L’Aéroplane fantôme/p1/ch5

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Boivin et Cie (p. 54-64).


CHAPITRE V

LES FABRICANTS DE TRISTESSE


L’Allemand Von Karch et sa fille se trouvaient dans une chambre somptueuse du Royal Hotel.

Par la fenêtre largement ouverte, on apercevait le quai Victoria, — Victoria embankment — le port et la station métropolitaine de Blackfriars, et de l’autre côté de la Tamise, roulant paresseusement ses eaux troubles, se dessinaient les quartiers de Goods, Southwark, Waterloo.

Des bateaux, chalands, vapeurs, sillonnaient incessamment le cours du fleuve avec des sonneries de cloches, des coups de sifflets aigus, de rudes appels de sirènes.

Et dans le bourdonnement cacophonique de la grande métropole commerciale de l’univers, au sein de la cité colossale, indifférente aux petites entités humaines que broie la lutte des passions, Herr Léopold Von Karch s’irritait contre sa fille, la belle et blonde Margarèthe.

— Voyons, reprit-il, voulez-vous que j’essaie de clarifier votre damné petit esprit brumeux ?

Elle consentit d’un simple mouvement de tête.

— Pour atteindre mon but, j’ai pensé : Si ce digne François de l’Étoile était déshonoré. S’il pouvait être condamné à quelque chose comme la déportation dans un bagne quelconque, il prendrait sûrement en haine ceux qui l’auraient condamné. D’autre part, ce vieil Anglais Fairtime ne s’obstinerait pas à marier sa petite sotte insignifiante fille avec un forçat. Conclusion : le Français serait libéré de sa patrie et de sa fiancée. Or, le plus fort est fait. Après six semaines de détention, d’interrogatoires, de confrontations, le jeune homme va être renvoyé, sous trois jours, devant la cour criminelle.

Cela était sûr. Avec le faisceau de preuves que j’avais créées, l’inculpé a eu beau protester de son innocence, déclarer qu’il était la victime d’une machination, il n’a obtenu du juge chargé de l’instruction que cette réponse :

— Vous ne pouvez désigner un ennemi capable d’organiser pareille aventure. Je vous conseille, dans votre propre intérêt, de ne pas persister dans votre système de dénégations et de suppositions romanesques. Réfléchissez, vous êtes très intelligent. Le personnage qui aurait mis en œuvre une pareille série de faits, aboutissant à vous inculper, serait génial.

Von Karch se frotta joyeusement les mains.

— Digne juge. J’ai été très sensible à son appréciation. Je lui ferai obtenir de l’avancement.

Mais changeant de ton.

— Ce dont je suis le plus fier, ma chère, c’est d’avoir bouleversé les sentiments du comptable Tiral. Cet imbécile ne s’était-il pas pris d’une affection paternelle pour ce François. Son témoignage eût été très favorable à l’accusé. Vivant sous le même toit, employé à la même usine, son affirmation aurait peut-être donné corps à l’idée d’une vengeance ténébreuse. Le doute, en tous cas, aurait profité à l’accusé. Eh ! Eh ! J’étais là, heureusement, et j’avais Liesel sous la main.

Il rit lourdement, content de lui-même.

— Grâce aux indiscrétions des journaux, indiscrétions qui leur furent communiquées par mes soins, Tiral apprit que la jeune… disons victime de l’ingénieur, portait au cou-de-pied un tatouage bizarre. Des journaux de Paris ont publié des clichés dudit dessin. Stupeur de Tiral. Il a reconnu les signes tracés par lui autrefois.

Tu vois l’effet. Il accourt à Londres. Il se rend à l’hôpital de Bethléem où la pauvre insensée est en observation ! C’est elle, c’est sa fille. Il s’épouvante de la voir inconsciente, incapable de le reconnaître. Est-ce donc ainsi qu’il devait la retrouver ? Et alors, le père déraisonne. Il devient l’ennemi de François, il s’acharne à le charger de ses dépositions ; et comme l’ingénieur a demandé avec insistance que l’on entende le compagnon de sa vie de chaque jour, ce compagnon qui hésite, qui se contredit, partagé entre le désir de la vérité et celui de venger sa fille ; le résultat a été exécrable pour l’inculpé. Voilà ce que l’on obtient par la psychologie. Eh ! eh ! je ne suis pas un psychologue théorique, moi ; je fais de l’application pratique.

