologiques, il utilise tout, mais dans l’unique dessein de mieux pénétrer l’œuvre. Bien plus, il s’efforce — et il y réussit — d’entrer en sympathie avec chacun. « Pascal, avant d’écrire, se mettait à genoux, dira-t-il, et priait l’Être infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s’accordât avec cette bassesse. Parmi les humiliations, il s’offrait aux inspirations. Il semble que celui qui veut connaître un si haut et si rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue, et, tout en usant, selon ses forces, de l’érudition, de l’analyse et de la critique, qui sont ses moyens naturels, chercher, dans un docile abandon à l’influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui, seule, peut donner à nos efforts la direction et l’efficace. » M. Boutroux pose là un principe qui devrait dominer toute critique, s’il est vrai qu’elle ne consiste pas exclusivement, comme beaucoup se l’imaginent, à éplucher les défauts, mais, avant tout, à comprendre et, pour comprendre, à aimer. Comment n’y aurait-il pas été conduit, lui pour qui les hypothèses des philosophes s’adressent au cœur non moins qu’à l’intelligence ! De fait, il conteste le soi-disant droit qu’aurait l’historien de séparer les systèmes de qui les a conçus, comme, en histoire naturelle, on isole l’œuvre morte — dépouille corporelle — de la spontanéité désormais figée qui lui a donné naissance. M. Boutroux doit, à cette attitude, que sert un grand talent littéraire, d’avoir fait de chacune de ses études d’histoire de la philosophie un chef-d’œuvre de divination. Il ressuscite, à la lettre, l’âme de chaque doctrine en la revivant à son tour. Il cherche avec son auteur, le suit dans les détours de ses méditations, partage ses émotions, pour jouir enfin, avec lui, de l’harmonie dans laquelle son esprit s’est reposé. Aussi, chaque fois que son modèle s’y prête, comme c’est le cas, notamment, pour Leibnitz, Pascal et James, il s’attache au développement de la pensée qu’il expose avec un art qui lui rend le mouvement et la vie. Nul plus que le livre, désormais célèbre, qu’il a consacré à l’auteur des Provinciales n’est capable de nous édifier, à cause de la singulière sympathie qu’il lui a portée, je ne dis pas seulement sur la profondeur et la finesse de son analyse, l’élégance et la justesse de son style, mais sur sa singulière puissance d’évocation.

Elle est si grande chez M. Boutroux que certains en ont pris prétexte pour lui reprocher de ne pas avoir de théorie personnelle. Rien n’est plus faux. Non seulement M. Boutroux est un philosophe original, quand il pense par lui-même, il l’est encore quand il revit la pensée des autres, puisque cela même fait partie de sa personnelle conception de la philosophie, qui dérive, en dernière analyse, d’une métaphysique, à lui propre, où tout s’explique par la liberté et, à un moindre degré, par la spontanéité qui en est l’ébauche. Ses études historiques n’ont donc pas pour but une simple satisfaction de curiosité, ni même le désir d’assouplir sa raison en vue de philosopher mieux, mais la philosophie même, qui rentre, d’après lui, dans l’ordre des créations par où se manifeste la liberté de l’esprit humain. L’histoire de la philosophie lui devient, ainsi, un point de départ pour sa particulière spéculation, d’autant plus que, s’il y a chance d’avancer, ce ne peut être, à son avis, que par élargissement et conciliation préalables des différens aperçus déjà ouverts. De fait, en même temps que M. Boutroux expose, il juge et, d’un point de vue supérieur, — donc qui porte plus loin, — il concilie, tout de même que, du sommet d’une montagne, un voyageur embrasse dans toute son étendue l’horizon, qui, cependant qu’il gravissait ses flancs, ne se découvrait que peu à peu. Qu’on suive attentivement le fil de ses travaux et cette préoccupation apparaîtra sans équivoque : toujours il s’efforce d’unir, qu’il s’agisse de déterminisme et de liberté, de science et de philosophie, de science et de morale, ou encore de morale hellénique et de morale chrétienne. Toujours, il part de l’intime compréhension des doctrines pour les surpasser et, en les accordant, les mettre chacune à son rang. Au fond, M. Boutroux aspire à la synthèse totale que la philosophie, mouvante comme la vie dont elle procède, poursuivra toujours et n’atteindra jamais. Son originalité, du moins, consiste à tenter cette synthèse sans appauvrir la réalité qu’elle prétend expliquer. Ne se place-t-il pas, à l’opposé de la plupart des philosophes, en face, non point de l’universel, mais de la spontanéité vivante, dans laquelle il découvre l’essence des êtres et des choses, pour essayer, tout en respectant chaque individualité, d’en rallier toutes les formes et tous les produits, y compris la philosophie même, dans une vue d’ensemble ? M. Boutroux a quelque chose, en somme, d’un pluraliste, d’un pluraliste harmonieux.

