L’Aéroplane fantôme/p3/ch7

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Boivin et Cie (p. 415-438).

CHAPITRE VII

DU FOND DE L’AZUR AUX TÉNÈBRES SOUTERRAINES


Est-ce un nuage qui voile les groupes d’étoiles ?

Singulière est sa marche. La brise faible, régulièrement orientée du sud-est au nord-ouest, ne saurait pousser la forme qui parcourt le ciel suivant de grands cercles.

Elle a laissé en arrière Errinac, la cité maya, où dans le silence et l’obscurité règne le monde fantastique des rêves. Elle a flotté au-dessus des champs avoisinants.

À présent, elle domine le Bois Interdit, le Cenote d’Ah-Tun, le temple invisible sous la végétation qui le recouvre.

L’objet s’arrête. Un filin, donnant dans l’espace l’illusion d’un fragile fil d’araignée, se déroule, avec, suspendu à son extrémité, une forme noire. C’est un homme qui, lentement, descend vers la cime de la futaie.

Au moment où il effleure les plus hautes feuilles, le mouvement de descente cesse. L’homme se penche. Il détache l’ampoule rouge fixée naguère par Tril, il remarque le papier griffonné par le brave garçon.

— Un billet !

Puis empoignant la corde un peu au-dessus de sa tête, il l’agite à plusieurs reprises. C’est un signal, car immédiatement le filin se tend, ramenant l’homme vers la voûte sombre du ciel.

Quelques instants après, François, car c’est François qui vient de prendre la communication du fidèle Tril, se retrouve à bord de l’aéroplane.

L’ampoule rouge a attiré ses regards. Elle n’avait pas d’autre but.

Édith, Suzan se pressent près de lui. Joé et Ketty se tiennent un peu en arrière. Mais leurs yeux luisants disent l’intérêt qu’ils apportent aux nouvelles arrivant de la terre.

Ainsi que l’avait promis l’ingénieur, l’engin, quittant ce soir-là, le campement abrité où, depuis deux jours, il se dissimulait, a parcouru le ciel en tous sens, jusqu’au moment où s’est montrée la lueur rouge qui devait indiquer la retraite de Von Karch et de ses captifs.

— Tril a écrit, dit François, et il lit :

« Agir vite. V. K. a l’intention de repartir par rivière souterraine demain dans la nuit. »

« prisonniers, ainsi que miss Margarèthe, tout au fond du Cenote. Un sentier difficile monte à la surface du sol. Trois groupes de bandits, échelonnés sur la pente, gardent nos amis.

« Agir vite, je le répète. Tiral et sa fille sont ici. Dévouement. Signé : Tril. »

François regarde les jeunes filles.

— Vous avez remarqué, Édith, Tril insiste sur la nécessité d’agir vite.

— Oui.

— Je n’avais pas prévu qu’on laisserait les prisonniers au fond de la cavité du Cenote. Bah ! nous pourrons parer à cela. D’abord nous devons les avertir. Attention ! Nous allons tâcher de reconnaître la conformation intérieure de ce maudit Cenote, de cette dépression qui se fait complice de notre ennemi.

Sur un signe, Klausse, toujours à la direction, actionne la mise en marche. L’engin glisse dans l’air sans bruit.

Il n’a pas le grondement dont les vitesses extrêmes ébranlent l’atmosphère. En cet instant, on ne cherche pas la rapidité, mais le silence. Ce qui importe, c’est ne pas éveiller l’attention de l’ennemi.

En bas, à la surface du sol, se découpe un ovale de ténèbres. L’aéroplane domine perpendiculairement le gouffre.

Alors, tous se penchent au-dessus du garde-fou. Tous sont armés de lunettes marines qu’ils braquent sur le Cenote.

Ainsi ils distinguent le faible rayonnement des lanternes, marquant les trois échelons de gardiens établis entre la plate-forme occupée par les captifs, presque au niveau de l’eau souterraine, et le point où le sentier débouche à la surface du sol. Ils discernent même, comme perdue dans les profondeurs du gouffre, une clarté imprécise.

— Eux ! prononce Édith d’une voix étranglée.

Eux ! Tous frissonnent. Ils sentent peser sur eux l’angoisse qui oppresse la jeune fille, perdue dans les profondeurs du ciel, et qui devine là, autour de la clarté à peine visible, les parents tendrement chéris.

François se penche vers elle :

— Édith, voulez-vous leur annoncer leur délivrance ?

— Leur annoncer ? redit-elle de l’air hésitant que l’on prend alors que l’on craint de mal comprendre. Cela est-il possible ?

François fait un signe à Suzan.

— Le téléphone, petite ; dirige-le sur la lumière la plus lointaine. Pas de sonnerie qui pourrait être entendue par les gardiens.

— Un simple battement alors ?

À l’extrémité du filin, qui tout à l’heure supportait l’ingénieur, la fillette fixe un oreillon parleur de téléphone. Le filin sera le conducteur, car il est formé de torons métalliques.

— Combien de fil ?

— Trois cents mètres environ. Au surplus, le déclic t’avertira quand l’oreillon touchera.

Il y a un silence. Tous regardent avec anxiété la bobine-tambour qui tourne lentement, laissant se dérouler le câble métallique. Un claquement de taquet. Suzan embraie la bobine.

— Trois cent cinq mètres, dit-elle, tout en agrafant un second oreillon parleur près du tambour.

L’ingénieur désigne celui-ci à Édith.