Sous trois jours, le tribunal le condamnera. Il n’y a pas mort. Il s’en tirera avec une condamnation à la déportation perpétuelle dans l’un des pénitenciers de la Nouvelle-Zélande ou de la Tasmanie.

Et triomphant, il continua, élevant la voix :

— Voilà l’ingénieur au ban de cette société qui l’a condamné, lui, innocent. La France lui est fermée, l’Angleterre aussi. Le mariage projeté avec la stupide Édith est rompu. Il est seul en face de lui-même, méprisé, rejeté par tous.

Et nous paraissons. Nous qu’il a si lestement mis de côté, nous croyons à son innocence. Nous voudrions confondre ceux qui l’ont abaissé.

Il a du talent comme ingénieur. Il devait faire des expériences avec les Fairtime. Eh bien ! mais, je suis riche, je suis un Mécène de talent. Je vais le faire évader. Je mettrai à sa disposition ma propriété de Einengen, près de Dantzig. Personne, pas même moi, n’ira l’y troubler. Il travaillera comme il voudra, en secret.

Il riait d’un rire à faire trembler.

— Bien entendu, nous aurons un ingénieur parmi les ouvriers. Tout ce que le Français trouvera nous sera aussitôt connu.

À ce moment, la grosse horloge de Saint-Paul fit retentir sa voix de bronze, jetant dans le brouhaha de la cité, les coups de la troisième heure. L’agent allemand s’écria :

— Trois heures déjà ! Il s’agit d’aller faire notre visite à l’hôpital de Bethléem, pour encourager notre petite Liesel qui doit bien s’ennuyer. Et de là, nous reviendrons guetter, devant la prison de Newgate, la sortie de la blonde Édith, cette petite niaise qui jouit de son reste et vient chaque jour se bercer, auprès de l’ingénieur prisonnier, d’espérances qui ne se réaliseront pas.

Il actionnait en même temps la sonnerie électrique. Au domestique qui parut aussitôt, il lança cet ordre :

— Un motor-cab de suite.

All right, sir.

Il aidait la jeune femme à passer un vêtement, lui tendait ses épingles à chapeau.

Un ronflement caractéristique monta du quai, pénétrant dans la chambre avec une bouffée d’air tiède.

— Le motor-cab demandé, fit gaiement Von Karch. En route, Marga !

Malgré sa superbe coupole édifiée par Smirke, le long bâtiment flanqué de deux ailes qui constitue l’hôpital de Bethléem, provoque chez le passant une impression de tristesse.

C’est que ce « palais » est la résidence de la folie.

Bethléem, devenu Bedlam dans la familiarité du langage courant, nom tristement célèbre auquel aboutissent tous les naufrages de la raison.


Il m’a montré les reproductions.

C’est devant cette maison que le motor-cab de Léopold Von Karch s’arrêta.

Quelques minutes avaient suffi pour franchir le pont de Blackfriars et parcourir les larges voies de Blackfriars et Lambeth Road.

— Allons, Marga, descendez, nous sommes arrivés.

La jeune femme sauta sur le trottoir.

Von Karch l’entraîna vers une porte entre-bâillée. Tous deux pénétrèrent à l’intérieur de la célèbre maison de fous de Londres.

Autour des bâtiments, circulaient des personnages, hommes et femmes, revêtus de la longue blouse blanche des infirmiers. Des gardiens, reconnaissables à leur tenue, passaient affairés et majestueux.

L’Allemand, en homme qui connaît les aîtres, se dirigea vers la porte principale.

Un large escalier se développait en arrière, accédant aux étages supérieurs.

Au premier, une surveillante se livrait aux joies, inappréciables pour les profanes, de la dentelle au crochet.

