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L’œuvre scientifique de Pasteur

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Docteur Roux
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 842-865).
L’ŒUVRE SCIENTIFIQUE
DE
PASTEUR

Lorsqu’on étudie l’œuvre de Pasteur, on est émerveillé qu’un homme ait pu faire tant de choses et de si grandes.

La vie scientifique originale de Pasteur commence en 1844, lorsqu’élève à l’Ecole normale supérieure il lit une note du chimiste allemand Mitscherlich. sur le tartrate et le paratartrate de soude et d’ammoniaque. Ces deux sels ont la même composition, les mêmes propriétés, si bien que Mitscherlich ne pouvait distinguer les cristaux de l’un des cristaux de l’autre, et cependant la solution du tartrate dévie à droite le plan de polarisation de la lumière, tandis que celle du paratartrate ne lui fait subir aucune déviation. Cette différence dans les propriétés optiques de deux corps identiques par tous les autres points devient le sujet des méditations de Pasteur, sa préoccupation se traduit par la passion qu’il apporte aux études cristallographiques et par le choix de sa thèse pour le Doctorat ès sciences : Étude des phénomènes relatifs à la polarisation rotatoire des liquides. La Vie de Pasteur, publiée par son gendre M. René Vallery-Radot, a été lue par un si grand nombre de personnes que bien peu ignorent comment Pasteur a résolu l’énigme posée par Mitscherlich. Les cristaux de tartrate de soude et d’ammoniaque portent de petites facettes sur la moitié de leurs arêtes semblables, on dit qu’ils sont hémiédriques, les cristaux de paratartrate de soude et d’ammoniaque sont aussi hémiédriques, mais il y en a une moitié qui est hémièdre à droite, l’autre moitié étant hémièdre à gauche, c’est-à-dire que leurs facettes homologues sont placées en sens inverse. Pasteur recueille à part les hémièdres droits, leur solution dévie à droite, la solution des hémièdres gauche dévie à gauche, le mélange des deux solutions est inactif. A un arrangement moléculaire différent correspondent des propriétés optiques différentes.

Cette première découverte, Pasteur l’a faite comme il fera celles qui illustreront sa vie, en concentrant sa pensée sur le sujet qu’il étudie. Il ne peut admettre que deux corps aient même structure, s’ils diffèrent même par une seule de leurs propriétés : aussi apporte-t-il dans les expériences une attention et un soin extraordinaire qui lui font découvrir les facettes que personne n’avait remarquées avant lui. La méthode et le caractère de Pasteur se dévoilent dans ce travail qui constitue en soi une belle découverte, mais qui paraît bien plus important encore par tout ce que Pasteur en a tiré.


Il a raconté comment de la physique et de la chimie il est passé à l’étude des fermentations. Examinant l’alcool amylique qui est un produit de la fermentation de la fécule, il distingue deux alcools amyliques, l’un doué du pouvoir rotatoire, l’autre inactif ; il se demande alors s’il n’existe pas quelque relation entre le ferment et la structure moléculaire des corps issus de la fermentation. Pasteur n’en resta pas à cette vue spéculative : en 1856, une circonstance imprévue le mit aux prises avec ces fermentations auxquelles il pensait. Un distillateur de Lille, M. Bigo, dont les fermentations allaient mal, lui demande secours. Pasteur se transporte à l’usine de la rue d’Esquermes et examine au microscope du liquide prélevé dans les cuves. Dans celles où la fermentation est satisfaisante, il ne voit que des globules de levure ; dans celles où la fermentation est défectueuse, à côté de la levure s’agitent des bâtonnets minuscules et des corpuscules articulés les uns aux autres. Pasteur n’hésite pas à voir dans ces bâtonnets des êtres vivants tout comme la levure ; ce sont ces intrus qui, par leur action sur le sucre, contrarient celle de la levure légitime. Les cuves envahies par les bâtonnets parasites sont des cuves malades et dès ce moment, par une étonnante intuition, Pasteur entrevoit le rôle immense des infiniment petits dans la nature. Se détournant de l’étude des cristaux (ce qu’il regrettera toute sa vie), Pasteur s’adonne à celle des fermentations.

Le célèbre mémoire sur la fermentation lactique, paru en 1857, est la première assise du monument grandiose qu’il va construire, il y montre que l’agent qui transforme le sucre en acide lactique est une levure nouvelle, et il avance l’idée que chaque fermentation est provoquée par un ferment spécial qui est un être microscopique.

C’est de la fermentation par excellence, la fermentation alcoolique, que traite un second mémoire publié en 1858 ; Pasteur y établit que le dédoublement du sucre en alcool et acide carbonique ne se fait pas suivant la fameuse équation de Lavoisier, et que, dans toute fermentation alcoolique, il se produit de la glycérine et de l’acide succinique représentant environ 5 p. 100 du sucre employé. Cette fermentation est corrélative de la vie de la levure, celle-ci n’agit point comme une substance organique en voie de décomposition, ainsi que le voulait la théorie régnante, mais comme un être vivant et c’est parce qu’elle vit et se développe qu’il y a fermentation alcoolique.

On lui opposait qu’il existe de l’ammoniaque dans le liquide d’une fermentation alcoolique, que cette ammoniaque est le témoin de la désintégration de la matière azotée qui entraîne celle du sucre. Pasteur fait voir que dans une fermentation alcoolique pure il ne se forme pas d’ammoniaque, bien plus, si, dans une pareille fermentation, on ajoute un sel ammoniacal, il disparait, car il sert d’aliment azoté à la levure. Enfin, la fermentation est si peu la conséquence de la désintégration de la matière organique que Pasteur obtient la fermentation alcoolique d’un liquide sucré ne contenant que des sels minéraux et auquel on ajoute quelques cellules de levure. Celles-ci, loin de périr et de se désorganiser, pullulent et la fermentation se développe en même temps qu’elles. La fermentation est donc un phénomène de vie et non un phénomène de mort. Cette belle expérience ruinait définitivement la théorie du ferment considéré comme matière organique en voie de décomposition, théorie cependant bien commode, car elle s’appliquait à toutes les fermentations ; la même caséine altérée mise en présence d’une solution de sucre pouvait déterminer soit une fermentation lactique, soit une fermentation butyrique, soit une fermentation alcoolique.

Puisque les ferments sont des êtres vivants, la question de leur origine se pose aussitôt ; naissent-ils de germes, ou apparaissent-ils spontanément dans les milieux fermentescibles ? Pour beaucoup de savants, la question était résolue, ils s’en tenaient à l’explication de Buffon, à savoir que toute matière organique, c’est-à-dire toute matière qui a vécu, ne meurt pas complètement ; la vie se conserve dans les dernières molécules capables de se réunir et de s’organiser en ces êtres infiniment petits et de formes variées que l’on voit dans la putréfaction et dans les fermentations. La croyance à la génération spontanée a régné pendant toute l’antiquité, elle n’a guère trouvé de contradicteurs jusqu’au dix-septième siècle. Dans le cours du dix-huitième siècle, elle a donné lieu à des controverses fameuses, elle paraît triompher avec Needham, puis succomber avec Spallanzani. Plus tard, Gay-Lussac, Schwann, Schulze, Schrœder et Dusch firent sur la cause de l’altération des substances organiques les expériences les plus ingénieuses ; il en résultait qu’il existe dans l’air un principe inconnu capable de déterminer l’altération des matières fermentescibles avec lesquelles il entre en contact, que ce principe ou cette substance est détruite par la chaleur et arrêtée par un tampon de coton, que cependant il est des cas où la fermentation se déclare sans qu’elle semble intervenir.

