L’Aéroplane fantôme/p2/ch3

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 152-171).

CHAPITRE III

LES OTAGES


Ce soir-là, l’admirable campagne anglaise qui entoure Londres, était baignée par une nuit tiède piquetée d’étoiles, comme en possède souvent la vieille Albion, si injustement accusée de ne connaître que le froid brouillard.

Près de Wimbleton, le château de Fairtime dressait ses hautes toitures, aux angles desquelles les astres nocturnes accrochaient des rayons.

Sur la terrasse dominant le parc, lord Gédéon, ses fils Jim et Péterpaul prenaient le café, entourant la douce Édith, dont les cheveux d’or, le visage pâle, empruntaient une sorte de luminosité aux voiles de deuil qui les encadraient.

Depuis le drame de la prison de Newgate, la jeune fille avait adopté le costume des veuves, et les bonnes gens du pays la désignaient par cette appellation britannique si touchante :

Le doux cœur mort.

Peut-être, avec pitié, la jugeait-on un peu folle.

Et de fait, on eût cru que la raison de miss Édith avait subi, sinon une éclipse totale, du moins une blessure. Comme le vase brisé du poète, il semblait que l’âme de la fille du lord fut déchirée par l’invisible fêlure qui lentement en fait le tour.

Oh ! elle ne se livrait à aucune excentricité. Presque toujours, on la voyait passer lente et grave, fantôme noir au visage blême, mais dans son attitude il y avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, des contradictions, décelant un esprit troublé.

Brusquement, sans cause apparente, parfois sur une réplique banale, ses yeux se remplissaient de larmes. Puis, tout à coup, une expression joyeuse éclairait ses traits.

Elle passait chaque jour un temps plus ou moins long dans la chapelle funéraire des Fairtime, ou, naguère, de par sa volonté, avait été amenée la dépouille de François de l’Étoile.

La femme de chambre l’avait trouvée une fois, endormie dans sa chambre, auprès d’un petit bureau secrétaire, habituellement fermé à clef.

Le meuble était ouvert. Sur la tablette, un cahier était étalé auprès de l’encrier. La jeune fille avait été trouvée par le sommeil au milieu d’un travail d’écriture.

Curieuse comme toute soubrette, la servante avait lu et constaté ainsi que sa jeune maîtresse tenait un « journal » de ses moindres actions, un journal dans lequel, à chaque paragraphe, elle s’adressait à François.

Elle écrivait au mort. Qui, après cela, eût put douter du désarroi de sa raison ?

Et voilà pourquoi sans doute, sur la terrasse dominant le parc, lord Fairtime et ses fils causaient à voix basse, tandis qu’absente, lointaine, ses grands yeux levés vers le ciel, Édith s’abandonnait à un rêve inexpliqué. Elle tressaillit tout à coup, et murmura :

— Quelles nouvelles, aujourd’hui ?

À qui s’adressait la question, on n’eût su le dire. Ce fut Péterpaul qui répondit :

— Nous en aurons demain probablement, petite sœur. En ce moment commence, à Berlin, la grande réception de l’Empereur d’Allemagne.

Péterpaul s’était improvisé le compagnon, le garde-malade d’Édith, et il était touchant de voir avec quelles délicates attentions, le robuste sportsman veillait sur la pauvre enfant,

Que signifiaient les paroles prononcées ? Probablement correspondaient-elles à quelque rêve inexprimé de la jeune fille.

Elle reprit :

— J’ai peur, j’ai peur. Ah ! Péterpaul, pourquoi n’es-tu pas allé là-bas ?

On ne l’a pas voulu, souviens-toi.

Édith tendit la main à son frère.

— C’est vrai ! Pardonne-moi ; je deviens injuste.

Le silence régnait de nouveau. Les trois hommes considéraient d’un air attendri la chère enfant retombée dans sa rêverie.

Le mutisme pesait sur leurs épaules. Jim, pour faire du bruit bien plus que pour exprimer une pensée, lança cette phrase vide d’intérêt :

— Décidément, Crawley et Sons ne maintiennent pas leur réputation.

Et lord Fairtime, étonné, interrogeant :

— Que voulez-vous dire, Jim, avec la réputation de Crawley and Sons ?

— Que leur café ne vaut pas le diable. Ce prétendu mélange Moka-Bourbon, goût de Paris, a un arôme plutôt désagréable.

— Vous dîtes vrai, riposta Péterpaul, sautant avec joie sur un sujet de conversation quel qu’il fût ; je n’y ai pas pris garde, mais j’ai à présent l’impression que j’ai bu une abominable mixture.

Un mot d’Édith arrêta net le fleuve de paroles inutiles.