— Prenez-le, Édith, pour être en mesure de parler aussitôt qu’en bas ils auront saisi le parleur.

— Le verront-ils ?

— ils l’entendront sûrement. Tenez, l’un d’eux l’a en mains.

Un grincement, à peine perceptible, comme le grignotement d’une souris, venait de se faire entendre. Il continuait sans interruption.

— Le bruit cesse en bas aussitôt qu’on a saisi le parleur, et il se transfère ici pour avertir. Parlez, parlez, Édith.

En proie à une émotion indicible, la jeune fille murmura :

— Allo ! allo !

— Allo, répondit une voix qui la fit frissonner, qui lui arracha ce cri : Mon père !

Lord Fairtime se trouvait à l’autre bout du fil. Et, soufflée par François, se hâtant de mettre à profit une communication pouvant être interrompue d’une seconde à l’autre, miss Fairtime parla :

— Allo, une corde va descendre ; elle porte un système de courroies, se passant sous les bras, autour des reins et des jambes. Chacun les revêtira à son tour, et nous effectuerons un va-et-vient qui vous amènera successivement à bord.

Soudain elle sursauta.

— François ! Margarèthe est prisonnière ; prisonnière pour nous avoir manifesté sa pitié. Ne la sauverons-nous pas, bien qu’elle soit la fille d’un misérable ?

Le jeune homme riposta par un sourire.

— Je vous aime, Édith ; comment n’aimerais-je pas la bonté ? Dites-lui que toutes les victimes, toutes, seront les bienvenues dans notre esquif aérien.

— Faut-il faire glisser les courroies le long du câble ? interrogera à ce moment la petite Suzan.

— Un instant encore. Dites-leur ceci, Édith : « Si les geôliers font un mouvement suspect, éteignez la lumière qui nous a permis de reconnaître l’emplacement de votre bivouac Prévenus ainsi, nous attendrons que vous rallumiez pour reprendre l’opération. »

— Et s’il prenait fantaisie aux gardiens de demeurer auprès des prisonniers ? demanda la jeune fille avec une anxiété dans la voix.

— Nous attendrions ici jusqu’à l’extrême limite de la nuit et reviendrions demain soir.

La gentille Anglaise lança ces explications sur le fil.

— Maintenant, prononça l’ingénieur avec une gravité soudaine, Suzan, envoie les courroies.

Mais la fillette n’eut pas le loisir d’obéir. Édith avait poussé un cri.

— La lumière s’est éteinte.

— Ramène le filin, ordonna François ; les geôliers doivent inquiéter nos amis.

Et frissonnants, penchés au-dessus du vide, tous demeurèrent immobiles, sondant l’obscurité du gouffre, essayant en vain de voir, d’entendre, de deviner ce qui avait motivé l’interruption de la communication.

La petite lumière, signal de l’éloignement des bandits, ne se ralluma pas.

Sans doute, une rumeur, renforcée par la forme en pavillon du cenote, avait éveillé l’attention des complices de Von Karch, les incitant à une surveillance plus étroite. De fait, quatre d’entre eux étaient descendus jusqu’à la plate-forme. Ils s’y étaient installés, rendant toute évasion impossible.

Le reste de la nuit s’écoula pour les passagers de l’aéroplane dans une attente douloureuse.

Une ligne blanche à peine perceptible apparut à l’horizon.

— L’aube, lança l’organe assourdi de Klausse.

L’aviateur, fit un geste et l’aéroplane, dans un lent glissement, effleurant la cime des arbres de la forêt interdite, s’éloigna du Cenote au fond duquel les fiancés douloureux laissaient la moitié de leur cœur.

L’aéroplane avait à peine disparu derrière le rideau vert des arbres, que Tril se montra à la lisière du bois.

Profitant de ce que tous dormaient encore à l’intérieur du temple, il s’était glissé dehors. Nul n’aurait soupçonné que le gamin nourrissait des pensées graves. Il allait, les mains dans les poches, considérant les plantes épineuses aux larges feuilles armées de dards, le ciel, les arbres, avec la quiétude d’un oiselet qui salue l’aurore.

Dessinant des crochets sans but apparent, il se rapprochait peu à peu de l’entonnoir béant du cenote. Sur le bord, il s’arrêta, considérant le gouffre qui, par contraste avec la surface du sol, apparaissait plus sombre, plus sinistre.

— Voilà, grommela-t-il. Si je vais à Pétunig, il s’étonnera de ma visite. S’il s’étonne, il ne dira rien.

Il s’interrompit soudain.

— Quelque chose remue dans le trou. Qu’est-ce que c’est ?

Ses yeux clairs trahirent un effort de vision.

— Mais c’est un homme qui monte. Pétunig ? En voilà une chance !

L’individu sortait peu à peu de la pénombre. Le jeune garçon remarqua qu’il était armé, équipé, comme pour un voyage.

Et le bandit ayant une exclamation de surprise en le reconnaissant, l’Américain expliqua :

— Je t’attendais pour te souhaiter bonne chance dans ton expédition.

— Peuh ! Elle n’est pas dangereuse pour moi.

Pétunig s’interrompit en se mordant les lèvres.

— Motus, grommela-t-il. Je sais que le « Patron » a confiance en toi ; mais il m’a commandé de boucler ma langue. Donc serrons-nous la main, avec un grand merci pour ton bon souhait !

