L’Aéroplane fantôme/p1/ch2

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Boivin et Cie (p. 8-22).


CHAPITRE II

L’AÉRODROME


— Eh bien, François… Vous voilà tout rêveur… Est-ce l’approche du Championnat mondial d’Aviation qui vous absorbe ainsi ?

— Non, non, cher monsieur Tiral.

Les deux causeurs déjeunaient dans la salle à manger de l’hôtel du Camp, l’un des meilleurs parmi ceux qui bordent la rue principale de Mourmelon-le-Grand, cette bourgade qui doit son unique importance à sa situation sur le territoire du camp de Châlons.

La rue regorgeait de monde. Bicyclettes, automobiles, voitures, se croisaient dans un brouhaha de grelots, de trompes, de claquements de fouets, de cris, d’imprécations et de rires.

Les deux hommes attablés, regardaient de temps à autre dans la rue, l’un apparaissait grand et mince, son costume de chasse, sévère, accusait l’élégance de sa personne… Mais l’attention s’accrochait toute à sa figure régulière, soigneusement rasée. On y lisait la bonté, la droiture, le courage et aussi la volonté opiniâtre, trahie par l’arcade sourcilière nettement tracée, par les yeux d’un bleu profond dont le regard se fixait net, précis sur son interlocuteur, un vieillard, aux cheveux grisonnants, à l’air résigné d’un vaincu de la vie.

Au dehors, dans la foule, on ne parlait que de ces deux hommes.

Des groupes enthousiastes retraçaient la carrière de François, pupille de l’Assistance publique, boursier au collège, bachelier philosophie et mathématiques élémentaires à seize ans, entré à Polytechnique à dix-huit, avec le numéro trois, sorti le premier enlevant la mention « Sujet exceptionnel ».

Puis son entrée comme ingénieur chez les frères Loisin, les constructeurs d’aéroplanes de Billancourt ; la maîtrise du jeune ingénieur s’affirmant de suite dans la construction et dans le pilotage des appareils planeurs.

On accordait des paroles sympathiques à son compagnon, le vieux M. Tiral, comptable chez les frères Loisin, uniquement parce que l’on connaissait l’affection paternelle, admirative, que le bonhomme, solitaire ou épave de la société, avait vouée au jeune ingénieur.

À quels transports se fût porté le public s’il avait pu entendre ce que Tiral disait à ce moment même à l’idole du jour !

— Ce Championnat mondial, c’est le triomphe, mon cher François !… Si, si, ne secouez pas la tête ; à quoi bon la modestie avec moi. Ne m’avez-vous pas permis de comprendre que vous savez, à cette heure, ce que l’aviation sera dans vingt ans.

— Je puis me tromper, mon vieil ami.

— Allons donc, impossible !… Oh ! mon avis, à moi, pauvre diable de comptable, ne signifie rien. Mais songez donc aux Loisin et surtout aux Fairtime, ces puissants industriels anglais, quinze usines, quarante-neuf mille ouvriers ! Quand ces gens-là s’inclinent devant un savant sans fortune, cela signifie un sentiment voisin de l’admiration.

— Oh ! le mot est fort, protesta François sur les joues de qui une rougeur avait monté au nom de Fairtime.

— Fort ? Trouvez-en un autre. Péterpaul Fairtime et sa sœur Édith viennent essayer un aéroplane à Billancourt. Ils ne veulent être pilotés que par vous. Après la réception de l’engin, M. Péterpaul vous déclare, approuvé par miss Édith, qu’il est archimillionnaire ; qu’il est convaincu qu’un ingénieur de votre valeur doit avoir en réserve quelque invention étonnante et que, s’il ne se trompe pas dans ses suppositions, il se met financièrement à votre entière disposition.

— Ah ! l’excellent Anglais ! Quelle journée ! J’étais fou de joie quand je rentrai à notre pension de famille de la rue d’Auteuil.