— Ah ! fit-elle douloureusement, pouvez-vous vous occuper de pareilles misères alors que je meurs d’inquiétude.

Le silence retombe plus lourd. Personne ne relève le cri de détresse échappé à miss Édith.

Sans parler, chacun se hâte de vider sa tasse de café. Les Fairtime semblent avoir hâte de supprimer le prétexte de leur réunion, et bientôt lord Gédéon s’étire, dissimule mal un bâillement, puis d’une voix ensommeillée, balbutie :

— Ces premières tiédeurs du printemps fatiguent énormément. Je me sens très las. S’il n’était pas honteux de se mettre au lit à neuf heures…

Ses fils ne lui laissent pas terminer sa phrase.

— Ma foi, cher père, si vous le permettez, nous boirons la honte en question.

— Quoi ? vous aussi, jeunes gens, vous sentez la fatigue ?

— C’est-à-dire, affirme Péterpaul, que, depuis un instant, je lutte avec peine contre l’envie de dormir.

Édith, elle-même, appuie le dire de son frère :

— Je crois que je dormirais. Ah ! dormir, ne plus penser, comme cela serait doux.

— En ce cas, s’écrie le lord ravi de l’unanimité des sentiments de ses enfants, ne laissons point passer l’instant où le sommeil est favorable. Je sonne la retraite. Good night, nice night, (bonne nuit, jolie nuit) ma chère Édith ; et vous, mes garçons, dormez ainsi que des souches.

Des baisers bruissent, des poignées de mains énergiques sont échangées, et tous abandonnent la terrasse, regagnant leurs chambres respectives.

Véritablement, comme l’a affirmé lord Fairtime, le printemps commençant doit être couronné de pavots somnifères, car si les maîtres sont sous l’emprise d’un sommeil irrésistible, les valets qui desservent sur la terrasse, la fille de chambre qui aide la triste Édith à se dévêtir, les domestiques affectés au service du lord et de ses fils, vaquent à leurs fonctions d’un air somnolent, avec des maladresses inaccoutumées, qui démontrent qu’eux aussi seront enchantés de gagner leurs couchettes.

On n’est point dur pour la domesticité au château Fairtime. Les maîtres renvoient promptement leurs serviteurs avec une pitié bienveillante pour leur fatigue visible.

À l’office, où les domestiques se réunissent avant de monter à leurs chambres, un seul d’entre eux se montre pimpant, hilare, éveillé comme une petite souris des champs, ainsi qu’il le dit lui-même en plaisantant l’apathie de ses camarades.

C’est le chef cuisinier, Master Brock, un Allemand entré au service de lord Fairtime depuis trois mois environ.

Celui-là est un artiste culinaire, sa science est incontestable ; il est de plus excellent camarade. Dans l’occurence présente, il le prouve :

— Allons, mes braves amis, une larme de café va vous réveiller un peu. J’en ai confectionné du tout frais pour vous. Les tasses et soucoupes vous attendent.

La boisson parfumée est le péché mignon de tout bon serviteur. Aussi la proposition est accueillie d’enthousiasme. Un instant, tous triomphent de leur indolence pour féliciter le chef de son excellente idée.

Et lui, radieux, enchanté d’être agréable à tous, emplit les tasses aussitôt vidées.

— Allons, encore ceci. Il ne faut pas en laisser. Ce serait me faire injure.

Tous se sont assis autour de la grande table de l’office.

Brook préside, mais lui-même semble atteint par l’épidémie de sommeil qui sévit sur Fairtime. Il cesse de bavarder, ses paupières clignotent. Il appuie les coudes sur la table, enfouit son visage dans ses mains, demeure immobile et silencieux.

Les autres, comme lui-même, paraissent annihilés. Ils se balancent sur leurs chaises, les yeux dilatés dans un incroyable effort pour rester ouverts. D’aucuns essaient de se lever ; ils retombent assis, alourdis, incapables de se mouvoir. Les paupières se ferment une à une.

Tous sont sans mouvement. Tous dorment.

Quelques minutes s’écoulent. Soudain le cuisinier Brock fait un mouvement. Ses mains qui voilent son visage, s’abaissent lentement et laissent apercevoir ses traits crispés par une joie farouche, ses yeux étincelants comme des escarboucles.


Mors Brock ricane.

Il ne dort pas, le cuisinier Brook. Il promène autour de lui un regard investigateur, se lève sans bruit, fait le tour de la table, secoue rudement chacun des dormeurs.

Nul ne répond à ce muet appel. Alors Brook ricane, sa voix sonnant étrangement au-dessus de cette assemblée jugulée par le sommeil.