Mais, pourrait-on lui demander, quel est donc votre critérium de la vérité ? Qu’est-ce qui vous garantit, en d’autres termes, que votre raison a raison et que votre point de vue est bon ? M. Boutroux, outre qu’il voit dans l’harmonie de nos idées une forte présomption de véracité, nous renverrait, sans nul doute, de la raison individuelle à la raison collective, du bon sens au sens commun. L’accord de nos conceptions avec les choses lui semble, en effet, finalement dépendre, en tant que critère ou marque de vérité, de l’accord entre les hommes : « Car, écrit-il, d’où savons-nous qu’une chose peut être considérée comme existant en dehors des intelligences, sinon parce que les intelligences s’accordent dans leur manière de la concevoir ? » D’où il suit que, pour M. Boutroux, l’ultime moyen de contrôle dont nous disposions, c’est encore l’assentiment de nos semblables.


III

Soucieux d’activité intégrale, M. Boutroux devait s’intéresser à la religion. N’y reconnait-il pas, dès la Contingence des lois de la Nature, la fin même de l’action humaine ? Aussi bien, après avoir étudié ses diverses manifestations et les rapports qu’elles soutiennent avec la connaissance scientifique, en vient-il à s’interroger plus à fond qu’il ne l’avait fait jusqu’alors sur la religion et son attitude à l’égard de la science contemporaine.

C’est par l’examen de l’âme mystique, qui lui semble porter à son maximum le sentiment religieux, que M. Boutroux inaugure cette enquête. Et tout de suite, il prend une position originale : il ne tente pas, comme tant d’autres, d’expliquer scientifiquement le mysticisme. Car, pour respecter plus que personne l’autorité de la science, il la sait limitée et, passé ces limites, lui refuse toute compétence. Il estime fort respectable, quand il s’adresse au monde sensible, son parti pris de vouloir tout expliquer par des antécédens de préférence matériels, mais il juge une telle entreprise déplacée en matière morale et, plus encore, religieuse. « Il est étrange, a-t-il déclaré à Harvard, qu’un illustre penseur ait dit qu’il croirait à la possibilité du miracle lorsque la réalisation d’un miracle aurait été constatée et reconnue par l’Académie des Sciences. Même la résurrection d’un mort, dûment constatée, ne serait pour l’Académie des Sciences qu’un phénomène naturel, dont toute l’originalité consisterait à dépendre vraisemblablement de quelque loi inconnue. » Ce sont affaires d’un autre ordre. En foi de quoi, M. Boutroux rejette l’interprétation du mysticisme par la pathologie. Il stipule que, si les mystiques sont névropathes, ce n’est pas à cause de cela qu’ils sont mystiques, ni, en tout cas, en cela que le mysticisme consiste, mais bien plutôt, ainsi que le pensait Plotin, à voir des yeux de l’âme pendant que sont fermés ceux du corps. L’extase, ou communication avec Dieu, en marque, en effet, le point culminant. Toute la vie du mystique, dont l’ordre des facteurs se trouve renversé, en dépend. Alors qu’il croyait s’élever par ses propres moyens, il lui semble, désormais, que tout progrès vient d’en haut, l’Etre parfait créant lui-même en nous la soif que nous pouvons avoir de lui. Tout de même, au lieu de repousser la souffrance comme un mal, le mystique l’accueille comme un bien, à titre d’épreuve ou de purification. D’un mot, M. Boutroux nous donne la clef de sa psychologie en disant qu’il aperçoit le monde par le côté où le voit son auteur. Qu’on se reporte, pour apprécier ce qu’un pareil jugement pouvait avoir de surprenant au début de ce siècle, à l’esprit renanien qui régnait encore à cette époque où, sans plus les prendre pour des imposteurs, les mystiques passaient pour des fous, au point de ranger Pascal lui-même dans cette catégorie !

