L’Aérostation pendant le siège de Paris

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L’Aérostation pendant le siège de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 612-630).
L'AEROSTATION
PENDANT LE SIEGE DE PARIS

Notre dessein serait d’étudier ici un des côtés les plus curieux des recherches scientifiques auxquelles le siège de Paris est venu imprimer un élan nouveau, c’est-à-dire les ascensions aérostatiques. Il nous a été donné bien avant l’investissement de faire plusieurs ascensions, de suivre la plupart de celles qui ont eu lieu depuis l’invasion, de concourir à l’établissement d’un ballon captif destiné à surveiller les mouvemens de l’ennemi, enfin de voir à l’œuvre quelques-uns des inventeurs que préoccupe toujours la solution du grand problème de la direction des aérostats. Peut-ê.tre ne sera-t-il pas sans intérêt de faire connaître ce qui s’est accompli depuis le mois de septembre dans la voie des ascensions libres pour remplacer la poste et le télégraphe, de montrer l’utilité que les opérations de guerre peuvent tirer de l’emploi des ballons captifs, et de jeter un coup d’œil sur l’avenir qui semble réservé à la navigation aérienne.


I

Chacun sait qu’on donne le nom de ballon ou d’aérostat à une sphère creuse, faite d’une substance très légère, plus ou moins imperméable. Le ballon est rempli d’un gaz moins lourd que l’air. La substance dont il est formé est aujourd’hui ce tissu de coton, blanc ou coloré, que dans le commerce on nomme calicot, madapolam ou percaline. L’étoffe doit être forte, autant que possible sans défaut de fabrication. L’imperméabilité s’obtient au moyen d’un vernis composé essentiellement d’huile de lin, à laquelle on mêle un peu de litharge ou oxyde de plomb pour rendre cette huile siccative. Le vernis s’applique non au pinceau, mais au moyen d’un tampon, afin de boucher tous les pores de l’étoffe. Il est indispensable d’appliquer deux ou trois couches. Bien que cela ne se fasse pas toujours, il serait bon de vernir le dedans et le dehors de l’aérostat ; c’est généralement le dehors seul qu’on vernit.

Avec le calicot, les deux principales substances qu’on peut employer dans la confection des ballons sont : la soie, étoffe homogène, très résistante, qui n’a que le défaut d’être trop chère, et la baudruche, qui est très légère, très imperméable, mais peu résistante, et qu’on s’accorde universellement à rejeter pour les ballons d’un certain volume, comme ceux dont on fait maintenant le plus grand usage. Un ingénieur, M. Giffard, a proposé, en 1867, pour la confection des ballons, une double enveloppe composée de deux pièces de coutil séparées entre elles par une feuille de caoutchouc. Au moyen d’une forte compression, ces trois tissus n’en faisaient plus qu’un. M. Giffard arrivait de la sorte à une imperméabilité presque absolue ; mais il avait une enveloppe d’un certain poids. Les personnes qui ont visité l’exposition universelle de 1867 à Paris ont vu fonctionner le ballon captif de M. Giffard au Champ de Mars, vers la fin de l’exposition. Un aéronaute, Dupuis-Delcourt, avait proposé comme enveloppe de ballon une feuille métallique très fine, en cuivre par exemple, qui eût réalisé une imperméabilité parfaite, et avec laquelle on aurait pour ainsi dire indéfiniment voyagé. Divers incidens empêchèrent M. Dupuis-Delcourt de donner suite à cette curieuse idée.

Les deux ateliers où se confectionnent en ce moment les ballons qui partent de Paris sont situés à la gare du Nord et à celle d’Orléans. Le premier est sous la direction de MM. Yon et Dartois, bien connus du monde aérostatique ; le second est conduit par les trois frères Godard, qui continuent, dans l’art de l’aérostation, une sorte de dynastie. L’un et l’autre atelier fonctionnent sous la surveillance de l’administration des postes, qui a requis ce service pour les besoins de la défense. À la gare du Nord, on emploie pour les ballons le calicot blanc ; à celle d’Orléans, le calicot coloré. Les deux étoffes sont également avantageuses. Le dessin géométrique de l’aérostat est tracé de grandeur naturelle, sur un plan horizontal, d’après les principes en usage dans la construction des sphères employées pour l’enseignement de la géographie. On découpe sur le dessin chaque côte ou fuseau du ballon, et les côtes sont soigneusement cousues au moyen de machines à la gare du Nord, à la main à la gare d’Orléans. Chacun des constructeurs a de bonnes raisons pour défendre sa méthode : une plus grande promptitude de l’opération et beaucoup moins de main-d’œuvre dans le premier cas, — une plus grande régularité, et souvent une plus grande solidité des points dans le second.

