L’œuvre de Lénine

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Le Figaro
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L’œuvre de Lénine

L’homme qui a succombé lundi à un accident de la paralysie générale aura tenu, dans l’histoire du vingtième siècle, un rôle dont l’importance étonnera l’avenir. Si l’on veut juger Lénine, il faut se rappeler les scènes qui ont suivi son retour en Russie, le 16 avril 1917. Ce jour il était reçu à la gare de Finlande par des acclamations. Les Izviestia, l’organe du Soviet, lui consacrait le lendemain un article important. Et quinze jours plus tard, il exposait ses idées devant le Soviet lui-même. L’originalité n’était pas dans ses vues, mais dans l’énergie avec laquelle il demandait l’application complète et sans délai : socialisation immédiate, commune immédiate, paix immédiate. Il fit scandale ; mais on le prenait pour un théoricien, un rêveur qui ne passerait jamais à la pratique. Six mois plus tard elles étaient réalisées.

Ce qu’était le programme maximaliste (c’est la vraie traduction du mot bolcheviste), on peut le voir par une déclaration publiée dans la Pravda, le journal même de Lénine, 18 janvier 1918. J’en cite quelques lignes :

« La Russie est déclarée une république de conseils ouvriers, soldats et paysans. Tout le pouvoir, central et local appartient à ces conseils… Pour réaliser la socialisation du sol, toute propriété territoriale privée est abolie… Toutes les forêts, les richesses du sol et les eaux… tous les biens et toutes les entreprises rurales sont déclarés propriété nationale. Le décret publié par les conseils sur le contrôle par les travailleurs… est considéré comme le premier pas pour le passage définitif des fabriques, usines, mines, chemins de fer et tous moyens de production et de transport aux mains de la République… Le passage de toutes les banques aux mains des conseils des ouvriers et des paysans est considéré comme une des conditions de la libération des masses ouvrières… Le devoir universel de travailler est proclamé… La création d’une armée rouge socialiste d’ouvriers et de paysans est décrétée, ainsi que le désarmement complet des classes possédantes. »

Le communisme intégral, appuyé sur un régime de terreur, mena la Russie à un tel désastre que, dans le printemps de 1921, Lénine lui-même dut faire frein. Il publiait, le 29 avril, dans la Krasnaïa Nov, un article qui fit sensation : « Assez d’illusions ; il est ridicule de fermer les yeux à la vérité : interdire à la Russie toute pratique des échanges commerciaux serait une bêtise et un suicide… Les échanges, la liberté commerciale, créeront entre les citoyens des relations de nature capitaliste. Est-ce un malheur ?… Par rapport au moyen âge où s’attarde encore la Russie, le capitalisme est un bien. »

Ainsi naissait ce qu’on a appelé la N. E. P., la nouvelle politique économique, comprenant une certaine liberté commerciale à l’intérieur. Depuis lors, et sous ce régime mitigé, la Russie a réussi à ne pas mourir. C’est tout ce qu’on peut dire. Elle mène une vie ralentie. La balance commerciale est en équilibre parce que les importations et les exportations sont pareillement faibles. Les locomotives sont en surnombre parce que le trafic est presque nul. Le problème monétaire, très simplifié par la suppression du commerce extérieur, a été provisoirement résolu par la création d’une monnaie-or, le tchervonetz, dont la baisse est lente. On a un sentiment général de stabilisation dans la déchéance.

Telle est l’œuvre de Lénine. Elle est toute négative. Il a détruit un immense Empire. Il n’a rien construit. Toutes les forces qui rappellent la Russie à la vie sont des forces contraires au régime communiste. Il y a quelques jours à peine, au Congrès du parti communiste, une violente opposition s’est élevée contre le gouvernement. On a demandé une enquête sur l’échec des industries d’Etat et la prospérité des industries privées. Le commerce extérieur, dirigé par l’Etat, n’a pas été moins vivement critiqué. On a réclamé des importations d’objets manufacturés, qui sont moins chers à l’étranger qu’en Russie, La Pravda a répondu en fulminant contre les petits bourgeois de village, alliés des capitalistes étrangers, et qui demandent des importations, ruine de l’ouvrier russe.

Henry Bidou.