Cet obscur problème de la génération spontanée n’occupait pas seulement les naturalistes qui essayaient de l’éclaircir par leurs expériences, d’autres encore y prenaient un vif intérêt parce qu’ils espéraient y trouver un argument en faveur de leurs idées sur l’apparition de la vie à la surface de la terre. Les matérialistes tenaient l’hétérogénie pour certaine, les spiritualistes la regardaient comme impossible. Les uns et les autres apportaient, dans un sujet relevant de la science pure, une passion philosophique qui ne contribuait pas à le rendre plus clair.

Pasteur aborde la question de l’origine des ferments sans idée préconçue, il n’y voyait point matière à philosopher, mais matière à expérimenter en pleine indépendance d’esprit. Il était prêt à accepter la réponse de l’expérience quelle qu’elle fût.

Les expériences de ses devanciers n’ayant abouti à aucune conclusion certaine, Pasteur comprend que celles qu’il va entreprendre doivent être conçues de telle façon qu’il en ressorte l’évidence. Il s’y emploie avec une ardeur et une probité scientifique qui apparaît dans chacune des pages du célèbre mémoire sur les générations dites spontanées et sur les corpuscules organisés de l’atmosphère. Il montre que, chaque fois que l’on a cru être en présence d’une génération spontanée, on a été victime d’une erreur. Comment soutenir que la matière peut s’organiser spontanément, quand du sang recueilli de l’artère d’un chien dans un vase stérile, en présence d’air privé de germes par son passage dans un tube chauffé au rouge, reste inaltéré pendant des années ? Comment nier la présence de germes ferments microscopiques dans les poussières flottant dans l’air, quand on voit sous le microscope ces germes se développer et produire, suivant leur nature, des mucédinées ou des bactéries ? Comment se refuser à reconnaître que ces germes sont la cause des fermentations, alors que celles-ci ne se déclarent jamais en leur absence et éclatent aussitôt qu’on les ajoute à la substance fermentescible, chaque fermentation étant déterminée par un organisme spécial ? Comment soutenir avec M. Frémy que la levure alcoolique provient de la substance « hémiorganisée » des grains de raisin ? lorsque Pasteur apporte à l’Académie des sciences des ampoules de verre remplies de pulpe de raisin, puisées à l’intérieur du grain, en évitant les germes déposés sur la peau, ces ampoules restent inaltérées ; tandis que dans celles, préparées de la même façon, mais auxquelles Pasteur a ajouté une trace de levure, la fermentation se déclare et les fait éclater ?

A chacune des objections de ses adversaires, Pasteur répond par une expérience péremptoire, et rien n’est plus émouvant que la lecture des discussions avec Pouchet, Joly et Musset, ou encore avec Trécul, Frémy et Liebig. La bataille qui est engagée est une bataille pour les principes et Pasteur ne laisse rien passer sans y répondre. Son indignation devant une expérience défectueuse est telle qu’il réclame des juges pour décider entre ses contradicteurs et lui. Il est toujours prêt à répéter ses expériences devant les commissions académiques, alors que ses adversaires se dérobent. Cette grande querelle sur les générations dites spontanées si féconde en progrès scientifiques ne se termina qu’en 1877 par la controverse avec le docteur Bastian. De l’urine acide, stérilisée par ébullition dans un ballon, se conserve inaltérée, Bastian y ajoute une solution de potasse chauffé à 120° et porte le tout à l’étuve. Au bout de quelques heures, l’urine fourmille de bactéries. Pasteur et son collaborateur Chamberland mettent en évidence la faute dans l’expérience du médecin anglais. Sur les parois du ballon existent des germes résistant à la température de l’ébullition et ne croissant pas en milieu acide, ils se développent au contraire dès que le milieu est rendu alcalin. Aucune bactérie n’apparait dans l’urine si elle est chauffée à 120° en vase clos, température nécessaire pour tuer certaines spores fréquentes dans les poussières ; on a beau l’alcaliniser, elle reste stérile. Cette expérience du docteur Bastian fut l’occasion pour Pasteur et ses collaborateurs de perfectionner la technique et de préciser les conditions de la stérilisation des divers milieux. Cette technique, devenue irréprochable, se trouve exposée dans la thèse soutenue par Chamberland pour obtenir le grade de Docteur ès sciences.

Tout autre que Pasteur eût été entièrement absorbé par cette discussion sur les générations dites spontanées qui battit son plein de 1860 à 1865 ; son activité est telle qu’il trouve le temps d’étudier la fermentation butyrique qui transforme le sucre et l’acide lactique en acide butyrique. Cette fermentation est causée par un vibrion mobile doué de la propriété inattendue de vivre sans air. Il donne des spores résistant à l’air et à une température de 100°, spores qui assurent la conservation de l’espèce. Le vibrion à l’état filamenteux est immobilisé par l’oxygène de l’air et ne tarde pas à périr à son contact. Le cas du vibrion butyrique n’est pas isolé, Pasteur montre que le tartrate de chaux fermente sous l’action d’un autre vibrion vivant sans air et que les microbes anaérobies sont très répandus dans la nature. Ils sont les vrais organismes de la putréfaction, c’est-à-dire de cette opération par laquelle la matière organique complexe est ramenée à des éléments simples qui retournent au sol et à l’air pour être utilisés par les végétaux à chlorophylle. Cette transformation est l’œuvre de toute une série d’organismes microscopiques différents. Les anaérobies peptonisent la matière azotée, la réduisent en des corps définis plus simples, puis interviennent les organismes aérobies, bactéries multiples et mucédinées qui achèvent la démolition en comburant, au moyen de l’oxygène de l’air, les corps résultant de l’activité des anaérobies. Le travail de cette succession d’ouvriers microscopiques minéralisant les substances organiques et assurant la circulation indéfinie de la matière est exposée d’une manière saisissante dans la note sur la putréfaction. Pasteur y démontre que, sans les infiniment petits, la vie serait impossible à la surface de la terre, ils font la fertilité du sol et sa voix prophétique annonce qu’ils sont aussi les ferments de la matière vivante, qu’ils sont les agents des affections putrides, fléaux de l’humanité.

L’existence d’êtres vivant sans oxygène libre suggère à Pasteur une théorie physiologique de la fermentation. Les êtres ferments prennent l’oxygène à la matière fermentescible, d’où la désintégration de celle-ci. La levure alcoolique vivant au large contact de l’air brûle le sucre comme une moisissure, tandis qu’à l’abri de l’air elle le transforme en alcool et en acide carbonique. De même, des mycodermes et des moisissures, qui à l’air comburent le sucre, le font fermenter quand ils vivent sans air.

