L’Aéroplane fantôme/p1/ch8

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Boivin et Cie (p. 96-108).


CHAPITRE VIII

L’IDYLLE DE NEWGATE


— Demandez l’Idylle de Newgate !… Édition spéciale ! tous les détails ! Demandez, demandez ! Cela est plus intéressant que les conceptions romanesques !… Immense sensation ! La plus attractive idylle !

Et cœtera ! Et cœtera !

Ainsi clamaient les crieurs de journaux, vers deux heures de l’après-midi, dans les rues de Londres, que les poussières en suspension, éclairées par un soleil radieux, remplissaient d’un léger brouillard doré.

Et les passants s’arrêtaient, s’arrachaient les feuilles toutes fraîches encore d’encre d’imprimerie.

Un coup de sonnette furieux appela le garçon d’étage dans l’appartement occupé par Von Karch et Margarèthe.

Les deux Allemands venaient de sortir du lourd sommeil, dans lequel l’astucieux Tril les avait plongés la veille au soir.

Dire leur stupeur de se trouver tout habillés, dans les fauteuils où ils s’étaient installés seize ou dix-sept heures plus tôt, est impossible. Ils avaient échangé des répliques incohérentes :

— Ah ça ! nous ne nous sommes pas mis au lit ?

— Cela paraît du moins vraisemblable.

— Dormir ainsi, cela ne m’est jamais arrivé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Et ce jeune Américain ?

Une inquiétude soudaine projeta Von Karch sur ses pieds. Avec sa nature défiante, le soupçon naissait aisément en lui…

Il fouilla vivement ses poches, en grommelant :

— Est-ce que ce diable de Yankee ?…

— Que voulez-vous dire ? interrogea Margarèthe.

Son père ne répondit pas. Un à un, il tirait de ses innombrables poches les divers objets dont Tril avait fait l’inventaire.

Rien ne manquait. Les clefs, la montre, l’argent… le carnet rouge.

L’agent allemand ouvrit le petit cahier, le feuilleta.

— Oh ! gronda-t-il, la fabrication du papier laisse bien à désirer. Toutes les pages sont collées. La chaleur du corps sans doute. Bah ! ceci n’est rien. Mes notes sont toujours invisibles dans la pâte, donc mon inquiétude disparaît.

Et comme sa fille demandait :

— Mais enfin, père, à quoi pensez-vous ?

— À rien ! répondit-il… Je croyais avoir perdu quelque chose. Croyance erronée, chère petite Marga, tout à fait erronée. À propos, quelle heure est-il ? Ma montre est arrêtée.

— Tiens ! la mienne également.

L’Allemand eut un geste d’impatience et appuya fortement sur la sonnette électrique. C’était là la cause du carillon qui fit se précipiter le garçon d’étage dans l’appartement.

— Ah ! gentleman, déclara-t-il, je m’inquiétais de ne pas vous voir ce matin. Une heure encore, et j’aurais averti le « manager ».

L’air ravi du domestique montrait qu’en effet il avait connu l’anxiété.

— Il est donc bien tard ? questionna Von Karch.

— Pour la promenade, il n’est pas tard, gentleman ; mais pour se lever, il est tard.

— C’est-à-dire ?

— Qu’il est un quart avant deux heures après-midi.

À ces mots, Margarèthe se trouva debout à côté de son père.

— Deux heures moins le quart ?

— Vous divaguez, garçon.

— Non, non, répliqua l’interpellé avec un rire sournois. Le breakfast (déjeuner) est terminé. Oh ! on peut dire que le gentleman a une conscience pure, car il dort à établir un record.

Mais se frappant le front :

— J’oubliais ; le gentleman américain, qui est resté en votre compagnie jusque vers dix heures du soir, a remis un billet à votre adresse. Je vais le chercher.

— Et apportez en même temps un lunch froid. Deux heures ! Je comprends pourquoi j’ai l’estomac dans les talons.