— Vive la sainte Allemagne ! Enfoncés les Anglais ! Ah ! Ah ! Ah ! Le laudanum, mélangé au café, l’empêche d’être un excitant ; ah oui, il l’empêche tout à fait. Ces chers garçons et filles en boivent immodérément. Sans mes précautions, ils seraient trop énervés. Je les soigne, je les soigne, et je ne réclamerai pas d’honoraires comme les docteurs !

Ses traits deviennent féroces, tandis qu’il ajoute :

— Il est vrai qu’ils ne seraient plus en état de recevoir ma réclamation.

Puis se contraignant à être grave :

— Maintenant, occupons-nous des patrons. Ils doivent dormir également. C’est bien supérieur les patrons, mais le laudanum est socialiste ; pour lui, tous les êtres sont égaux.

Tout en parlant, il quitte l’office. Il glisse sans bruit sur les planchers. Cela s’explique, car il est chaussé de pantoufles de feutre.

Il s’engage dans l’escalier qui accède au premier étage où sont situés les appartements de la famille Fairtime. À l’aide de clefs qu’il tire de sa poche, il pénètre successivement dans la chambre de lord Gédéon, de Jim, de Péterpaul. Il franchit le seuil de la pièce où repose miss Édith.

Tous dorment d’un profond sommeil, nul ne peut constater l’intrusion du singulier cuisinier.

Et Brock hoche la tête d’un air de grande satisfaction. Il revient dans la galerie sur laquelle s’ouvrent les chambres.

— Inutile de refermer les portes, grommelle-t-il entre ses dents. Il faudrait les rouvrir tout à l’heure. D’ailleurs, pas de danger qu’ils se mettent en promenade.

Tout l’être du personnage tressaute d’une joie mauvaise.

Il redescend du rez-de-chaussée, passe sur la terrasse où, une heure plus tôt, lord Fairtime et ses enfants prenaient le café. Il a un regard au guéridon, aux fauteuils de bois courbé laissés en cet endroit, et prononce ces paroles incompréhensibles :

— Pas d’ordre dans cette maison. Laisser le mobilier en plein air. Heureusement, nous sommes là pour tout ranger.

Ces mots éveillent certainement en lui une idée très comique, car il rit aux éclats, tout en descendant le perron accédant au parc.

Maintenant Brock marchait sans bruit sur la terre battue des allées, que recouvrait une mince couche de sable de rivière. Il arriva dans l’ombre d’un bouquet d’arbres et de buissons situé à une trentaine de mètres de la façade du château. En ce point, il fit halte, et à plusieurs reprises, fit clapper sa langue, comme un cocher excitant ses chevaux.

Aussitôt un bruissement se produisit parmi les feuillages. Ceux-ci s’écartèrent, laissant jaillir une forme humaine qui questionna :

— Eh bien, Brock ?

— Tout est prêt, Herr Von Karch.

L’interlocuteur du pseudo cuisinier eut un geste d’impatience.

— Imbécile ! Ne t’ai-je pas recommandé cent fois de ne pas prononcer de noms propres durant une expédition.

— Si, si, vous l’avez fait, Herr. Excusez-moi. Votre fidèle Brock est si gêné de ne pas vous donner les marques de respect.

De fait, le drôle semblait confus. Il courbait la tête, bombait le dos, offrant la silhouette d’un individu totalement désemparé. Il est probable que cette attitude apaisa la mauvaise humeur de celui dont l’incognito venait d’être trahi, car Von Karch reprit d’un ton plus bienveillant :

— Enfin, laissons cela. Il faut agir. Tout est prêt, dis-tu ?

— Oui.

— Les caisses ?…

— Réparties dans les caves, Herr. Elles forment quatre groupes reliés entre eux par le cordeau que vous savez.

— Bien. Et les paillassons des jardiniers ?

— À votre disposition, également. On a livré ces jours derniers, les palmiers qui ornent le parc durant l’été. J’ai rangé leurs enveloppes de paille avec soin.

Et ricanant :

— On m’a même félicité vivement à ce sujet. Il parait qu’un serviteur ayant de l’ordre est un oiseau rare.

— Qu’auraient-ils dit, mon fidèle Brock, s’ils avaient connu toutes tes qualités ?

Mais Von Karch estimait sûrement que les minutes étaient précieuses, car il reprit :

— Ne perdons pas plus de temps. Deux heures au moins sont nécessaires pour gagner la côte. Il faut qu’à l’aube, nous soyons en pleine mer, hors de la vue des guetteurs établis sur le rivage.

— Nous y serons, Herr.

L’espion hocha la tête, en homme qui avait pris les dispositions nécessaires pour qu’il en fût ainsi, et se tournant vers les buissons qui l’avaient abrité tout à l’heure, il prononça à haute voix :

— À l’ouvrage, garçons.