Cet extraordinaire labeur, Pasteur l’a accompli sans laboratoire outillé ; en effet il avait quitté la Faculté des sciences de Lille à la fin de 1857, pour venir à Paris en qualité d’administrateur à l’Ecole normale supérieure. A ce changement Pasteur perdait son laboratoire, mais il acquérait l’avantage de n’avoir plus de cours à préparer ni à faire et de gagner du temps pour le travail personnel. D’ailleurs, son ingéniosité et le besoin d’expérimenter lui firent promptement trouver le laboratoire qui lui manquait. Il l’installa, à ses frais, dans le grenier de l’Ecole. Sans préparateur, sans garçon de laboratoire, dans une incommodité qui aurait rebuté tout autre, il y poursuivit l’étude de la fermentation alcoolique et les expériences sur les générations dites spontanées. Mme Pasteur faisait, quand elle en avait le temps, office de garçon et lavait les ustensiles du laboratoire. Plus tard, le laboratoire fut transféré dans un pavillon faisant pendant à celui du concierge et servant jusqu’alors de bureau à l’architecte. Pasteur avait obtenu la création de places d’agrégés préparateurs réservées aux élèves sortant de l’Ecole et qui témoignaient d’aptitudes à la recherche scientifique. Les premiers admis au laboratoire de Pasteur furent Van Tieghem, Raulin, Gernez, Duclaux, Gayon, qui ont bien mérité que leurs noms fassent cortège à celui du Maître.

Tout progrès dans la connaissance des fermentations retentit nécessairement sur plusieurs industries essentielles à notre existence. En effet, c’est un ferment qui fait lever la pâte du pain que nous mangeons ; le vin et la bière que nous buvons, le vinaigre dont nous assaisonnons nos aliments sont des produits de fermentation. Les fromages ne sont que du lait caillé travaillé par des microbes divers. Aussi, dès 1862, Pasteur s’occupe de la fermentation du vinaigre qui est d’un grand intérêt tant au point de vue théorique qu’au point de vue économique, il espère en la perfectionnant servir efficacement les doctrines qu’il défend. Les Annales de l’École normale de l’année 1864 contiennent tout un mémoire sur ce sujet. Le ferment acétique est une bactérie se développant par scissiparité et s’étalant en voile mince à la surface du vin ; elle fixe l’oxygène de l’air sur l’alcool et le transforme en acide acétique. Tout l’art du vinaigrier consiste à cultiver dans ses foudres à demi pleins, à la surface du vin, ce ferment acétique ou « mycoderma aceti, » à l’exclusion de tout autre organisme et en lui fournissant l’air qui lui est nécessaire. Pasteur enseigne comment on y parvient et, par conséquent, comment on évite les pertes dues à une fermentation impure. Les vinaigriers d’Orléans, d’où vient presque tout le vinaigre de vin, s’empressèrent de profiter de l’enseignement qui leur était donné et s’en trouvèrent bien. On ne fabrique pas du vinaigre seulement avec du vin, les Allemands en préparent avec de l’alcool étendu d’eau et auquel ils ajoutent un peu de bière aigre, ils font ruisseler lentement ce liquide sur des copeaux de hêtre placés dans des tonneaux défoncés, superposés les uns aux autres pendant qu’un courant d’air circule en sens inverse. L’oxydation de l’alcool se produit et il sort du vinaigre à la partie inférieure de la colonne. Les mêmes copeaux servent pendant des années ; pour tous les chimistes, ils jouaient le rôle d’un corps poreux, comparable à celui du noir de platine, qui, imbibé d’alcool étendu, au contact de l’air, provoque la formation d’acide acétique. Le célèbre chimiste Liebig, se refusant à voir un acte vital dans la fermentation acétique, niait que le « mycoderma aceti » fût pour quelque chose dans l’acétification de l’alcool dans le procédé allemand. Liebig soulevait à nouveau une de ces questions de principe que Pasteur ne laissait jamais passer sans y répondre. Vos copeaux, dit-il à Liebig, portent à leur surface du « mycoderma aceti » et si vous voulez bien m’en envoyer, je le mettrai en évidence devant une commission académique. Le chimiste allemand n’accepta pas le défi.

Les matières organiques fermentescibles privées de microbes s’oxydent très peu en présence de l’air, Pasteur le montre par maintes expériences ; mais lorsque les microbes aérobies interviennent, l’oxydation est intense. C’est ainsi que les feuilles et la sciure de bois sont convertis en terreau. Pasteur prévoit que le phénomène si important de la transformation de l’ammoniaque en acide nitrique dans le sol est aussi le fait d’une action microbienne. Plus tard, Schlœsing et Muntz, puis M. Vinogradsky démontreront, par des expériences admirables de précision, la justesse des vues de Pasteur.


Chaque année, Pasteur passait les vacances à Arbois dans l’ancienne tannerie de son père transformée. Arbois est un pays vignoble ; à la fin de septembre ou au commencement d’octobre, suivant le temps, dans tous les celliers la fermentation vinaire est en train. Elle est une des plus anciennes dont l’homme ait tiré parti, elle s’établit d’elle-même dans les cuves contenant le raisin écrasé et avec tant de force que la masse entière semble en ébullition. La cause de cette fermentation qui transforme le sucre du raisin en alcool est une levure analogue à la levure de bière déjà étudiée par Pasteur, mais elle est d’une espèce différente ; il existe même plusieurs variétés de levures du vin. Ces levures se trouvent sur la grappe mûre, elles y apparaissent peu de temps avant la maturité ; plus tôt on ne les rencontre pas, de sorte qu’une grappe encore en verjus, mise à l’abri des poussières de l’air sous une enveloppe de coton stérilisé et protégée par un vitrage contre la pluie, mûrit en fournissant un raisin dont les grains écrasés ne fermentent pas. Il semble que ces levures qui envahissent le vignoble au temps de la maturité proviennent de corpuscules bruns qui foisonnent sur la grappe avant la récolte. Les levures du vin sont apportées dans les cuves en telle abondance qu’elles pullulent dans le milieu qui leur convient par excellence et empêchent tout autre organisme de se développer ; mais quand le vin est fait et qu’elles sont tombées au fond avec la lie, les microbes qui ne manquent guère dans les celliers et sur les vases vinaires peuvent croître à leur tour et déterminer ces trop fréquentes maladies du vin : acessence, tourne, graisse, amertume, d’autant plus redoutables qu’elles peuvent se déclarer longtemps après la vinification, soit dans le vin en cercle, soit dans le vin en bouteille. Pasteur montre que chacune de ces maladies est due à un microbe spécial.

