L’œil du phare/13

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Le Soleil (p. 204-221).

XII

Fortune léguée et fortune acquise


La dame veuve Charles Dupin avait conservé de sa jeunesse campagnarde une mentalité généreuse et douce qui trouve un âpre plaisir dans la bonté. Faire du bien aux autres était pour elle un agrément autant qu’une vertu. Aussi, le bon accueil, les attentions obligeantes dont ils avaient été l’objet auprès d’elle depuis deux ans, n’avaient-ils cessé un instant d’imposer à Jean Pèlerin et à son épouse la plus grande vénération pour cette bonne tante. Et celle-ci entretenait l’ardeur de son cœur maternel dans l’affection de ce jeune ménage qui lui offrait le simulacre rapproché de l’autre auquel il lui tardait de prodiguer ses tendresses. Ce jour heureux allait enfin venir ; il sera d’autant plus heureux que la part si largement faite à l’affection gratuite ne laissera rien d’enviable à l’affection naturelle. Jean le sait bien, et parce qu’il le sait trop bien, pour user de discrétion dans sa reconnaissance, il a pris soin tout naguère, — car il en a maintenant les moyens, — de s’installer un foyer personnel dans le voisinage immédiat de la résidence Dupin.

C’est pour lui un légitime sujet d’orgueil de faire voir à son cousin que durant ce peu de temps, docile à ses conseils et grâce à son aide, il est devenu un homme dans ses meubles, un industriel de valeur, un personnage en vue. Aussi, quand le docteur Dupin reprit la place qui lui avait été scrupuleusement ménagée si grande au milieu de cette allégresse, son esprit déjà blasé de voyageur, son cœur déjà travaillé par un sentiment dont il n’aurait pas voulu jadis reconnaître ni la sérénité ni la force, commencèrent à s’impressionner de cette vérité : qu’il y a bien sur la terre un endroit spécial où le bonheur intime et familial chante au cœur et à l’esprit, comme il ne fait nulle part ailleurs.

« Ô foyer domestique des peuples chrétiens ! maison paternelle où, dès nos premiers ans, nous avons respiré avec la lumière l’amour de toutes les saintes choses ! Nous avons beau vieillir, nous revenons à vous avec un cœur toujours jeune, et n’était l’éternité, qui nous appelle en nous éloignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour votre ombre s’allonger et votre soleil pâlir ! »

Émile Dupin n’était pas un homme de lucre, un faiseur d’argent. Héritier de la fortune laborieusement édifiée par son père, pour agir sagement il croyait n’avoir à se donner d’autre souci que d’en user sans en abuser. Par ailleurs, en conservant de grands intérêts dans l’aciérie, il n’avait plus qu’à surveiller de loin le rapport de ses valeurs et laisser travailler les autres à l’exploitation de ses capitaux ; tâche qui, si désirable qu’elle le semble à bien des gens, pourrait aussi peut-être quelquefois devenir fastidieuse comme ne l’est pas l’édification même de la fortune. Cependant, lui, satisfait de son avoir, il ne souffrira pas de l’âpreté au gain. A-t-il jamais travaillé en vue d’un gain ? Tout ce qu’on a demandé à sa vaillante jeunesse n’a été que son perfectionnement personnel pour jouir à bon escient de sa richesse. Ses connaissances professionnelles, nous le savons, il n’entend pas les mettre à profit au chevet des malades, mais en utiliser l’apport dans l’observation et l’appréciation des choses de la vie intellectuelle. S’il eut été lui-même à la peine de gagner sa fortune, comme à tant d’autre l’acquis du premier million n’aurait pu lui suffire ; or il n’a eu jusqu’à présent qu’à ordonner ses désirs de manière à ne pas les diriger à l’abus vu les moyens tout prêts dont il disposait pour les assouvir.

Cependant à cause de cet état de choses et de sa mentalité, sur la vie si heureuse d’Émile Dupin vont maintenant passer des nuages qu’il n’a pas prévus.