Trois hommes, taillés en athlètes, bondirent dans l’allée à cet appel et se tinrent immobiles, dans l’attitude figée de soldats en présence d’un chef. Ils portaient l’uniforme des matelots, le béret crânement campé sur la tête.

— Venez.

Les nouveaux venus emboîtèrent le pas à Von Karch, qui, ayant Brock à son côté, se dirigeait déjà vers la terrasse du château.

Ils ne prenaient aucune précaution pour dissimuler le bruit de leur marche. Ils savaient que personne n’était plus en état d’entendre.

Ainsi, ils parvinrent dans le salon. Toujours guidés par l’ex-cuisinier, ils pénètrèrent dans une petite pièce de débarras réservée, à côté de l’office où les domestiques dormaient toujours. Brock désigna ceux-ci d’un index ironique. Ses compagnons s’épanouirent en une hilarité silencieuse, aussitôt réprimée par un simple geste de Von Karch.

La porte du « débarras » avait été ouverte par le faux cuisinier.

Ici, roulées soigneusement et dressées contre le mur, on distinguait plusieurs de ces nattes de paille, dont les jardiniers se servent pour protéger les plantes frileuses contre les intempéries hivernales.

Brock se chargea de l’un des paillassons ; chacun des marins l’imita, et de nouveau la troupe mystérieuse se remit en mouvement, suivant les traces du guide.

Ainsi que l’avait fait ce dernier, avant de se rendre dans le jardin, ils gravirent l’escalier, parvinrent au premier étage.

Quatre portes étaient ouvertes sur le palier ; les portes des chambres des différents membres de la famille Fairtime. Le misérable les montra, disant lentement :

— Ici, le logis de Lord Gédéon Fairtime. Là, l’appartement de ses deux fils. Occupez-vous de ces voyageurs, braves gens. Le patron et moi, nous nous chargerons de la fleur du Castel, de la charmante Édith.

Sans un mot, les marins s’introduisirent dans les chambres qui leur avaient été désignées, tandis que Von Karch et Brock pénétraient dans la salle réservée à Miss Édith.

Il y a là un chevalet sur lequel est un panneau inachevé.

Le pinceau a retracé les traits de François de l’Étoile. La figure ressort, loyale, souriante, énergique, sous un nœud de crêpe.

Un instant, Von Karch demeure immobile devant ce chevalet Puis il hausse les épaules, et pensif, parlant sans avoir conscience qu’il formule sa pensée :

— Oui, certes, celui-là est mort, bien mort ! Mais alors qui donc est Miss Veuve ?

La préoccupation secrète de l’espion se révèle dans cette question. Lui qui sait, devine, découvre tout, il ignore quel est l’adversaire qui le poursuit. Comme pour M. Lepiquant, comme pour le Chancelier, l’Empereur, la foule, l’étrange et insaisissable ennemi lui demeure inconnu.

Mais il hausse les épaules d’un mouvement agacé. Son attention se reporte sur Brock. Celui-ci a développé sur le plancher le paillasson dont il était chargé, et, debout au chevet du lit, sur lequel repose Édith plongée dans un profond sommeil, il semble attendre.

Cette vue secoue l’espion. Il marche vers le lit. Emprisonnée dans ses couvertures, il enlève la jeune fille par les chevilles, tandis que son compagnon soutient les épaules de la dormeuse.

Doucement, ils la déposent sur le paillasson, avec lequel ils l’enroulent ainsi qu’une plante fragile.

De fait, nul ne penserait à présent que l’enveloppe de paille cache un être humain. Le rouleau a l’apparence d’un colis végétal préparé par un jardinier soigneux.

— Admirable, s’exclama Brock. Vive le jardinage, qui permet d’emporter les propriétaires d’un château comme de simples broussailles.

— Tu chanteras victoire pendant la traversée, grommela l’espion. Nous n’avons pas encore partie gagnée.

Sous la mercuriale, l’ex-cuisinier baisse la tête. Avec l’aide de son chef, il charge le bizarre colis sur son épaule. Puis, tous deux reviennent sur le palier.

Les matelots les y attendent. Chacun porte un rouleau de paille semblable à celui de Brock. Von Karch a un signe de tête approbateur. Pour lui seul, il murmure :

— Lord Gédéon, Jim, Péterpaul, Édith. Le compte y est.

Puis à voix haute :

— En route !

Tous regagnent ainsi le massif d’arbres, à l’abri desquels ils ont attendu la venue de Brock. Ils déposent leurs fardeaux sur le sol. Von Karch donne des ordres à voix basse :

— Fritzeü, Lorike, gardez nos prisonniers. Toi, Siemens, accompagne-nous.

Le marin ainsi désigné se rapproche de l’espion, développant son torse herculéen, ses épaules larges et charnues.