— Je l’adore, moi, ce brave jeune homme qui accepta toutes vos conditions. Les diverses pièces fabriquées dans des usines différentes, rassemblées dans une propriété isolée qu’il possède en Écosse ; les secrets de montage restant votre propriété ; cela me donne des fourmis dans les jambes de penser que dans quelques semaines, vous partirez là-bas. Vous monterez votre appareil, ce qu’un autre ne saurait faire, grâce aux précautions prises. Et les Loisin s’arracheront les cheveux. S’ils pouvaient disposer des sommes nécessaires aux expériences, parbleu, ils n’hésiteraient pas. Mais leur conseil d’administration se refuse à ouvrir la caisse. Il n’a pas la confiance de M. Fairtime. Et il s’en mordra les doigts.

Durant cette conversation, la grande rue de Mourmelon était devenue déserte.

Les curieux avaient pris le chemin de l’aérodrome du Camp de Châlons où devait se disputer la Coupe Mondiale d’aviation.

Une automobile emporta l’ingénieur et le comptable Tiral dans la même direction.

La foule impatiente se pressait autour des vastes bâtiments du Quartier général, créés naguère par l’empereur Napoléon III à deux kilomètres au sud de Mourmelon.

Autour des pavillons, chalets, autrefois affectés à la résidence du souverain et de sa suite, autour de la chapelle où la cour défunte assistait à la messe impériale, autour des diverses autres installations, c’était une cohue de toilettes claires, de cyclistes, de paysans, de soldats.

Dans les tribunes ornées de drapeaux, les invités de choix se pressaient, s’étouffaient presque, Lord Fairtime et sa famille, arrivés la veille d’Angleterre, avaient réussi à se caser au premier rang, non sans une légère altercation avec deux personnes inconnues, qui avaient trouvé place un peu plus loin, sur le même gradin.

Dans ces deux personnes on eût pu reconnaître les causeurs entrevus dans la maison de la Wilhelmstrasse à Berlin. Herr Léopold Von Karch et sa fille Marga : lui, en costume de voyage ; elle, dans une toilette tapageuse, jolie peut-être, mais à coup sûr de goût douteux.

Alors que chacun se tassait, acceptait que le voisin lui enfonçât les coudes aux flancs, l’Allemand avait émis la prétention d’être à l’aise. Mais une phrase énergique de Péterpaul, appuyée par l’apparence vigoureuse du jeune Anglais, avait déterminé Von Karch à la conciliation. Il s’était même éloigné du gentleman sportif, manifestant ainsi, sinon le courage du lion, du moins la prudence du serpent.

Et maintenant, il fulminait à voix basse contre l’instinct de domination de ces « maudits Anglais », qui se croient les maîtres du monde et qui méritent la leçon terrible qu’ils recevront un jour ou l’autre.

Marga s’impatientait… Elle regardait le vaste ovale (deux kilomètres de long sur un de large) dans lequel les aéroplanes allaient évoluer. Ses regards erraient, impatients, des barrières blanches limitant le champ, aux mâts indiquant les points de virage, l’un situé en face des tribunes, l’autre à l’extrémité opposée de la piste. Entre le premier de ces mâts et la tribune, une large raie blanche tracée sur le sol, marquait le départ et l’arrivée.

Les chronométreurs se trouvaient à leur poste. Et, à droite, en dehors du champ, près des casernes, s’alignaient les hangars démontables où les concurrents passaient la dernière inspection de leurs montures ailées.

— Ah ! murmura Édith comme malgré elle, pourvu qu’il soit vainqueur !

Mais un grand silence s’épandit soudain sur la foule.

L’un des hangars-garages s’était ouvert, et un aéroplane s’avançait roulant sur son châssis de lancement ; puis un bourdonnement, composé de mille chuchotements.

— Le no 13 Blériot.

— Oui, les monoplans commencent. Puis les biplans viendront à leur tour.

— Les biplans, genre Farman, Delagrange, Ferber, Wright.

— Et enfin le polyplan Loisin et de l’Étoile.

L’appareil qui provoquait l’attention passionnée du public, atteignait la ligne de départ.

Avec son envergure d’une quinzaine de mètres, il donnait l’impression d’un gigantesque cerf-volant posé sur le sol.