Le ton péremptoire du drôle démontra à son interlocuteur qu’il ne lui arracherait pas son secret. Ainsi, il reprit un ton indifférent pour ajouter :

— Seulement, n’oublie pas que nous partons ce soir ; ne te mets pas en retard.

— Oh ! repartit le coquin se prenant à cette marque d’intérêt, ne te tourmente pas, je ne serai pas en retard, par la raison simple que je ne reviendrai pas.

Puis, frappant le sol d’un talon impatient :

— Allons bon, voilà que j’en dis plus long que je ne devrais. Oublie cela. Tu es de la bonne graine, petit Manuelito, et tu ne le raconteras pas. À propos, tu es né à Errinac, toi, il me semble ?

— Parfaitement, répliqua le gamin sans sourciller.

— Alors, tu connais le Cacique ?

— Tiens, comment ne le connaîtrais-je pas.

— Quel homme est-ce ?

Tril hésita un instant à dépeindre un homme dont il ne soupçonnait pas l’existence une minute plus tôt.

— Un homme excellent, chasseur de grande renommée, très féru des traditions Mayas.

— Superstitieux alors ?

— Comme nous le sommes tous à Errinac ; comme je l’étais avant d’apprendre la raison parmi vous.

Flatter fut de tout temps le sûr moyen de conquérir les hommes. Pétunig s’octroya la plus large part du compliment collectif décoché par le jeune garçon. Il voulut l’en récompenser par un bon avis.

— Je te remercie, Manuelito. En échange de tes renseignements, je vais te donner un conseil d’ami. Le soir venu, reste à proximité du canot amarré sur la rivière du Cenote.

— Pourquoi ?

— Je ne puis te l’expliquer. Sache seulement que ceux qui en seront loin, vers minuit, ne pourront peut-être pas le rejoindre, ce qui sera très fâcheux pour eux.

Sur ce, comme s’il craignait d’être entraîné par sympathie à en dire davantage, Pétunig s’éloigna à grands pas.

S’il s’était retourné, l’attitude de Tril l’eut certainement étonné. Le gamin demeurait sur place, agitant la tête :
au milieu du chemin, liesel l’attendait.

— Un danger. Quel danger ? Cela vise-t-il M. Tiral et sa fille ? Je n’en sais rien.

Tout en méditant, il se dirigeait vers le sentier du temple. Les premiers buissons franchis, il s’arrêta net. Au milieu du chemin, Liesel l’attendait.

— Herr Von Karch dort encore, dit-elle à voix basse. Je suis venue et j’ai entendu. Cet homme parle haut heureusement.

— Oh ! Haut ou bas, il ne nous a pas appris grand’chose.

— Si, je crois savoir.

— Qu’y a-t-il à faire ?

— Rien. Je ne quitterai pas mon père : c’est tout ce que je puis pour écarter de lui le menaçant inconnu.

— Ou pour succomber avec lui.

Liesel haussa les épaules avec une sorte de résignation fataliste.

— J’ai voulu sa mort avant de le connaître ; il m’a appris que l’on aime ; tomber auprès de lui sera réparer !

Elle parlait pour elle seule. C’était à sa propre pensée qu’elle répondait. Un tremblement agita tout son corps, et, de l’air absorbé de qui sort d’un rêve :

— Je vous laisse ; je vous suis reconnaissante de votre démarche auprès de Pétunig. Si, prononça-t-elle avec force pour répondre à un mouvement du jeune garçon, un renseignement même incomplet suffit à dicter la conduite à tenir. Grâce à vous, je sais que je ne dois pas laisser mon père seul un instant.

Sur ces mots, elle regagna le temple, courant presque.

Tiral et Von Karch continuaient leur somme. Cependant, au bruit léger de ses pas, tous deux ouvrirent les yeux, s’étirèrent :

— Déjà levée, murmura Tiral considérant sa fille avec une infinie tendresse.

— Ne faut-il pas préparer le déjeuner de ces messieurs ?

— Ma foi, l’idée est heureuse, s’exclama Von Karch. Je suis d’avis de nous mettre au travail le plus tôt possible. Une partie de mes hommes transportera dans le grand canot qui nous a amenés, les coffrets rassemblés ici, et nous, nous ramènerons à la surface du sol les belles pierres encore enfouies sous la terre.

La métisse le regarda bien en face.

— Sommes-nous pressés à ce point ?

— Ma chère enfant, riposta l’Allemand d’un ton paternel, on ne regrette jamais de s’être hâté. Un ennemi rode autour de nous. Je voudrais qu’au plus tôt, vous, votre père, votre fortune, fassiez hors de son atteinte.

Elle secoua sa jolie tête d’un mouvement mutin.

— Oh ! ce que j’en dis n’est pas pour aller à l’encontre de cette sage pensée ; je le prouve en me déclarant prête à travailler avec vous.

— Labeur bien dur pour vos jolies mains, Liesel.

— J’aidais mon père avant votre arrivée, pourquoi ne continuerais-je pas !

— Oh ! comme il vous plaira.

Sous les paroles insignifiantes, on sentait deux volontés aux prises. La lutte commençait entre le bandit, qui avait décidé la mort de Tiral, et la jeune fille armée de la résolution de veiller sur ce dernier.

Et cependant Liesel, insouciante d’apparence, vaquait aux préparatifs du repas matinal. Elle disposait théière, bols, sur l’ex-autel des Pah-Ah-Tun.

— Où est donc Manuelito, demanda Von Karch ?

Il approcha de ses lèvres un sifflet d’argent suspendu à sa chaîne de montre et en tira un son strident.