— Oh ! plaisante Brock, pour allumer une mèche, est-il bien nécessaire d’être trois ?

Ce à quoi Von Karch réplique sévèrement :

— On ne sait jamais qui l’on peut rencontrer sur sa route. Siemens,
doucement, ils la déposent sur le paillasson.
qui assommerait un rhinocéros d’un coup de poing, peut être utile.

Et de nouveau, Brock courbe le front. Mais déjà le père de Margarèthe a oublié son mouvement de mauvaise humeur, repris par la nécessité de l’action.

— Allons, Brock, Siemens, la besogne avance. Aux caves, mes amis ; aux caves pour effacer toute trace de notre passage.

Elles étaient solides et monumentales, les caves de Fairtime Castle. Le château avait été construit sur les fondations d’une ancienne abbaye, détruite par les partisans de Cromwell, lors de la révolution d’Angleterre qui conduisit le roi Charles 1er à l’échafaud de White-hall.

Des piliers massifs, reliés par la courbe d’arceaux en ogive, la divisaient en cases, que les propriétaires actuels avaient complétées par des cloisons en planches.

Les pas de Von Karch et de ses compagnons résonnaient lugubrement sous les voûtes sonores.

Et sans doute Brock se sentait désagréablement impressionné, car il marchait vite, ainsi qu’un homme pressé d’achever une corvée désagréable. Tout en déambulant, il expliquait :

— Tenez, Herr. Voici deux caisses de roburite[1]. Elles projetteront en l’air l’aile gauche. Voici deux groupes de trois sous le pavillon central. Quatrième groupe sous l’aile droite. Un cordeau Bickford les relie tous entre eux. Il suffit d’allumer à l’entrée des caves, et une demi-heure après, j’ai calculé la longueur du cordeau, Fairtime sera envoyé dans les nuages, avec tout ce qu’il contient, serviteurs et choses.

— Personne n’a soupçonné que tu introduisais ces explosifs dans le sous-sol ?

Brock riposte par un éclat de rire que les échos du souterrain répètent lugubrement.

— Pas moyen. Remarquez que les caisses sont recouvertes de vignettes historiées de la grande maison d’épicerie Feulong Brothers. J’ai fait arriver ceci au milieu de commandes de comestibles. Le vieux Satan lui-même n’y aurait vu que du feu.

— En effet, tu as conduit l’affaire avec intelligence.

— Alors vous êtes content, Herr ?

— Oui, et je te le prouverai, digne Brock.

Celui-ci se frotte les mains, mais il interrompt ce mouvement, stupéfié par un ordre que lance d’une voix brève celui dont il vient de solliciter l’approbation :

— Va, Siemens !

Et l’herculéen matelot a saisi Brock. Il le renverse sous lui, le ligote à l’aide d’une cordelette tirée de sa vareuse.

Cela a été si rapide, si inattendu ; la disproportion des forces entre le marin et le cuisinier est si grande, que Brock se trouve garrotté, réduit à l’immobilité absolue, avant d’avoir eu conscience de ce qui lui arrive. C’est d’un air ahuri, hébété, qu’il réussit enfin à dire :

— Ah ça ! Qu’est-ce que vous faites ? Quelle est cette plaisanterie ?

Il ne continue pas. Ses yeux ont rencontré le regard de Von Karch. Ils y ont lu le mépris, la résolution inébranlable. Et sa face blêmit d’épouvante, lorsque se penchant sur lui Von Karch gronde :

— Ceci est un acte de justice.

— De justice ? répète le misérable terrifié.

— Je punis un traître.

Brock, sous cette accusation, frissonne. Il essaie de se défendre :

— Moi, traître ! Comment pouvez-vous croire que votre dévoué Brock ?…

Mais son interlocuteur lui impose rudement silence :

— Tais-toi, le mensonge est inutile. Tu as écrit à la chancellerie de Berlin. Tu as proposé de vendre le secret de nos opérations en Angleterre.

— Mais cela est faux, bredouille le captif dont les dents claquent.

Sa voix s’étrangle dans sa gorge. Von Karch vient de tirer un papier de sa poche.

— Voici ta lettre. Je l’ai interceptée, mon bel ami. Elle m’a affligé, crois-le bien, car j’espérais pour toi un brillant avenir.

Et avec une gaieté insultante :

— Seulement, on ne joue pas contre moi. Tu as été présomptueux, mon petit. Donc, en possession de ta lettre, je t’ai répondu, t’enjoignant d’obéir à mes instructions jusqu’au bout, puis d’envoyer le détail de suite à la chancellerie. Et tu as obéi.

— Grâce, balbutia le misérable.