Elle examina avec attention le permis de visiter que lui présenta Von Karch, puis d’une petite voix menue et timide :

— Miss Liesel n’est pas seule.

— Comment ?

— Son père est auprès d’elle.

— Pensez-vous que M. Tiral soit mécontent de ma visite ?

— Oh non ! Le pauvre monsieur reste auprès de sa fille aussi longtemps que le permet le règlement de Bethléem. Il la regarde, la prend dans ses bras. Il a eu beaucoup de malheurs, parait-il, et cela a peut-être affaibli ses facultés.

Margarèthe et son père échangèrent un regard ironique, et ce dernier murmura :

— Sur quoi donc basez-vous ce jugement ?

Comme beaucoup de vieilles filles, la surveillante sacrifiait au commérage. Elle parlait à tort et à travers, et le plus longtemps possible, toutes les fois que l’occasion lui en était offerte.

— La pauvre miss Liesel porte un tatouage. Eh bien ! ce signe, le vieux M. Tiral en est obsédé. Il m’a montré les reproductions des feuilles quotidiennes. Il m’a priée de m’assurer qu’elles étaient bien conformes au tatouage réel, et quand je lui ai répondu par l’affirmative, il a paru heureux comme un roi.

— Ah ! ah ! d’où votre conclusion… ?

— Qu’il est affaibli intellectuellement. Il passe son temps à dessiner ce tatouage sur le papier. Vingt fois par jour, embrassant notre malade insensible à ses caresses, il prononce des phrases tout à fait inexplicables.

— Et que dit-il ?

L’Employée leva l’index vers le plafond, dans un geste inspiré, et du ton d’une élève récitant une leçon apprise par cœur :

— Tu auras la fortune, Liesel… Ce fut une inspiration de marquer ainsi le secret du gîte. Nous serons riches, fabuleusement riches, mon enfant bien-aimé. Et je mettrai des millions à la disposition des savants de l’Institut Pasteur. Ils trouveront, ces travailleurs de génie, le microbe bienfaisant qui te guérira. La raison te sera rendue…

— Tout cela est bien curieux en vérité, interrompit Von Karch, d’un ton indifférent. Enfin, vous êtes d’avis que nous pouvons sans indiscrétion… ?

— Oh ! pour ce qui est de notre malade, elle ne s’apercevra même pas de votre présence.

— Quant au malheureux père, acheva l’Allemand d’un ton pénétré, peut-être lui apporté-je une consolation.

Bavarde, certes, mais bonne personne au demeurant, la surveillante se leva aussitôt.

— Veuillez me suivre.

Sur ses pas, les visiteurs parcoururent un couloir, sur lequel s’ouvraient des portes adornées d’étiquettes, portant les noms des pensionnaires, et aussi des inscriptions abrégées, hiéroglyphes de la médecine, indéchiffrables pour les profanes, mais qui, pour le personnel, indiquaient le diagnostic des docteurs, ainsi que le mode de traitement approprié.

Margarèthe respirait avec peine.

Une angoisse physique lui comprimait les côtes. Il lui semblait que le jeu normal de ses poumons était empêché par une force inconnue.

Margarèthe, mal élevée, poussée vers l’égoïsme par son milieu, ses relations, sa parenté, n’était point une méchante fille. Les êtres bien portants ne sont point cruels.

Mise en face des conséquences insoupçonnées des agissements de son père, elle se sentait une âme nouvelle, attristée, pitoyable.

Mais leur guide frappe deux petits coups secs à une porte.

Un murmure se fait entendre à l’intérieur de la cellule, dont elle sollicite l’accès.

Elle considère ce son indistinct comme une invitation d’entrer, tourne la poignée actionnant le pêne, pousse le battant, et d’une voix basse, protocolaire en quelque sorte, elle dit :

— Des visites pour miss Liesel.

Puis elle salue les Allemands d’un signe de tête, et s’éloigne gravement, retournant à son poste d’attente.

Margarèthe demeure immobile sur le seuil, tandis que son père, ignorant des subtilités sentimentales qui agitent l’âme de la jeune femme, s’avance lourdement dans la pièce, avec ce sans-gêne irritant du goujat important, qui se croit partout chez lui.