En fait, ce qui intéresse M. Boutroux chez les mystiques n’est autre que l’approfondissement de leur conscience, grâce à quoi ils ont la certitude de descendre dans leur for intérieur jusqu’au point où, à les écouter, ils touchent Dieu. Ils enseignèrent, à tout le moins, à M. Boutroux qu’il y a bien plus de choses au cœur de chacun de nous que n’en soupçonnent les philosophes, cependant qu’ils lui révélaient la force du sentiment, le rôle considérable de l’inconscient dans nôtres vie et, en fin de compte, de l’intuition. À ce commerce, il gagna, par surcroît, de voir à l’œuvre, dans son élan proprement vital, cette spontanéité même qu’il avait signalée à la racine de l’être. Il ne pouvait souhaiter meilleure confirmation. Aussi, tandis qu’il s’attachera de plus en plus à signaler, dans la nature, non pas même la liberté, mais l’amour dont elle émane, M. Boutroux accordera toujours davantage à la sympathie.

M. Boutroux n’en vint pas, néanmoins, tout de suite à ces convictions. Un esprit aussi critique devait fatalement s’interroger sur la valeur objective de l’intuition. Il n’y manqua pas. Non que, dès ses premiers travaux sur le mysticisme, il se soit demandé si l’extase met véritablement l’homme en communication avec un être supérieur, mais, simplement, si l’interpénétration des consciences n’est point une chimère. Et M. Boutroux évite de conclure. Pour le reste, c’est-à-dire l’union avec la divinité, il l’attribue à une idée fixe.

Sur ces entrefaites, parut, en 1906, la traduction française de l’ouvrage célèbre de William James : Varieties of Religions Expérience, que M. Boutroux fit précéder d’une longue préface. Pour commencer, il loue le philosophe américain d’avoir examiné la religion en psychologue penché sur les consciences mystiques, en même temps qu’il le félicite de ne pas confondre leurs impressions avec des phénomènes organiques, normaux ou pathologiques. li lui sait gré, enfin, de rapprocher ces états de la subconscience. Tout cela pour avouer, cette fois, que l’intérêt des descriptions consignées par l’auteur rend d’autant plus pressante la question de la valeur de ces expériences. Ne sont-elles pas de simples faits subjectifs nés de circonstances physiologiques ou sociales ? Seraient-elles au contraire, se demande-t-il, « une communication effective avec quelque être différent ou distinct du sujet conscient proprement dit ? » En vain, James répond qu’il faut juger l’arbre à ses fruits et ces expériences à leurs bienfaits, qui sont vie, puissance et joie, M. Boutroux reconnaît, volontiers, qu’en retournant la question de valeur en celle d’utilité, — d’utilité morale, — William James rend tangible à tous le prix de la religion. Toutefois, nourri comme il l’est de philosophie grecque, M. Boutroux ne peut partager le pragmatisme de son confrère américain : il n’admet pas que la valeur théorique ait sa norme dans la valeur pratique quelle qu’elle soit.

Comment déterminer, alors, ce que représentent les états non seulement mystiques, mais religieux ? Ce ne sera, certes, pas en se reportant aux origines : M. Boutroux fait table rase des critiques fondées sur l’incertitude des sources, sur le rôle que l’ignorance, l’imagination, l’intérêt, l’exaltation, la folie, voire l’autorité et la force, ont joué dans la formation, dans l’expansion et dans le maintien des croyances et institutions religieuses. Pour apprécier la valeur théorique de la religion, il ne convient pas mieux, d’après lui, de la comparer à je ne sais quel type transcendant de réalité. Il ne reste, à son avis, qu’un seul parti : envisager la religion dans ses rapports avec la science. Si la religion doit avoir une portée universelle, il faut que la vérité en soit liée, de quelque manière intelligible, à celle de la science. M. Boutroux se trouva, ainsi, amené à écrire son dernier livre : Science et Religion dans la philosophie contemporaine.