— Grâce. Tu es fou ! M’auriez-vous fait grâce ; le chancelier qui cherchait à me poursuivre pour un crime étranger à l’espionnage, à m’envoyer dans un bagne quelconque où je méditerais sur les dangers de servir fidèlement un gouvernement ; toi, qui espérais te gorger de mes dépouilles, et peut-être mériter les bonnes grâces de cet adversaire terrible qui a nom Miss Veuve. Allons donc ! Grâcier un ennemi est une faiblesse dont je suis incapable.

— Alors, tuez-moi vite.

Le ricanement de l’espion se fit plus cruel. Son visage prit une expression diabolique.

— Je n’aime pas à verser le sang en dehors d’une nécessité absolue.

— Alors, que voulez-vous donc ?

— Te laisser dans ces caves.

— Ici, s’écria le malheureux, réussissant dans l’excès de son épouvante à se soulever à demi en dépit de ses liens.

Mais Siemens le coucha rudement sur le sol, et l’espion continua :

— Ici ; une explosion va se produire et m’épargnera la douleur de frapper moi-même un homme qui fut mon serviteur.

Des larmes coulent sur les joues de Brock. Une lueur de folie flambe dans ses yeux agrandis par une indicible horreur.

— Oh ! tuez-moi, tuez-moi, balbutie-t-il d’une voix indistincte. Non, pas cette mort horrible, pas cela, pas cela.

Von Karch rit, ainsi qu’un esprit du mal, en face de l’être pantelant auquel il inflige ce terrible supplice moral. Et redevenant grave :

— Écoute, Brock. Je viens de te rendre l’angoisse que m’a causée la découverte de ta trahison. Nous sommes quittes. Je veux me souvenir que naguère je fus satisfait de tes services. Siemens va t’assommer. Je puis le permettre sans danger. La roburite effacera toute trace de violence.

Comme s’il n’attendait que ces paroles, l’athlétique matelot bondit vers Brock, son poing massif se lève et s’abat d’un mouvement rapide. Il y a un craquement d’os. Le crâne du condamné a été broyé au choc.

Paisiblement, Von Karch félicite le bourreau improvisé.

— Mes compliments, Siemens. Maintenant, il s’agit d’allumer le cordeau Bickford et de déguerpir. Arrive, mon brave.

Près de l’escalier de pierre qui relie les caves au rez-de-chaussée, l’extrémité du cordeau se montre, fichée sur deux morceaux de bois croisés. L’espion, avec un calme terrifiant, frotte une allumette de cire, enflamme posément le cordeau qui déchaînera la catastrophe, puis s’élançant sur les degrés.

— Presto, presto, mon brave Siemens. Dans une demi-heure, il faut que nous soyons loin d’ici.

Le géant accueille la phrase par un rire énorme et stupide, ce qui ne l’empêche pas de suivre son chef à grandes enjambées.

Tous deux rejoignirent les hommes laissés à la garde de la famille Fairtime endormie. Ils soulevèrent aussitôt les paillassons roulés. Von Karch lui-même, se chargea de l’un des colis humains.

Puis, à travers les ombres du parc, ils gagnèrent une brèche de la clôture, en face de laquelle stationnaient deux automobiles.

Deux voyageurs, deux colis dans chaque véhicule. On est installé en un instant, et l’espion lance cette indication :

— Où vous savez ! Par Arunde-Castle. En vitesse !

Et les automobiles s’ébranlent, atteignant après quelques centaines de mètres une rapidité vertigineuse.

La distance de Fairtime-Castle augmente sans cesse. L’espion compte les bornes, transposant les milles anglais en kilomètres de France.

— Vingt kilomètres, clame-t-il joyeux en se retournant dans la direction du château de lord Gédéon, laissé loin en arrière.

Coïncidence étrange. On dirait que ce geste a déchaîné l’explosion préparée par le misérable.

Vers le nord, un jet flamboyant s’élève du sol jusqu’aux nuages. On croirait que la terre bombarde le ciel. Cela dure l’espace d’un éclair ; puis tout redevient sombre. La nuit étend de nouveau son voile sur les choses.

Et lorsque, quelques secondes plus tard, un grondement affaibli, suprême onde du tonnerre de la roburite, parvient aux oreilles des voyageurs, plus rien ne saurait guider la curiosité de quiconque aurait perçu le bruit.

Alors Von Karch frappe amicalement sur l’épaule de Siemens assis auprès de lui.

— Eh ! Eh ! mon brave Siemens. Fairtime est détruit. Tous ses habitants, tous (il appuie sur ce monosyllabe) ont péri. Voilà ce que l’on dira. Nul ne pensera que Von Karch a enlevé ses otages !