À cet appel, le faux Manuelito ? répondit presque aussitôt.

— J’étais au bord du Cenote, expliqua-t-il, enchanté d’examiner ce lieu interdit, dont j’avais si peur autrefois.

— Déjeune, interrompit l’Allemand, ensuite tu prendras quatre de nos hommes, et tu leur feras charger sur le canot les coffrets rangés dans la salle voisine. Ils doivent en ignorer le contenu.

— Alors clouer solidement ?

— C’est une idée. Quand tu auras terminé, tu viendras nous rejoindre ; un garçon adroit est un auxiliaire précieux pour un travail pénible ; et je ne me soucie pas de montrer aux autres les diamants en liberté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une émotion surhumaine avait paralysé les assistants, tandis que lord Gédéon Fairtime tenait en main le téléphone lui apportant la voix de sa chère Édith.

Rien n’eut dû avertir les bandits du fait anormal. Cependant ils en eurent le soupçon, car un groupe se mit soudain en mouvement et transporta son bivac sur la plate-forme rocheuse, où étaient confinés les prisonniers.

C’était là ce qui avait interrompu la conversation téléphonique, ce qui avait interdit aux captifs de la renouer.

Le jour vint. Les hommes de garde inspectèrent minutieusement la surface de la plate-forme, puis assurés sans doute de l’inanité de l’inquiétude ayant motivé leur déplacement nocturne, ils retournèrent à leur précédent campement.

Les captifs ne prêtèrent qu’une attention distraite aux mouvements de leurs geôliers. Et cependant, ces mouvements eussent pu les faire songer à la possibilité d’un départ prochain.

Guidés par Manuelito, plusieurs des complices de Von Karch descendaient vers le canot toujours amarré à l’extrémité du Cenote. Ces hommes étaient chargés de caissettes de bois. Ils déposaient leur fardeau dans l’embarcation, puis, les mains vides, regagnaient les hauteurs du gouffre. Le va-et-vient dura environ deux heures.

Dans l’après-midi, Manuelito reparut escortant encore une boite semblable aux précédentes.

Vers 9 heures du soir, à l’heure indécise où le jour darde un dernier rayon avant de tomber dans la nuit, le gamin se montra encore.

Sa voix, répercutée sans doute par le tunnel d’où sortait la rivière, parvint jusqu’aux prisonniers.

— Dans trois heures environ, le dernier voyage, et le chargement sera fini.

Dix heures, onze heures, se marquent à la montre de lord Fairtime qui, dans un chuchotement où tremble son impatience, murmure :

— Dix heures ! viendront-ils… Onze heures ! pourront-ils venir ?…

Les chiffres, la question anxieuse pénètrent dans les cerveaux ainsi que des flèches aiguës ; le temps continue sa marche inexorable, et le point d’interrogation reste dressé devant les captifs, tel une monstrueuse idole du découragement.

Mais tous se soulèvent légèrement.

Le crépitement imperceptible qui, la veille, les a avertis de l’approche du parleur téléphonique, retentit de nouveau. Leurs cœurs battent. L’instant espéré est venu. C’est le cordeau libérateur, les bretelles de cuir, qui descendent vers eux.

Leur lanterne allumée a été placée à l’extrémité de la plate-forme de granit. Ils sont en dehors de son halo lumineux. Leurs gestes ne seront pas perceptibles pour les bandits qui les gardent.

Avec des précautions infinies, ils se soulèvent. Ils sont debout, serrés les uns contre les autres, interrogeant de leurs mains la nuit, où vibre toujours le crépitement ami.

— Je le tiens, chuchote la voix de Jim.

Le frère de Péterpaul a saisi l’objet descendu des hauteurs du ciel. Et le craquettement s’arrête. Il y a un silence. Une anxiété les a saisis. Qui entreprendra d’abord l’ascension ? Qui se suspendra dans le vide ? Qui éprouvera avant tous la sensation vertigineuse d’être absorbé par le ciel. Margarèthe murmure doucement :

— Ce sera moi !

— Vous ! pourquoi ? riposte vivement Péterpaul.

— Parce que je suis la cause de vos tristesses. Parce que je ne me sentirai digne de votre généreux pardon, que si je puis sans cesse m’interposer entre vous et le danger.

Elle ne continue pas. Un organe, qui semble dominer le groupe, vient de prononcer :

— J’ai décidé ; je gagne le ciel avant tout le monde.

C’est Jim, qui a endossé sans bruit le harnachement des courroies de cuir.

Tous lèvent la tête. Ils devinent confusément, ombre plus noire dans l’ombre, la silhouette du jeune homme s’élevant au-dessus de leurs têtes.

La vision ne dure pas. L’obscurité se referme sur le second fils de lord Fairtime.

Haletants, retenant leur haleine, tous prêtent l’oreille. Ils attendent ; quoi ? Que le battement avertisseur leur dénonce le retour de l’engin d’évasion.

Ce retour leur dira que Jim est en sûreté. Et pour éviter de nouvelles discussions, lord Gédéon murmure :

— Le capitaine doit le dernier quitter le navire qui sombre. Ici, le capitaine c’est moi, chef de famille. Cette jeune femme partira d’abord, vous, Péterpaul ensuite ; enfin, moi.

Brusquement, les trois prisonniers se figent dans une stupeur épouvantée. Des cris, des appels ont retenti.

