L’œil et la main de M. Ingres - À la galerie Georges Petit

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L’œil et la main de M. Ingres - À la galerie Georges Petit
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 416-435).
L’ŒIL ET LA MAIN
DE
M. INGRES

À LA GALERIE GEORGES PETIT

Un soir, M. et Mme Ingres s’étaient rendus, en grande cérémonie, à une réception officielle. M. Ingres avait composé lui-même la toilette de sa femme, je veux dire la première, née Chapelle, celle dont on voit, en ce moment, à la galerie Georges Petit, le portrait ébauché sous le n° 23. Il l’avait composée sans doute selon une de ces harmonies cacophoniques dont il avait le secret : peut-être y avait-il suscité des bleus comme le bleu de la Vierge à l’Hostie, en bataille contre un de ces groseilles lilas, comme le lilas de Mme Gonse, et avait-il cru tout concilier en reverdissant le tout de l’éclat légumier qu’on s’épouvante d’apercevoir dans l’Odalisque à l’esclave. Toujours est-il que, si peu regardant qu’on fût alors aux couleurs des toilettes, l’effet fut désastreux. On s’ébahissait, on chuchotait, on se retournait, on prenait note de ces couleurs à ne pas mettre ensemble. M. Ingres allant et venant dans les groupes, assez bien dissimulé à cause de sa petite taille, entendait tout. Il s’approcha vivement de sa femme et lui dit : « Partons ! — Pourquoi Jonc ? — Partons, partons ! Tu es mise de façon ridicule… Tu ressembles à un perroquet… Tout le monde s’en aperçoit. Nous allons être la fable de Paris. » Et ils s’en allèrent, elle digne et muette, lui tout en gestes et en interjections, se secouant comme chien mouillé. Mais lorsqu’ils furent dans l’escalier et qu’il se lamentait sur la comparaison qu’on ferait de sa femme et des autres belles dames et d’être la cause involontaire de cet échec, elle se redressa, superbe, et dit : « Ces dames peuvent dire ce qu’elles voudront : je suis tout de même Madame Ingres. »

Ce trait qui me fut conté par un témoin, non de la scène, mais du récit qu’en fit Mme Ingres elle-même, quelques jours après, dans l’intimité, revient à la mémoire quand on sort de la galerie Georges Petit, où l’on fait en ce moment une exposition rétrospective de l’irascible maître. On se dit : Voilà certes de la peinture souvent bien plate, bien lisse, parfois bien désagréable, des tons ou bien sourds ou bien criards, qui ne chantent pas, beaucoup de couleurs et peu de couleur, une pauvreté d’imagination à faire pitié à des concours pour le Prix de Rome, plus d’une composition déclamatoire et vide. Sans doute, M. Ingres paraît dans ses scènes religieuses ce qu’il se défendait d’être « le singe de Raphaël, » et dans ses scènes pseudo-antiques, il est bien comme, disait Préault, « un Chinois égaré dans les ruines d’Athènes. » Oui, tout cela est vrai, — et pourtant c’est tout de même Monsieur Ingres.

C’est que, malgré tous ses défauts et en dépit de son incapacité radicale à percevoir presque tout ce qui fait la joie des yeux dans la Nature, ce diable d’homme a su, plus fortement que personne, exprimer le peu qu’il percevait. Comme l’a très bien démêlé le regard pénétrant d’Eugène Delacroix, l’œuvre de M. Ingres c’est « la complète expression d’une intelligence incomplète. » Il est allé jusqu’au bout de son talent, jusqu’au bout de ses forces : ce qui est rare parmi les hommes. Il avait peu, mais il a tout donné : ce qui est d’un bel exemple et qui commande le respect. Ses erreurs sont d’une bonne foi entière, venant toutes de l’étroitesse de son esprit et nullement d’une défaillance du cœur, d’une complaisance envers le monde, d’un désir de gloire ou d’argent. Il mettait sur sa toile ses bleus et ses roses avec autant de sérénité qu’un Botocudos se plante un disque sur la lèvre. Il trouvait cela beau. Les vérités de son dessin ont la même simplicité, franche, hardie et ne sont mêlées d’aucun scrupule, ni détour aimable : son crayon lançait un trait comme un arc lance une flèche…

Un tel caractère est rare, un tel exemple est utile, et M. Henry Lapauze a été bien inspiré, en organisant, pour notre enseignement, cette exposition, où l’on peut voir plusieurs tableaux et un grand nombre d’ébauches et de dessins qui n’avaient jamais, jusqu’ici, paru au grand jour. M. Lapauze n’a rien dissimulé de son maître, et avec une belle intrépidité, il nous montre aussi bien les pastiches de Raphaël, comme le Vœu de Louis XIII, que la caricature du génie grec comme cette Thétis que son énorme drôlerie seule parvient à sauver de l’indifférence ou de l’ennui. Il les montre aussi bien que les admirables portraits de Mme de Senonnes, de Mme de Tournon, de Bartolini, de M. Molé, et que les dessins plus admirables encore, égalés seulement par ceux d’Holbein. En même temps, en un volume abondamment fourni de reproductions, il remet, sous nos yeux, les dessins ou études qui n’ont pu être exposés. L’œuvre d’Ingres entier, ou presque tout entier, est, là, reproduit, et, maintes fois, le trait de l’étude est confronté avec le trait définitif. On peut donc se faire une idée totale du maître.

On saisit là, sur le vif, deux choses : l’acuité de son œil et l’adresse de sa main, c’est-à-dire ce que son œil démêlait de la nature et comment sa main rendait ce que son œil avait démêlé. Par ailleurs, M. Ingres nous est bien connu. Les témoignages nombreux, immédiats et concordans qu’ont laissés de lui ses disciples, les Amaury Duval, les Flandrin, les Odier, les Janmot, confirment de tout point ce que son œuvre nous suggère. Nous voyons, dans ses enseignemens comme dans ses tableaux et sa vie, se produire deux phénomènes fort curieux. Le premier est une complète incapacité de jouir des belles couleurs, chez un homme au plus haut point sensible aux moindres modulations de la ligne. Le second est l’obstination d’un réaliste dénué d’imagination à imaginer des scènes irréelles, à laisser, là, ce qui le sauve et à poursuivre ce qui le perd.