Le pilote s’installa dans la logette ménagée à son usage, au milieu de l’engin ; une détonation sèche retentit.

Le signal venait d’être donné.

Le Championnat du Monde commençait.

Dire ce que furent les épreuves, de quelle habileté firent montre les concurrents est inutile. Tout le monde sait le courage, la science des pilotes de l’air.

Quelques pannes, un ou deux atterrissages brutaux, heureusement sans accident de personnes, avaient porté à son paroxysme l’exaltation de l’assistance. Dans les tribunes mêmes, le public choisi des invités oubliait la réserve dont se revêtent, ainsi que d’une cuirasse, les représentants de la société.

On se levait, encourageant les aviateurs de la voix, du geste. C’étaient maintenant des cris, des hurrahs, des applaudissements frénétiques.

Il semblait que l’âme de la multitude fût emportée sur les ailes blanches des appareils planeurs.

Et toujours, dans le tumulte, les yeux d’Édith se fixaient sur le hangar le plus éloigné des tribunes.

C’était là, on le lui avait indiqué, que François de l’Étoile attendait le moment d’entrer en lice. Soudain, elle frissonna toute.

— Père, les portes du hangar glissent sur leurs galets.

Lord Fairtime inclina la tête. Lui aussi avait vu.

— Voici le polyplan.

C’était vrai. L’aéroplane apparaissait, tiré hors de son hangar par une équipe d’employés de la maison Loisin et Cie.

MM. Tiral, Loisin, se démenaient. À leurs gestes, à leur attitude, on comprenait qu’ils veillaient sur l’aéroplane avec la sollicitude de « papas » dirigeant les pas d’un enfant chéri.

Sur l’assemblée un grand silence s’était épandu d’un coup, après cette annonce chuchotée :

— Le polyplan Loisin, piloté par François de l’Étoile.

François de l’Étoile, nom prestigieux dont le public sportif avait appris la valeur depuis deux années.

La compétence de l’ingénieur restait ignorée des masses, enclines comme toujours à dédaigner le labeur intellectuel qu’elles ne comprennent pas.

Mais la gloire du pilote enthousiasmait les foules.

Ses expériences de Meudon, de Bagatelle, d’Auvours, son raid aérien de Paris à Fontainebleau, revivaient dans toutes les imaginations, surexcitaient les esprits, évoquaient dans les cerveaux ignorants, des expériences confuses d’atmosphère dompté.

Et lui sortait du hangar, se hâtant de rejoindre son appareil qui s’arrêtait à cet instant, auprès de la ligne blanche marquant le départ.

— Oh ! fit une voix de femme. C’est là ce fameux ingénieur !

Édith tressaillait. Elle eut l’impression lancinante d’un défi. Ses yeux se portèrent du côté d’où était partie l’exclamation, et elle aperçut Margarèthe Von Karch debout.

Une colère monta en elle : une inexplicable intuition lui révéla que cette jeune femme lui serait ennemie.
l’aéroplane sortait de son hangar.

Cependant, François s’installait au léger volant directeur de l’aéroplane. Les employés de l’usine Loisin s’écartaient, allant se grouper auprès des chronométreurs. M. Loisin et le vieux Tiral prononçaient les dernières paroles d’encouragement, auxquelles l’aviateur riposta par un sourire, puis, sur la piste, l’engin apparut seul, avec, à sa direction, le jeune ingénieur, immobile, attendant le signal d’envol.

Une émotion subite avait étreint tous les cœurs, suspendu toutes les conversations. Deux cent mille spectateurs vibraient à l’unisson.

Seuls, le murmure du vent, le claquement des oriflammes se percevaient.

Et tout à coup, un déclic secoua l’assistance d’une commotion ; un ronflement léger bourdonna dans l’atmosphère, l’aéroplane se mit en mouvement, roula pendant un instant sur ses roues porteuses et s’éleva dans l’air, au milieu d’une acclamation furieuse, impulsive, irraisonnée, jaillie de toutes les poitrines.

De nouveau, la foule se fit muette.

Une sorte de stupeur admirative annihilait les individualités.