Un coup de feu explose, striant l’abîme d’un jet de flamme qui trahit la direction du tir. La trajectoire monte vers le ciel.

Sans doute, quand Jim, suspendu au câble d’acier, a dépassé la crête du Cenote, sa silhouette s’est profilée sur le ciel, sur cette clarté diffuse que distillent les étoiles.

La fusillade crépite, incessante. Soudain un cri déchirant hulule dans les ténèbres. Les prisonniers ont l’impression qu’un corps, un bolide noir tombe et s’engouffre avec un monstrueux éclaboussement dans la rivière qui coule au bas de l’escarpement.

Ils se précipitent vers le bord. Ils ne doutent pas. Une balle a coupé la corde, déterminant une effroyable chute.

Et comme ils se penchent appelant Jim, oubliant leur salut propre, ils perçoivent des bouillonnements, des claquements de mâchoires avides.

Leurs cheveux se hérissent sur leurs têtes. Ils ont compris.

Les alligators du fleuve souterrain se disputent les restes de celui qui vient de mourir.

Plus un geste n’est permis aux spectateurs de l’épouvantable drame. Leur pensée cesse de fonctionner, leurs nerfs semblent brisés, leurs muscles pétrifiés. Ils vivent les affres d’un cauchemar réel.


— En joue, hurle Siemens.

Combien de temps demeurent-ils ainsi ? Des heures ou des secondes ? Des bruits nouveaux, un violent jet de lumière les débarrassant de l’étreinte horrifique dont ils sont moralement ligotés.

Ils retrouvent brutalement la faculté de voir, d’entendre, de sentir. Et à dix pas d’eux, ils distinguent leurs gardiens se rangeant sur deux lignes.

— On peut éclairer, meugle l’athlétique Siemens qui brandit un falot. Plus de danger d’être aperçus, puisque Miss Veuve a déniché le repaire. Ainsi d’ailleurs, on verra nettement ce que l’on va supprimer !

Il fait résonner l’abîme d’un rire bestial.

— Il y a tentative d’évasion. Tout est permis, le patron l’a dit. Allons, camarades, apprêtez armes ; on les fusillera comme des lapins.

Les carabines sonnent, s’abattent sur les mains des bandits. Effrayés à la pensée que l’aéroplane les domine, ils se hâtent. Ils veulent se venger par avance. Ah ! l’aviateur pourra descendre ensuite !

— En joue, hurle Siemens !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le pseudo Manuelito avait paru un instant dans le Cenote vers 9 heures. Ses dernières paroles étaient parvenues aux prisonniers :

— Dans trois ou quatre heures, nous partirons.

Puis il s’était élancé sur la pente du gouffre. Il se hâtait, se rappelant l’avis amical de Pétunig :

— Reste aux approches du canot, Manuelito.

Bah ! il ne quitterait plus Von Karch. L’espion, ayant conduit toute l’affaire, serait bon juge du moment où il conviendrait de rallier l’embarcation.

Tout l’après-midi, Tril avait travaillé dans le gîte mystérieux connu seulement de l’Allemand, de Tiral et de Liesel. C’était là qu’il retournait.

Il traversa la zone découverte entourant le Cenote. À l’opposite du point où s’amorçait le sentier du Temple, une autre coulée s’enfonçait dans le taillis.

Il s’y jeta sans hésitation. L’étroite passe serpentait, décrivant des courbes imprévues. En cinq minutes. Tril parvint auprès d’un amoncellement de roches emprisonnées dans le fouillis d’une végétation luxuriante.

Ronces aux ardillons aigus, lianes multicolores, graminées, cactus épineux, s’entrelaçaient, semblant aux prises dans un corps à corps farouche. Les plantes, elles aussi, connaissent les horreurs de la lutte pour la vie. L’Américain écarta les feuillages, démasquant l’entrée d’une galerie s’enfonçant sous la terre. On eût dit un terrier géant, assez large pour livrer passage à un homme courbé. Le jeune garçon se baissa, ramassa un objet déposé près de l’ouverture, et un jet de lumière électrique se projeta dans le couloir.

L’objet n’était autre qu’une lampe de poche.

Le gamin disparut dans le passage. Celui-ci accusait une pente assez rapide. À deux reprises, il tourna à angle-droit.

Soudain, une sorte de puits s’ouvrit devant le marcheur. Le terrier aboutissait à un abîme si profond, que la clarté n’en pouvait atteindre la partie inférieure.

Et de cette partie invisible montaient les mugissements d’un torrent.

Au lieu du paisible fleuve traversant le Cenote d’Ah-Tun, l’étroite crevasse que dominait le jeune garçon devait receler une eau tumultueuse.

Ici, la descente continuait le long des parois de cet abîme bruyant. Une corniche enroulait sa spire autour de la cavité.

De toute évidence, elle avait été aménagée par les hommes, car une balustrade grossière façonnée de branches non écorcées la bordait ainsi qu’une rampe.

La corniche faisait parfois défaut. Des ponceaux de branchages, qui pliaient au passage de l’Américain, franchissaient ces solutions de continuité. Le gamin allait toujours. Tout à coup, le faisceau lumineux de la lanterne éclaire une chute d’eau que le sentier surplombait. Plus loin, le chemin s’enfonçait dans la masse rocheuse, semblant s’éloigner du torrent, pour déboucher à 30 mètres au delà sur une chaussée, au long de laquelle bouillonnait le courant rapide.