Ces deux phénomènes ne sont pas uniques dans l’histoire de l’art : je ne crois pas, au moins dans l’art français, qu’il en soit un exemple plus saisissant que M. Ingres.


I

Sensible à la beauté des formes, nul ne l’a été plus que lui. Tous ses actes, toutes ses paroles, tous ses gestes semblent, tout le long de sa longue vie, s’enchaîner pour célébrer ce culte du « beau formel » en un rite parfois bizarre, mais fervent et tout spontané. Je ne dis pas que d’autres ne l’aient pas mieux exprimé : il l’a ressenti autant que personne. « Regardez cela, s’écriait-il en montrant à ses élèves le modèle vivant, regardez cela ! c’est comme les anciens et les anciens sont comme cela. C’est un bronze antique. Les anciens, eux, n’ont pas corrigé leurs modèles ; j’entends par là qu’ils ne les ont pas dénaturés… Aimez le vrai parce qu’il est aussi le beau si vous savez le discerner et le sentir. Faisons-nous des yeux qui voient bien, qui voient avec sagacité. Si vous voulez voir cette jambe laide, je sais bien qu’il y aura matière, mais je vous dirai : prenez mes yeux et vous la trouverez belle !… » Et il ne pouvait se tenir d’exprimer son enthousiasme devant le modèle. « Si vous saviez tous les cris d’admiration qu’il pousse quand je travaille chez lui, disait une jeune fille qui posait pour M. Ingres, j’en deviens toute honteuse. Et quand je m’en vais, il me reconduit jusqu’à la porte et me dit : « Adieu, ma belle enfant, » et me baise la main… » De même, en face des Stanze. « Je cours aux Raphaël comme le chat court à sa proie, » disait-il.

Une pareille sensualité du goût pour les belles lignes harmonieuses, pour la « santé de la forme, » ne va pas sans une égale souffrance devant la laideur. Amaury Duval raconte qu’à Rome un mendiant avait élu domicile sur la route de Tivoli, et implorait la charité en étalant d’horribles plaies aux yeux des pas-sans. Lorsque M. Ingres dirigeait sa promenade de ce côté et qu’il approchait du malheureux, Mme Ingres s’empressait de jeter son châle sur la tête de son mari et le conduisait par la main jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé, de beaucoup, le pauvre estropié.

Et il ajoute cette anecdote encore plus significative : « Je le vis ressentir un soir à l’Opéra une impression de ce genre. On donnait Guillaume Tell. Le rideau se leva, et quoique M. Ingres préférât de beaucoup la musique ancienne (ce qui avait fait dire à David : « Ingres est fou : d’abord, il aime Gluck »), cependant il se laissait aller à une émotion de plaisir… Mais quand Duprez commença à chanter, je vis M. Ingres se démener dans sa stalle, passer la main sur sa figure, détourner la tête. Je crus que la voix de Duprez lui déplaisait, ou l’air même ; aussi je lui demandai, assez timidement, s’il n’aimait pas le talent de Duprez : « Au contraire, me répondit-il, une émission de voix admirable ! un style superbe ! mais… regardez… voyez cet écartement des yeux !… » Je fis tous mes efforts pour garder mon sérieux… » — Ceci n’était point une attitude. S’il est une chose dont M. Ingres fût bien incapable, c’était la simulation. Son organisme délicat et pétulant vibrait réellement aux moindres désaccords dans l’équilibre, l’harmonie, l’ampleur, des formes, — et même quand il n’avait pas le crayon à la main, selon son expression, son « œil dessinait tout le temps. »

Or, voici le phénomène.

Avec cette sensibilité, cette sensualité pour les belles formes, nul goût de la couleur, ni pour la couleur. Peut-être, dans l’œuvre immense de M. Ingres, on pourrait citer quelques toiles : la Chapelle Sixtine, le portrait de Mme de Senonnes, la Petite Odalisque couchée, qui sont d’une assez riche couleur. Mais ce sont des exceptions et même des hasards. Qu’un peintre, au cours d’une longue carrière, fasse deux ou trois fois une heureuse rencontre de couleurs, — ceci ne prouve pas qu’il soit né coloriste. Encore faudrait-il qu’à l’ordinaire il ne fit pas hurler les bleus et les roses, comme dans le portrait de Mme Ingres, née Ramel, ou dans la Vierge à l’Hostie, ou les bleus et les jaunes, comme dans le portrait de la Princesse de Broglie.

D’ailleurs, dans les quelques toiles à peu près harmonieuses qu’a signées « M. Ingres, il n’y a guère que des couleurs sourdes. Or, tout peintre dessinant et modelant en perfection, comme il faisait, se tirera assez bien des noirs, des rouges bruns et des blancs. Les vraies difficultés de la couleur commencent avec les teintes qui renvoient beaucoup de rayons lumineux : les bleus, les verts, les roses clairs, les violets clairs, les jaunes clairs. Si M. Ingres les avait soigneusement évitées, on ne se serait peut-être jamais aperçu qu’il en distinguait mal les rapports. Mais il ne les évitait pas, précisément parce qu’il ne les voyait pas, c’est-à-dire n’en percevait nullement les désaccords.

Et c’est un trait assez ordinaire chez les médiocres coloristes, — Sassoferrato, Lesueur, Hudson, — que d’aborder les couleurs les plus difficiles, par exemple d’étaler de grands bleus dans leurs compositions. S’ils suivaient leur goût naturel, comme les couleurs vives ne leur donnent aucun plaisir, ils peindraient tout en monochrome, ne s’attachant qu’aux valeurs. C’est le sens profond et la justification parfaite de ce mot de M. Ingres : « Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture. Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres. » C’est encore pourquoi les deux seules couleurs qu’il recommandât à ses élèves étaient le « gris-laqueux » pour les demi-teintes, et le brun rouge, dont il disait : « C’est une couleur tombée du ciel ! » Malheureusement, les peintres non-coloristes entendent vanter le coloris des autres. On leur reproche de faire gris, froid, mort. Un jour vient où ce reproche les impatiente : se sentant forts, ils veulent prouver leur force. Ils saisissent alors, un peu au hasard, des laques, du cadmium, du vert émeraude, du cobalt, — et tout est perdu.