On peut les prévoir par l’examen microscopique de la lie : si on n’y voit que des cellules de levure, le vin est réussi ; si, à côté des levures, existent d’autres formes microbiennes, le vin est menacé. Pasteur recommande donc la plus grande propreté dans la vinification et le lavage préalable à l’eau bouillante des vases vinaires, mais des coutumes séculaires ne se modifient pas aisément ; aussi Pasteur imagine-t-il un moyen d’empêcher l’altération des vins. C’est le procédé si justement appelé « pasteurisation » qui consiste à chauffer le vin, à l’abri de l’air, à une température de 55°, suffisante pour détruire les germes existant dans un milieu acide et alcoolique. Le vin ainsi traité est un vin de conserve. La pasteurisation s’applique aussi bien aux grands vins qu’aux vins d’une conservation difficile ; loin de nuire au vieillissement et au développement du bouquet, elle les facilite. Pasteur démontre que le vieillissement du vin est une oxydation lente déterminant peu à peu le dépôt de la matière colorante et qui, lorsqu’elle va trop loin, donne des vins passés.

Les études sur la bière furent commencées pendant la guerre de 1870. Tenu hors de Paris par les événements, Pasteur se réfugia à Clermont-Ferrand, près de son élève E. Duclaux, qui mettait à sa disposition son laboratoire de la Faculté des sciences. Pasteur s’était engagé dans ce travail par le désir de faire disparaître l’infériorité de notre pays vis-à-vis de l’Allemagne en ce qui concerne l’industrie de la bière. A la brasserie Kuhn, à Chamalières, il fit ses premiers essais qui furent, après la guerre, continués à Paris avec l’aide de MM. Grenet et Ed. Calmettes. Ces recherches ont donné aux. brasseurs des règles qui ont fait de leur industrie empirique une industrie scientifique. La sélection des levures, la préservation des moûts de toute souillure, l’emploi du microscope pour vérifier la pureté du ferment permettent d’obtenir régulièrement des produits de même saveur et de conservation assurée. Dans l’ouvrage que Pasteur a intitulé Études sur la bière, il n’y a pas seulement des instructions à l’usage des brasseurs, on y trouve des expériences sur la physiologie des cellules et sur la fermentation, conséquence de la vie à l’abri de l’air.


Pendant les travaux sur le vinaigre, sur le vin et sur la bière, le savant de laboratoire s’est parfois transformé en chef d’industrie. Pasteur apporte dans les celliers et dans les brasseries cette activité inlassable, et cette foi dans le succès qui entraînent les hommes. Des mêmes qualités, il fait preuve à un degré supérieur pendant les recherches sur la maladie des vers à soie. En 1865, J.-B. Dumas, dont Pasteur avait suivi les leçons, et pour lequel il ressentait une grande reconnaissance et une vive admiration, le pria de se rendre dans le midi de la France pour y étudier une maladie sévissant, depuis plusieurs années, sur les vers à soie et qui ruinait la sériciculture. Pasteur avait bien vu des vers à soie, mais il ignorait tout de leur structure et des pratiques de la sériciculture. Il accepta cependant la mission qui lui était confiée, parce qu’il avait le grand désir de rendre service à des populations malheureuses et aussi parce qu’il pensait que ses études antérieures sur les fermentations lui serviraient dans sa nouvelle entreprise. Accompagné de Raulin, de Gernez, de Duclaux et de Maillot, il visite les magnaneries, écoute ce qu’on lui raconte sur cette « pébrine » si meurtrière et si répandue.

Les opinions sont différentes, les renseignements contradictoires, il n’y peut trouver de point de départ pour une étude. La maladie n’était pas particulière aux magnaneries françaises, elle sévissait dans tous les pays séricicoles qu’elle envahissait peu à peu ; elle avait fait le sujet de travaux multiples, surtout en Italie et en Autriche. Cornalia avait décrit, chez les vers malades, des corpuscules que l’on voit au microscope ; ces corpuscules avaient été trouvés aussi dans les chrysalides, dans les papillons et les œufs. Le professeur Osimo avait conseillé de rejeter les œufs provenant de parents corpusculeux. Cependant un autre professeur, Cantoni, avait obtenu des vers corpusculeux sortis d’œufs pondus par des papillons exempts de corpuscules. Il y avait lieu d’être dérouté au milieu de toutes ces contradictions. Aussi Pasteur décide-t-il de tout voir par lui-même. Installe au Pont-Gisquet avec sa famille et ses préparateurs, il entreprend des éducations et suit l’état des vers pendant toute leur évolution. Il retrouve les corpuscules de Cornalia et tout d’abord la maladie lui paraît constitutionnelle. Il ne reconnaît pas un parasite dans ces corpuscules dont il ne peut surprendre le mode de reproduction ; ils apparaissent dans une matière protoplasmique qui semble une dégénérescence des tissus ; mais quelques expériences rigoureusement conduites lui montrent son erreur. Les corpuscules sont une forme du parasite, ils passent des parents à la graine, et ainsi s’explique l’hérédité de la maladie. On observe des éducations corpusculeuses dont les vers donnent de beaux cocons et d’autres, corpusculeuses également, dont les vers sont incapables d’en filer aucun. Ces faits déconcertants en apparence s’expliquent par la date de la contamination des vers ; pas de récolte avec ceux qui sont infectés dès le début, récolte satisfaisante avec ceux envahis tardivement. On comprend aussi pourquoi des papillons, issus d’une éducation qui a bien évolué et fourni de beaux cocons, peuvent donner une graine dont l’élevage sera décevant. Le germe de la maladie ne survivant pas dans le milieu extérieur et se transmettant directement des parents à leur descendance, il s’agit, pour supprimer le mal, d’obtenir sûrement une graine saine, et non comme on l’a proposé, de vérifier la qualité de la graine quand elle est faite, car le graineur écoulera toujours sa graine telle qu’elle est. Pasteur préconise donc le grainage cellulaire dans lequel chaque papillon femelle pond à part ; la ponte faite, le corps de la pondeuse est broyé dans un mortier et le magma est regardé au microscope : s’il contient des corpuscules, les œufs sont détruits, s’il n’en contient pas, les œufs sont conservés et fourniront une bonne récolte.

Pasteur distribue aux magnaniers des lots de grains ainsi sélectionnés et il attend les résultats ; ils le mettent en présence d’une nouvelle difficulté. Dans certains lots de grains contrôlés, les vers ont péri avant de filer leurs cocons ; ou bien ils ont donné de minces cocons dans lesquels la chrysalide est morte, et cependant on ne rencontre aucun corpuscule ni dans les vers ni dans les chrysalides. On se trouve en présence d’une autre maladie « la flacherie. » Sans se décourager, Pasteur se met à l’étudier, il reconnaît qu’elle se contracte par le tube digestif, surtout lorsque les vers ingèrent de la feuille humide, qu’elle est causée par un vibrion et un organisme en chapelets de grains. Dans une éducation, elle frappe d’abord les vers les plus faibles, ce qui démontre l’influence du terrain sur le développement de la maladie. Le vibrion qui la cause forme des spores résistantes pouvant entretenir le mal d’une année à l’autre, d’où la nécessité de désinfecter les magnaneries, une fois les éducations terminées. Pasteur indique que l’on évitera l’infection en s’abstenant de faire consommer des feuilles humides ou fermentées ; il recommande de ne jamais faire grainer des papillons issus de vers qui ont montré de la faiblesse au moment de la montée à la bruyère ; une graine née de tels parents donne des vers particulièrement exposés à la maladie. La mise en pratique de ces prescriptions et l’extension du grainage cellulaire ont sauvé la sériciculture.