— C’est trop bas pour un gentleman, riposte le serviteur hilare, il faut le faire remonter au plus vite.

Et il s’élança au dehors. Le père et la fille se regardèrent :

— Comment avons-nous pu dormir ainsi ?… Plus d’un tour de cadran.

Margarèthe risque une explication :

— Notre longue faction à Holborn viaduct sans doute.

— Peut-être.

Cependant, il était évident que Von Karch considérait cette faculté somnifère, brusquement révélée chez lui et chez la blonde Margarèthe, comme un fait anormal et inquiétant.

La réapparition du garçon le tira de ses réflexions moroses. L’homme était chargé d’un grand plateau d’argent, sur lequel un en-cas froid : viande et volaille, entourait la théière fumante.

Il déposa le tout sur un guéridon. Puis présentant une lettre à l’agent allemand :

— Le mot laissé par le gentleman des United States, avant son départ.

— Il est parti ?

— Ce matin, à la première heure. Ainsi, du reste, qu’il l’avait annoncé au bureau.

— Ah !… C’est bien. Laissez-nous.

Et le serviteur sorti, Von Karch fit sauter le cachet de la missive. Celle-ci était brève.

« Au moment de continuer son voyage, Master Tril regrette de ne pouvoir prendre congé de sir Von Karch et de lady sa fille. Il emporte un très gentil souvenir de la soirée cordiale passée en leur compagnie, et sera heureux de les recevoir si le hasard des affaires les amène plus tard à Charleston. »

Rien de plus naturel, de plus correct, que ce mot laconique.

Le ton était celui d’un nomade reconnaissant envers des personnalités qui, durant une soirée, l’eût arraché à l’ennui de la solitude.

Ce que le sommeil incompréhensible de ceux-ci l’avait empêché de dire de vive voix, il l’avait écrit : voilà tout.

L’Allemand se reprocha ses ineptes soupçons à l’endroit de ce petit bonhomme, qui n’était certainement pas de force à se mesurer avec un gaillard comme lui, réputé au service des renseignements de Berlin.

Et, dégagé par cette réflexion avantageuse :

— Réparons le temps perdu. À table, chère belle Marga. L’abstinence vous ferait perdre cette silhouette où réside toute la grâce de nos filles d’Allemagne.

Il alla ouvrir la fenêtre, ajoutant avec gaieté :

— Un temps superbe. Mettons le soleil de la partie !

Mais tous deux, décidément rassérénés, avaient à peine commencé leur repas, que les clameurs des « camelots londoniens » retentirent dans la rue.

— Demandez l’idylle de Newgate. L’ingénieur français ne passera pas en jugement ! Le tribunal nargué par l’inculpé !

— Hein ! clama Von Karch, vous avez entendu ?

— Oui ; cela doit être un de ces « canards » auxquels la presse anglaise donne si facilement l’essor.

— Vous croyez ? Au fait, c’est possible. Cependant, je ne serai pas fâché de m’en assurer.

Ce disant, il s’était approché de la fenêtre, se penchait au dehors.

En bas, devant l’hôtel, des garçons et chasseurs, formaient un groupe attentif, autour d’un maître d’hôtel qui lisait à haute voix une feuille quotidienne.

— Pst ! Pst !

À cet appel de l’Allemand, tous levèrent la tête.

— Montez-moi un journal de suite.

All right ! Vous avez raison, gentleman. Cela n’est pas une histoire ordinaire.

Et le groupe disparut sous la porte cochère, sans doute pour n’être pas troublé plus longtemps, tandis que l’un des « chasseurs » se lançait à la poursuite des crieurs.

Moins de trois minutes après, ce dernier remettait une édition spéciale à l’Allemand, recevait la pièce méritée par sa promptitude, et s’éclipsait, selon toute apparence, pour rejoindre les camarades commentant l’événement encore ignoré des clients germains.

Avec une hâte fébrile, Von Karch parcourut la manchette du périodique, et gronda, stupéfait :

— L’ingénieur est mort !