Paru en 1908, il ne discute rien moins que les rapports actuels de la science et de la religion, en vue d’apprécier non seulement les états religieux, mais la religion elle-même en tant qu’institution sociale. Grosse question, que tous les temps agitèrent, si rien ne fut plus complexe et changeant que la lutte de la science et de la foi, chacune aspirant à dominer l’autre, alors même qu’elles semblaient s’accorder : lutte plus ancienne et plus redoutable que celle du spirituel et du temporel, de l’Empereur et de la Papauté.

Au début, en Grèce, il s’agissait moins, il est vrai, d’une opposition entre la religion et la science que d’un accord entre elle et la raison, la nature étant considérée comme divine. Au moyen âge, le Christianisme interrompit cette tradition en se posant comme surnaturel. Cependant, les scolastiques, en voulant raisonner leur foi, la rationalisèrent, ce que, plus que Descartes, qui cherchait dans la raison la relation de l’homme à Dieu, continuèrent les cartésiens. Pendant ce temps, la science, qui, au XVIe siècle, s’était définitivement constituée, du jour où François Bacon la fit reposer sur l’expérience, commençait, elle aussi, de réclamer l’hégémonie. De là à nier la religion, qui s’adresse à l’inconnaissable, scientifiquement parlant, il n’y avait pas loin. Au XVIIIe siècle, aussi bien, la science faisait notoirement profession d’athéisme avec les La Mettrie, les Helvétius et les d’Holbach.

Quoi qu’il en soit des uns et des autres, le sentiment religieux n’en vivait pas moins ardent au cœur de ses fidèles. Dès le moyen âge, les mystiques protestaient contre une conception de la religion beaucoup trop rationnelle à leur gré ; ils accusaient la scolastique de soumettre la foi, sous prétexte de l’expliquer, à l’entendement qui devait paraître, plus tard, s’identifier non seulement avec la philosophie, mais avec la science. La vitalité du sentiment religieux, en face d’un rationalisme croissant, explique, d’ailleurs, l’attitude de Pascal et des philosophes anglais du XVIIe siècle, qui firent, par contre-partie, de l’élément irrationnel de la nature humaine, c’est-à-dire du sentiment, le fait premier et fondamental. Pour eux, comme, plus tard, pour Rousseau, la religion, parce qu’elle sourd du cœur, doit bénéficier d’une pleine indépendance. Dans les premières années du XIXe siècle, enfin, Schleiermacher intronisait dans la théologie allemande cette tendance sentimentale, que le romantisme d’un Chateaubriand devait exalter, littérairement, en France. Il enseignait que ni l’intelligence, ni même la volonté, ne nous introduisent dans le divin, la religion étant essentiellement affective. Quant à la science, symbolique elle-même, il la défiait d’en pouvoir contrarier les symboles.

Ainsi, le duel de la religion et de la science aboutissait à une espèce de concordat où chacune devait être maîtresse chez soi, sans rien à voir chez la voisine ; ce qui ne veut pas dire, certes, que l’alliance n’ait pas été troublée, au cours du siècle dernier, par leurs prétentions respectives, mais inverses, à la toute-puissance.

Avant de nous donner son avis, et pour nous le donner en connaissance de cause, c’est-à-dire en s’appuyant, selon sa coutume, sur l’histoire même des idées, M. Boutroux nous retrace les dernières phases de cet antagonisme.

Il nous fait assister aux efforts de la science contre la religion, soit qu’avec Spencer elle rejette sa rivale dans la sphère de l’inconnaissable ; soit qu’avec l’aide du psychologisme et du sociologisme alliés elle tente d’expliquer le sentiment religieux par des faits communs, psychiques ou sociaux ; soit qu’enfin elle se targue de le remplacer par sa propre idolâtrie, comme l’entrevoit déjà Haeckel, pour qui la science est appelée à résoudre toutes les énigmes, ou, à son défaut, par le culte de l’humanité qu’Auguste Comte appelait de ses vœux.

M. Boutroux nous montre, à l’opposé, la religion, — une fois amenuisée au seul sentiment intérieur, — affranchie par Rischtl de la connaissance scientifique, la conditionnant avec Maurice Blondel et, finalement, la commandant avec le pragmatisme qui subordonne les sciences à l’utilité supérieure que représente la foi.