Pourquoi le procédé de sélection de la graine par l’examen microscopique du papillon femelle, déjà conseillé par Osimo, a-t-il échoué entre les mains de cet observateur et réussi entre celles de Pasteur ? Parce qu’aucun des savants qui ont précédé Pasteur dans l’étude de la maladie des vers à soie n’a poussé une expérience à fond ; ils manquaient de la volonté et de la foi qui animaient Pasteur et qui l’empêchaient de se rebuter devant les obstacles. Pasteur a fait de la sériciculture une véritable science, enseignée dans les écoles spéciales, et son nom est vénéré dans tous les pays producteurs de soie.

Ces grands résultats ne furent pas acquis sans peine. Combien est redoutable la situation du savant qui a accepté la mission d’étudier un fléau compromettant la fortune de populations entières ! On peut le deviner en lisant les documents placés à la fin de l’ouvrage sur la maladie des vers à soie ; mais pour en juger complètement, il faudrait avoir connaissance des lettres reçues à l’époque, des polémiques de journaux, des réponses de Pasteur. L’activité qu’il a déployée, le souci des responsabilités qui pesaient sur lui, les hostilités rencontrées joints au chagrin causé par des deuils de famille finirent par altérer sa santé. En 1868, Pasteur fut atteint de paralysie du côté gauche. Sa vie fut menacée, mais, sa forte nature reprenant le dessus, dès qu’il peut quitter la chambre il retourne à Alais poursuivre ses observations et constater le résultat des méthodes qu’il a préconisées.


Pendant ce temps, on achevait l’agrandissement du laboratoire de l’École normale, l’Administration s’étant enfin décidée à donner à Pasteur un laboratoire où il put travailler commodément. Il y termine ses études sur la bière. Que va-t-il entreprendre maintenant ? Les recherches sur les maladies des vers à soie lui ont appris comment une maladie est héréditaire, comment se produisent les contagions et aussi le rôle du terrain dans l’évolution des maladies infectieuses. Il est donc bien préparé à l’étude des infections chez les animaux supérieurs et chez l’homme. D’ailleurs, la révolution apportée en chirurgie par les méthodes de Lister n’ont-elles pas pour origine ses propres expériences sur les ferments ? Ce succès de ses idées n’est-il pas de nature à l’encourager à les appliquer à la médecine ? Il ne manque aucune occasion qui lui est offerte d’examiner des malades infectés. Un ancien normalien, le docteur Hervieu, médecin de la Maternité, le conduit dans son infirmerie où sévit trop souvent la fièvre puerpérale. Pasteur, en examinant les lochies des femmes malades et le sang de celles qui ont succombé, y découvre le microbe en chapelet de grains, le streptocoque d’aujourd’hui, et le regarde comme l’agent principal de l’infection des accouchées. Pour lui, le microbe est transmis d’une femme malade aux femmes saines par le médecin et par les sages-femmes qui ne prennent pas les précautions de désinfection nécessaires. Il recommande de stériliser les linges et les objets de pansement avant d’en faire usage.

Un savant qui fréquente son laboratoire est atteint de furoncles ; vite Pasteur fait prélever du pus, l’examine au microscope, y distingue un microbe sous forme de petits grains réunis en amas, il le cultive dans du bouillon à l’état de pureté, et comme il le retrouve dans le pus de l’ostéomyélite, il déclare, au grand effarement des chirurgiens, que l’ostéomyélite est un furoncle de l’os. Ce microbe en amas de grains, appelé depuis staphylocoque, se rencontre aussi dans les abcès et dans maintes suppurations.


Malgré ces incursions heureuses sur le domaine médical, Pasteur hésitait à s’occuper de maladies qui relèvent des médecins et des vétérinaires. Encouragé par M. Tisserand, directeur de l’Agriculture, il s’y décide cependant et se met à l’étude du charbon appelé aussi sang de rate des bestiaux. En 1850, Rayer et Davaine avaient signalé dans le sang des animaux charbonneux la présence de bâtonnets immobiles qu’en 1863, après la lecture d’une note de Pasteur sur le ferment butyrique, ils reconnurent comme le parasite cause du charbon et qu’ils appelèrent bactéridie. Davaine fît les expériences les plus ingénieuses pour éclaircir l’étiologie du sang de rate et en expliquer les particularités ; mais, pour réussir, il lui manquait la connaissance de la spore charbonneuse qui ne fut découverte que plus tard par le Dr Koch. Celui-ci avait obtenu des cultures successives de la bactéridie charbonneuse, en dehors de l’organisme, dans des gouttes d’humeur aqueuse et en avait suivi le développement sous le microscope. Il avait vu, dans les longs filaments formés sous ses yeux, apparaître un corps réfringent, une spore, qui est comme la graine de la bactéridie du charbon. Ces spores résistent à l’action de l’air, à celle des antiseptiques, et supportent, sans périr, une température de 80° ; elles se maintiennent longtemps vivantes dans le milieu extérieur et entretiennent sans doute la maladie. En 1871, les travaux de Davaine, non plus que ceux de Koch, n’avaient pas convaincu grand monde parmi les vétérinaires et les médecins, qui attribuaient le charbon à un virus dont la nature était inconnue comme d’ailleurs celle de tous les virus.

Le premier soin de Pasteur est de mettre hors de doute le rôle de la bactéridie de Davaine ; il y parvient en cultivant celle-ci non pas dans des gouttes d’humeur aqueuse, comme l’avait fait Koch, mais dans des centaines de centimètres cubes d’urine ou de bouillons alcalins. La bactéridie croit dans ces milieux à la température de 37°, et rien n’est plus facile que d’en faire des cultures successives. La centième culture tue, du charbon, l’animal qui en reçoit une goutte sous la peau. Il n’est donc pas possible de parler de dilution du virus primitif et de nier que ce virus soit autre chose que la bactéridie, puisqu’il suffit de placer la culture à température constante, dans un lieu où elle n’éprouve pas de secousse, pour que, la bactéridie se déposant sur le fond du vase, le liquide qui la surnage devienne inoffensif, tandis que la moindre trace du dépôt tue l’animal auquel on l’inocule. Or, ce dépôt est uniquement Pourquoi les moutons prennent-ils le charbon dans les champs de la Beauce ? Parce qu’ils y rencontrent sur le sol des spores et les ingèrent. Pasteur fait voir qu’il suffit de mélanger des spores charbonneuses à la nourriture des moutons pour en tuer un grand nombre. Ces spores, répandues à la surface du sol, viennent des cadavres charbonneux que les bergers avaient la mauvaise habitude de dépouiller et d’enfouir sur place. Le sang et les humeurs imprègnent le sol et les bactéridies qu’ils contiennent y forment rapidement des spores pendant les chaleurs de l’été. Dans les lieux où on a enfoui des cadavres charbonneux, on peut trouver des spores à la surface pendant un temps très long. Pasteur a fait voir que les vers de terre remontaient les spores de la profondeur à la surface, et sont des agents de leur diffusion. L’énigme des champs maudits se trouve ainsi résolue ; on appelait ainsi les champs où l’on ne pouvait faire pâturer les animaux sans que la maladie éclatât parmi eux.