Liesel est là, assise dans un grand fauteuil, auprès de la fenêtre d’où l’on aperçoit Lambeth-Road. Son regard vague semble ouvert sur l’abime de la folie.

Mais Liesel n’est pas seule. Auprès d’elle, à côté d’une petite table chargée de papiers, se tient M. Tiral.

Le comptable a vieilli. La blancheur de ses cheveux, de sa barbe clairsemée, s’est accentuée. Les jours, depuis qu’il a retrouvé sa fille privée de raison, ont pesé sur lui aussi lourdement que les années.

Il tient un crayon bleu à la main. Une page, couverte de figures et d’équations, montre qu’il est interrompu au milieu d’un travail mathématique. Il s’est soulevé sur sa chaise, considérant les visiteurs qu’évidemment il ne connaît pas.

Von Karch s’approche de lui, tapote doucement l’épaule du malheureux comptable.

— Bonjour, monsieur Tiral. Enchanté de faire votre connaissance. Ceci vous démontre que vous auriez tort de chercher à vous souvenir de moi. Nous ne nous sommes jamais vus. Je gage cependant que vous ne regretterez pas de m’avoir rencontré quand vous saurez…

Il s’arrête, attire une chaise, s’assoit à côté de son interlocuteur évidemment ahuri par cet exorde, et de sa voix grave, il reprend :

— D’abord, je me présente. Von Karch, ancien industriel, présentement fort riche, et qui a plaisir à employer sa fortune à faire le plus de bien possible.

— Ah ! murmura Tiral avec une surprise non équivoque.

Le gros rire de l’Allemand ponctua l’exclamation.

— Je vous perce à jour, mon cher monsieur Tiral. Vous vous demandez en quoi ma philanthropie peut bien s’exercer sur vous. Ne dites pas non, j’ai lu dans vos yeux. Et cela est parfait que vous vous adressiez pareille question. Car je suis ici uniquement pour y répondre.

— Vraiment ? fait encore le comptable en jetant un coup d’œil inquiet sur sa fille.

Oh ! il a tort de s’inquiéter. Liesel est toujours plongée dans le rêve de la démence.

Mais Von Karch, lui, continue, gaiement, son organe satisfait claironnant les phrases préparées :

— Sous quelques jours, cher M. Tiral, celui qui a si cruellement traité votre fille sera condamné par un bon jury anglais.

Le comptable incline la tête avec un regard féroce. Ah ! il le hait bien, ce François qu’il aimait autrefois.

— À présent, ne nous occupons plus que de la victime, de cette belle enfant qu’il s’agit de guérir, de rendre à la raison, à la connaissance de son père si tristement éprouvé.

— Oui, oui, murmure Tiral. On m’autorisera à l’emmener en France, n’est-ce pas ? À l’Institut Pasteur, j’obtiendrai que l’on fasse des recherches, que l’on découvre le microbe antidote du poison, que…

— Il faut beaucoup d’argent pour ces études, laisse tomber froidement le père de Margarèthe.

— J’aurai beaucoup d’argent.

Tiral a dit cela en posant sa main sur le papier qu’il crayonnait tout à l’heure. Son interlocuteur a remarqué le geste. Un sourire fugitif rida sa face large.

— Allons, se confie-t-il, décidément c’est bien cela. Le bonhomme connaît un gîte métallique, or ou pierres précieuses.

À voix haute, il reprend :

— Sans doute ! Sans doute ! Vous trouverez la somme nécessaire. Mais il faut du temps pour réunir l’argent ; il en faut davantage encore pour que les études aboutissent, si elles aboutissent. Et pendant ce laps, votre enfant reste insensée…

Et comme Tiral baisse la tête, assombri par ces vérités pénibles. Von Karch recommence à lui tapoter l’épaule.


J’aurais beaucoup d’argent.