— Mort !

Margarèthe redit ce mot sans en avoir conscience. Elle s’était dressée toute droite, soudainement pâlie. Von Karch s’était plongé dans la lecture de l’article sensationnel consacré à l’idylle de Newgate.

— Eh ! grommela-t-il, ce n’est pas moi qui l’ai tué, ce satané François, c’est la maladie.

— La maladie ?

— Certainement, les médecins ont diagnostiqué une embolie. Au surplus, écoutez.

Il se prit à lire d’une voix monotone, les lignes suivantes :

« Le procès de l’ingénieur français François de l’Étoile n’aura pas l’épilogue judiciaire que chacun prévoyait.

« La nature s’est chargée de dénouer le criminel imbroglio.

« Ce matin, le guichetier, qui visitait les prisonniers trouva le Français étendu sur son lit ; le corps déjà froid et présentant la raideur cadavérique, démontrait que la mort remontait à plusieurs heures.

« Le docteur James Lindley, attaché à la prison, accourut aussitôt. Des constatations du savant praticien, il résulte que le prisonnier, a succombé à une embolie cardiaque.

« L’événement en lui-même n’aurait rien dont il se fallut attrister. La nature a solutionné de façon élégante une « cause célèbre » dont l’esprit public était obsédé.

« Mais aux côtés du coupable se dressent les silhouettes de deux jeunes filles, toutes deux ses victimes.

« L’une, privée de raison, miss Liesel Muller, est enfermée à Bedlam, où son père, romanesquement retrouvé, veille sans trêve sur la pauvre mignonne. Or, ce père, M. Tiral, de son nom, en apprenant la fin de l’ingénieur, a immédiatement demandé l’autorisation d’emmener sa fille hors d’Angleterre. Il compte la remettre aux soins d’un illustre docteur qui peut-être rallumera le flambeau de l’intelligence éteinte.

« Miss Liesel étant classée parmi les fous contemplatifs, c’est-à-dire non dangereux, il est certain que le malheureux père obtiendra la douloureuse faveur qu’il sollicite.

« La seconde victime est (la jeune fille l’ayant elle-même proclamé, nous pouvons nous départir de notre réserve accoutumée) miss Édith Fairtime, fille du lord et puissant industriel.

« Fiancée à l’inculpé, miss Édith venait, chaque jour, à la prison, refusant, avec une touchante obstination, de croire aux preuves de la culpabilité de celui qu’elle avait choisi.
le docteur constata que le prisonnier avait succombé à une embolie.

« Au reçu d’un télégramme l’avertissant du trépas de ce dernier, elle a réclamé le corps du coupable, que la mort arrache à la punition.

« Elle a déclaré vouloir qu’il fût inhumé dans la chapelle-caveau de famille, édifiée sous les ombrages du parc de Fairtime-Castle, voisin de Wimbleton. Elle a arboré le deuil des veuves, et affirmé sa résolution de ne se marier jamais.

« Certes, cette exaltation d’une jeune âme aimante est respectable, vénérable même, mais il nous semble que le strict devoir de la famille eût été de réagir contre ces démonstrations exagérées, et, disons le mot, inutilement compromettantes.

« Nous n’insisterons pas cependant. La mort passe ; inclinons-nous. »

— Eh bien, Marga, vous voyez ? conclut l’Allemand en repliant lentement le journal.

Elle n’eut pas le temps de répondre. On heurta à la porte. Celle-ci s’ouvrit aussitôt, et écartant le garçon qui le précédait, M. Tiral fit irruption dans la pièce, tirant après lui Liesel, celle-ci marchant d’un pas d’automate, ses grands yeux noirs fixés, comme à l’ordinaire, sur le rêve indéchiffrable de sa folie.

— Vous ?