Jusque-là on avait vu des aviateurs audacieux et habiles, mais si l’on peut s’exprimer ainsi, on avait senti l’effort, la préoccupation incessante d’assurer la stabilité et la direction des appareils planeurs.

À présent, l’inquiétude imprécise accompagnant les diverses expériences avait disparu.

Il semblait que le pilote fût le maître de l’air.

Ce n’était plus un aéroplane, construit de main d’homme, dont la silhouette blanche se mouvait dans l’espace, c’était un oiseau serti par la nature.

Chacun pensait, et nul n’eût su expliquer le pourquoi de cette conviction, que le polyplan de François de l’Étoile ne pouvait pas tomber.

De fait, il évoluait avec une aisance, une sûreté inimaginables, tournant dans un cercle restreint, décrivant des arabesques fantaisistes, s’élevant en spirale dans l’azur, puis fonçant vers le sol avec la rapidité du milan fondant sur sa proie, et tout à coup, à cinquante centimètres du terrain qu’il semblait devoir heurter, se redressant pour reprendre la direction des nuages.

On eût cru que le pilote se riait de la difficulté. Le rêve d’Icare était réalisé. Un homme apparaissait, citoyen de l’air, maître du vent, dominateur de l’impalpable !

Et quelle rapidité ! Toutes les machines volantes présentées en ce jour semblaient à présent n’être que de lentes pataches auprès d’un rapide de grande ligne.

Si l’on tenait compte que ces appareils se déplaçaient cependant, à raison de cinquante à quatre-vingts kilomètres à l’heure, on en arrivait à cette stupéfiante conclusion que l’aéroplane Loisin devait couvrir environ cent cinquante kilomètres dans le même laps.

Dix minutes étaient accordées à chacun des concurrents à la Coupe mondiale.

À l’instant même où l’on chronométrait la soixantième seconde de la dixième minute, le polyplan se posait doucement à terre, son gouvernail stabilisateur affleurant la ligne d’arrivée.

La précision de la manœuvre avait été inouïe.

Alors, une clameur frénétique monta vers le ciel. Tout le monde était debout, criant, gesticulant.

Mais il suffit à François, debout à présent devant le moteur de la machine immobilisée, il lui suffit d’étendre les mains pour obtenir le silence.

Et sa voix sonore résonna aux oreilles des spectateurs, les troublant ainsi qu’une annonce prophétique. Il dit :

— Pour mes confrères et pour moi, merci de vos encouragements. Vous voulez honorer ceux qui consacrent leur existence à la conquête de l’air ; mais, vous n’ignorez pas plus que nous que notre œuvre sera complète et pratique seulement le jour où un aéroplane remplira ces trois conditions :

1o Pouvoir demeurer immobile dans l’espace, en un point déterminé, au lieu de n’obtenir, comme aujourd’hui, son équilibre qu’en se déplaçant rapidement ;

2o Progresser en avant et en arrière sans virage ;

3o Présenter une surface réduite, telle que l’appareil soit susceptible de s’abriter dans une remise d’automobile ; ses dimensions actuelles le rendant encombrant et inutilisable en tout endroit habité.

Ce simple exposé démontre que, nous, les pionniers de l’espace, nous avons à peine indiqué la voie. Aussi vos acclamations ne signifient pas pour nous « C’est parfait ! » mais bien : « Faites mieux ! » Et tous, constructeurs, ingénieurs, pilotes, nous nous efforcerons de faire mieux, je m’en porte garant.

Il s’était tu. Personne ne bougeait. Tous s’entreregardaient, pétrifiés par la modestie hautaine de ce vainqueur qui, aux applaudissements répondait par ces mots :

— Je n’accepte votre approbation que comme ordre de réaliser tout ce qui reste à faire pour que l’homme soit véritablement le conquérant de l’air.

À cette époque de vantardise où le plus mince mérite et même l’absence de tout mérite, réclament impérieusement fortune et honneurs, le héros de la réunion ahurissait un peu l’assistance en rentrant dans le rang, en déclarant que pour lui, autant que pour ses concurrents, tout ou presque tout restait à trouver dans la science de l’aviation.

