L’œil du phare/3

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Le Soleil (p. 20-39).

II

Le Cousin d’Amérique


Cette vie-là durait depuis une dizaine d’années déjà. Jean Pèlerin en aura bientôt seize, et rien n’avait troublé durant ce laps de temps la sérénité toujours quelque peu empreinte de tristesse qui régnait aux « Pignons-Rouges ». Mais l’heure viendra prochainement où de nouveaux soucis vont naître, où il faudra définitivement orienter l’orphelin dans son avenir. Ses succès rapides à l’école élémentaire, sa conduite exemplaire, son ardeur au travail, les aptitudes plus que moyennes de son intelligence, tout chez lui avait concouru à capter l’estime du public, et plus que toute autre, celle du vieux curé qui valait bien une affection toute paternelle. Entre le prêtre et son élève, les entretiens étaient devenus plus sérieux. Le programme des études primaires avait depuis assez longtemps fait place à celui des premières classes d’humanités. C’était toujours un plaisir pour le vieillard de revenir avec cet enfant intelligent sur les brisées maintenant lointaines de ses premiers efforts personnel chez les classiques et pour Jean, c’était un honneur, qu’il n’aurait pu de lui-même convoiter, d’être ainsi appelé à monter un jour, peut-être, au niveau d’esprit de l’homme le plus cultivé de tous ceux qu’il lui avait été jusqu’à présent donné de voir et d’entendre.

Au logis maintenant, l’entre-temps des classes reste rempli sans doute des effusions d’amour maternel et filial ; mais que d’heures aussi s’écoulent silencieuses, pour l’un devant le livre, et pour l’autre, à l’évocation secrète de choses inconnues de l’avenir, et de choses, hélas ! trop connues du passé.

Le beau rêve d’avenir, il s’était inopinément offert un jour à l’esprit de la pauvre mère comme un rayon de soleil perçant tout à coup son ciel bas et morne.

— « Savez-vous, maman, lui avait dit Jean, un soir, ce que pense de moi monsieur le curé ? Hier, me parlant un peu, comme ça, des choses tristes dont il est témoin, dans les familles du village, où il est chargé d’aller annoncer quelque malheur et plus souvent appelé pour les consoler, il a fini en me disant : — « Tu en verras bien d’autres, va, mon Jean, quand tu seras prêtre ! »…

Lui, Jean Pèlerin, prêtre un jour ! Elle, un jour, l’ignare, presque la miséreuse, voir son fils unique monter à l’autel, la bénir, la communier !…

Non, ce ne sera qu’un rêve !

Si heureux cependant qu’il fut du perfectionnement moral et intellectuel de son élève, le prêtre s’inquiétera bientôt du résultat de son zèle, du mode tant soit peu inconsidéré de son action charitable. Cet enfant, ainsi élevé, n’aura pas joui des amusements de l’enfant. Retenu trop tôt et trop longtemps dans l’orbite, chez lui, d’une âme toujours en deuil, chez son précepteur, d’une intelligence trop au-dessus de son niveau, il n’aura rien connu des folâtreries de l’enfance, qui s’évaporent sous l’ardeur du grand jour, mais qui sont à la vie ce que la rosée et les clairs rayons du matin sont à l’élaboration des fleurs et des fruits.

Et quand, une couple d’années plus tard, le vieux précepteur enfin s’apercevra que cette plante sauvage s’est étiolé en serre chaude, ne sera-t-il pas déjà trop tard ? En outre, Jean n’aura-t-il pas déjà revêtu la mentalité de l’homme instruit seul, qui n’a pas suffisamment pratiqué la vie d’ensemble à l’école, au collège surtout, où les caractères, comme sous un frottement inévitable, perdent forcément ce qu’ils auraient naturellement pu offrir de trop anguleux. Il sera intelligent, digne, brillant, soit ! — mais aussi, probablement, entier, personnel dans ses déterminations, seul à comprendre et interpréter la vie comme il aura compris et interprété sa jeunesse.