Ainsi de M. Ingres. Cet organisme si sensible aux moindres modulations de la forme et qui en jouissait si vivement, était très probablement affecté d’un commencement de ce que les Anglais appellent colour-blindness, c’est-à-dire incapacité de distinguer les couleurs, — ce qu’il ne faut pas confondre avec la vue basse, la myopie, qui permet fort bien, comme on l’a vu chez Whistler, la perception des plus délicates nuances et des tons les plus fins. Le phénomène est moins rare qu’on ne croit chez les peintres. Voici l’étrange histoire que raconte Vibert d’un de ses camarades d’atelier :

« Un d’eux, que nous avons connu étudiant, ne distinguait pas le rouge du vert. Le vermillon et le vert Véronèse ne faisaient pas de différence pour lui. Il se guidait sur l’étiquette de ses tubes, et, sachant, par ouï-dire, l’usage de ces deux couleurs, il peignait tant bien que mal. Il y avait bien, de-ci, delà, quelques touches égarées qui « gueulaient » un peu, en terme d’atelier : cela passait pour de l’originalité. Mais ayant un jour, par inadvertance, pris la palette d’un voisin qui ne rangeait pas ses couleurs dans le même ordre que lui, le pot aux roses se découvrit, ou plutôt le pot au vert. Tous ceux qui l’ont vue doivent se rappeler encore cette figure académique de lutteur antique, sérieusement peinte dans tous les tons les plus verdoyans de l’épinard et du poireau. On peut se figurer l’explosion d’hilarité que cela lit parmi les camarades ; on en parla longtemps.

« Le pauvre garçon désespéré, à dater de ce jour mémorable, prit le parti de supprimer de sa palette tous les rouges et les verts brillans et il se contenta de peindre des sujets comportant peu d’effets de couleurs. Comme il dessinait très bien, avait le sentiment des valeurs très développé, et sentait vivement la poésie de la nature, il n’en devint pas moins un grand peintre : seulement, jamais un tableau ne sortait de son atelier sans qu’un ami sincère (mais indiscret, comme on voit) ne soit venu vérifier si aucune erreur ne s’était glissée et si les quelques rouges indispensables étaient bien à leur place. »

Je ne veux pas dire que le daltonisme atteignit ce degré chez M. Ingres. Mais il apparaît presque certain, tant dans ses œuvres que dans sa vie, qu’il manquait tout à fait de la sensualité des couleurs. Ses œuvres considérées toutes seules ne suffiraient pas ù le prouver. Il peut arriver qu’on éprouve les plus grandes joies au spectacle changeant de la matière colorée et des vibrations lumineuses, puis qu’on veuille les traduire et qu’on ne le puisse pas. Cela arrive tous les jours. Mais tel n’est pas le cas de M. Ingres. Chez lui, ce n’est pas le rendu qu’il faut accuser, mais la perception même. Ce n’était pas la main qui était en défaut, c’était l’œil. Il n’était pas mauvais coloriste par impuissance à reproduire les riches harmonies qu’il voyait dans la Nature : il ne les voyait littéralement pas, et n’en jouissait d’aucune façon.

On a de lui nombre d’entretiens, de notes, de lettres, de propos recueillis, sténographiés par ses élèves : rien n’y ressemble aux cris de joie, aux notations enthousiastes, subtiles d’un Corot, d’un Delacroix ou d’un Fromentin, et tout, au contraire, y montre l’indifférence ou le dédain du maître pour ce qu’il appelait : « les ornemens que la couleur ajoute à la peinture. » « Raphaël et Titien, disait-il, tiennent sans contredit te premier rang parmi les peintres, et pourtant Raphaël et Titien ont considéré la nature sous des aspects bien différens. Tous deux ont possédé le privilège d’étendre leur vue sur toutes choses, mais le premier a cherché le sublime là où il est vraiment, dans les formes, et le second dans le coloris. » Et encore : « L’expression, partie essentielle de l’art, est intimement liée à la forme. La perfection du coloris y est si peu requise que les peintres d’expression excellons n’ont pas eu comme coloristes la même supériorité. »

Au fond, « supériorité, » « infériorité, » de coloris, c’étaient là, pour lui, des on-dit. Il n’avait pas directement d’opinion sur ce point, d’opinion racinée, enthousiaste, passionnée. Tant qu’il s’agit de poser le modèle, de l’éclairer, de saisir les grandes masses, l’ensemble, de trouver les vivans contours du dessin, il professe avec conviction, avec expérience, avec justesse. Dès qu’il passe à la couleur, il n’a plus d’élans, ou du moins n’en a plus que pour la proscrire chez ceux qui l’ont le mieux rendue. Entendez-le devant cette fête des yeux que sont les Rubens : « Vous êtes mes élèves, par conséquent mes amis et, comme tels, vous ne salueriez pas un de mes ennemis, s’il venait à passera côté de vous dans la rue. Détournez-vous donc de Rubens dans les musées où vous le rencontrez, car si vous l’abordez, pour sûr, il vous dira du mal de mes enseignemens et de moi… On a dit de Caravage qu’il était venu au monde pour détruire la peinture. On pourrait en dire autant de Rubens… » Comme Rembrandt est sensiblement moins coloriste que clair-obscuriste, M. Ingres le comprend un peu mieux, mais il y a encore, chez lui, trop de modulations de couleur : « N’admirons pas Rembrandt et les autres à tort et à travers ; ne les comparons pas, eux et leur art, au divin Raphaël et à l’Ecole italienne : ce serait blasphémer… »

Et, en effet, dès qu’on est insensible au ragoût des couleurs, non seulement on n’en fait pas un mérite à l’artiste, mais on s’irrite de ce qu’elles viennent déranger et détruire l’harmonie des attitudes, l’équilibre des lignes, la clarté des expressions. D’abord, elles empêchent de voir si la forme est parfaitement rendue et, par leur éclat intempestif, elles peuvent nous tromper sur ce point capital, nous dissimuler une défaillance, tandis que le dessin, lui, révèle exactement ce que l’artiste sait ou ne sait pas des formes : c’est « la probité de l’Art. » Ensuite, si le dessin est parfait, elles le gâtent. Or un peintre insensible à la couleur est comme un orateur insensible au mouvement : quand il a fait une belle phrase, il faut qu’il la place, coûte que coûte, telle quelle, dans son discours. Arrière, l’improvisation qui écornerait la belle phrase, qui la ferait peut-être disparaître ! « La promptitude d’exécution dont la couleur a besoin pour conserver tout son prestige ne s’accorde pas avec l’étude profonde qu’exige la grande pureté des formes, » dit M. Ingres.