Il tendit les mains dans l’espace, et avec un transport soudain :

— Miss Veuve, clama-t-il, Miss Veuve, je ne te redoute plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour, un jour ensoleillé, projetait un pinceau de rayons dorés par le hublot de la cabine, dont le balancement léger indiquait que le navire fendait des houles caressantes.

Von Karch se souleva sur son cadre-couchette, s’étira, bâilla, puis enfin, sauta sur le plancher.

— Ah ! ma foi, j’ai bien dormi !

Il consulta sa montre suspendue à un crochet, et avec effarement :

— Dix heures et demie. Je me suis couché à deux heures. Rien de tel que de roburiter un château et de conquérir des otages pour s’assurer des nuits paisibles.

Il s’habillait, procédait à sa toilette. Il disait vrai. Le matin même, vers une heure, il avait réintégré son yacht Fraulein sur lequel, après avoir accompagné Tiral et Liesel jusqu’à Hambourg, il avait effectué la traversée de la mer du Nord et était venu croiser sur les côtes d’Angleterre.

Les automobiles, qui transportaient les prisonniers faits à Fairtime-Castle, l’avaient déposé au sommet des hautes falaises déchiquetées s’étendant entre Brighton et Bognor.

La muraille rocheuse est creusée par la mer en petites criques que des sentiers de chèvre permettent seuls d’atteindre.

Dans l’une, une barque attendait. Elle a reçu et les criminels compagnons de l’espion et les prisonniers, toujours privés de sentiment sous leurs enveloppes de paille.

Et quand, vingt minutes plus tard, Von Karch, remonté sur son yacht, ayant fait enfermer ses captifs dans leurs cabines que garderont des matelots en armes, s’est enfin rendu dans la sienne, il a pu, se mettant au lit avec la volupté de l’homme qui a accompli son devoir, se décerner ce certificat d’habileté.

— Rien ne permet de me soupçonner. Rien ! Les automobiles sont ramenées à présent au garage qui les a louées à Brighton. Quel rapport établirait-on entre les aimables touristes qui ont fait la location pour visiter rapidement la région, qui ont déposé sans sourciller les arrhes exigées par le loueur pour confier ses machines à des inconnus refusant le concours de mécaniciens professionnels. Aucun, évidemment, aucun. Encore moins est-il possible de soupçonner ce charmant yacht de plaisance, si coquet, si rapide, voguant en pleine mer, bien loin du théâtre de la catastrophe. Et cependant je détiens mes otages. J’ai le bouclier contre tous les coups. Décidément, Von Karch, tu es un habile gaillard, et tu peux dormir sur tes deux oreilles.

Sa conscience et sa fatigue étant d’accord, personne ne s’étonnera de ce que l’Allemand eût goûté huit heures du plus calme sommeil.

Tout en procédant à ses ablutions, il se porta vers le hublot, fit tourner sur sa charnière la vitre ronde qui l’obturait.

L’air salin de la mer se précipita par l’ouverture, emplissant la cabine de ses effluves vivifiants. Mais le personnage ne cherchait pas les joies de la respiration. Ses regards se portaient au loin.

— Plus de terre en vue, fit-il avec satisfaction. Nous devons être en plein milieu de la mer du Nord. Passez muscade. Eh ! Eh ! Miss Veuve, cherchez ma piste sur les flots mouvants.

Il riait encore en passant son veston. Mais comme il allait sortir, on frappa à la porte.

— C’est moi, père, votre Marga !

Il ouvrit. Dans l’encadrement, la blonde Allemande parut. Tout son être manifestait le mécontentement, et ses sourcils froncés, ses narines frémissantes, décelaient tout autre chose que la bonne humeur. Ces apparences ne troublèrent pas l’espion.

— Vous avez eu une idée excellente de venir, ma jolie Marga.

Elle l’interrompit sèchement :

— J’ai à vous parler. Nous avons accompagné M. Tiral et Liesel à Hambourg. Nous avons assisté à leur embarquement sur un paquebot de la Norddeutscher Lloyd, à destination des États-Unis.

— Très vrai, ma chère.

— Après quoi, vous m’avez proposé un voyage d’agrément sur ce yacht Fraulein qui se trouvait précisément dans le port de Hambourg.

— De plus en plus exact.

Il y avait dans les brèves répliques de l’Allemand une ironie voilée qui exaspéra son interlocutrice.

— Sans défiance, continua-t-elle d’une voix plus âpre, j’ai accepté. La pensée de cette Miss Veuve qui vous traque m’épouvante. Fuir la terre allemande, être sur un point mobile de l’océan me causait une joie infinie. Je serais, durant quelques jours, délivrée de mes terreurs.