Au reste, une considération plus certaine, sinon plus terre à terre, devait faire songer à modifier, à quelque temps de là, ce train de vie. — Les vacances d’été s’ouvraient et tous ceux qui voulaient bien, à cette occasion, féliciter comme toujours l’adolescent pour son travail et ses succès, ne manquaient plus d’ajouter qu’il avait besoin de repos ! C’était connu ; le médecin du village n’avait-il pas affirmé, dans un moment d’humeur, que malgré tous ses progrès intellectuels, à ce jeu-là, le fils de la veuve Pèlerin ne ferait qu’un neurasthénique !

Il fallait rompre un peu avec la monotonie de cette existence. Or, précisément, plusieurs choses allaient s’y prêter cette année-là.

Jean, par ses études et son développement physique n’est plus l’enfant, mais disons plutôt le jeune homme. Assagi de bonne heure par l’épreuve, de moitié dans tous les soucis dont s’ordonne le train de vie de l’humble maisonnée, il se trouve pour ainsi dire émancipé de la sujétion puérile et naturelle qui s’impose aux autres étudiants de son âge. On lui permettra donc de faire des projets, d’émettre des opinions, d’en venir même à des décisions qui eussent paru intempestives ailleurs. Or, voici venir l’heure où le caractère déjà formé de Jean va s’affirmer pour la première fois.


Émile Dupin, cousin de Jean, fils d’une famille canadienne qui, il y avait plus de trente ans, s’en était allée avec tant d’autres chercher fortune dans les villes industrielles des États-Unis, se trouvait alors en villégiature avec les siens, aux bains de mer de Cacouna. Autant le fils Pèlerin, victime du malheur que nous connaissons, avait été élevé dans la réserve et le dénuement, autant le cousin Dupin, fils unique aussi lui, avait grandi jusque-là dans l’opulence du parvenu et la semi-liberté de l’éducation familiale de nos voisins. Fier de ses capitaux, assuré d’un avenir doré, il a de bonne heure su compter sur lui-même, traiter son père comme un prédécesseur au négoce ou à l’industrie qui procure l’argent, comme le maître actuel d’une concerne qui lui reviendra, nécessairement, et celui qu’on appelle bénévolement old man ou governor, au foyer familial ; il a su vivre enfin comme l’on vit en pleine éclosion de la liberté pratique, anglo-saxonne.

Toutefois, d’un tempérament complexe, il accusait quand même certaines qualités d’un cœur bien né que la bonne culture eût fait des plus généreux. Il le prouvera, par exemple, une première fois, au grand effarement édifié de tous les paroissiens, le jour où, descendant de sa superbe limousine, frappant aux Pignons-Rouges il demandera sans vaine jactance à embrasser sa bonne tante Pèlerin et son cousin Jean. Il y avait si longtemps que leur parenté s’était perdue là-bas qu’on ne savait plus compter sur aucune sympathie pratique des Dupin. Voir ces parents fortunés revenir à eux, braver généreusement le respect humain et l’inégalité du sort, accuser, — disons cela, — le meilleur côté peut-être de la mentalité américaine, devait produire un effet étrange sur l’esprit de ces deux pauvres, et sur la destinée de Jean.

Émile Dupin est un jeune homme instruit. Il termine des études médicales poursuivies, ici et là, dans les universités les plus célèbres de la grande république, au gré de ses caprices et des ressources paternelles. Avant d’aller parfaire toutes ses connaissances de haute pacotille dans les hôpitaux et les laboratoires les plus renommés d’Europe, avant de réaliser que « la science creuse la vie mais ne la comble pas », il entend bien, puisqu’il en a le temps et les moyens, faire son tour complet d’Amérique, comme l’artisan français faisait autrefois son tour de France. Et cette année même, il suivra les cours de Laval à Québec. Voilà comment, entraîné à la fois par les réminiscences et les suggestions paternelles, comme aussi dans le mouvement du tourisme américain, il lui a plu de s’offrir le spectacle de la belle nature laurentienne ; de se donner du grand air, dans cette patrie de ses pères, dont on lui a parlé souvent là-bas, à l’ombre des grandes usines où l’on n’entend que bruits mécaniques, où l’on ne s’entretient que de richesses et de gains, et « dont les murs si élevés dérobent la vue du ciel ».