Et ce ne sont point, là, de simples « mots » d’artiste, des boutades occasionnelles. Toutes les toiles de la galerie Georges Petit projettent devant nos yeux ce qu’annoncent ces paroles. On y voit qu’avant tout, le Maître ne veut pas « perdre son dessin. » Il remplit le contour, — en s’appliquant bien à ne pas le dépasser, — d’une teinte moyenne qui lui représente, à peu près, l’ensemble des couleurs qu’il y a dans la nature, et qu’il appelle le ton local. Même, là où il atteint à la perfection, comme dans le portrait de Mme de Tournon et celui de Mme d’Haussonville, il l’atteint par la valeur du dessin, et l’on reconnaît que chez lui, du moins, il est bien vrai que le « dessin fait les trois quarts et demi » de ce qui constitue la peinture.

Dès lors et si l’on admet, au départ, l’incapacité visuelle de M. Ingres, son système n’a rien de forcé : c’est un bénéfice de nature. Son étroitesse n’a rien de vil : c’est de la logique. C’est sans effort, en suivant la pente [de son esprit et les. nécessités de son métier, qu’il en arrive à énoncer des aphorismes comme ceux-ci : « Il est sans exemple qu’un grand dessinateur n’ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux caractères de son dessin… ; » et enfin : « Nous ne procédons pas matériellement comme les sculpteurs, mais nous devons faire de la peinture sculpturale. » Ce mot dit tout : c’est la négation même de l’art pictural, comme, d’ailleurs et par une erreur symétriquement superposable, l’école actuelle de sculpture à jeux d’ombres et de lumières et à enveloppes, est la négation de l’art sculptural. Mais tandis que les tendances actuelles de la sculpture naissent d’un désir de « renouveler » l’art, l’erreur de M. Ingres venait d’un attachement furieux, d’une fidélité aveugle à ce qu’il appelait « le Beau éternel. »

Qu’on regarde son Romulus vainqueur d’Acron, son Saint Symphorien, son Jupiter et Thétis : ce sont des statues mises bout à bout, ou les unes devant les autres, et coloriées d’un vague ton chair, le même pour tous les jeunes gens, le même pour tous les vieillards, d’après une recette qui ne lui avait pas coûté grand’peine. Qu’importe cette couleur, si la ligne est juste, si la forme est bien définie, bien visible, si les masses sont en équilibre et en harmonie ! L’important, c’est que les valeurs y soient, en des oppositions nettes, précises et qu’aucune couleur reflétée ne vienne brouiller. Il avait pris une telle horreur pour les ombres transparentes qu’il avait fait apporter, de l’Ecole des Beaux-Arts, son prix de Home avec l’intention de reprendre toutes ses parties d’ombre et de les empâter. Un de ses mots était : « Messieurs, mettez du blanc dans les ombres ! c’est-à-dire : bouchez-les ! »

Quant au paysage, qui n’est guère qu’une masse colorée et où les lignes sont mal définies, il n’existe pas : il n’existe que du jour où un Poussin le discipline : « Lui, le premier, lui seul, il a imprimé le style à la nature italienne. » La nature végétale et géologique est une chose trop embrouillée, trop peu linéaire pour être admirée en elle-même. Elle n’est bonne qu’à servir de cadre à des actions humaines, « car il n’y a que les peintres d’histoire qui soient capables de faire de beaux paysages. » Enfin, la pierre de touche de toute peinture, selon M. Ingres, c’est l’image d’où la peinture est absente : c’est la gravure. Là, on reconnaît vraiment si le tableau est bon ou mauvais. « Il faut que le peintre s’arme soigneusement avant de se soumettre à cette épreuve. S’il en sort victorieux, c’est que, sans nul doute, il méritait la victoire. » Le reste est peu de chose : ce n’est que la couleur !

Le phénomène noté au début de cette étude trouve, ici, son exemple le plus frappant. Jamais esprit d’artiste ne fut plus borné : jamais vision de nature si étroite. Dans la nature, M. Ingres ne voit que le corps humain, dans le corps humain que la forme, dans la forme que le dessin arrêté, délimitatif, et l’attitude fixée, jamais ce qu’il y a d’indécis, de mordu par l’ambiance et de changeant, — toujours l’ « être, » jamais le « devenir. » Il est douteux qu’il eût admis le dessin d’un Carrière, d’un Whistler, d’un Renouard. Il est certain qu’il n’admettait pas celui d’un Rubens, d’un Van Dyck, d’un Boucher, d’un Rembrandt, et il recommandait à ses élèves, lorsqu’ils traversaient les salles où étaient ces maîtres, de « se mettre des œillères comme aux chevaux. »

Quant aux modernes, ils étaient bons à tuer. « Je voudrais, disait-il, qu’on enlevât du Musée du Louvre ce tableau de la Méduse et ces deux grands Dragons, ses acolytes ; que l’on plaçât l’un dans quelque coin du ministère de la Marine, les deux autres au ministère de la Guerre, pour qu’ils ne corrompent plus le goût du public, qu’il faut accoutumer uniquement à ce qui est beau. » — Si l’on avait ôté des musées toutes les toiles qui le heurtaient, qu’il enjoignait à ses élèves de ne pas voir, on aurait dépeuplé le Louvre, vidé Amsterdam, réduit l’Académie de Venise à presque rien. Il aurait décapité toutes les Ecoles, sorte de Robespierre du dessin, pour faire régner la « Probité de l’Art. » Sa bonne foi étant entière, son honnêteté scrupuleuse, on ne peut en accuser que son œil.

Comment, avec si peu de dons pour la peinture, M. Ingres s’est-il fait peintre ? Les premières pages du livre de M. Lapauze consacrées à la famille de M. Ingres, à son père, à ce qu’on pourrait appeler « sa préhistoire, » nous l’apprennent. M. Ingres était fils de peintre et de peintre apprécié, de membre de l’Académie de Toulouse : c’était un dynaste. Mais il est probable qu’il était infiniment mieux doué pour la musique. D’après ceux qui l’ont connu, son goût en harmonies musicales était étendu. Il percevait, sans doute, beaucoup plus d’intervalles entre deux sons qu’entre deux couleurs. Ce peintre qui voyait si mal les bleus, les jaunes et les verts, avait beaucoup d’oreille. On s’est peut-être trop moqué de sa passion pour la musique. Le vrai « violon d’Ingres, » c’est la peinture.