— Moi. J’ai obtenu l’exeat de Bedlam. Je suis accouru vers l’ami, le bienfaiteur que vous nous avez révélé, pour vous dire : Quand partons-nous ? Quand rejoignons-nous le docteur qui, peut-être, rendra la raison à mon enfant ?

— Et vous avez bien fait, s’écria Von Karch se mettant par un brusque effort au diapason de son interlocuteur. Je vous demande deux jours pour terminer quelques affaires. Dans deux jours, nous partirons.

— Oh ! merci ! merci !

Tiral prit avec ravissement les mains de l’Allemand, puis il courut à Liesel toujours insensible, l’étreignit dans ses bras, couvrant son visage de baisers.

— Nous te guérirons, mon aimée. Tu sauras que tu as un père qui t’aime plus que la vie.

Il continua ainsi, parlant comme si elle pouvait l’entendre.

Von Karch profita de cet instant pour glisser à l’oreille de Margarèthe :

— Vous l’emmènerez pendent ces deux jours, Marga. Il sera bon que Liesel soit un peu débarrassée de sa présence.

Et s’adressant de nouveau à M. Tiral :

— Vous demeurerez ici, à l’hôtel. Vous accompagnerez ma fille dans ses courses ; car moi, pour en terminer plus vite, je serai contraint de l’abandonner.

Sur quoi, reprenant place à table :

— Vous permettez que j’achève mon repas. Très en retard.

Et à part lui, il ajouta :

— Après tout, j’ai les plans des divers organes imaginés par le digne François. Nos ingénieurs de la Sprée trouveront bien le moyen de les assembler. Donc, la politique me récompensera. D’autre part, ce Tiral me conduira au gîte précieux qu’il a découvert. Là aussi, je serai payé.

Sa large face s’épanouit dans un rire silencieux. Le naïf Tiral, qui le regardait à ce moment, crut que l’expression joyeuse indiquait la satisfaction du bien accompli.

Puis tout à coup, saisissant par-dessus la table la main de Margarèthe, qui s’était assise devant lui et dévorait avec appétit, il serra fortement ses doigts roses. Elle l’interrogea du regard.

Alors, il se pencha, et dans un souffle :

— Marga, une idée. Nous irons assister à l’inhumation de l’ingénieur, dans le caveau de famille des Fairtime.

Elle tressaillit, demanda :

— Pourquoi ?

— Marque de sympathie aux Fairtime. Rencontre dans une circonstance qui ne s’oublie pas.

Tout au fond du parc de Fairtime-Castle, dans cette demeure de la joie, de la fortune, il est un coin réservé aux souvenirs chéris, à la mélancolique conversation des âmes terrestres avec les âmes envolées.

Une petite pièce d’eau, où se reflète une chapelle, byzantine d’aspect, avec sa coupole aplatie, ses revêtements polychromes, ses ornements dorés.

Alentour, de grands arbres, reliés par d’épais buissons à feuillages persistants, isolent l’endroit du reste du monde.

La chapelle byzantine est la tombe familiale des Fairtime. En dépit des lois et règlements qui interdisent aujourd’hui, en Angleterre, l’édification de monuments funéraires en d’autres endroits que les « public-places », ainsi que l’on désigne administrativement les cimetières, les Fairtime avaient conservé le privilège de leur sépulture privée.

Oh ! bien simplement. Il leur avait suffi de faire inscrire la jolie chapelle sur la liste de la puissante société des Old and fine houses, laquelle correspond assez exactement à notre société des monuments historiques et a, comme celle-ci, pour but de conserver intactes les constructions artistiques léguées à notre époque par les générations disparues.

Vingt-quatre heures après la décision prise par Léopold Von Karch, le fourbe Allemand et sa fille se trouvaient là, en face de ce mausolée, au milieu de la famille Fairtime accompagnant le cercueil de François de l’Étoile, à la dernière demeure que lui avait attribuée la volonté inexorable d’Édith.

La jeune fille avait fait plier toutes les résistances autour d’elle.