Les premières entrevues des Dupin et des Pèlerin furent sans doute la cause d’une émotion béate pour ceux-ci, et pour les premiers remplies d’une bonté quelque peu tarée d’orgueil satisfait. Mais dans cette première visite chez sa tante et son cousin, Émile Dupin eut bientôt fait, quant à lui personnellement, par sa conversation et ses manières désinvoltes, de rompre, de fondre plutôt la glace qui retenait tout d’abord les pauvres gens dans une gêne presque apeurée. L’on était parents, quoi ! et l’on allait bien s’amuser ! Dès le lendemain, ce fut avec enchantement, et crainte aussi, que la veuve et son fils prirent place dans l’opulente limousine pour aller rendre au père et à la mère d’Émile leurs civilités apparentées, puisqu’on voulait bien ne pas les dédaigner.

Heureusement, les cœurs canadiens se reconnurent et battirent à l’unisson sous leurs défroques pourtant si disparates. La voix mystérieuse de la patrie leur parla délicieusement d’une communauté de sentiments, de souvenirs, de bonheurs juvéniles que les hasards fortunés ou méchants de la vie n’avaient pas su détruire chez aucun d’eux. Oh ! oui, comme l’on allait bien s’entendre durant cette villégiature, d’une part au noble plaisir de réjouir des malheureux, et de l’autre, sous l’emprise de cœurs généreux.

Le jour tombait lorsque la voiture des Dupin stoppa de nouveau aux Pignons-Rouges. Une allégresse qu’ils n’auraient pu rêver chantait dans l’âme de la veuve et de son fils. Tout riait comme jamais auparavant autour d’eux dans la nature. C’était pourtant la même maisonnette, pauvre et seule, qu’ils voyaient là, devant leurs yeux illuminés de joie, les mêmes buissons d’aubépine au ras des fenêtres, et derrière, le profond vallon qui s’enténèbre déjà dans l’arc de la Montagne-Ronde ; c’était la grève en avant, avec ses sables d’or et ses galets que le flot montant couvre de caresses accoutumées ; c’était la route, la bonne route longue, courbe, tant de fois parcourue à pied sec ou boueux, ruban blanchâtre que la puissante machine semblait tout à l’heure dévider comme l’araignée fait de son fil ; mais combien tout cela apparaît aujourd’hui clair et réjouissant, à ces pauvres yeux qui devant tout cela ont tant pleuré.

— « Voyez donc, ma bonne tante, là-bas, sur l’île cette lumière subite !

— Ah ! oui, cher enfant, c’est le phare qui s’allume !… »

Quelques instants plus tard, l’automobile dévalait en ronflant sous la falaise de la Pointe-Sèche, tandis que, aux Pignons-Rouges, porte close, deux âmes, différemment impressionnées de cette journée de bonheur mais traversées soudain par un triste souvenir, s’étaient mises en prières pour les morts !


Cette première semaine des vacances, remplie d’une agitation si insolite pour les Pèlerin, devait voir surgir encore un projet troublant pour eux, et d’une conséquence qu’ils ne reconnaîtront que tardivement. Émile Dupin n’est après tout que l’un de ces touristes américains qui, par milliers, viennent chaque année prodiguer chez nous leur admiration de commande avec leur argent. Les sentiments personnels qui peuvent parler au cœur de son père et de sa mère, qu’il simulera peut-être de partager par déférence ou pour ne pas y contredire, à son for intérieur tout d’abord ne diront presque rien, à lui qui est né et qui a vécu jusqu’à présent sous un autre ciel. De là pour lui le désir irrésistible de passer outre aux choses du village natal de sa famille, pour voir ailleurs et voir encore ; de poursuivre un itinéraire et un programme, afin d’avoir plus tard à en parler sciemment. L’accointance momentanée de ses parents canadiens ne sera qu’un épisode de voyage, une sorte d’idylle d’amour familial, impromptue et passagère. Il a déjà tant voyagé, tant vu, tant appris !

Jean, au contraire, n’est qu’un primitif, ne connaissant guère que les choses concrètes de son village et le rêve ténu qu’a pu laisser dans son esprit la lecture des livres. La maladie qui s’annonce chez lui ne fera qu’accentuer l’irréalisme de son rêve, maintenant surtout que la vue du bonheur apparent de la vie a éveillé en son esprit une appétence qu’il ne soupçonnait pas encore.