Ces travaux sur l’étiologie du charbon furent exécutés en collaboration avec Joubert ; c’est aussi avec lui que Pasteur fit la fameuse expérience sur le charbon des poules. Ces oiseaux sont réfractaires au charbon : on peut cependant le leur donner si, après les avoir inoculés, on abaisse leur température, qui est de 42°, jusqu’à 39°, et cela en les plongeant dans un baquet d’eau jusqu’à mi-cuisse. Un refroidissement suffit à créer chez elles une réceptivité qui n’existait pas.

Tout est clair désormais dans l’étiologie du charbon. « N’enfouissez plus en plein champ les bêtes mortes, mais dans des enclos spéciaux interdits au bétail, disait Pasteur aux fermiers de Beauce, et vous verrez diminuer la mortalité par le charbon. » Le conseil était excellent, mais son effet eût été bien long à se manifester. Heureusement, une autre méthode de prévenir le charbon devait naître d’expériences sur un sujet différent. M. Toussaint, professeur à l’Ecole vétérinaire de Toulouse, avait envoyé à Pasteur la tête d’un coq mort d’une maladie des volailles appelée choléra des poules ; son nom dit les ravages qu’elle causait. Ce choléra est l’œuvre d’un petit microbe qui apparaît dans le sang des poules qui viennent de succomber, sous forme d’un minuscule bâtonnet à bouts arrondis à peine plus long que large. Il croit facilement dans le bouillon de muscles de poule, et rien n’est plus aisé que de l’entretenir en cultures successives qui se montrent très meurtrières pour les poules qui en ingèrent ou en reçoivent une trace sous la peau. Gardées à l’étuve à la température de 37°, ces cultures perdent peu à peu leur virulence sous l’action de l’air ; on s’en aperçoit à ce qu’une culture ancienne ne tue plus les poules auxquelles on l’inocule. Cette atténuation de la virulence se fait graduellement, de sorte qu’en puisant dans la culture, à diverses époques, on en retire d’abord un virus meurtrier, puis un virus ne faisant périr qu’une partie des poules inoculées et plus tard un virus qui ne donne plus qu’une maladie passagère. Les volailles qui ont subi cette maladie bénigne résistent à l’inoculation du virus virulent, elles ont l’immunité. Il s’agit maintenant de conserver, pour l’usage, le virus atténué au degré convenable et qui constitue un véritable vaccin. Pour cela, soustrayons-le au contact de l’air en l’enfermant dans des ampoules scellées à la lampe et gardées à la température ordinaire. Dans ces conditions, il reste vivant avec la virulence qu’il avait au moment où il fut enfermé. Il suffit donc de préparer, une fois, les virus atténués au degré voulu, et de les conserver en ampoules closes où l’on puisera la semence pour la cultiver lorsqu’il en sera besoin.

Cette première transformation d’un virus en vaccin, est une découverte mémorable : elle excita une vive émotion dans les milieux scientifiques ; l’atténuation de la bactéridie charbonneuse en souleva une plus grande encore, quand elle fut appliquée à la prévention du charbon.

Une culture de bactéridie charbonneuse exposée à l’étuve à 37°, aussi longtemps que l’on voudra, ne s’atténue pas, elle reste virulente parce que les spores, qui se forment dès le début, sont résistantes aux divers agents, l’air ne les modifie pas. Qu’adviendrait-il de la virulence, si la bactéridie était conservée à l’air sans former de spores ? Une expérience bien simple le montre. Ensemençons dans un matras contenant du bouillon une trace du sang d’un cobaye venant de mourir du charbon (la bactéridie ne donne jamais de spores dans le corps des animaux), puis plaçons ce matras dans une étuve dont la température est bien réglée à 42°5. La bactéridie croit sous forme de filaments privés de spores. Dans ces conditions, sous l’action de l’air et de la chaleur, elle perd chaque jour de sa virulence. Prélevons tous les deux ou trois jours un peu de semence dans le matras maintenu à 42°5 et portons-la dans du bouillon mis à l’étuve à 37°, nous obtiendrons ainsi une série, de cultures de virulence décroissante jusqu’à l’innocuité complète. Dans ces cultures, filles de la culture à 42°5, la bactéridie produit des spores qui fixent les virulences atténuées. Il n’y a plus qu’à choisir dans la série la culture donnant aux moutons une maladie bénigne, mais suffisante pour les rendre réfractaires au charbon. La bactéridie cultivée dans du bouillon additionné de certains antiseptiques, à doses convenables, ne fait pas de spores et s’atténue à la température de 37°. On peut aussi par ce procédé obtenir des vaccins.

La bactéridie peut perdre sa virulence jusqu’à devenir inoffensive pour les animaux les plus sensibles au charbon, les souris par exemple. Elle peut aussi la récupérer ; inoculons cette bactéridie, qui ne tue pas une souris adulte, à une souris qui vient de naître, celle-ci périra ; avec son sang, inoculons une souris un peu plus vieille, elle mourra ; et passant ainsi de souris plus jeunes à souris plus âgées, nous arrivons à tueries souris adultes, puis les cobayes, puis les lapins, puis les moutons et enfin les chevaux et les bœufs. Ce retour de la virulence d’un microbe qui n’en avait plus, nous fait comprendre comment un microbe inoffensif peut devenir redoutable dans certaines circonstances. C’est sans doute en s’habituant peu à peu à la vie parasitaire que des microbes primitivement saprophytes sont devenus des virus et que les maladies infectieuses ont apparu au cours des temps.