La chaussée s’arrêtait devant un mur perpendiculaire, formant l’un des côtés d’un étroit tunnel, dans lequel disparaissaient les ondes écumantes.

Tiral avait expliqué les difficultés sans nombre qu’il lui avait fallu vaincre pour arriver au gîte des diamants.

Parti de Progreso sur une légère pirogue démontable, l’ex-comptable, accompagné seulement de Liesel et de Brumsen, était parvenu au Cenote d’Ah-Tun.

Là, il avait procédé au démontage de l’embarcation. Chaque morceau en avait été hissé au sommet, transporté à travers le taillis, puis dans la cavité diamantifère.

Sur la plate-forme qu’atteignait alors Tril, la pirogue avait été remontée, et il avait fallu établir un appareil, tel que la barque pût descendre le courant jusqu’à la cachette des précieuses gemmes, et revenir à l’orée du tunnel.

Dans la muraille de la voûte absorbant l’eau torrentueuse, Tiral avait enfoncé des tiges de fer consolidées par des croisillons et des portants métalliques.

Entre ces tiges, tournait une poulie à tambour, sur laquelle s’enroulait une corde, dont les deux extrémités s’attachaient à l’arrière de la pirogue : l’une, retenue par un nœud à un anneau rivé dans le bois, l’autre par un crochet agrafant une boucle de fer disposée sur le tambour.

Voulait-on aller au trésor ? On s’embarquait, l’un des assistants demeurait auprès de la poulie tambour, la déclenchait, en réglant le mouvement à l’aide d’une manette rustique. La corde se déroulait, et la barque portée par le courant, dérivait lentement vers l’endroit désigné.

Le jeu d’une manivelle assurait le retour.

À cette heure, le comptable, sa fille, Von Karch, rassemblés auprès du treuil improvisé attendaient le pseudo-Manuelito.

— Rien de nouveau ? questionna l’espion.

— Rien.

— Alors, cher Monsieur Tiral, au dernier voyage !

Tril eut un coup d’œil à l’adresse de Liesel. La métisse couvait l’Allemand d’un regard inquiet ; au fond de ses prunelles sombres, on lisait la question angoissante :

— Que pense-t-il ? Quels projets sont arrêtés dans son cerveau ?

Cependant Von Karch s’impatientait.

— Hâtons-nous, prononça-t-il en consultant sa montre. Onze heures sont passées. À minuit au plus tard, nous devrons être en route.

Avec empressement, le comptable enjamba le bordage et s’assit sur l’un des bancs.

— Allons, Liesel, fit-il. Dépêche-toi. Tu vois que notre ami a du vif argent dans les veines.

La jeune fille se rapprocha du bateau ; elle allait embarquer. Von Karch la retint doucement par le bras.

— Est-ce bien utile ? murmura-t-il.

Elle riva sur lui son regard noir.

— Que voulez-vous dire ?

Dans l’accent de la jeune fille il y avait une anxiété et un défi. L’Allemand ne parut pas s’en apercevoir.

— Je Veux dire que, vous ici, sachant qu’à minuit moins dix nous remonterons, il se pressera dans la crainte d’être séparé de vous.

Ceci semblait si naturel, que Tril, debout à quelques pas, ne prêta aucune attention aux répliques échangées.

Cette distraction l’empêcha de remarquer que les deux interlocuteurs croisaient leurs regards. Les yeux de la métisse fouillaient ceux de l’espion.

Qu’y lut-elle ? Une menace sans doute, car elle sauta dans la barque, avec ces mots :

— Je serai plus certaine de sa hâte en demeurant près de lui.

Un sourire ironique crispa les traits de l’espion.

— Vous êtes prêts ? Eh bien ! allez donc au diable !

Un cri d’épouvante ponctua l’apostrophe brutale. L’Allemand avait détaché le crochet fixé sur la poulie-tambour, fait sauter le taquet embrayant celle-ci, et la pirogue, emportée par le courant tumultueux avait disparu sous la voûte.

Mais le crochet se coince contre un croisillon. Du fond de l’ombre, des voix affolées jaillirent :

— Grâce pour mon père !

— Misérable !

— Non pas misérable, ricana le sinistre personnage, mais multimillionnaire, car je m’institue votre légataire universel.

Tril allait s’élancer. Le temps lui manqua. D’un revers de main, l’espion dégagea le crochet qui s’engouffra dans le tunnel comme aspiré par les ténèbres. Un cri angoissant, plainte suprême des victimes,… et puis plus rien.

Le drame était consommé. Tiral et Liesel, emportés dans le mystère du dédale souterrain, ne reparaîtraient jamais. Nul ne soupçonnerait le crime qu’une voûte rocheuse de cent mètres d’épaisseur masquait aux yeux des hommes.

Figé par l’horreur, Tril restait pétrifié. Von Karch se retourna. Il se méprit au trouble du jeune garçon.

— Tu n’avais pas prévu ceci, petit Manuelito. Que veux-tu, les notaires sont trop lents à rédiger les testaments !

Puis, presque affectueux :

— L’existence joyeuse t’est assurée, comme je te l’avais promis, Manuelito. À présent, rejoignons tes camarades. Il s’agit de mettre en sûreté le produit de notre travail.

Et une vague bouffée de latinité lui montant au cerveau, il conclut :

Labor improbus. De par le diable, c’est le cas de le dire, avec ou sans calembour.

Titubant, le cerveau vide, abasourdi par la brutalité des événements, Tril parcourut dans les traces de l’espion le sentier difficile escaladant les murailles du puits de la cascade.