Ce projet qui s’offre aux deux cousins, au touriste riche, féru de la passion du voyage et du mouvement, à l’autre dénué, rêveur et maladif, c’est une croisière de quelques semaines dans les eaux laurentiennes. Ce sera, n’est-ce pas, à la fois, agréable et salutaire ? Émile s’enquerra à loisir des attraits si vantés du paysage canadien, sur les rives du grand Saint-Laurent, celles du sauvage Saguenay, les îles du golfe, la côte du Labrador peut-être. Jean, dont la complexion s’est anémiée dans la réclusion de ses jeunes années, retrouvera sur les eaux de mer la vigueur de ses pères.

C’était une grave détermination à prendre toutefois au gré de la mère Pèlerin, qui tout d’abord en fut comme abasourdie et n’y entendit rien ; elle qui tient rancune à la mer de lui avoir ravi et de garder toujours le bonheur et la moitié de sa vie. Jamais elle n’a voulu permettre à Jean d’exposer ses jours aux perfidies de l’onde, et pour solutionner cette grave objection, il faudra tout au moins que monsieur le curé fournisse l’appoint de toute son autorité et de sa clairvoyante sympathie.

Effectivement, monsieur le curé s’est inquiété dans la solitude de son presbytère, de l’absence de Jean qui lui manque depuis une longue semaine. On lui a bien dit ce qu’il y avait de nouveau chez les Pèlerin. Mais ne voir aux offices du dimanche ni la mère ni le fils lui fut d’un mauvais présage ; cela l’inquiéta comme l’appréhension d’un nouveau malheur. Personne n’avait pu lui apprendre qu’ils avaient passé ce dimanche en haute société, les hôtes très honorés de leurs parents riches, sous les yeux ébahis des paroissiens de Cacouna, à l’église de cette paroisse comme dans leur superbe villa.

La maladie de Jean se serait-elle aggravée ?

Les nouveaux venus se feront-ils pour son élève d’un commerce fatal qui détruirait toute son œuvre ?

Que d’inquiétudes tout à coup dans cette âme placide affublée d’un amour paternel !

Le lendemain après-midi, deux voitures fort différentes stationnaient aux portes des Pignons-Rouges ; une motocyclette des plus modernes et l’humble cabriolet du vieux prêtre.

Celui-ci tout d’abord, dans la candeur de son humilité, a paru quelque peu s’intimider aux ouvertures si américaines d’Émile Dupin, qu’on lui a présenté et qui s’est délicatement excusé de s’y trouver en costume de cycliste.

— « Qu’à cela ne tienne, monsieur », lui répond-il, en ressaisissant l’ascendant de son caractère et de son âge. « Vous ne voulez pas refuser de croire que j’ai été jeune aussi, un jour, et que j’aurais bien aimé les amusements qui vous sont permis. Mon plus vif regret, sous ce rapport, ce serait de n’être plus jeune et d’avoir toujours été pauvre. »

— Oh ! ne regrettez rien de tout cela, monsieur le curé, puisqu’il est vrai, comme vous l’enseignez, que le bonheur du riche n’est qu’un leurre et la jeunesse toujours plus ou moins incomprise.

— Imprévoyante, voulez-vous dire peut-être. Mais j’entends que vous parlez déjà comme un vieux. Seriez-vous philosophe ?

— Très peu, trop peu, je le crains bien. Vous aurez plutôt à me pardonner d’être jeune.

— Et vous n’avez pas voulu vieillir plus que cela sans voir la patrie de vos pères ? Voilà qui est bien. J’ai connu les vôtres autrefois, et vous vous honorerez des bons souvenirs qu’ils nous ont laissés. Et que dites-vous de la vie canadienne ?

— Ce que j’en ai vérifié jusqu’à présent répond bien à ce qu’on m’en avait appris, et je l’admire. Peut-être que l’étude plus prolongée et plus approfondie modifiera cette première impression chez moi qui ne suis pas né canadien. Autre pays, autres mœurs. Je ne sais pas bien encore ce qui pourrait l’emporter dans mon humble personnage, ou de l’atavisme canadien ou de l’ambiance américaine.