À ce moment, Margarèthe, qui venait de parler bas à son père, se leva toute droite et d’un ton très net :

— Les aéroplanes engagés aujourd’hui peuvent tous prendre un passager.

— Oui, oui, c’est une condition de l’épreuve, répondirent cent voix.

— Eh bien, j’offre une contribution de cinquante mille marks (62.500 francs), au Comité d’Études pour l’amélioration des machines volantes, si M. François de l’Étoile, le vainqueur de la journée, en dépit de son humilité, consent à me recevoir comme passagère et me ramène à Mourmelon.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit la proposition.

Le public des tribunes ne voyait là qu’un élan généreux arraché à l’enthousiasme d’une femme charmante, car Marga apparaissait telle, toute droite, les mains finement gantées posées sur l’accoudoir de velours rouge de la tribune.

Mais Édith, elle, était devenue atrocement pâle.

Et, sans qu’elle en eût conscience, ses yeux se fixèrent suppliants, sur le jeune ingénieur.

— J’avais déjà promis cela à Mademoiselle, dit-il lentement.

François continua :

— D’autre part, je n’ai pas le droit de refuser l’offre gracieuse faite au Comité d’Études… Je prendrai donc à mon bord deux passagères, si elles y consentent. Je réponds de leur sûreté.

— J’accepte, prononcèrent en même temps Édith et Margarèthe.

Cette fois, les applaudissements éclatèrent. L’incident imprévu ravissait le public.

Mais déjà Édith descendait sur la piste, aussitôt suivie par l’Allemande.

Loisin, Tiral, enchantés et de la victoire du champion des usines de Billancourt et de l’incident inattendu qui, relaté par la Presse, amènerait à la marque Loisin une magnifique réclame, s’étaient portés auprès de l’aéroplane.

Ils aidaient les deux passagères à s’embarquer, à prendre place, en arrière du pilote, afin d’assurer la stabilité de la machine.

— Attention, commanda François.

Et le constructeur, le comptable s’étant écartés pour laisser le champ libre à l’appareil :

— Êtes-vous prêtes ? demanda-t-il à ses deux compagnes.

— Oui, murmura Édith.

— Oui, répéta Margarèthe.

— Alors, en route !

Le moteur ronfle, l’aéroplane quitte la terre, décrit une courbe allongée, gagne une hauteur de trente mètres environ, et filant par dessus les toits des tribunes d’où monte une tempête de clameurs joyeuses, il file à toute vitesse vers Mourmelon.

Les passagères sont prises par la griserie de l’espace. Il leur semble qu’elles ne pèsent plus, qu’elles ont des ailes… Les champs, les routes blanches, les arbres dont l’appareil rase la cime, défilent sous leurs yeux éblouis comme des images cinématographiques.

Il y a une sorte d’immatérialisation de leurs personnes. Elles ne sont plus des représentantes de la beauté, de la jeunesse, de la grâce. Elles sont des âmes.

L’altitude opère son miracle habituel. L’esprit s’élève à mesure que le corps s’éloigne du terrestre limon.

Mais un choc léger, imperceptible, se produit. Les voyageuses aériennes regardent. L’aéroplane vient d’atterrir sur la route à cent mètres de l’église de Mourmelon-le-Grand.

Et François parle :

— Je vous demande pardon. Impossible d’entrer dans Mourmelon. L’un des inconvénients que je signalais tout à l’heure, la trop grande surface de l’appareil. Permettez que je vous aide à débarquer.

Il s’empresse, et Édith, qui maintenant n’a plus de tristesse, sent la main sur laquelle elle s’appuie, trembler au contact de ses doigts.

Les voici toutes deux sur la route. Lui a repris sa place à son poste de direction. C’est à Édith qu’il adresse l’adieu.

— Je retourne au camp pour garer l’appareil.

Et de nouveau l’aéroplane reprend son essor.

Les deux voyageuses sont demeurées immobiles. Elles suivent des yeux le grand oiseau blanc, qui disparaît enfin, masqué par un rideau de peupliers.