En se retrouvant à la surface du sol, il respira largement. La tiédeur de la nuit, les parfums balsamiques des végétaux, chassèrent l’angoisse physique qui l’étreignait.

L’Allemand s’était arrêté un moment. D’une oreille attentive, il interrogea la nuit.

— Rien encore, fit-il, tout ira bien ! Pétunig à 9 heures chez le cacique ; les Indiens, tous fantassins, ne sauraient être ici avant minuit. Il nous reste un quart d’heure pour nous mettre à l’abri de toute attaque.

Tril le suivant, tous deux débouchèrent des taillis ; ils traversèrent la zone dénudée entourant le grand Cenote d’Ah-Tun, parvinrent au bord du vaste entonnoir d’ombre.

Von Karch porta son sifflet d’argent à ses lèvres et modula le signal appelant les bandits au rassemblement. Ceci fait, il s’engage sur la pente.

Cependant, après quelques pas, il s’arrête, écoute. Aucun bruit ne décèle la marche d’une troupe.

— Que font-ils donc ?

De nouveau, le sifflet égrène ses trilles dans le silence du gouffre. Aucun son ne répond. Une inquiétude étreint l’espion.

— Qu’est-ce que cela signifie ? fait-il à mi-voix.

Et s’adressant à Tril qui règle ses mouvements sur les siens.

— Le revolver à la main, Manuelito. Il se passe ici quelque chose que je ne m’explique pas.

Le jeune garçon obéit, il ne saurait prononcer une parole.

Le revolver au poing, l’index sur la gâchette, les deux personnages avancent avec précaution. Un silence de tombe les entoure.

Tout à coup, l’espion lance une sourde exclamation. Son pied a rencontré un obstacle ; il a failli tomber.

— Ah ! tant pis, j’allume. Je risque d’être vu, mais, mille diables, il faut voir d’abord.

L’affirmation gronde entre ses lèvres serrées ; une petite étoile brille auprès des personnages. L’Allemand vient d’actionner sa lampe électrique de poche. Mais à peine en a-t-il dirigé le rayon sur le chemin qu’il a un cri étranglé.

— Fritzeü ! Ah ça ! il est mort !

Fritzeü est étendu en travers du sentier, les jambes repliées dans une contraction suprême, la tête renversée sur la pente qui descend au gouffre.

Von Karch, Tril se penchent sur le cadavre. Comment la mort a-t-elle frappé ? Ils ne comprennent pas. Aucune blessure n’apparaît à leurs regards. Et le gamin désigne la lisière du halo lumineux de la lanterne.

— Là ! la ! on dirait ; mais oui, un autre corps !

C’est vrai. Une seconde silhouette barre le sentier. Von Karch reconnaît Lorike. Lorike mort, comme Fritzeü, sans que son cadavre porte la trace d’une blessure.

La situation affole le misérable. Il s’élance sur la pente. Un à un, il rencontre ses complices. Tous ont passé de vie à trépas. Une mort inexplicable les a tous frappés.
fritzeü est étendu en travers du sentier.

Voici Stolz, voici Metzger, voici Ramberg et Otto, et Frantz, et Guerberwill… et Siemens !

L’herculéen séide de l’espion est là, désormais inoffensif. Il est mort, mort comme les autres.

Tril, qui maintenant sent grandir en lui la joie des vengeances assouvies, désigne le front du géant :

— Voyez !

Au-dessus du sourcil, le front est percé d’un petit trou occupant le centre d’un disque noirâtre.

— Une brûlure, balbutie Von Karch.

Et soudain, il a un cri de rage furieuse :

— Miss Veuve !

Le souvenir du radiateur d’ondes hertziennes vient d’éblouir sa pensée. La brûlure est caractéristique. C’est l’étincelle électrique qui a frappé le crâne de Siemens.

— Mais alors les Anglais ? Margarèthe ?

Comme un insensé, Von Karch bondit en avant. Il arrive à la plate-forme rocheuse. Elle est déserte. Les captifs ont disparu.

Tril a peine à cacher sa joie. Plus de bandits, François ayant reconquis tous ceux qu’il aime, on va jouer la partie suprême qui rendra l’honneur à l’aviateur.

Au surplus, l’Allemand ne songe guère à observer. En proie à une rage furieuse, il piétine, il invective l’invisible ennemi qui a rendu illusoire toutes ses précautions. Dans son désarroi, une idée se condense :

— Les Mayas, appelés par lui, vont arriver. Il ne faut pas les attendre. Vivre d’abord pour lutter encore.

Et quittant la place, il remonte la pente, entraînant l’Américain à sa suite.

— Au canot !

Le canot les mettra hors de l’atteinte des Mayas, et puis il est bondé de diamants ! Le nerf de la guerre, parbleu ! Avec des pierres précieuses, des millions, on n’est jamais vaincu.

La réflexion jette une clarté dans l’obscurité où se débat le terrible jouteur.

Voici le point d’où se détache le raidillon accédant à l’amarrage de l’embarcation. Tous deux dévalent la pente, faisant rouler les pierrailles sous leurs pieds. Ils discernent le murmure paisible de l’eau. Des rides de la surface du fleuve souterrain renvoient en étincelles les rayons de la lanterne électrique.

Un hurlement éperdu fuse entre les lèvres de Von Karch, se répercute sous les voûtes des galeries. Les amarres sont coupées et le canot est devenu invisible.