Aux objurgations de son père, de son frère Jim, elle avait répondu avec une obstination farouche :

— Me compromettre, rendre impossible pour moi tout mariage. C’est là ce que je souhaite. Je n’ai pu passer ma vie auprès de lui, je veux qu’elle s’écoule dans l’unique espoir de partager la même tombe.

Chose étrange. Péterpaul avait soutenu sa sœur.

Le robuste garçon, réputé jusque-là assez insoucieux du sentiment, semblant réserver toute sa tendresse pour les exercices sportifs, s’était révélé, à la surprise générale, romanesque et tendre.

— Édith a pleinement raison, avait-il déclaré. Et je ne conçois pas qu’on la contrarie, alors qu’elle exprime le désir le plus naturel. La mort du brave ingénieur est déjà un malheur. Prenez garde qu’en interdisant à la chère petite sœur la joie douloureuse de veiller sur son sommeil éternel, vous ne la poussiez à sortir d’une existence qui ne lui promet pas beaucoup de charme.

Et lord Fairtime, Jim, impressionnés par la menace voilée contenue dans les paroles du robuste Péterpaul, avaient cédé.

L’influence personnelle du lord avait triomphé sans peine de tous les obstacles administratifs. Le corps du prisonnier défunt avait été officiellement remis à « lord Fairtime impétrant à cette fin », le permis d’inhumer en sépulture privée, le transport sur route par voiture non munie de signes distinctifs, avaient été délivrés sans difficulté.

Édith, vêtue de deuil, le long voile des veuves cachant son doux visage, avait voulu accompagner le funèbre colis durant le chemin de la prison de Newgate à Fairtime-Castle.

Là encore, le lord s’était incliné devant la volonté de la jeune fille.

Et, ma foi, il en était arrivé à ne pas regretter trop sa condescendance.

Tout le jour, une avalanche de cartes de visite, de lettres, de télégrammes de condoléances, s’était abattue sur le château.

Lords, membres des Communes, lord-maire, industriels, tous à l’envi, traitaient l’événement comme un deuil normal, atteignant une famille considérable et considérée.

Et M. Fairtime constatait que l’humanité timorée, pas très brave au demeurant, s’élève au-dessus d’elle-même pour applaudir le courage et la loyauté.

Édith Fairtime devenait une héroïne de la tendresse.

Bien loin de la diminuer, son attitude lui attirait toutes les sympathies.

Maintenant, tous se trouvaient rassemblés au seuil de la chapelle funéraire, dont la double porte aux panneaux sculptés, largement ouverte, permettait d’apercevoir l’intérieur.

Une vaste salle circulaire, dallée de mosaïque. La muraille, peinte de couleurs éteintes, figurait en relief une colonnade, divisant la surface en « caissons cintrés ». Chacun de ces caissons contenait, fermée d’une plaque de marbre, une cavité profonde destinée à recevoir les tristes voyageurs de l’au-delà.

Tous, sauf un, montraient leur clôture marmoréenne. Plusieurs portaient des inscriptions. Sur la plus voisine de la case ouverte, on voyait, gravé en lettres d’or :

Mary-Édith Fairtime.

Au-dessous, se lisaient ces vers empruntés au grand poète Milton :

Mourir fut pour elle un essor
Vers Dieu, qui rappelait un ange.

Là reposait lady Fairtime, mère d’Édith.

Le compartiment au-dessous duquel on apercevait, appuyée à la muraille, la plaque sortie de son encastrement, attendait le cercueil de François de l’Étoile.

Le cortège, triste dans le crépuscule commençant, avait traversé le parc. La sinistre caisse à laquelle aboutit toute existence humaine, s’avançait sur les épaules de quatre hommes, vêtus de noir, portant à la boutonnière un nœud de crêpe sur quoi se détachait en argent la fleur du Phœnix Ceylonia, emblème des Éternelles renaissances.

Puis, venait Édith, chancelante en ses voiles de deuil, s’appuyant sur son père et sur Péterpaul.