Alors elles reprennent conscience du lieu où elles se trouvent.

Elles échangent un regard où perce une sorte d’étonnement ; on croirait qu’elles vont parler, prononcer les mots d’où peut-être eût pu sortir la confiance.


Alors, en route !

Mais elles s’arrêtent, se saluent froidement, et chacune, ayant choisi un côté de la route, elles s’engagent dans la grande rue de Mourmelon.

Au moment où elles parviennent à hauteur de l’hôtel du Camp, cet hôtel où François a déjeuné le matin, une automobile lancée à toute vitesse les rejoint. L’homme qui l’occupe est Von Karch.

La voiture stoppe brusquement. Le personnage saute à terre, parle un instant à Margarèthe, puis l’entraîne à l’intérieur de l’hôtel, tandis que le véhicule s’engouffre sous la voûte accédant aux écuries.

Édith a vu tout cela. Elle prononce à haute voix sans avoir conscience qu’elle parle :

— Que lui veulent-ils donc ?

Et elle continue sa route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme une fourmilière qui essaime, les spectateurs de l’aérodrome se sont répandus sur toutes les routes.

La séance est terminée. Chacun regagne son logis en devisant sur ce qu’il a vu.

Ceux qui se dirigent vers Mourmelon aperçoivent une dernière fois l’aéroplane Loisin filant à tire-d’aile, c’est le cas de le dire, dans la direction de son garage du camp de Châlons.

Ils le saluent de leurs acclamations, heureux de l’entrevoir une fois encore.

Mais l’appareil passe vite, s’éloigne. Son pilote a-t-il seulement entendu ?

Il est probable que non. Il rêve, si rompu à la manœuvre du planeur, qu’il l’assure d’instinct, tandis que son esprit flotte encore au-dessus de Mourmelon suivant une silhouette gracieuse et blonde.

Tout là-bas, en avant, il discerne le hangar Loisin. Alentour se tient un groupe de personnes. François reconnaît le constructeur, les aides, le comptable Tiral.

Mais voici aussi M. Fairtime et ses fils : Péterpaul, Jim.

Que font-ils en cet endroit ?

L’aéroplane est trop rapide pour lui laisser le temps de répondre à la question.

Il se pose avec une douceur remarquable à quelques mètres du hangar…

Et c’est une ruée vers l’appareil. François est presque tiré à terre. On le félicite de son succès, on lui serre les mains. Loisin exulte, Tiral délire, les employés rugissent leur joie de la victoire de la marque Loisin et Cie.

Et le père d’Édith, ses frères font chorus avec le personnel des usines de Billancourt.

Seulement, en Anglais pratiques, ceux-ci profitent de l’instant où l’attention de tous est accaparée par l’aéroplane, qui réintègre son hangar, pour entraîner le vainqueur vers une automobile stationnant à peu de distance. Ils le poussent avec une violence amicale dans le véhicule, y sautent à leur tour, et la machine part en vitesse, tandis que Péterpaul, de sa voix de stentor, crie aux Français ahuris par ce brusque enlèvement :

— Ce soir, le champain (champagne) à l’hôtel de l’Aigle. Nous toasterons ensemble de cœur ami.

Ils peuvent tout juste répondre d’un signe de tête. L’automobile est déjà loin.

Alors, le père d’Édith frappe légèrement le bras de François, et d’un ton grave :

- À nous deux, voulez-vous ? Je tiens à dire, à présent que nous sommes seuls, que vous avez terriblement compromis ma fille, miss Édith, devant deux cent mille inconnus.

Le jeune homme tressaille. Voilà ce qu’il craignait confusément. Il veut s’excuser, son interlocuteur ne le permet pas.

— Attendez. Vous parlerez quand le tour sera venu. Je suis sûr que vous regrettez…

— Oh ! croyez-le, balbutie le jeune homme éperdu.

Mais l’Anglais l’interrompt :

— J’ai prié d’attendre que j’aie terminé.