Ceci est le dernier coup. Avec une plainte rauque, l’espion s’affaisse sur le rocher.

Ce qui s’est passé est la résultante logique des combinaisons du fourbe.

Lorsque, sous une volée de balles lancées par les bandits, s’est brisé le câble qui hissait vers l’aéroplane le malheureux Jim Fairtime, François et Édith ont éprouvé un mortel affolement.

Qui est la victime ? Ils l’ignorent. Ils savent que l’un des prisonniers était suspendu dans le vide obscur. Mais lequel ? Est-ce le Lord ? L’un de ses fils ? Margarèthe ?

— À terre, ordonne l’ingénieur.

Et l’aéroplane s’est posé doucement au bord du Cenote. François s’est armé de l’un de ses terribles radiateurs d’ondes hertziennes, il a quitté l’appareil sur ces mots :

— Que personne ne bouge. Il ne faut pas qu’en châtiant les misérables, je risque de frapper l’un de vous.

Puis à Klausse, il a jeté cette suprême recommandation :

— Quoiqu’il arrive, tu réponds de l’appareil. Il doit rester libre !

C’est l’instruction suprême du commandant de vaisseau quittant son bord.

Il a disparu, englouti dans l’ombre du Cenote. Il arrive à temps. Siemens et ses compagnons tiennent les prisonniers en joue ; mais le radiateur entre en action. Des éclairs livides sillonnent les ténèbres. Les bandits ont expié. Les captifs sont délivrés.

Et un cri résonne éperdu. Édith est dans les bras de lord Gédéon. Elle a suivi François malgré sa défense.

Quel reproche pourrait-il adresser à la jeune fille dont le cœur est partagé entre la joie d’un père et d’un frère retrouvés, et la désespérance d’un frère si tragiquement frappé tout à l’heure.

Mais, brusquement, des pas précipités résonnent sur le sentier. Joé accourt.

— Klausse m’envoie vous chercher. Des habitants du pays ont envahi le bois. Dans quelques instants ils seront sur l’aéroplane.

— Tout le monde en haut, rugit le Français comprenant qu’une terrible complication va peut-être transformer sa victoire en désastre.

Les Indiens arrivaient avant l’heure prévue par Von Karch.

François saisit le bras d’Édith. Il l’entraîne, répétant d’une voix haletante :

— Pressons-nous. Il s’agit d’atteindre l’aéroplane avant les Indiens. C’est une course dont la vie ou la mort est l’enjeu. Pressons-nous !

Mais ils atteignent à peine au tiers de la pente, quand le bourdonnement caractéristique de l’engin vibre au-dessus de leurs têtes. Klausse, esclave de la consigne, vient de provoquer l’ascension du navire aérien.

Les Indiens sont donc là-haut, autour du Cenote. Ils vont dévaler le long des parois. François n’a délivré ceux qu’il aime que pour périr avec eux.

Certes, son radiateur hertzien fera des victimes. Hécatombe inutile. Les ennemis sont nombreux. Les fusils auront le temps de cracher la mort.

Et déjà tout en haut, faisant saillir de l’ombre la crête du gouffre, des lueurs rougeâtres paraissent.

Les ennemis ont allumé des torches. Ils se préparent à explorer l’abîme. À ce moment, Margarèthe murmure :

— Le canot, le canot ; plutôt le dédale souterrain que les Mayas ! Suivez-moi !

Tous ont compris. Déjà ils descendent vers le niveau de l’eau. Peut-être, à un autre instant, hésiteraient-ils. Mais les périls de la nuit souterraine sont voilés par un danger plus immédiat.

Tous gagnent le canot, embarquent. Les amarres sont coupées, le courant entraîne l’embarcation, qui a disparu quand les Indiens arrivent au fond du gouffre.

Ils y découvrent les cadavres des complices de Von Karch.

Pour eux, ce sont là les profanateurs dont la présence a été signalée au cacique. Et comme ils ne peuvent expliquer leur mort, ils pensent que les dieux oubliés, les Pah-Ah-Tun, les ont punis de leur sacrilège.

Dès lors, ils retournent au village d’Errinac en chantant des mélopées antiques, en l’honneur des dieux qui ont su faire justice.

Maintenant, tout au fond du Cenote, l’espion, ayant auprès de lui Tril, tremble à l’idée que les Indiens vont venir.

Mais les heures passent. Il se rassure peu à peu. Il songe que le capitaine du yacht Fraulein a reçu ses ordres. La lagune de Progreso sera gardée ; les fugitifs, s’ils réussissent à sortir du labyrinthe aquatique du sous-sol, seront pris à la côte. Au pis aller, le souterrain gardera ceux qui s’y sont imprudemment engagés !

Et le désir d’arriver à Progreso, d’être là quand la partie suprême va se jouer, le galvanise.

— Viens, ordonne-t-il à celui qu’il prend toujours pour Manuelito.

Sa voix sonne dominatrice. Tril le considère étonné. Tout à l’heure prostré, anéanti, le misérable semble avoir retrouvé la confiance un instant perdue.

Tous deux remontent au sommet du gouffre. Le bois Ah-Tun est calme, paisible, silencieux.

Von Karch entraîne son jeune compagnon, gagne la lisière du bois interdit, s’engage dans la campagne et, délivré de la crainte d’être surpris dans l’enceinte consacrée aux Pah-Ah-Tun, il siffle allègrement conduisant ainsi son jeune compagnon aux extrêmes limites de la stupéfaction.