— Tiens ! tiens ! permettez-moi de vous le dire, sans plus tarder. C’est facile à voir, — en quoi je vous félicite aussi, — vous êtes bien canadien par le cœur qui vous rapproche de bons parents humbles, et bien français par votre parler. Ce que l’on ne trouve pas toujours, hélas ! chez vos congénères de là-bas.

— Oh ! cela, monsieur, tient à deux causes qui me laissent assez peu de mérite. Là-bas, si l’on excepte certaine plutocratie qui recherche les oripeaux aristocratiques ou nobiliaires, les classes moyennes préfèrent aux reliefs du lignage la valeur personnelle due à l’effort, au mérite ou au talent d’un chacun, au titre de vicomte ou de marquis, par exemple, celui du parvenu, du bachelier, ou du simple athlète. Aussi en avons-nous des champions de toutes sortes ! Partant, les mérites individuels y aplanissent plus facilement les inégalités sociales.

« Quant à mon parler français, si je n’ai pas fait comme d’autres qui poussent l’ignorance ou la stupidité jusqu’à travestir leurs noms de famille, je le dois en premier lieu à ma mère dont l’instruction bien française, puisée dans l’un de vos couvents, veilla constamment à préserver notre langue au foyer contre la contamination apportée de l’école ou de la rue. Je le dois ensuite, je veux encore vous l’avouer, à la fréquentation chez une famille de parisiens immigrée chez nous, et restée réfractaire au travestissement du langage. Comme vous le voyez, il ne me reste plus rien de vos éloges, et vous ne ferez pas de moi pour cela un bien grand patriote canadien.

— De mieux en mieux, mon cher. Et pour toi, Jean, voilà la plus belle leçon que je n’aurais pu te donner sur le respect qu’il faut avoir pour sa mère et la langue de sa mère.

« Au fait, maintenant, que faisons-nous de Jean qui veut être malade ?

— Jean, je l’emmène, pour le présent, si vous le voulez bien, parcourir un peu la patrie de ses pères, comme vous dites, et, plus tard, nous verrons, sous d’autres cieux, si la patrie de ses pères se refuse à le mettre en valeur. »

Le vieux curé hésite ; son œil s’est assombri ; un nuage passe évidemment dans son esprit, mais ce n’est encore qu’un nuage, il faut en sourire, et il reprend :

— « Jean n’est pas pressé ; sa patrie non plus, et mieux il la connaîtra, moins il voudra, espérons-le, la déserter. Il fait si bon y vivre comme y ont vécu ses pères.

— Et comme ils y sont morts !… »

Ce mot est malheureux. Il faut rompre.

— « Soit, mon cher. Et quand partez-vous ? Au premier bon vent ?

— Peu importe le vent. Le yacht est bon voilier avec machine auxiliaire. Si la brise ne donne pas, le moteur donnera. Nous partirons dans trois jours. Le temps seulement d’armer et de ravitailler le vaisseau pour la course. Peut-être nous ferez-vous le plaisir, monsieur le curé, d’assister à notre partance au quai de Cacouna, et ne pas oublier votre Adieu-vat ! L’auto vous prendra et vous ramènera ici avec ma tante.

— J’y serai, oui, j’y serai. Pourvu que vous me promettiez bien de veiller comme un frère sur mon Jean, de lui bien faire aimer le Canada, sa patrie, sans trop lui parler des autres cieux qu’il ne connaît pas et n’aime pas plus que moi. La patrie ! la patrie, mon cher !

— Mais la patrie, monsieur le curé, « là où l’on est bien, là est la patrie ! »

— Non, mon cher, ah ! non, dit le vieillard, en se levant brusquement pour prendre congé. Je vous souhaite d’être bien à bord de votre yacht, sous le ciel canadien, sans rien oublier de ce qui reste aux Pignons-Rouges, et comme vous paraissez l’être, sous d’autres cieux ; mais j’aurai l’occasion, je l’espère, de vous bien démontrer, à Jean et à vous-même, quoi qu’en aient pu dire Pacuvius et après lui Cicéron, dont vous paraissez vous réclamer, que le patriotisme n’est pas l’égoïsme dans le bien-être et que d’ailleurs l’on ne saurait être tout à fait bien ni heureux sans la patrie !

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