— Bon, ne vous désolez pas. Je ne suis pas venu pour vous attrister, vous pensez bien. C’est tout le contraire. Je veux que la pauvre petite guérisse vite, qu’elle vous donne toute la joie de sa jeunesse, de sa gaieté recouvrées.

— Ah ! s’il suffisait de vouloir ! gémit le comptable.

— Pour moi, cela suffit, cher monsieur Tiral… Car en vous disant, je veux, j’exprime en même temps, je sais et je puis.

D’un mouvement, Tiral est debout, les mains tendues vers son interlocuteur.

— Vous savez, vous pouvez, guérir ma Liesel ? balbutia-t-il.

Von Karch incline gravement la tête.

Mais comment ?

— Voici ce que je vous propose. Aussitôt le jugement rendu, je vous emmène en Allemagne, je mets la jolie malade entre les mains du docteur Wohlinz, un ami, et ce qui vaut mieux un spécialiste, auquel nul poison ne résiste. En un mois, six semaines, il vous rendra l’intelligence de votre chère et gracieuse enfant.

— Ah ! s’écria Tiral d’une voix tremblante, si vous pouviez dire vrai !

— Je dis toujours vrai, riposta audacieusement le gros homme.

Puis enchaînant son discours :

— Fraü Liesel guérie, je mets un petit capital à votre disposition. Il ne faut pas seulement la santé, il faut aussi la conserver.

Le comptable joignit les mains :

— Vous êtes la bonté même. Monsieur.

Son interlocuteur secoua la tête avec une modestie affectée :

— Mais non, mais non. Je suis un égoïste sentimental ! Pour quelques milliers de francs, un rien dans ma situation, je me donne la joie de sauver deux personnes, et peut-être d’acquérir des amis…

— Oh ! n’en doutez pas, et comme preuve…

Une seconde, le vieux Tiral parut hésiter ; mais sa reconnaissance fut plus forte que sa réserve, et il reprit, parlant vite comme pour couper court au débat intérieur qui s’était élevé en lui :

— Un ami ; à un ami on ne cache rien. Quelques milliers de francs ; le moyen d’aller là, où je connais un gîte diamantifère d’une richesse incalculable. Jadis, égaré dans la brousse, j’avais tracé, sur le petit pied du bébé dont je devais être séparé, un plan lisible pour moi seul de l’endroit ; c’est le tatouage étrange remarqué par les médecins, reproduit par les journaux.

— Ah bah ! riposta Von Karch d’un ton de surprise parfaitement joué.

— Idée folle de père, n’est-ce pas ; mais vous saurez tout ; l’endroit du gîte…

L’Allemand l’interrompit vivement :

— Pas un mot de plus, cher monsieur Tiral. Je ne veux pas savoir.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne fais pas un placement. Je vous aide, vous êtes content, cela me suffit. Vous me revaudrez cela en affection, la pierre précieuse la plus rare du monde.

D’un mouvement éperdu, le comptable saisit la main de son interlocuteur et la porta à ses lèvres.

Celui-ci se dégagea doucement, et se levant :

— Sur ce, j’ai d’autres « souffrants » à voir ce soir ; je vous laisse. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?

— Le moyen de faire autrement, avec une bienveillance telle que la vôtre.

— Là ! là ! Plus de grands mots entre nous. Remettez de l’ordre dans votre esprit. Ayez confiance. Vous êtes au terme de l’adversité. Au revoir, ami Tiral, au revoir.

Il s’approcha de Liesel, toujours absorbée par son rêve dément, et lui caressant paternellement les cheveux :

— Et vous aussi, petite frau Liesel, au revoir. Nous rendrons le sourire à votre jolie bouche, l’éclat à vos grands yeux de gazelle, et votre bon papa vous couvrira de diamants, ce qui, quoiqu’on en dise, constitue une parure tout aussi agréable que les fleurs des champs.

Étrange ! On eût dit qu’un sourire ironique contractait les lèvres de la créole. Sans doute, il n’y avait là qu’une apparence. Le sourire s’évanouit aussi vite que s’éteint l’éclair illuminant la nue. Derechef, Von Karch, secoua la main du comptable, et s’étant enfin débarrassé du bonhomme, il empoigna nerveusement le bras de Margarèthe, qu’il entraîna dans l’escalier.