Madame Dupin, la jeune, est une américaine de langue anglaise, affable, bonne, de grande intelligence et d’une belle éducation à l’américaine. Ses qualités morales en font une femme bien digne d’être aimée, et elle l’est sans réserve et sans mélange, depuis le jour où son époux, qui a noble cœur, a voulu faire un mariage d’amour et nullement de ceux qu’on appelle de convenances ou d’argent. Élevée dans ce milieu d’utilitaires, elle aurait pu comme ses congénères cultiver l’admiration des faiseurs d’argent, et seconder les initiatives industrielles et financières de cet époux généreux. Mais les séjours qu’elle a faits dans les plus grandes villes du vieux monde, au début de sa vie domestique, ont modifié en cela son éducation à l’américaine. C’est une vie factice qu’elle a vécue durant ces deux années de voyage à l’étranger, où elle s’est habituée à voir changer les scènes avec un intérêt provisoire et trop impersonnel comme au théâtre. Pourvu que la scène change à vue, dussent ses désirs devenir caprices, c’est ainsi pour elle qu’il fera bon de vivre.

Fils de travailleurs, Émile Dupin au contraire n’a pu éliminer tout à fait de son caractère ce qu’ils lui ont transmis de l’ardeur inquiète dans l’emploi du temps, qui fait les vaillants et les parvenus. Et le jour n’est pas éloigné maintenant où il souffrira secrètement de vivre sans autres objectifs que ceux de l’inutile jouisseur.

L’inanité de sa vie lui apparaît de plus en plus pénible à mesure qu’il voit prospérer ce cousin du Canada qu’il a lui-même relevé de son abjection, ce déraciné qui provigne dans un terroir nouveau où lui-même, si somptueusement qu’il le fasse, ne sait plus que végéter.

Ah ! s’il avait au moins la passion des honneurs publics, qui, dans l’agglomération sociale et démocratique de ce vaste état, conduit au pinacle, complète tant de carrières au début besogneuses ! Il n’a pas cette passion ! Il est mal préparé à la recherche de ces honneurs. L’esprit public, l’amour national n’a apporté aucun ferment au sang canadien qui circule dans ses veines. Ses enfants, peut-être, ce cher fils qui vient de lui naître et dont l’existence encore si frêle l’impressionne déjà d’un sentiment complexe, réunissant le souvenir de ses pères à l’honneur futur de son nom, ses enfants peut-être aimeront mieux, serviront mieux la patrie américaine dans la vie ou dans la mort ; lui n’a pas d’autre chose à offrir, à remettre à cette patrie d’emprunt que son argent.

Et tout son bonheur actuel ne serait pour ainsi dire qu’un bonheur d’emprunt : il regrette de ne pas le devoir exclusivement à son mérite personnel ; il reconnaît l’impérieuse obligation d’en assurer la transmission dans la survivance canadienne et française de sa lignée.

Jean Pèlerin, lui, n’en est pas à ces langoureux soucis. La livrée du travail qu’il avait revêtue à titre de mercenaire est devenue à la fois son armure et sa gloire. L’aisance à son foyer, la haute considération dont il jouit dans la société qui l’entoure, tout lui vient de ce travail et rien d’aucun testament. Il aime donc passionnément cet état de vie qu’il s’est créé. Il lui consacre tous les efforts de son intelligence avec la reconnaissance de son cœur ; généreux travail qui fera de la sueur de son front une auréole vénérable aux yeux de tous les siens laissés après lui sur terre.

Et s’il se trouve ainsi en contre-partie avec son cousin désœuvré, sous certain rapport il en est de même des deux femmes. Rose Després voit en son mari autre chose qu’un mandataire, usufruitier provisoire d’une fortune destinée à ses enfants. Il borne de tous côtés son horizon, mais le champ d’activité au milieu duquel il la fait vivre est assez vaste pour satisfaire toutes ses aspirations raisonnables d’épouse dévouée. Elle n’a connu que la pauvreté de son village natal et la générosité du travail qui édifie leur avenir ; cela suffit à son bonheur. N’ayez crainte qu’elle ne porte jamais envie au faste de l’autre famille ; elle se contentera de l’admirer d’un œil plutôt reconnaissant. L’humilité jamais démentie de son côté entretiendra entre les deux maisonnées, pour la plus grande consolation de la vieille maman, une bonne entente indéfectible.

Cependant leurs manières personnelles d’entendre la vie, en jouissant de ses bonheurs, vont bientôt et pour quelque temps diverger.