Le ballon, une fois cousu, est verni, puis injecté d’air au moyen d’une petite machine soufflante ou ventilateur analogue au van des minotiers. Cette injection d’air, en gonflant le ballon, a pour objet de faire connaître toutes les fissures qui auraient pu passer inaperçues, et qui sont dès lors soigneusement bouchées ; en outre elle permet au vernis de sécher plus vite. Approchons-nous de l’aérostat pendant que, tout gonflé d’air, il gît sur le sol de l’usine. La forme n’est pas précisément sphérique, il a comme l’apparence d’un œuf gigantesque. Au gros bout est la soupape, soigneusement fermée, et dont nous indiquerons plus tard la manœuvre. Le petit bout, qu’on laisse d’habitude ouvert, se termine par une sorte de manchon cylindrique que l’on nomme l’appendice. L’enveloppe du ballon est recouverte extérieurement d’un filet en cordelettes de chanvre goudronné, qui se confectionne dans les mêmes ateliers que le ballon. C’est à ce filet et à un cercle en bois qui le termine qu’est suspendue par des câbles la corbeille d’osier ou nacelle destinée à transporter les voyageurs aériens. Dans la nacelle sont également disposés les sacs de lest qui serviront à diriger la manœuvre pendant le trajet, les appareils affectés à l’atterrissage, l’ancre de fer qui, mordant dans le sol, doit arrêter le ballon dans sa course, et la corde traînante, gros câble en fils de spart, qui, touchant terre longtemps avant l’arrivée de l’aérostat, en amortit la chute et le traînage à la façon d’un véritable frein.

Les ateliers où se confectionnent les aérostats présentent, surtout à la gare d’Orléans, une très grande animation. La compagnie a prêté volontiers ses vastes salles, que la guerre avait si tôt rendues silencieuses et désertes. Ce sont surtout des femmes qui travaillent aux diverses opérations : étendage et repassage de l’étoffe pour en examiner toutes les surfaces, lessivage pour en détruire l’apprêt ainsi que le mordant de la teinture, après quoi la percaline est séchée à l’air, suspendue aux hautes charpentes de la gare, puis découpée sur l’épure. Ce n’est qu’alors qu’on lui applique une première couche de vernis. le travail délicat et minutieux de la couture à la main est confié à de nombreuses ouvrières, sous la direction de Mme Eugène Godard ; elles sont là, silencieuses, attentives, au nombre d’une centaine, marquant avec une épingle et un carton taillé d’avance la distance mathématique des points. On ne montre pas volontiers cette partie de l’atelier aux visiteurs, car les allées et les venues gênent le travail des ouvrières.

Après la couture, l’étoffe reçoit une seconde couche de vernis. Vient ensuite l’opération du séchage, qui se pratique en gonflant le ballon. Ces opérations, comme toutes celles qui suivent, sont réservées à la main des hommes. Ce sont des marins que le gouvernement de la défense a prêtés à MM Godard, ainsi qu’aux autres aéronautes. Les marins sont ici comme chez eux. Peindre, vernir, tamponner, tisser des filets, manœuvrer des câbles, des ancres, et même naviguer dans l’air, n’est-ce pas un rôle qui leur convient ? « Les huniers sont un peu haut, disait l’un d’eux à son amiral qui le regardait partir, et l’on n’y peut guère prendre de ris. C’est égal, avec cette machine on navigue tout de même, et avec l’aide de Dieu on arrive. »

A la gare du Nord, l’activité des ateliers, bien qu’en apparence moins grande qu’à la gare d’Orléans parce que la couture s’y fait à la mécanique, est également remarquable. C’est un spectacle curieux que de voir dans toutes ces salles, naguère si tumultueuses, d’interminables pans de calicot descendant des charpentes, ou livrés à l’aiguille agile, ou gonflés en ballons. Ici, les ateliers sont divisés, tandis qu’à la gare d’Orléans ils sont concentrés dans l’immense salle du départ, et ces longs tissus de couleurs diverses, jaune, bleue, noire, verte, suspendus pour le séchage au sommet de l’édifice, tombant dans l’immense nef, font, hélas ! rêver aux drapeaux pris sur l’ennemi qui ornent la chapelle des Invalides.