Ils arrivèrent sur le trottoir où stationnait toujours le motor-cab qui les avait amenés. L’Allemand poussa sa fille dans la voiture, y prit place après avoir murmuré au watman :

— À l’extrémité d’Holborn Viaduct (viaduc d’Holborn), en face de la prison de Newgate.

Il ne remarqua pas qu’au moment où le motor-cab se mettait en marche, une automobile stationnée à quelque distance démarrait également, réglant sa vitesse sur le véhicule des Allemands.

Eût-il remarqué cette voiture d’ailleurs, qu’un simple coup d’œil aux voyageurs qui en occupaient l’intérieur, l’eût empêché d’arrêter son attention sur ceux-ci. Que pouvait-il craindre de ces deux adolescents, presque des enfants, un garçon d’environ seize ans, une fillette un peu plus jeune ; lui, de taille moyenne, bien découplé, la figure rieuse et ouverte ; elle, petite, brune, non pas chétive, mais menue ; les traits irréguliers, mais charmants, avec de grands yeux noirs bleus, lumineux et limpides.

Au surplus, ce devaient être des étrangers. Leurs costumes de voyage décelaient une origine américaine. Le garçon portait un complet yachting ; vareuse à boutons d’or, pantalon de flanelle grisâtre, casquette marine. Sa compagne, elle, apparaissait mignonne et gracieuse sous le petit saute-en-barque blanc aux boutons bleus, sous la trotteuse très courte laissant apercevoir les chevilles fines, le pied cambré en d’élégants brodequins de cuir fauve. Elle aussi arborait sur ses cheveux frisottants une délicieuse petite casquette de mer blanche et bleue.

De tels êtres ne pouvaient évidemment pas être des adversaires avec lesquels il fallait compter. Et cependant ces deux enfants s’occupaient de Von Karch.

— Le  « roi » avait raison, petite Suzan, disait le jeune garçon. L’Allemand suit l’affaire avec un intérêt marqué.

La fillette minauda :

— Tu sais, Tril, je n’ai jamais douté, moi. Le roi a toujours raison.

— Je ne dis pas le contraire ; seulement pour lui, là-bas, en Amérique, ne connaissant la chose que par les journaux, il n’y aurait pas eu déshonneur à ce qu’il se mette le doigt dans l’œil.

Sa compagne le menaça du doigt.

— Tril, Tril, pas de mots comme celui-là. Le roi veut qu’au retour de notre tour du monde, j’épouse, non pas un lad (gamin) mais un gentleman.

Il lui sourit tendrement :

— Je me gentlemanise pour toi, ma Suzan, seulement ce Von Karch…

Il s’interrompit brusquement.

— Ah ! ça, nous retournons à l’hôtel, voici le pont de Blackfriars.

Mais non. Le motor-cab de l’Allemand passa sans s’arrêter devant l’hôtel Royal, s’engagea dans Ludgate-Street, puis dans Old Bailey, et stoppa enfin au bas d’une des tourelles d’angle, à l’intérieur desquelles s’enroulent les escaliers conduisant à la voie aérienne d’Holborn Viaduct.

Sans doute, le mécanicien des jeunes gens avait des instructions, car il tourna dans Newgate Street, sans accorder un regard au viaduc, superbe travail d’art qui mérite cependant de retenir l’attention des passants.

Long de 420 mètres, en effet, Holborn Viaduct, supporté par un double système d’arches, franchit la vallée de Fleet, pour réunir Holborn et Newgate Streets… Ses statues hautes de deux mètres, les unes emblématiques : Art, Agriculture, Science, Commerce, les autres édifiées en l’honneur de magistrats fameux : Fitz Alwin, Walworth, Gresham, Middleton ; ses lions héraldiques, ses tourelles d’ascension et de descente sont réputées parmi les touristes.

Pourquoi, comment Von Karch accaparait-il tout l’intérêt des jeunes Américains décidément lancés à sa poursuite ?