Les années s’écoulent et elles passent rapidement quand on est heureux. Les deux familles s’accroissent et se développent ; c’est une bénédiction pour les deux cousins dont elles portent les noms, mais combien plus surtout pour Émile Dupin, qui trouvera dans l’éducation de ses enfants la préoccupation non-seulement légitime mais nécessaire à la disposition normale de sa vie. Elle l’empêchera, durant ces belles années, de sentir toute l’acuité du mal dont le virus menace d’empoisonner son sang de roturier : l’ennui dans la richesse et le désœuvrement. C’est à cause du soin, de l’affection bien entendue à répartir aux chers petits, que monsieur et madame, par exemple, après quelques années de séjour à Cincinnati, ne sont pas repartis en ces voyages lointains et fashionables, que celle-ci a tant aimés. Elle s’en console, oui, dira-t-elle, parce qu’elle est bonne mère et que l’on se doit avant tout à sa famille. Et si le docteur Dupin bénit aussi à ce propos ses enfants, c’est parce que la responsabilité paternelle s’accroît, chez lui, du désir honnête de leur transmettre des biens qu’il n’a pas acquis par son travail, avec toute la dignité du nom canadien qu’il doit leur laisser dans leur nationalité semi-canadienne.

En effet, chose étrange peut-être, ce canadien-français, né en pleine démocratie méli-mélo des États-Unis d’Amérique, époux modèle de sa femme irlandaise qui fut tout son amour, entretient le culte du nom familial qu’il léguera à ses enfants, comme s’ils avaient été de race nobiliaire. Il a fait de la langue française celle de son foyer, sans préjudice pourtant de la langue maternelle à titre d’auxiliaire indispensable. Avec la religion et la langue de ses pères, que lui manquerait-il donc pour conserver leur nationalité ? — le sol natal trop récemment déserté ; mais cela ne lui suffit pas pour justifier à ses yeux l’apostasie nationale.

« Qui prend mari prend pays », dit l’adage populaire. Il est plus facile à madame Dupin de pactiser avec ce sentiment national ; car trois générations des siens ont forcément perdu de leur verdeur native depuis leur transplantation dans le terroir américain. Depuis trop longtemps le regret de la patrie absente est devenu pour eux platonique. La langue du pays d’adoption ne leur a demandé aucun renoncement et leur sens religieux s’accommode aisément du catholicisme américain, ne serait-ce que celui de la Dancing Church.

Partant, la famille d’Émile Dupin restera plutôt de race canadienne française, parce que lui-même, grâce à ses études et à ses relations sociales, a su conserver l’usage de la langue et des coutumes françaises.

Or « la volonté de durer est la base essentielle du sentiment national ».

La nationalité, « c’est la culture soigneuse des pensées et des habitudes de vie nationale qui nous sont plus chères que d’autres parce qu’elles sont essentiellement « nôtres », tout comme les coutumes familiales ont pour chacun de nous une saveur particulière, et évoquent spontanément en nos âmes la douceur des liens de famille et une multitude de souvenirs intimes et familiers. »

Jean Pèlerin, lui, n’avait eu à conserver des siens, comme patrimoine, pour le transmettre à ses enfants avec la pureté de sa race, que les sentiments d’un cœur bien né et de tristes souvenirs. La vie qui lui sourit maintenant, il en doit les beaux jours à son mérite personnel d’abord, bien qu’il se garde de mettre en oubli aucune des faveurs venues en aide à ce mérite. Il irait même jusqu’à faire la part de reconnaissance trop large à cette patrie adoptive qui lui a donné son pain, dira-t-il, si la patrie canadienne qui lui a donné la vie n’avait laissé aussi profonde, dans sa mentalité et dans celle de sa femme, son indélébile empreinte. Mais provisoirement, il est trop pris dans le tourbillon des intérêts matériels, par la jouissance de s’enrichir pour rien sacrifier au sentimentalisme national. En pleine moisson, il ne songe pas encore, pour en souffrir, à l’ultime journée du chômage. Cependant, l’heure viendra où, sous l’exemple de son cousin, il reconnaîtra la sagesse du bon curé de Saint-Germain qui l’a fait marier au village natal avant son exil volontaire. Entretemps, durant quelques années, c’est lui qui aura à combattre la fascination antipatriotique que l’instruction et l’amour paternel dissipent de jour en jour à l’esprit de son cousin. Autrefois, celui-ci était surtout pour lui l’homme secourable dans la pauvreté, il est devenu l’homme sage et de bon conseil dans l’enthousiasme.

— « Émile, lui dit-il un jour, j’aimerais bien prendre ton avis sur un projet qui m’occupe. Le capital-actions que je possède maintenant dans la compagnie va m’obliger d’accepter la charge de vice-président au bureau des directeurs. Mais on y voit sinon un obstacle absolu, du moins un certain inconvénient : je ne suis pas citoyen américain légalement reconnu et il me faudrait demander des lettres de naturalisation. Ce que je ne veux faire sans ton avis.