Et d’un air tout drôle, la voix sévère, les yeux rieurs, il continue :

— La fabrication de vos inventions est assurée. Dans un mois, vous viendrez en Angleterre ; dans deux, vous aurez monté votre appareil. Vous serez glorieux de par notre entente cordiale, à nous, née de l’entente de nos deux patries. Et vous répondez à cela par une légèreté incroyable. Vous enlevez ma fille en présence d’une foule.

— J’ai obéi au désir de…

— De lui être agréable. Sans doute, sans doute. Mais le résultat n’en existe pas moins.

Une moiteur perlait au front de l’ingénieur.

— Eh bien, continua lord Fairtime, je vous crois un très droit gentleman. Aussi le problème posé, je pense que vous n’hésiterez pas à le résoudre correctement.

— Je ne comprends pas, balbutia François complètement désarçonné.

— Comment ? Vous ne comprenez pas que votre devoir strict est de réparer.

— De réparer ?

— Certainement. En dehors d’une parente ou d’une fiancée le tête-à-tête avec vous et dans les airs encore, est tout à fait « inconvenable ». Or, Édith n’est point votre parente, n’est-ce-pas ? Il faut donc qu’elle soit votre fiancée.

Et sur cette conclusion, Gédéon Fairtime se prit à rire de tout son cœur, Péterpaul et Jim lui faisant écho en fils respectueux.

François, lui, s’était à demi renversé sur le capiton. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup au cœur. Ses regards se troublaient. Tout tournait autour de lui. Haletant, suffoqué, il murmura péniblement.

— Vous oubliez ce que je suis…

Mais Fairtime lui saisit les mains, les secoua cordialement.

— Vous êtes surtout complètement brave garçon, voilà ce que vous êtes, Alors que la fortune attire les autres, à vous, elle fait peur. Et cependant Édith prétend que vous avez pour elle un tendre sentiment ; s’est-elle trompée ?

Le jeune homme réunit toutes ses forces pour balbutier :

— Non.

— À la bonne heure. J’eusse été surpris qu’elle eût commis une méprise semblable. En ce cas, rien ne s’oppose à ce que nous échangions parole.

— Mais…

— Vous allez répéter des choses sans intérêt. Ce que vous êtes, je veux vous le dire : Un ingénieur de haute, haute valeur. Vous le prouverez d’ici peu.

— Grâce à votre appui.

— Si cela vous plaît, et il ne m’est pas désagréable que vous le pensiez. Ainsi vous me serez reconnaissant, attaché, et je gagnerai un fils de plus.

C’en était trop. Deux grosses larmes roulèrent lentement sur les joues de François et il joignit les mains, incapable de prononcer un mot.

Mais son geste, l’expression de son visage, parlaient mieux que n’eussent pu le faire ses lèvres.

Le rêve qui le bouleversait un peu plus tôt devenait une réalité.

— Est-ce entendu ? reprit l’Anglais.

— Oh ! Comment reconnaître…

— Pas de phrases, je vous en prie. Nous sommes des gens pratiques, je pense, et une convention doit s’exprimer clairement. Est-ce oui ? Est-ce non ?

— C’est oui, et ma vie est à vous.

— All right !

Et, en aparté, Gédéon Fairtime se confia :

— Je crois que j’ai agi en sujet loyal et en bon père… Tout le monde sera content, et moi aussi, ce qui ne gâte rien.

Le fait est que la solution satisfaisait également Péterpaul et Jim.

Tous deux s’unirent pour dire leur joie à leur beau-frère français, et, on s’accoutume au bonheur plus aisément qu’à la tristesse, en arrivant à l’Hôtel du Camp, François de l’Étoile commençait à considérer comme réel le songe qu’il venait de vivre.

Là, il prit congé. Il lui fallait revêtir un costume de ville pour se rendre au dîner offert par l’Anglais.

Mais, si pressé qu’il fût de revoir Édith, maintenant qu’elle n’était plus pour lui l’Étrangère, il demeura sur le trottoir jusqu’à ce que l’automobile et ses passagers eussent disparu, cent pas plus loin, à l’intérieur de l’Hôtel de l’Aigle.