II

Le dessin est sa vocation. Et par le mot « dessin, » j’entends l’intelligence du geste, l’équilibre des masses, la mise en place, l’éclairage, le drapé, le modelé. Dans tout ce qu’il dessine expressément d’après nature, tout cela est non pas seulement excellent, mais nouveau, révélateur, magistral.

Regardez ses portraits. Tout est simple, rien n’est banal. Rien n’est imprévu et rien cependant n’est ce qu’on a vu, déjà, dans un autre portrait. Chaque fois, M. Ingres renouvelle, sans effort apparent, la pose par d’imperceptibles modulations de l’attitude toujours aisée, toujours unie, toujours plaisante. Ce sont des mouvemens qui font honneur au corps humain. Et le corps les fait de lui-même, sans y être le moins du monde contraint ou forcé. Nul embellissement, nul mensonge. Çà et là, peut-être un bras, pour donner une ligne plus enveloppante, est obligé à un mouvement qu’il n’aurait pas pris tout seul. Un coude est légèrement déplacé, mais c’est à peine sensible et extrêmement rare. D’ordinaire, M. Ingres est le témoin le plus incisif et le plus impitoyable de son temps. Quand ses modèles ont la figure de travers, il l’avoue ; quand ils sont atteints de strabisme, il le dit crûment. Quand ils ont l’air niais, les cheveux ébouriffés ou en épis rebelles, la taille déjetée par une croissance précoce, déhanchés, ou le ventre omnipotent, il le proclame ingénument, sans honte, et, s’ils ne savent que faire de leurs bras, il ne leur apprend pas à s’en servir. Ainsi, par son ingénuité féroce, il atteint à cette manière de caricature inconsciente que M. Raffaelli appelle le « çaractérisme, » et qui est une forme du grand art. Il prétend être un réaliste et là, en effet, ses prétentions au réalisme sont pleinement justifiées.

Même les choses qu’il aime le mieux, qu’il admire avec le plus de ferveur, il les montre telles qu’elles sont. Ainsi les mains. Certes, il étudie les mains de ses modèles avec une curiosité passionnée, un goût voluptueux. Il les scrute avec autant de soin qu’une chiromancienne. Aussi, ne sont-elles pas interchangeables, comme celles des portraits de Van Dyck et de tant d’autres : elles suffiraient à identifier les figures. Pourtant il ne les flatte pas. Il s’abstient de les faire plus petites qu’il ne les voit. Lorsqu’elles viennent en avant, il les voit énormes, comme les verrait l’objectif photographique et les montre telles quelles. Le portrait de la baronne James de Rothschild, de Mme Ingres, née Ramel, et de bien d’autres en témoignent. Aucune affectation non plus à leur donner trop d’importance. Si attentif qu’il soit au dessin des mains, si supérieur qu’il s’y montre, il n’en fait pas étalage inutile. Bien souvent, il les cache à demi, comme celles de Mme de Tournon et de Mme Devançay, n’en montre qu’une comme chez Mme de Senonnes, laissant l’autre se perdre dans la fine trame des plis. Par une coquetterie d’impeccable virtuose, il joue la difficulté en abordant les raccourcis les plus périlleux, comme dans les mains de Mme Panckoncke et la main gauche de Mme Ingres. Au lieu de montrer, il suggère et avec une telle perfection qu’on lui sait gré de tout ce qu’il laisse à deviner.

Cette fidélité au modèle est poussée parfois jusqu’au scrupule. Quand il fait son propre portrait, de trois quarts, il n’ose pas donner à son regard la même direction qu’à sa figure, parce que posant devant une glace et une glace simple, il faut bien, pour qu’il se voie lui-même de trois quarts, qu’il regarde de côté, — et il se dessine un regard en coulisse. A. cette véracité il doit son impeccable dessin. On ne saurait citer un portrait, ni une étude dont le trait soit faible ou banal.

Considérez les figures de Mme de Tournon, de Mme Panckoucke, de Bartolini, de la « Belle Zélie, » de M. Mole, de Mme de Senonnes : d’abord, ce, sont, Là, des portraits véritables, c’est-à-dire faits à la ressemblance de la personne qu’ils représentent et non à la gloire de ses arbres, de sa fenêtre, de ses meubles, du soleil qu’il faisait ce jour-là et des reflets de son chapeau, — bref de tout ce qui n’est pas elle. Pendant un long temps, ce fut la prétention de l’Ecole impressionniste de tatouer le visage et les mains du modèle de tous les reflets projetés par les surfaces lumineuses autour de lui, si bien que, dans cet éparpillement omnicolore, il se perdait tout entier. « C’est la nature, » disait-on et l’on avait raison de dire que c’était la nature, telle qu’elle apparaît, dans un jardin, sous des arbres et un chapeau de paille, par un gros soleil. Mais l’on a raison aussi de se libérer de ces conditions très particulières d’éclairage et de pose, si l’on veut saisir, sur une figure humaine, non pas le reflet de ce qui l’entoure, mais le reflet de ce qui l’anime, et point du tout ce par quoi elle se confond avec son milieu, mais justement ce par quoi elle en diffère.

L’admirable portrait de Mme de Tournon si calme, si commodément installé pour l’étude physiognomonique, nous met en présence d’une individualité vivant de sa vie propre, — et c’est précisément le but et la définition du « Portrait. » Nous ne savons pas, il est vrai, comment, ce jour-là, les rayons du soleil jouaient à travers les feuilles, — ni même s’il y avait des feuilles et du soleil, mais nous savons ce qu’avait de bien particulier l’expression de Mme de Tournon. M. Molé semble poser dans une cave, mais nous savons, sans avoir rien lu sur lui, quel était le tempérament de M. Molé. La « Belle Zélie » se détache sur un fond irréel, mais la belle Zélie, elle, offre tous les aspects d’une réalité. Sans doute, il n’y a pas, ici, cette sorte d’intérêt qu’éveille en nous une figure palpitante de reflets, d’ombres, de rayons, toute en vibrations venues de très loin ; mais c’est bien quelque chose quand on tire, pour nous le montrer, un individu de la foule, que de nous faire voir non plus cette foule, mais cet individu.