Pour qu’un aérostat s’élève, il faut que le gaz qui le remplit soit plus léger que celui de l’atmosphère. Le gaz qu’on emploie communément pour le gonflement est le gaz d’éclairage ou hydrogène carboné, qui pèse, sous le même volume, à peu près moitié moins que l’air. On peut aussi employer l’hydrogène pur, qui a une densité quinze fois plus faible que l’air ; mais la préparation en est longue et coûteuse, tandis qu’avec le gaz d’éclairage il suffit d’embrancher un tuyau sur une des conduites principales de la ville et d’amener ce tuyau sous l’appendice du ballon. En quelques heures, avec une pression moyenne, un ballon de 2,000 mètres cubes est rempli. Ce volume est celui dont la poste fait usage le plus, volontiers.

Le ballon est gonflé ; reste la manœuvre du départ. Les voyageurs sont dans la nacelle avec les sacs de lest empilés à leurs pieds. L’ancre, la corder-frein, les sacs de dépêches, sont suspendus sur les côtés de la corbeille. Les pigeons voyageurs qui, lâchés au moment de l’arrivée, rapporteront au colombier la nouvelle rapide des péripéties du trajet, sont dans leur cage, à côté des sacs -de dépêches. L’aérostat, retenu par une armée d’aides, se balance au souffle de la brise, imitant les oscillations régulières du pendule, et ne demandant plus qu’à partir. Un sac, deux sacs de lest sont jetés comme pour procéder à une pesée régulière de l’appareil ; enfin le « lâchez tout ! » sacramentel est prononcé par le pilote du navire aérien, et le ballon s’élève lentement à une hauteur de 1,000 à 1,200 mètres. Là, il entre dans le courant aérien, dans un milieu dont la densité est égale à la sienne ; il prend la vitesse de ce fleuve atmosphérique, et en suit les sinuosités comme un bouchon de liège à la surface de l’eau. Le voyageur est aussi inconscient du mouvement souvent très accéléré qui l’entraîne que nous le sommes nous-mêmes sur la terre, qui nous emporte autour du soleil avec une si formidable rapidité. Aucun vertige, aucun malaise ne se fait sentir aux hauteurs parfois énormes auxquelles on atteint ; nous en pouvons parler en toute connaissance, car en nous élevant nous avons dépassé une hauteur de 4,000 mètres. Il y a mieux : pour peu que le voyageur s’abandonne entièrement à cette situation si nouvelle, et ne se laisse aller à aucune sensation de crainte, il éprouve je ne sais quel bien-être particulier, je ne sais quel sentiment nouveau de sa propre individualité qui lui fait prendre en une sorte de pitié ce pauvre globe au-dessus duquel il gravite, et dont tous les bruits lui arrivent. S’il ne reconnaît pas le pays qu’il traverse, il n’a d’autre moyen de se guider qu’en demandant sa route du haut de la nacelle, et en marquant le point sur la carte à chaque réponse qu’il reçoit. En ballon, la boussole ne peut plus servir, puisqu’on n’a aucun point de repère fixe, le navire aérien tournant sans cesse sur lui-même.

À ses pieds, l’aéronaute aperçoit les cours d’eau, qui se déroulent en longs rubans argentés, les chemins de fer, qui étendent leurs lignes parallèles, les villes, dont les toits de brique ou d’ardoise et les clochers aigus miroitent au soleil, et partout dans la campagne, en plaques diaprées, ces champs, ces prairies, ces terres labourées où les hommes dépensent tant de sueurs, et pour la possession desquels si souvent ils se battent. Tout cela lui apparaît comme dans un plan cadastral à grande échelle, lavé, teinté par un géomètre inconnu, avec le cercle de l’horizon pour limite et la calotte du ciel pour couronnement. Par momens, on entre dans les nuages, et alors tout disparaît à la fois, la terre et le ciel. On est littéralement plongé dans une immense buée blanche, cotonneuse, dans ce que les physiciens ont si bien nommé la vapeur vésiculaire. Quand on sort de cette espèce de linceul, de nouveau on salue avec joie le soleil, ou la lune et les étoiles, si elles ont remplacé l’astre étincelant.