Les expériences sur l’atténuation des virus et leur retour à la virulence furent exécutées au cours de l’année 1880 et dans les premiers mois de 1881. Elles se sont succédé presque sans à-coup, comme dans un ordre logique, parce que la question de l’immunité était sans cesse présente à l’esprit de Pasteur et de ses collaborateurs Chamberland et Roux ; elle faisait le sujet constant de leurs conversations, elle domine en effet l’histoire des maladies infectieuses. Pouvoir donner à volonté l’immunité contre une maladie infectieuse était un grand progrès ; Pasteur se l’était assigné comme but ; dès leur entrée au laboratoire, il répétait à ses collaborateurs : « Il faut immuniser contre une maladie dont nous cultivons le virus. »

La publication de la note sur la vaccination anti-charbonneuse excita une vive émotion parmi les médecins et les vétérinaires hostiles encore, pour la plupart, aux doctrines pasteuriennes Quelques-uns y virent l’occasion d’en finir avec les savants qui prétendaient étudier les maladies dans le laboratoire et reproduire les virus dans des ballons. Il fallait soumettre à l’épreuve d’une expérience publique, sous l’œil des praticiens, les affirmations de Pasteur. La Société d’agriculture de Seine-et-Marne en prit l’initiative sur la proposition de M. Rossignol, très actif vétérinaire de Melun. Il fut décidé que l’expérience aurait lieu dans une propriété de M. Rossignol à Pouilly-le-Fort. Elle fut faite du 5 mai au 2 juin 1881 ; tout le monde sait comment elle a tourné à la gloire de Pasteur. Vingt-cinq moutons vaccinés résistèrent à l’inoculation virulente, tandis que vingt-cinq moutons témoins, non vaccinés, y succombèrent en quarante-huit heures. Le succès fut le même sur les vaches qui avaient été vaccinées. Après la Brie, chaque pays à charbon voulut avoir son expérience de vaccination ; il en fut fait à Chartres, à Angoulême, à Montpellier, à Pithiviers, etc. . Les fermiers qui y assistaient prièrent M. Pasteur d’immuniser leurs troupeaux et pendant les mois de juillet et d’août 1881 les collaborateurs de Pasteur inoculèrent près de 50 000 moutons, sans compter les bovidés et les chevaux. Un jeune professeur de l’Ecole d’Alfort, E. Nocard, fut un des meilleurs propagateurs de la méthode et vaccina un grand nombre d’animaux. Il avait été convenu que l’on n’immuniserait que la moitié des animaux de chaque troupeau, les autres restant comme témoins ; à la fin de la campagne, les pertes par charbon étaient dix fois plus fortes dans le lot témoin que dans le lot vacciné.

Depuis plus de quarante ans, les vaccinations pasteuriennes sont entrées dans la pratique, elles ont rendu d’immenses services à l’agriculture de tous les pays, mais c’est là leur moindre mérite. Elles ont donné une extraordinaire impulsion aux travaux sur les maladies infectieuses des animaux et de l’homme, elles ont rendu possibles les recherches sur l’immunité [1] qui ont renouvelé la thérapeutique.

Après la prévention du charbon, Pasteur s’occupa avec Thuillier du rouget des pores. Le bacille qui le cause fut isolé, cultivé et transformé en un vaccin dont l’usage se répandit rapidement,


Avant d’en avoir fini avec la maladie du charbon, Pasteur avait commencé l’étude de la rage, dans la pensée que, s’il triomphait d’une maladie aussi redoutée, ses doctrines gagneraient un grand prestige. Dans aucune autre recherche Pasteur et ses collaborateurs n’ont rencontré autant de difficultés. Pour expérimenter commodément sur une maladie virulente, il faut pouvoir la donner à volonté ; or, l’inoculation au chien de la bave d’un animal enragé ne communique pas la maladie à tout coup et, quand elle la donne, celle-ci n’apparaît parfois qu’après une incubation de plusieurs mois, d’où l’impossibilité de multiplier les expériences. De plus, les chiens, dont on dispose dans les laboratoires, sont des chiens errants pris à la fourrière et toujours suspects d’avoir été mordus, de sorte que l’on ne sait pas, quand la rage éclate, si elle provient de l’inoculation expérimentale ou d’une morsure antérieure. Il est donc nécessaire de garder longtemps les chiens en observation avant d’expérimenter sur eux, afin d’éliminer autant que possible cette cause d’erreur. Le premier progrès à réaliser dans l’étude de la rage était de trouver un procédé qui donne la maladie à coup sûr et dans un temps suffisamment court. On y arrive en partant d’une réflexion, déjà faite bien souvent sans qu’on en ait tiré parti, à savoir que la rage est une maladie nerveuse. Puisqu’il en est ainsi, le virus doit se trouver dans les centres nerveux ; l’expérience vérifia la justesse de cette conception. Parmi les chiens qui avaient reçu sous la peau du bulbe broyé d’un animal enragé, quelques-uns devinrent enragés après des incubations plus ou moins longues. Le virus rabique existe donc dans l’encéphale et la moelle épinière, il y est à l’état de pureté et la substance nerveuse d’un chien enragé est un matériel d’inoculation bien préférable à la bave, toujours riche en microbes divers. Posséder un virus rabique pur était déjà un progrès, il s’agissait maintenant de l’employer de façon à transmettre la rage à coup sûr et en peu de temps. Pour cela, il suffit de l’inoculer dans l’organe même où il se développe, dans le système nerveux. C’est ce qui fut fait : un chien inoculé dans le cerveau, sous la dure-mère, après trépanation, prit une rage caractéristique en 14 jours ; l’expérience répétée fournit toujours le même résultat.

Donner sûrement la rage est pour satisfaire l’expérimentateur, mais non le mordu qui veut être mis à l’abri du danger. Ne peut-on pas modifier le virus rabique de façon à en faire un vaccin ? On pensait y arriver en le cultivant en dehors de l’organisme ; tous les essais échouèrent, force fut d’entretenir sur l’animal vivant ce virus que l’on n’avait pu voir. Une observation de M. Galtier, professeur à l’Ecole vétérinaire de Lyon, vint faciliter la tâche ; il avait constaté que le lapin prend la rage avec des symptômes faciles à reconnaître. La substitution du lapin au chien permet de multiplier les expériences avec beaucoup moins de frais, elle écarte aussi la complication toujours possible, avec le chien, d’une morsure préalable. Le virus rabique peut être ainsi cultivé « in vivo » sur le lapin et entretenu par passage de lapin à lapin, au moyen de l’inoculation intra-cérébrale. Au cours de ces passages, le virus rabique s’adapte de plus en plus au milieu où il croit, il se renforce de façon que les lapins deviennent enragés dans des temps de plus en plus courts. L’incubation qui était d’abord de 10 à 12 jours n’est plus que de 6 jours. La virulence pour le lapin ne variera plus, elle est fixée. La moelle épinière d’un lapin qui a succombé à l’inoculation du « virus fixe, » est suspendue dans un flacon à tubulure inférieure contenant de la potasse caustique et placée à la température constante de 20° ; elle se dessèche, à l’abri des poussières, au contact de l’air. Sa virulence diminue peu à peu et après 14 jours, elle est inoffensive. Injectons sous la peau d’un chien une émulsion de cette moelle de 14 jours et le lendemain une émulsion d’une moelle de 13 jours et ainsi de suite jusqu’à la moelle de 0 jour, c’est-à-dire jusqu’à la moelle fraîche, parfaitement virulente. Le chien qui a subi cette série successive d’inoculations de virus de plus en plus forts a acquis l’immunité contre la rage.