Ni la solution scientifique, ni la solution fidéiste ne satisfont M. Boutroux. Il reproche à la première de méconnaître le besoin qu’a toujours ressenti l’âme humaine de se prendre à une réalité transcendante, dont ne saurait tenir lieu ni la science, ni l’humanité, non plus, d’ailleurs, qu’un inconnaissable absolu ; cependant qu’il souligne l’impossibilité radicale où nous nous trouvons d’expliquer cette aspiration par ses ingrédiens. En revanche, M. Boutroux fait grief au fidéisme de falsifier et la religion, qui n’est pas plus un pur subjectivisme qu’un expédient, et la connaissance scientifique, qui n’est pas que symbole et convention. Le dualisme, enfin, qui sépare les deux domaines par des cloisons étanches, ne lui agrée pas davantage. Convaincu de l’unité de l’esprit humain, ce ne lui semble être que par artifice qu’au seuil de son laboratoire le savant dépouille le croyant ou qu’en prenant de l’eau bénite le fidèle laisse l’homme de science à la porte. C’est, à l’entendre, un procédé ; ce ne saurait être une solution. Aussi bien, les choses ne lui paraissent se concilier vraiment que lorsqu’elles s’accordent.

Ceci explique pourquoi, délaissant l’aspect objectif de la question, c’est-à-dire l’accord de la science et de la religion, il la porte sur le terrain tout psychique des rapports de l’esprit scientifique avec l’esprit religieux.

Le problème ainsi présenté, M. Boutroux n’a pas de peine à prouver, grâce à sa philosophie de la contingence, que l’un ne contredit pas l’autre. Il ne se contente pas d’invoquer le caractère approximatif de la science, car, au dogmatisme absolu des savans, qui leur donnait l’assurance de la vérité foncière, a succédé un dogmatisme relatif, qui n’est pas moins exclusif, car, s’il avoue l’inconnu, c’est pour le qualifier de provisoire. Afin d’abattre cette superbe et, du même coup, de démontrer son dire, M. Boutroux, — comme il en a déjà usé dans le débat de la science et de la philosophie, — s’autorise de ce que la connaissance scientifique n’est ni le tout, ni l’essentiel de la raison humaine, pour déclarer qu’il y a des questions qu’elle ne saurait trancher, des barrières qu’elle ne saurait franchir. Au regard de la raison, non seulement la science ne peut être prise pour un absolu qui nous dévoilerait le tréfonds de l’être, mais elle est bien obligée d’accepter, comme ils se présentent, les choses sur lesquelles porte son investigation et l’esprit qui en prend connaissance, deux données incomplètement réductibles en élémens intellectuels. Et ce n’est pas tout : l’ordre, la simplicité et l’harmonie, que, même au cours de sa besogne scientifique, recherche l’intelligence dans la nature, constituent autant de notions qui, venues du sentiment, dépassent, en même temps que la science, les facultés intellectuelles. Dans la pratique, il n’y a pas séparation entre l’intelligibilité abstraite et le sentiment de l’homme, entre le monde scientifique et le savant. En fait, la science ne subsiste, comme elle ne se crée, que dans des esprits individuels et par eux. Bien que l’entendement cherche à systématiser le monde d’un point de vue impersonnel, on ne peut isoler la science de qui la crée. De quel droit, en conséquence, interdirait-elle, au delà de ses particulières recherches, de systématiser les choses par rapport à la personne, à l’humanité et à l’univers, ce qui est la fonction même de l’esprit religieux. » Différent de l’esprit scientifique, celui-ci ne saurait donc le condamner. Pour M. Boutroux, comme pour La Bruyère, la religion et la science sont distinctes, mais non incompatibles.

D’autre part, quand l’homme réfléchit aux conditions de sa propre existence, il aboutit à l’esprit religieux. Le moindre de nos actes ne signifie-t-il pas que nous lui attribuons quelque valeur et, par conséquent, à la vie ? Au-dessus de la science, nous concevons, en outre, l’art, la morale et la vérité, comme autant d’idéals auxquels il faut sacrifier. La science même n’est-elle pas l’un d’eux ? Ainsi, la vie, alors même qu’elle se consacre à la science, implique d’autres postulats que ceux qui président à la recherche proprement scientifique.