Quelque imperméable que soit l’enveloppe, elle n’en laisse pas moins tamiser une partie du gaz que renferme le ballon, et la quantité qui s’échappe est remplacée par une égale portion de l’air ambiant, qui rentre par les pores de l’étoffe. C’est en vertu du principe de physique nommé l’exosmose et l’endosmose, ou courant du dedans au dehors et du dehors au dedans, qu’a lieu ce curieux phénomène, qui se passe du reste toutes les fois que deux fluides, liquides ou gazeux, sont mis en présence. Comme l’appendice demeure ouvert, précisément pour éviter les déchirures que produirait inévitablement l’expansion subite de l’enveloppe en présence de la dilatation du gaz intérieur dans un milieu raréfié (la densité de l’air diminue à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère), une certaine quantité de gaz s’échappe aussi par la partie inférieure du ballon, pour être remplacée par une quantité d’air correspondante. On voit que l’appendice joue ici le rôle d’une véritable soupape de sûreté, comme celle des chaudières à vapeur. La perte de gaz par cette ouverture aurait lieu du reste dans tous les cas, même sans la dilatation intérieure, car un nouveau principe de physique, celui de la diffusion des gaz, nous apprend que des fluides gazeux de densités différentes, mis librement en présence, ne tardent pas à se mélanger intimement. Il résulte de ces deux phénomènes, celui de l’exosmose et de l’endosmose et celui de la diffusion, qu’à un moment donné, moment fatal qu’il faut toujours prévoir, le ballon se trouve rempli d’un mélange gazeux qui fait précisément équilibre à celui du milieu ambiant, ou, si l’on veut, qui est tel que le poids total du ballon dépasse un peu celui du volume d’air déplacé. C’est à ce moment que commence la descente et même la chute, à moins qu’on ne jette des sacs de lest pour s’élever. A la nouvelle altitude à laquelle on arrive, le même phénomène ne tarde pas à se reproduire, et il faut alors amortir la chute en jetant peu à peu du lest, non par sacs, mais presque pincée par pincée.

En arrivant près de terre, le coup d’œil et le sang-froid sont indispensables pour manœuvrer utilement l’ancre et la corde-frein. Des hommes ne tardent pas d’accourir (on voit de fort loin un ballon dans l’air), et, se pendant aux cordes qui doivent toujours descendre du grand cercle horizontal ou équateur du filet, arrêtent le navire aérien. Si le vent est fort, le ballon bondit comme un cheval rétif, s’échappe des mains qui le retiennent, et si le volume, et par conséquent la surface de, l’aérostat, est considérable, on peut avoir à craindre un traînage fort dangereux. Celui auquel fut exposé le Géant dans le Hanovre en 1863 est resté célèbre. Il va sans dire que les forêts, les lacs, les cours d’eau, les villes, même les maisons isolées, doivent être soigneusement évités à la descente, comme autant d’obstacles qui peuvent rendre l’ancrage impossible, et mettre en jeu la vie des voyageurs ; ce sont là les écueils de la mer aérienne. Les dangers de la descente sont réellement les seuls qu’aient à courir les aéronautes, et encore ces dangers diminuent-ils beaucoup, si, les conditions atmosphériques étant les mêmes, le volume du ballon est moindre, si l’enveloppe et les agrès sont en bon état, enfin si le pilote sait garder son sang-froid. La soupape qui ferme le ballon à la partie supérieure est aussi un appareil de sûreté qu’il faut savoir employer. Elle sert à introduire de l’air dans l’intérieur de l’enveloppe, et se manœuvre par une corde qui traverse l’aérostat et descend par l’appendice jusque dans la nacelle. Monte-t-on trop haut, craint-on une déchirure par suite d’une trop rapide expansion du gaz à laquelle ne répond pas suffisamment l’ouverture restée libre de l’appendice, veut-on enfin amortir une chute trop accélérée en dépit du jet du lest, on ouvre la soupape, l’air entre, le gaz plus léger s’échappe, le ballon augmente de poids, et la descente normale a lieu, réglée à volonté par l’opérateur.

Les hauteurs où se passent les phénomènes que l’on vient de décrire sont comprises entre 1,000 et 4,500 mètres. On sait que cette dernière altitude est celle du Mont-Blanc. A moins de vouloir faire des expériences purement scientifiques, il ne convient pas à des aéronautes de s’élever au-delà. C’est à des hauteurs supérieures à 5,000 mètres qu’apparaissent ces phénomènes physiologiques si curieux produits par la raréfaction de l’air dont Gay-Lussac chez nous et Glaisher chez les Anglais ont été les plus célèbres expérimentateurs. Une grande diminution du pouls, la perte du sang par le nez et les oreilles, un malaise très prononcé du cœur, des poumons, de l’estomac, enfin l’évanouissement, la syncope, voilà ce qui attend le voyageur aérien, non pas toujours à la hauteur de 6,000 mètres, où parvint Gay-Lussac, mais certainement à celle de 11,000 mètres, à laquelle Glaisher arriva un jour. Dans ces deux cas, les ballons étaient gonflés à l’hydrogène, car le gaz d’éclairage, à cause du trop grand poids de ce corps, ne permet pas de s’élever si haut. Cette altitude de 11,000 mètres est la plus considérable que l’homme ait jamais atteinte (les pics les plus élevés de l’Himalaya ne dépassent guère 8,000 mètres), et il est probable que l’illustre aéronaute anglais n’aura pas de longtemps d’imitateurs.