Ensuite, ces portraits véritables sont de merveilleuses symphonies de lignes. Sens mystérieux de l’équilibre, obscure perception de la pesanteur et de la résistance dans les choses même les plus légères et les moins raides, comme le grain de sable arrêté sur le bord du sablier, goût de ce qui s’alanguit, se déroule et se déploie, ou, au contraire, de ce qui arrête, limite et définit, — tout cela est satisfait par l’ordonnance, gracieuse et simple, de ces atours. M. Ingres dispose ses lignes comme Raphaël. Son idéal de l’art, la Dispute, le sert merveilleusement, tant qu’il reste enchaîné étroitement à la réalité, par l’obligation de suivre son modèle. Il est le maître incomparable des plis : plis qui enveloppent comme des bras, plis qui bouillonnent comme de l’écume, plis qui sourient comme des fossettes, plis qui froncent comme des rides, plis qui gantent, plis qui ondulent, plis qui se creusent, se « pochent, » ou plis qui tombent en chute d’eau, — il les sait tous, et les emploie tous, dans un parfait équilibre et une parfaite simplicité. Il trace, d’une main également sûre, la grande trajectoire et le petit « œil de pli. » Il réussit également la période et le trait. Il a de l’éloquence et de l’esprit. Aimanté par la réalité, son crayon n’erre jamais. Et là, chose curieuse, en même temps que sa pratique est parfaite, sa théorie est large. Dans le domaine de la forme, son esprit est très compréhensif : il saisit tout, il comprend tout, il aime tout ce qui vraiment est digne d’être aimé. Il ne s’arrête nullement aux Grecs, ni à Raphaël. Il aime Masaccio, il aime Luca Signorelli, il aime jusqu’à Giotto et le copie. Sans doute, ce ne sont que des passades ; il se ressaisit ; en lui le Grec prédomine, mais s’il n’adore pas constamment les primitifs, il les comprend toujours. La justesse, la précision, la force d’une ligne, partout où il les trouve, même éloignées de la grâce qu’il aime, même mêlées de l’archaïsme ou de l’étrange qu’il n’aime pas, il les admire, il les acclame parfois, en tout cas, il les admet. C’est que vraiment sensible aux beautés de la forme, il comprend tout du Beau « formel. » Rien de ce qui est du dessin ne lui est étranger.

Et comme il l’enseigne ! « En étudiant la nature, dit-il à ses élèves, n’ayez d’yeux d’abord que pour l’ensemble. Interrogez-le et n’interrogez que lui. Les détails sont des petits importans qu’il faut mettre à la raison. La forme large et encore large ! » Dans ce domaine qu’il connaît bien, sa théorie comme sa pratique est entièrement réaliste. Il se fâche contre quiconque se permet d’embellir le modèle. Au seul mot d’« idéaliser, » il éclate : « C’est dans la nature qu’on peut trouver cette beauté qui fait le grand objet de la peinture, dit-il ; c’est là qu’on doit la chercher, nulle part ailleurs. Il est aussi impossible de se former l’idée d’une beauté à part, d’une beauté supérieure à celle qu’offre la nature, qu’il l’est de concevoir un sixième sens ! » Et quand on lui cite les anciens, il répond : « Les anciens n’ont pas créé, ils n’ont pas fait, ils ont reconnu. »

Cette « forme large, » ce dédain du détail, cette décision, se lisent dans tous ses portraits, mais sont soulignés surtout dans ses mines de plomb. C’est là que son œil est le plus pénétrant, sa main le plus fidèle. Là, chaque trait porte et, comme un bon archer, il fait plus de besogne avec quelques coups bien ajustés que d’autres avec une multitude qui obscurcissent le papier. Nul n’a porté le trait synthétique à ce degré de perfection.

Or le trait synthétique, la ligne, n’est point, comme toute l’école impressionniste le prétend, une convention de l’esprit, mais bien une fonction naturelle de la vue. Soit que nous ayons besoin, pour l’utilité de la vie, de délimiter la place de chaque objet dans l’espace, soit qu’un goût de clarté nous pousse à définir le monde coloré comme un assemblage d’arabesques, l’idée de la ligne n’est pas plus conventionnelle que celle de la tache ou du point. Et il faut qu’elle tienne à la physiologie humaine de façon bien profonde, pour que l’humanité ait eu l’idée de relier par des lignes fictives les choses les moins linéaires du monde et qui ressemblent le plus à des points : les étoiles. Puis donc que l’imagination se figure sans peine des lignes reliant les points lumineux de la Grande Ourse ou du Capricorne, il ne faut point trouver bien extraordinaire qu’un maître ait cru pouvoir délimiter par une ligne la place que tenait un jour dans l’espace le tuyau de poêle de M. Leblanc ou le bonnet de Mme Gatteaux.

De plus, le trait synthétique a une double saveur : la saveur de la révélation et celle de l’énigme. Il montre mieux certaines choses, certains caractères essentiels de l’objet, certains mouvemens que, sans le peintre, on n’eût pas aperçus, — et il laisse à deviner le reste, la masse des détails inutiles, qu’on peut se figurer aisément. C’est une aiguille tirée d’un tas de paille. On est reconnaissant à l’artiste de sa trouvaille : on se sait gré à soi-même de sa perspicacité. Suivez, un à un, les dessins à la mine de plomb exposés à la galerie Georges Petit ou reproduits dans le livre de M. Lapauze : quelle vie, quelle sobriété, quelle justesse ! Personne, avec si peu de mots, a-t-il dit tant de choses ? A ce degré de simplification et de clarté, le dessin devient une écriture, se lit comme une écriture, s’imite comme une écriture aussi. En tenant compte des difficultés qui subsistent dans une telle tâche, rien de plus facile à copier qu’un dessin de M. Ingres, car il est facile d’apprendre à écrire. Mais rien de plus difficile que de tirer directement de la nature un dessin qui vaille un dessin de M. Ingres, c’est-à-dire les quelques lignes essentielles et parlantes qui dispensent des autres. C’est qu’il est difficile d’inventer une écriture nouvelle et que les autres acceptent. N’était-ce que cela ? se dit-on quand c’est fait ; mais avant que ce soit fait : C’est tout un monde !