Puis enfin, Jim, à côté de qui déambulaient, en affectant des mines pénétrées, Léopold Von Karch et Margarèthe.

Les Allemands avaient mené à bien leur combinaison…

Ils s’étaient présentés à Fairtime-Castle, et prenant les devants sur toute interprétation possible, ils avaient expliqué leur présence en disant la vérité… relative, maximum d’hypocrisie des fourbes.

— À un moment, avait dit Von Karch, j’ai eu la même pensée que vous, lord Fairtime. Riche, j’aurais mis ma fortune à la disposition du pauvre garçon qui n’est plus. Père, je l’aurais souhaité comme époux à ma fille chère.

Quand j’ai connu vos droits antérieurs, je me suis retiré. Mais en ce jour de tristesse, il m’a paru que ma venue, celle de ma Margarèthe, vous seraient un réconfort. Permettez que nous nous mêlions à vos amis. Ce sera une façon de leur dire :

« Voici un père, voici une jeune femme qui agiraient ainsi que les châtelains de Fairtime. »

Devant des sentiments aussi délicats (il est à remarquer que les menteurs inventent des délicatesses alors seulement qu’ils désirent tromper quelqu’un) comment ne pas accueillir les nouveaux venus ?

Au nom d’Édith, Péterpaul avait exprimé des remerciements émus à ce couple, ce qui avait fort troublé Margarèthe.

Et on leur concédait à présent une place d’honneur auprès de la famille, dans le cortège.

Des amis du voisinage venaient ensuite, les serviteurs et employés de la propriété fermaient la marche.

Le cercueil fut glissé dans la case réservée. Les assistants défilèrent devant Édith, immobile ainsi qu’une statue de la douleur, puis tous, par petits groupes, s’égrenèrent à travers le parc, chacun regagnant sa demeure.

Von Karch demeura le dernier.

Il serra les mains du lord, de ses fils, d’Édith, avec des mines apitoyées, jouant l’homme qui retient à peine ses larmes.

À Péterpaul, il murmura :

— C’est un ami, un véritable ami qui vous quitte et qui espère vous revoir dans de moins pénibles circonstances. À Berlin, si vous y venez, ma maison doit être la vôtre.

Et les deux Allemands s’éloignèrent pour regagner Londres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment même, Édith déclarait qu’elle voulait passer la nuit en prières dans la chapelle, seule en face du mort qu’elle pleurait.

Lord Fairtime avait voulu s’opposer à cette macabre fantaisie. Mais, cette fois encore, Péterpaul appuya la volonté de sa sœur. Lui-même veillerait au dehors, prêt à accourir au premier signal.

Comme toujours, le lord s’était incliné, malgré les gestes d’impatience de son second fils.

Jim ne comprenait rien décidément aux idées baroques de sa sœur.

Celle-ci, du reste, avait étreint le père faible et bon dans ses bras, en murmurant :

— Merci. Vous comprenez que je ne serai plus jamais, à l’avenir, une jeune fille souriante. Tantôt, deux jardiniers causaient sans me soupçonner près d’eux. Ils m’ont donné un sobriquet que je veux garder désormais.

— Et c’est ?

— Pour toujours maintenant, je suis, je veux être la Miss Veuve.

Puis coupant court à l’entretien, elle entra dans la chapelle funéraire, dont les portes retombèrent sur elles.

Le tête-à-tête tragique commençait.

Vers minuit, Péterpaul qui, selon sa promesse, s’était assis sur le seuil du monument, sursauta en discernant deux silhouettes légères se mouvant dans l’ombre.

Elles approchèrent :

— Roi des Lads, Jud Allan ! murmurèrent deux voix étouffées.

— Ah ! bien, répliqua le jeune homme en inclinant la tête.

Les ombres se glissèrent dans la chapelle. Péterpaul reprit sa position de veille, et de nouveau le grand silence de la nuit s’épandit sur toutes choses.