Assurément, concède M. Boutroux, rien n’oblige l’homme à se dépasser. Mais, outre que le risque est beau, c’est une aventure que tentent beaucoup, un combat qu’il leur plaît de livrer. En tout cas, l’essayer n’est-ce pas croire que dans la raison résident des motifs d’action supérieurs aux lois physiques ? Cela suppose, à coup sûr, la foi en un devoir et, par son entremise, dans un idéal qui s’élève au fur et à mesure que nous en approchons. Tout ce qui hausse l’homme l’achemine, ainsi, vers la religion, car l’idéal, en se perfectionnant, nous amène à supposer que, loin de représenter un vain mot, il a pour origine l’Etre absolument parfait que pressent la raison.

M. Boutroux prend soin, dans un article daté de 1912, de spécifier que la religion confère à l’homme une vie plus riche et plus profonde, précisément par la croyance en Dieu qu’elle implique. Là, selon lui, est son originalité. De fait, nous dit-il, la raison tient à scandale que, sur terre, le mal s’affirme la condition du bien, s’il n’est que trop vrai que tout progrès y soit suscité par la souffrance, la faim, la haine et la guerre. Non seulement elle souhaite que le bien sorte du bien, elle conteste que le mal soit la loi du monde. D’autant plus que, au lieu de l’univers indifférent et monotone du savant, elle discerne, dans la nature, de l’ordre et de l’harmonie, cependant qu’elle conçoit un Être infiniment parfait vers lequel tous les autres tendraient et dont cet ordre, comme cette harmonie, dépendrait. Aussi bien, la raison refuse de mettre à l’origine le hasard, que la science n’élimine de ses propres constructions que pour le laisser subsister à la racine des choses, comme un gage de son ignorance, mais aussi comme une assurance, à son profit, contre la contingence et la liberté qui, seules, autorisent le règne des fins.

M. Boutroux rejoint, ici, les conclusions de sa thèse, qui, on le voit, devançaient singulièrement l’aboutissement de ses démarches ultérieures sur le même sujet. Ne prétendait-il pas, dès la Contingence des lois de la Nature, que suspendre l’univers à une notion aussi vide que celle de nécessité absolue, c’est le laisser, au vrai, sans explication ; qu’il faut donc bien en arriver à l’idée de Dieu et que, pour la former cette idée, il ne suffit pas d’ajouter au concept d’être, en guise d’attributs, les forces physiques et chimiques, ni même la vie et la conscience, car ce serait en obtenir une approximation beaucoup trop pauvre, l’idée de Dieu dépassant, en réalité, toute expérience, si riche qu’on la suppose, au point de ne pouvoir être imaginée que sous les espèces de la perfection morale ? M. Boutroux échappe ainsi au panthéisme : non seulement il ne confond pas Dieu avec l’univers, mais, toutes proportions gardées, il lui semble conserver quelque analogie avec la personne humaine.

Dieu n’est, d’ailleurs, le terme que parce qu’il est le créateur : il n’est à la fin que parce qu’il est au principe. De ces hauteurs, aussi bien, la philosophie de la contingence prend tout son éclat et gagne toute sa signification. Il n’y a, en effet, pour la suivre jusqu’au bout, de contingence dans le monde et de liberté dans l’homme que parce que le monde et l’homme sont issus tous deux de l’acte souverainement libre d’une volonté chez qui, à l’inverse de la nôtre, le pouvoir égale le vouloir. Le monde entier n’est pas, en retour, sans présenter un reflet de la divinité. C’est ainsi que plus est élevée la nature d’un être et plus proche, par conséquent, de son créateur, plus elle comporte de perfection et plus, aussi, de liberté.