L’histoire du jeune alsacien Meister, mordu en 14 endroits du corps, par un chien enragé et conduit à M. Pasteur, est bien connue. Après avoir pris l’avis du Dr Vulpian et du Dr Grancher, M Pasteur appliqua à Meister le traitement préventif et aujourd’hui, 37 ans après, Meister est concierge d’un des bâtiments de l’Institut Pasteur. Dans l’immunisation de l’homme, on s’arrête d’ordinaire à la moelle de trois jours. Depuis 1885, des centaines de milliers de personnes mordues ont été traitées, après morsure, dans tous les pays ; la mortalité chez ces traités ne dépasse pas 0,3 pour 100. La meilleure preuve de l’efficacité du traitement est donnée par les résultats constatés sur les personnes mordues à la tête ; dans ce cas le virus étant déposé près des centres nerveux a peu de chemin à parcourir le long des nerfs pour atteindre le cerveau et le bulbe, l’incubation est courte et il faut instituer le traitement aussitôt que possible. La mortalité des personnes mordues à la tête par des chiens dont la rage a été sûrement reconnue n’atteint pas 5 pour 100 quand elles sont traitées, tandis que chez les mordus de même catégorie, non traités, elle est au moins de 80 pour 100.

Les difficultés qu’il a fallu surmonter dans ces recherches sur la rage, les résultats obtenus montrent la puissance de la méthode expérimentale et aussi le génie de celui qui les a dirigées. Le traitement préventif de la rage, comme toutes les autres découvertes de Pasteur, donna lieu à des discussions passionnées. Quand un mordu succombait malgré le traitement, son cas était examiné avec le désir d’y trouver un chef d’accusation. Ces orages ont passé ; aujourd’hui, il n’y a plus de détracteurs, et des instituts antirabiques fonctionnent dans presque tous les pays pour la sauvegarde des habitants.

Le labeur intense que Pasteur avait soutenu de 1880 à 1885 et surtout les émotions qu’il avait éprouvées depuis qu’il était entré dans l’étude des maladies de l’homme et des animaux avaient achevé d’ébranler sa santé. Il était absent de Paris quand eurent lieu, à l’Académie de médecine, les fameuses discussions sur la rage dans lesquelles Vulpian, Charcot et Grancher répondaient aux attaques de Peter ; il en ressentit quand même le contre-coup.

L’Académie des sciences pensa que la meilleure récompense que l’on put offrir à Pasteur pour tant de services rendus, était de construire un Institut de microbiologie où il pourrait développer ses méthodes et former de jeunes savants. Elle ouvrit une souscription publique à laquelle prirent part les souverains et les plus humbles citoyens ; c’est avec l’argent venu de tous les pays que fut édifié l’Institut Pasteur. Il fut inauguré en 1888 ; suivant l’expression même de Pasteur, il y entrait en « vaincu du temps. » Pendant quelques années, il suivit les travaux de ceux qui faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour que la maison ne fût pas indigne du nom de son fondateur. Le 28 septembre 1895, dans une modeste chambre du domaine de Villeneuve-l’Etang, mis à sa disposition par l’Etat pour ses recherches sur la rage, il finissait une vie étonnante par le nombre et la grandeur des découvertes dont elle est remplie.


L’œuvre de Pasteur (opus Pastorianum) ne s’est pas terminée avec lui, elle est continuée dans tous les pays par des savants qu’elle inspire, et l’on peut dire que parmi les découvertes modernes en chimie, en physiologie, en médecine, en agriculture, beaucoup sont filles de son génie.

Des études de Pasteur sur les relations entre la forme cristalline et les propriétés des corps est née la stéréochimie qui prit son essor avec Le Bel et Vant’hof. Les recherches sur les fermentations et les générations dites spontanées, en nous permettant de cultiver, avec pureté, des organismes unicellulaires, nous ont plus appris sur la physiologie cellulaire que tout ce qui avait été fait auparavant. Les cultures microbiennes ont préparé celle des tissus animaux que l’on réussit aujourd’hui et qui nous ouvrent de belles espérances. Les connaissances que nous avons actuellement sur la nutrition des cellules n’auraient pu être acquises sans la méthode des cultures pures que l’on a même étendues jusqu’aux végétaux supérieurs. La physiologie de la digestion a été refaite, d’une manière rigoureuse, en écartant l’action des microbes, négligée par les expérimentateurs de la période pré-pasteurienne. Aucun physiologiste ne saurait faire d’expériences précises, s’il ignore la technique bactériologique. Les microbes sont grands producteurs de diastase, et depuis l’avènement de la microbie, l’étude des ferments non figurés prend chaque jour plus d’importance.

S’ils ont été bien choisis, les microbes démolissent les substances organiques complexes, avec une délicatesse étrangère aux réactions chimiques ordinaires, et dévoilent ainsi leur structure. La connaissance des poisons microbiens date de l’expérience de Pasteur sur l’action qu’exerce une culture du microbe du choléra des poules, privée des corps microbiens par filtration à travers une bougie en terre poreuse. La découverte de la toxine diphtérique et celle de la toxine tétanique, qui par leurs propriétés se rapprochent des diastases et des venins, a été comme la préface de la grande découverte des antitoxines. Maurice Raynaud et Charles Richet nous ont donné les premiers sérums antimicrobiens si nombreux aujourd’hui. Les vaccins microbiens dont on fait si grand usage sont des cultures tuées par divers procédés. La rage a fourni le premier exemple d’une maladie causée par un virus indécelable au microscope, et depuis des virus dits invisibles ont été reconnus comme la cause de maladies nombreuses de l’homme, des animaux et même des végétaux. La microbie de la terre arable est à peine commencée et déjà elle nous a expliqué la nitrification et les phénomènes de réduction d’où dépendent la fertilité du sol ; partout des laboratoires sont consacrés à l’étude des microbes de la terre, étude dont la nécessité s’impose à l’agriculture.

La chirurgie antiseptique et l’asepsie sont filles des méthodes pasteuriennes, de même que l’hygiène avec ses puissantes méthodes prophylactiques. La science des microbes a renouvelé les conceptions de la médecine, ses procédés de diagnostic et sa thérapeutique. En dehors des découvertes qui dérivent de l’œuvre de Pasteur, combien d’autres qui ne s’y rattachent pas directement ont été provoquées par elle, tant son influence est féconde ! Plus le temps s’écoulera, plus cette œuvre paraîtra grande. Nous avons pris l’habitude des bienfaits que nous lui devons et nous ne nous en étonnons plus ; mais, si nous réfléchissons à ce que Pasteur a créé de richesses nouvelles et économisé de souffrances humaines, nous conviendrons que jamais le nom de Bienfaiteur de l’humanité, qui lui est unanimement consenti, ne fut mieux mérité.


DOCTEUR ROUX.

  1. Parmi les travaux sur l’immunité, il faut citer ceux du zoologiste de génie, Elie Metchnikoff. En partant d’observations sur les larves transparentes d’êtres marins, il découvrit la phagocytose. Il vint au laboratoire de Pasteur en 1888 et y resta jusqu’à la fin de sa vie.
    Le professeur A. Laveran, qui s’était illustré par la découverte de l’hématozoaire du paludisme, entra à l’Institut Pasteur en 1897 et y continua d’importants travaux sur les protozoaires pathogènes.