— Je t’y prends, mon cousin. Et tu ne me dis pas tout. On veut aussi porter ton nom sur le ticket républicain en vue d’un honneur civique dont tu ne parles pas. Moi-même, citoyen américain, je ne vais pas t’apprendre qu’il y a crime à le devenir. Cependant, moi, je l’ai toujours été sans aucune contrainte sur ma volonté. Chez toi, il faut se demander quel renoncement cela peut comporter. J’apprends tous les jours qu’on ne dépouille pas la défroque nationale comme un simple habit d’enfance, en grandissant, pour revêtir de beaux atours qui ne satisfont ensuite que l’orgueil. C’est quand il faut tailler dans cette étoffe-là pour en vêtir nos enfants, leur conserver le chaud du cœur et du sang, que l’inquiétude commence. J’en suis là ; tu le sais. Comme les miens, tes enfants seront aussi canadiens français. Tu es bien heureux de n’avoir pas à revenir là-dessus des préjugés de mon éducation américaine, et puisqu’il en est temps encore, ménage-toi des issues dégagées.

« Car il nous faudra bien revenir, sais-tu, moi, de mon utilitarisme américain, dont je me faisais si fier, la première année que nous nous sommes rencontrés au Canada, et toi, revenir aussi de tes rancœurs d’expatrié contre ton pays d’origine où ta jeunesse fut malheureuse.

« Si peu que l’homme s’élève au-dessus du niveau de la vie matérielle, il éprouve un ennui que ne sauraient satisfaire les biens de ce monde. Il lui faut chercher sa consolation ou dans la tradition ou dans sa survie.

« Nous en sommes là, l’un et l’autre. Et parce que je t’ai fait part un jour de mes lubies de jeune homme, je te dois, je me dois aussi de te faire connaître pourquoi et comment je me crois aujourd’hui tenu d’y renoncer.

« Maintenant, est-ce à dire que tu ne seras pas citoyen américain ? Non ! Mais n’aspire pas à monter trop haut dans cette échelle-là. Fais-toi naturaliser, fais-toi élire warden — je ne dirai pas gouverneur de l’État, — mais ne va pas trop loin, attends-moi sur le chemin qui t’éloigne du Canada, puisque nous devrons peut-être y revenir avec nos enfants. Surtout, et cela, je te le défends, garde-toi bien, avec tes lettres de naturalisation, de t’affilier jamais à ces sociétés secrètes ou non, qui détruisent chez l’homme le caractère national pour en faire un cosmopolite, et ne te laisse pas piquer par la tarentule politique qui tuera chez Jean Pèlerin le Canadien.

« À mon tour de te questionner. Que penses-tu, Jean, de mes idées nouvelles ?

— Je ne pense pas encore. Je me demande seulement si j’entends parler le charmant cousin Émile dont les théories et la conversation jadis, à bord d’un yacht, avaient tant impressionné ma jeunesse, au grand déplaisir de mon précepteur quand il put le constater. Je cherche ce qui me l’a pu changer ainsi.

— C’est facile à dire, va. Ce qui m’a changé les idées, c’est la vie qui a fait d’un étudiant trop léger un père de famille ne songeant plus qu’à sa survie. Un peu plus tard aussi, après t’avoir retrouvé loin de notre pays natal à l’un et à l’autre, j’ai senti à Rome, combien il faisait bon de vivre catholique, et en France, pendant les séjours répétés que nous y avons faits, combien j’étais fier d’être né français. Or, aujourd’hui que ma plus grande préoccupation est de préparer leur avenir, je veux que mes enfants soient avant tout catholiques, suivant l’ardent désir aussi de leur mère, mais de mentalité française puisqu’elle y consent par amour et générosité. À courir le monde, en observant les mœurs nationales des peuples, non pas ici dans ce grand creuset démocratique où elles fusionnent, mais là où elles ont été conservées pures de tout alliage, j’ai compris, comme l’a écrit Daudet, que l’on ne peut faire de la France avec de l’Allemagne. J’ai voulu comprendre encore, en étudiant, cette fois, la simple philosophie de la vie, au milieu des sociétés diverses, que le vrai bonheur en ce monde n’est pas la fleur du matérialisme mais de l’idéalisme, et qu’il faut remonter jusqu’au surnaturel pour en trouver la plus parfaite éclosion.

« Y es-tu, Jean ?

— Pas tout à fait ! Et je regrette que mon cher curé de Saint-Germain n’y soit pas non plus pour t’entendre et s’épater. »


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