La destinée de l’homme, qui est de toutes les créatures la plus libre, est, par suite, d’imiter Dieu, autrement dit de vouloir le bien. N’est-ce pas, remarque M. Boutroux, en prenant son point d’appui au-dessus de soi, dans l’idée même de la fin pour laquelle il est né, que l’homme peut, vraiment, dominer et sa propre nature, et le monde qu’il habite ? Autant avouer que la religion est indispensable à la morale. M. Boutroux le dit formellement dans un article de 1910 intitulé Morale et Religion, qui a paru ici même. Il concède, sans doute, qu’une morale déjà constituée puisse se définir, être efficace et, même, progresser, sans recourir, à tout instant, à la religion ; il lui refuse la possibilité, si elle veut vivre d’une vie vraiment féconde, de ne pas, subrepticement ou non, y puiser sa sève. De fait, il lui paraît que c’est la religion qui, explicitement ou non, oriente l’activité de l’homme, cette activité à laquelle nous devons la civilisation, de même que leur modèle divin soutient et anime les êtres dont nous sommes l’achèvement, et qui ambitionnent de nous ressembler afin, par notre entremise, d’en figurer mieux l’image. M. Boutroux les compare à un navire qui avance parmi les écueils. À son exemple, ils n’auraient pas pour unique fin de subsister à travers les obstacles : de même que le navire marche vers sa destination, ils auraient à se rapprocher de Dieu, chacun à sa manière.

Cependant, M. Boutroux ne limite pas la religion à l’esprit. Quoiqu’il la tienne, avant tout, pour une vie intérieure, M. Boutroux pense qu’elle ne peut se réaliser sans s’incarner. L’inspiration religieuse ne se traduit-elle pas par des conceptions qui, bien qu’elles débordent l’expérience et s’annoncent comme des révélations, demandent à être fixées dans des formules ? Tout de même, la vie religieuse s’exprime par des actes individuels ou collectifs : il n’y en a pas sans rites.

Mais, n’est-ce pas là, tout au moins dans la définition des dogmes, une occasion nouvelle de conflits avec la science ? M. Boutroux ne le croit pas, car il ne saurait, selon lui, s’agir, en la circonstance, que de connaissances qui, pour être aussi réelles que les autres n’en sont pas moins confuses et, partant, symboliques. Au surplus, outre que les dogmes ne se confondent pas avec les formes qu’ils revêtent, ils ne concernent, à aucun degré, les relations phénoménales. Autant de motifs pour que la science, qui n’est, elle aussi, qu’un système de symboles, ne les contredise point dans leur essence. Assurément, les dogmes peuvent se rencontrer avec ses découvertes ; mais, jusque dans ces conjonctures, il ne dépend que d’eux de s’entendre, certifie M. Boutroux, les heurts, qui les affrontent, restant purement superficiels, puisque ni les dogmes religieux ni les sciences ne sauraient, sans renoncer à leur esprit, prendre leurs formules pour absolues.

Il en résulte que la science et la religion, loin que l’une puisse jamais nuire à l’autre ou la remplacer, grandissent de leurs conflits, grâce à la raison qui s’ingénie à les rapprocher pour former de leur union, non certes un ensemble logique, mais un tout plus riche et harmonieux que chacune d’elles prise à part.


Ainsi s’achève, aujourd’hui, l’œuvre de M. Boutroux. Elle a levé, comme un germe, de son premier livre sur la Contingences des lois de la Nature. Il ne mettait, en effet, la spontanéité créatrice au sein des choses et la liberté au cœur de l’homme que pour dénier à la science l’ambition qu’elle s’arroge de tout embrasser sous les espèces de l’absolu. Au-dessus de la connaissance scientifique, M. Boutroux ne plaçait-il pas l’intelligence qui la crée et la raison qui la juge ? Aussi bien, est-ce en la raison, à qui il attribue pour mission non seulement de diriger notre savoir, mais d’orienter notre vouloir, qu’il se fie du soin de scruter les énigmes que resteront toujours plus ou moins pour nous la nature des choses, nos origines et nos destinées. Sur la raison, il fonde, par suite, la philosophie, qui, précisément, rappelle la science à ses justes limites et, sous l’uniformité du monde que les savans nous décrivent, distingue la diversité et la vie. M. Boutroux la discerne cette vie, — qui, à ses yeux, est esprit. — jusque dans le monde physique, qu’elle dépasse pour créer. non seulement des êtres de plus en plus libres et des formes de plus en plus belles, mais l’art, la civilisation, la morale, la science et la philosophie. Philosopher ne consiste pas, par conséquent, suivant M. Boutroux, à spéculer à vide, mais, au contraire, à déchiffrer l’esprit dans tous ses messages et, finalement, en vue de la continuer, dans l’œuvre même des philosophes. Joignant l’exemple au précepte, M. Boutroux ne se borne pas à s’enquérir de tout ; il se transforme en historien de la philosophie en vue d’en nourrir sa pensée personnelle, mais, aussi, de prendre sur le fait celle d’autrui. Il gagne à cette méthode, conforme à son caractère accueillant, de pouvoir réconcilier, dans une vaste synthèse, les multiples manifestations de l’activité humaine, qui, pour la philosophie de la contingence, dérivent toutes de l’esprit, à la fois un dans sa nature et divers dans ses procédés.