Or ces petites merveilles qui ne furent jamais contestées, ces chefs-d’œuvre que Holbein seul surpasse et qui, sur plusieurs points, ne sont pas surpassés même par Holbein, M. Ingres les aimait peu. « Est-ce ici que demeure le dessinateur de portraits ? » demandait le domestique d’un de ses cliens envoyé dans sa maison, à Rome. — « Non, monsieur, » répondit M. Ingres raide sur le pas de sa porte, « celui qui demeure ici est un peintre. » C’est ce qu’il répondrait encore aujourd’hui à la postérité. Notre culte pour ses dessins lui paraîtrait une manière d’injure. Il ne voulut pas les laisser voir à son exposition rétrospective de 1855. Notre admiration pour ses portraits peints ; pour Mme Devauçay, pour Mlle de Tournon, pour Mme d’Haussonville, lui agréerait peut-être, mais ne le contenterait pas. Car il voulait qu’on l’honorât comme un peintre et un peintre de « haute histoire, » c’est-à-dire un compositeur, un évocateur, un poète. C’est cela qu’il voulut être, c’est à quoi il tenait. Pour que son ombre soit en paix, dirons-nous à la manière des épigrammes antiques, ce ne sont pas ses portraits qu’il faut que nous admirions, mais son Vœu de Louis XIII, son Napoléon en manteau impérial, son Jupiter et Thétis. Et non pas peu, ni avec réserves ; il nous l’a dit lui-même : « La louange pâle d’une belle chose est une offense. » Vainement, nous voudrions y échapper. Le terrible homme nous traîne devant ses Grecs, ses Romains, son Moyen âge aux défroques de 1830, et nous force à nous en expliquer.

Or, voici le second phénomène que nous avons signalé au début de cette étude, non pas unique dans l’histoire de l’art, — car nous savons que Van Dyck préférait à tous ses portraits ses médiocres compositions religieuses, — mais rarement reproduit avec cette intensité. Tant qu’il est soutenu par le modèle vivant, présent et immobile, M. Ingres ne bronche pas. Il est le premier dessinateur des temps modernes, un des plus véridiques de tous les temps. Son œil pénètre plus de vérités qu’aucun autre dans l’être humain ; sa main les exprime mieux que nulle autre main Tant qu’il ne vise que le vrai, tout ce qu’il fait a du style ; les yeux fixés au ras de terre, il s’élève sans y penser à une sorte de grandeur épique. Mais du jour où il se met en tête d’imaginer et où il vise le « style, » tout est perdu. Otez-lui le modèle, il s’effondre. Un goût singulier pour le « rond, » pour le déclamatoire, pour l’emphatique le saisit. Il ne voit plus vrai : il voit beau, et quelle sorte de beau il voit, nous l’apercevons dans l’Age d’or ou dans la Thétis : C’est une vision antique et lointaine tentée par quelqu’un qui ne perçoit clairement que les choses les plus modernes et les plus proches, et un message de Phidias traduit par un bourgeois de 1830, dénué de tout ce qu’il faut pour le comprendre, et qui n’a de grec que le bonnet.

Rendez-lui le modèle et qu’il soit obligé de le suivre comme dans le portrait : il refuit un chef-d’œuvre. Ainsi, l’on comprend l’enthousiasme, le culte des uns pour M. Ingres, l’horreur des autres. Il y a un fondement solide pour aimer M. Ingres, il y a un fondement solide pour le haïr. Et entre les deux sortes d’art, nulle transition, nul pas à pas. Il saute à pieds joints dans la convention. Entre le portrait de Mme Panckoucke et le Jupiter, entre le M. Berlin et le Saint Symphorien, vous pouvez chercher le lien, l’évolution : il n’y en a pas. Bien mieux : dans la même toile vous voyez juxtaposées hardiment une figure réelle, d’une précision photographique, avec toute son asymétrie, celle de Chérubini et une figure vague et conventionnelle, vidée de toute vie, comme la Muse. Cela semble fait par un autre maître, avec une autre méthode, et, en effet, la méthode change entièrement. Il abandonne ce qui a fait sa force : la fidélité au modèle, il quitte le sol où il puisait toute sa vigueur. Et il le fait volontairement, de propos délibéré, pour atteindre plus haut. « Le peintre d’histoire, dit-il, rend l’espèce en général, tandis que le peintre de portraits ne représente que l’individu en particulier, par conséquent un modèle souvent ordinaire et plein de défauts… » Ces défauts, dès qu’il fait de l’histoire, il les corrige ; cet « ordinaire, » il le magnifie, il l’idéalise et toute la saveur du trait individuel, du geste spontané, disparaît.

Il disparaît si bien qu’on prend pour figures conventionnelles, dessinées « de pratique » ou de mémoire, les modèles mêmes qui ont posé. Cela arriva à Edmond About, devant le Saint Symphorien, en 1855. M. Lapauze le reprend vivement, en citant les deux cents études conservées à Montauban, que M. Ingres avait faites pour ces figures. Mais l’observation d’About reste fort juste : entre le trait de l’étude et le trait du tableau, il peut y avoir des nuances d’inflexion qui suffisent à changer un mouvement particulier et précis en une gesticulation vague et banale. Puis, l’étude, même faite en vue d’un « tableau d’histoire, » n’est pas un portrait. Le peintre ne traite pas son modèle comme son client. Son client, il l’observe ; son modèle, il le « pose : » — ce qui est fort différent. Dans le Saint Symphorien, le licteur du premier plan, vu de dos, « pose » manifestement. On ne saurait se placer dans cette altitude naturellement et sans fatigue. Enfin, ayant posé son modèle dans une attitude qu’un honnête bourgeois ne prendrait certes pas de lui-même, il l’interprète. Un jour, l’Œdipe de M. Ingres était sur son chevalet. Son camarade Granger entre, lui fait force complimens : « Je reconnais ton modèle, lui dit-il. — Ah ! n’est-ce pas ? c’est bien lui ? — Oui, mais tu l’as fièrement embelli ! — Comment ! embelli ? mais je l’ai copié, copié servilement. — Tant que tu voudras, mais il n’était pas si beau que cela. » Il n’y avait rien de plus curieux, ajoute Amaury Duval, que de voir l’exaspération de M. Ingres qui, devant ses élèves, s’entendait accuser de ne pas suivre ses propres doctrines. Aussi comme il s’emportait ! « Mais vois donc, puisque tu te le rappelles, c’est son portrait… — Idéalisé !… » répétait Granger.