— Je l’avais pensé, et en bon père…

— En bon père. Osez-vous dire cela ? Nous entrons dans le port de Brighton ; alors je suis prisonnière dans ma cabine, avec défense de sortir appuyée par un matelot mis en faction à ma porte. On vient seulement de me rendre la liberté. Ah ! comme tout cela est d’un bon père. Si vous me le prouvez…

— Soyez donc satisfaite, ma chère ! Sir Péterpaul et toute sa famille, faits prisonniers par moi, cette nuit, sont à bord du Fraulein. Nous avons à présent des otages et nous ne craignons plus Miss Veuve !

Margarèthe appuya les deux mains sur son cœur, et s’adossa à la cloison, comme si elle allait tomber.

Et alors, en quelques phrases brèves, Von Karch triomphant lui conta l’expédition de la nuit, les motifs qui la lui avaient fait entreprendre, les précautions prises.

Tout à l’orgueil de ses combinaisons réalisées, il parlait avec emphase sans remarquer que, dans les yeux de son interlocutrice, se peignait une soudaine détresse.

— Je vous sais un tantinet sentimentale, Marga, conclut-il. Je n’ai point voulu vous mêler au coup de force nécessaire. À présent, nous pouvons retourner à Babelsberg sans crainte. Et j’ai compté sur vous, si jolie, si gracieuse pour me faire des amis de nos prisonniers.

— Sur moi ! redit-elle avec stupéfaction.

— Absolument.

La jeune femme haussa les épaules :

— Les prisonniers ne deviennent pas les amis de leurs geôliers. Ils nous auront en horreur.

L’espion ricana :

— Allons donc !

Et arrêtant la réplique sur les lèvres de son interlocutrice :

— Ma naïve Marga, le prisonnier déteste son geôlier, c’est entendu ; mais il ne hait pas la fille de ce sinistre gardien surtout si elle adoucit la captivité par de menus petits soins.

— Ah ! murmura-t-elle comme saisie par l’affirmation.

— Ce brave prisonnier s’aperçoit que la jeune personne est belle, qu’elle est bonne, et douce… Vos attentions effaceront la hideur de mes actions.

Il gonfla ses joues qui, certes, n’avaient pas besoin de ce supplément de rotondité, et narquois :

— Au surplus, mes actions ne sont pas aussi noires qu’elles le paraissent de prime abord. Je ne suis qu’un simple rouage dans l’énorme machine gouvernementale allemande. Je suis esclave des ordres qui me sont donnés ; je les exécute à regret.

Le visage de la blonde Margarèthe se dérida :

— Quoi ! c’est le gouvernement impérial qui a donné l’ordre épouvantable de ruiner Fairtime-Castle, de sacrifier de malheureux serviteurs.

Elle ne continua pas. Son interlocuteur riait à se tordre.

Comme elle l’interrogeait du regard, troublée par cette gaieté soudaine, il reprit d’un coup une expression sérieuse, et alignant des paupières, levant l’index comme pour donner plus de force à ses paroles :

— Prenez garde, ma fille adorée, vous allez me donner des doutes sur votre intelligence ! incroyable ! ma fille se révèle d’une naïveté rare. Alors, ma chère, apprenez donc pour votre gouverne, que vous devez, en tant qu’Allemande, le plus absolu respect au gouvernement de l’Empire, et que par suite, en aucun cas, vous ne sauriez avoir le droit de le supposer capable d’ordonner ce que vous qualifiez, à tort s’entend, de monstrueux.

D’une voix railleuse, il acheva :

— Nos prisonniers, eux, sont des Anglais. Rien ne s’oppose donc à ce qu’ils croient ce que vous leur direz à ce sujet.

Cette fois, Marga avait compris. Elle se redressa ainsi que sous un coup de cravache :

— Vous voulez que j’explique ainsi leur captivité ?

Il eut un sourire narquois :

— Je ne veux rien, ma jolie Marga. Je te donne le moyen d’établir un modus vivendi acceptable avec nos prisonniers. Et puis, reprit-il d’un air mystérieux, ne m’avais-tu pas dit naguère que tu te remarierais volontiers.

Elle inclina la tête, une rougeur envahissant ses joues.

— Eh bien, ma chérie, François de l’Étoile est mort, les Fairtime sont colossalement riches… Tu as une pitié profonde pour les captifs. Qui sait ! Les exemples abondent de prisonniers donnant leur nom à une aimable geôlière.

— Sir Péterpaul, prononça-t-elle d’une voix abaissée, comme troublée par la brusque explication de l’espion.

Celui-ci hocha la tête :

— Peut-être ! Oui, en effet, lors de notre visite à Fairtime-Castle, nous avons quelque peu causé avec ce digne garçon. Nous étions en sympathie. Va pour Péterpaul.




  1. Explosif allemand, analogue à la dynamite.