Outre le mérite que présente cette philosophie, — je devrais presque dire cette manière de philosopher, — de réintroduire, avec la liberté, la variété et la vie dans notre conception du monde, qu’une implacable nécessité en chassait, elle offre l’avantage, en les conciliant, de remettre chaque discipline à sa place. Tout en restant profondément respectueuse du travail scientifique qu’elle juge inattaquable, la théorie de la contingence met au-dessus la philosophie, la morale et la religion, cependant qu’elle les y rattache par la démonstration d’une commune généalogie. Mais ce n’est pas tout : en même temps qu’elle accordait avec la science les différens témoignages de l’esprit, elle a rendu l’inappréciable service d’accuser l’impuissance radicale de cette dernière à les remplacer, ainsi qu’un « scientisme » intempérant s’en vante. Sans rien renier de ce que l’investigation du savant présente de légitime dans son principe et d’important dans ses résultats, M. Boutroux eut ainsi le rare courage, en un temps où tout ce qui avait une apparence extra-scientifique était déprécié, de revendiquer les droits de la religion contre les critiques qu’une science trop présomptueuse croyait pouvoir diriger contre elle. Il l’a, plus encore, exaltée, à titre de vie intérieure, — la plus intense, selon lui, qu’il soit donné à l’homme de vivre, — et sous sa forme, la plus haute, de communication possible avec Dieu. Il a finalement, comme William James aux États-Unis, réhabilité le mysticisme, alors que les Homais de la médecine n’avaient point assez de sarcasmes à lui décocher. Au fait, toutes les créatures n’apparaissent-elles pas au mystique — d’un point de vue pareil à celui où la philosophie de la contingence est située — en marche vers l’absolue perfection à laquelle elles doivent d’exister dans la mesure même où elles y participent ?

On se rend compte, d’après cela, de l’influence qu’a pu exercer M. Boutroux sur la philosophie contemporaine. Elle est considérable. Par sa critique de la valeur de la science, il a donné l’essor à toute une philosophie scientifique à laquelle des savans aussi grands que MM. Henri Poincaré, Duhem et Le Roy, et des philosophes aussi perspicaces que M. Milhaud se sont consacrés. Après lui et plus que lui, ils ont insisté sur ce que les sciences, et les plus exactes de toutes, je veux dire les mathématiques, renferment de conventionnel et, à peu de chose près, d’arbitraire ; cependant que, par sa défense de la philosophie, M. Boutroux engageait tout un groupe de chercheurs dans la découverte des choses de l’âme envisagées en elles-mêmes et pour elles-mêmes. En réagissant contre le matérialisme, qui tient la pensée pour une phosphorescence du cerveau, il imprima, ainsi, aux études esthétiques et morales une direction nettement idéaliste, dont le besoin se faisait impérieusement sentir devant les empiétemens d’une sociologie soucieuse de les assimiler à une technique. D’autre part, M. Boutroux a rénové, en la transportant dans le domaine de la vie spirituelle, la philosophie religieuse, que représentent si brillamment, de nos jours, MM. Maurice Blondel, Laberthonnière et Édouard Le Roy. Enfin, par toutes ces initiatives ensemble, mais, surtout, par l’importance qu’il a reconnue à l’activité psychique, à la spontanéité créatrice et à la liberté, il a préparé les voies, entrevues par MM, Ravaisson et Lachelier, au plus grand métaphysicien de notre temps : j’ai nommé M. Henri Bergson.

De la Contingence des lois de la Nature, on peut donc dire qu’est sortie, a grandi et s’est épanouie, non seulement la philosophie personnelle à M. Boutroux, mais toute une philosophie dont le spiritualisme, plus cohérent, plus savant et plus profond que celui qui régna en France pendant la première moitié du XIXe siècle, a déjà porté des fruits abondans, gages eux-mêmes des récoltes futures.

Paul Gaultier.