Nous n’aurions pas ce témoignage, nous n’en douterions guère. Cette figure n’a pas l’accent qu’on trouve toujours dans la nature prise sur le fait. De même l’Angélique, de même le jeune malade, son père et le médecin dans la Stratonice : ce ne sont pas là des gestes que l’on voit, ni que M. Ingres a vus, mais qu’il a voulu combiner, forcer ses modèles à faire, dès qu’il est entré dans ce qu’il appelait la « haute histoire. » Ce n’est pas de la vie : c’est de la mimique, et de la mimique imposée par la prétention de faire exprimer par la peinture des idées de drame. De son temps, il y a un mot, oublié aujourd’hui, qui revenait constamment dans les écrits, les discussions d’atelier, même les conversations courantes. Ce mot, c’était celui de beau idéal, — c’est-à-dire ce que l’on considérait comme le but suprême dans l’art ou dans la vie. M. Ingres se défendait de l’employer, mais en fait, dès qu’il quittait le terrain solide du portrait, il s’efforçait d’atteindre une sorte de mimique expressive qu’il ne voyait pas du tout dans la nature, mais seulement dans les ouvrages de Raphaël.

Quant à imaginer quelque chose, il en était tout à fait incapable. Il était de ces gens qui, lorsqu’ils ferment les yeux, ne voient plus rien. De loin, il n’arrivait point à se représenter le rapport des choses entre elles. Nulle perspective, nulle science des reflets. Ce qui lui arriva pour La Source en est un frappant exemple. La Source, on le sait, fut faite en deux fois. C’était une étude de jeunesse commencée en même temps que la Venus anadyomène : le torse seul était entièrement peint. Elle était pendue assez haut dans un coin de son atelier, à Paris. Une amie, qui venait le voir, avisa ce morceau dédaigné, oublié peut-être. « C’est très beau, lui dit-elle, ce que vous avez là, vous devriez en faire quelque chose. » Cette amie avait du goût. M. Ingres avait confiance en elle, il l’écouta, descendit son étude, la reprit, on modifia les bras, en termina les pieds qui n’étaient qu’ébauchés, peignit de l’eau sous ces pieds et décida que ce serait une source. L’œuvre est d’une beauté absolue : elle est comme un beau vers jailli du cœur d’un grand poète, parfait, immortel. Mais il avait négligé de faire poser son modèle au-dessus d’une nappe d’eau réelle : aussi imagina-t-il d’y faire se refléter tout le dessus des pieds, exactement le peu de chose qu’on ne pouvait y voir. On eut toutes les peines du monde à le tirer d’erreur.

De même, observait-il fort mal la perspective. Il n’y en a aucune dans son Saint Symphorien : le rapport des grandeurs entre le saint lui-même et sa mère, penchée sur le haut du rempart, est d’une fantaisie barbare. Il n’y a aucune échelle perspective, dans l’Apothéose d’Homère, entre Homère lui-même et ces figures de poètes qui, selon le mot cruellement juste de M. de Wyzewa, semblent « copiées sur de méchantes lithographies de livres de classe. » C’est qu’en dehors du modèle vivant et présent, M. Ingres voyait fort mal et qu’en dehors du pastiche des classiques, il n’imaginait rien. Pourtant, c’est de ses peintures imaginées qu’il était fier. Ainsi, voyons-nous chez lui le plus parfait exemple du génie qui se méconnaît lui-même, qui se prend pour un autre et veut qu’à cet autre on décerne les suprêmes honneurs.

Heureusement, le temps qui remet tout en place a sauvé l’œuvre de M. Ingres, malgré M. Ingres lui-même. « Peintre d’histoire ou rien ! » aurait-il dit peut-être, mais nous ne nous laissons pas enfermer dans ce dilemme. M. Lapauze, dans la préface qu’il a mise au catalogue de son exposition, renarre l’aventure suivante arrivée à Hébert, quand il était à Rome jeune artiste et cherchait à gagner les bonnes grâces de M. Ingres. Il s’agissait de son envoi de première année qu’il voulait montrer au maître. Il l’avait conçu dans la manière ingriste, pour lui plaire, et avait caché soigneusement toutes ses petites études qui n’étaient que du pur Hébert. « Ingres vint, en effet, et devant l’esquisse qu’on lui présentait, il eut une grande bienveillance. Hébert jouissait de l’impression produite. Mais, comme il reconduisait Ingres, qui venait d’ouvrir, par inadvertance, une autre porte, le maître avisa un pifferaro au chapeau pointu, les yeux noirs brûlés de fièvre, la lèvre rouge et les joues pâles. Ingres s’était brusquement arrêté. Il fronçait les sourcils et, muet sur place, il scrutait l’étude imprévue. Soudain il se retourna : — « Qui a fait cela ? demanda-t-il. — C’est moi, monsieur le directeur, répondit Hébert, non sans confusion. — C’est vous, monsieur, qui avez fait cela ? — Oui, c’est moi. — lié bien ! cela, c’est très bien, » conclut Ingres. Puis, désignant le projet d’envoi : « Et ça, c’est mauvais ! »

Cette aventure est connue, mais elle était bonne à redire, parce qu’elle illustre admirablement la grande loi qui régit les œuvres de l’esprit humain. En art comme en littérature, celles qui survivent sont peut-être bien celles aussi où l’on a versé le plus de vie, mais non celles pour lesquelles on a cru le plus vivre. Le Vœu de Louis XIII, la Thétis, c’est la Henriade, c’est la Franciade : c’est la grande « machine » manquée, dont on est fier parce qu’elle a coûté, beaucoup de peine et qu’on a les bras encore tout engourdis d’avoir été levés si haut pour atteindre ce qui est au-dessus de sa tête. La postérité, qui est une grande dame, vient voir, passe dédaigneuse, voit la grande machine, s’en amuse comme de la chose du monde la plus ridicule — et l’on se croit condamné, perdu ; — puis, avisant dans un coin, dans l’antichambre, quelque toile retournée au mur, faite facilement, dans les limites de son talent, une boutade où l’on a mis le meilleur de soi et rien que de soi, la retourne, la met en lumière, sourit : « Ça, c’est joli, » dit-elle, — et l’on est sauvé.


ROBERT DE LA SIZERANNE.