Telles sont les diverses péripéties d’un voyage aérien, tels sont les frêles esquifs auxquels en ce moment les Parisiens confient leurs lettres et le gouvernement ses dépêches. Les fidèles pigeons rapportent les réponses. On sait par quel miracle de réduction photographique ces réponses peuvent nous parvenir en si grand nombre à la fois sur un carré de papier presque microscopique, large à peine comme le pouce et fixé à la queue du pigeon dans un tuyau de plume. Bénie soit la science qui nous permet de correspondre ainsi, et de remplacer la poste et le télégraphe par ce qu’on aurait cru la plus fragile des inventions humaines, l’aérostat ! Bien que les ateliers des gares du Nord et d’Orléans soient chacun en mesure de fabriquer avec les bras et les outils dont ils disposent un ballon par jour, et qu’au prix où se paie le port d’une lettre par cette voie (20 centimes par 4 grammes), l’administration des postes soit loin d’être en déficit, ce n’est pas au chiffre d’un départ par jour que l’on nous a mesuré les courriers aérostatiques depuis le commencement du siège. Il faut néanmoins tenir compte à la poste du zèle dont elle a fait preuve dans l’installation des transports aériens, il faut reconnaître que le nouveau directeur-général a mis dans ce service une si grande diligence, qu’à l’heure qu’il est toutes les lettres pour l’extérieur ne restent pas plus d’un jour ou deux dans les boîtes de Paris.

Quelques détails statistiques ne seront peut-être pas ici hors de saison. Depuis le 23 septembre, époque où est parti le premier ballon lancé par l’administration des postes, jusqu’à la fin de novembre, trente ballons ont quitté Paris, emportant chacun en moyenne 2 voyageurs, 2 ou 300 kilogrammes de dépêches et plusieurs couples de pigeons. La plus grande distance parcourue n’excède pas 200 kilomètres, sauf cependant le merveilleux voyage d’un de ces ballons, qui de Paris est allé tomber en Norvège, à Christiania. Un autre est allé toucher terre en Hollande, un troisième au-delà de Metz. Hors de ces cas, la durée des parcours s’est bornée chaque fois à quelques heures. Un grand nombre de pigeons, ne sont pas revenus, et les éleveurs disent que la saison où nous sommes en a été la principale cause ; on ignore du reste le sort de la moitié des ballons. On sait seulement que quelques-uns sont tombés aux mains des Prussiens, et que M. de Bismarck a l’étrange idée d’appliquer aux aéronautes qu’il a faits prisonniers les peines les plus sévères de ses cours martiales. Le droit des gens n’a pas cependant prévu ce moyen de franchir des lignes ennemies ; mais le chancelier de la confédération germanique, donnant une fois de plus la preuve de son mépris de toutes les lois humaines, prétend traiter des aéronautes inoffensifs comme des espions. Si l’on veut d’ailleurs savoir à quelles épreuves émouvantes sont exposés aujourd’hui les aéronautes qui s’en vont de Paris, un pigeon parti le 12 octobre avec le ballon le Washington, lancé de la gare d’Orléans à huit heures et demie du matin, va nous le raconter. Remarquons tout d’abord que ce pigeon n’est rentré à Paris que le 5 décembre, c’est-à-dire qu’il a mis près de deux mois à revenir. Le ballon était parti de Paris dans une direction nord avec une vitesse de 15 lieues à l’heure. Il avait traversé les avant-postes prussiens par une fusillade très nourrie. Les projectiles sifflaient à 800 et 900 mètres, et les voyageurs n’avaient trouvé la sécurité qu’au-dessus de 1,100 mètres. Même accueil à Chantilly, Senlis, Compiègne, Noyon. Les feux ennemis cessèrent à quelque distance de Ham. Vers onze heures et demie, l’aérostat s’abattit à Carnières, près Cambrai, par un vent furieux. Les aéronautes furent fortement contusionnés. Les populations, très empressées, vinrent au-devant d’eux ; le maire de Cambrai les reçut chez lui, et le soir ils couchaient à Douai.

C’est pour parer en grande partie au péril nouveau de la poursuite des aéronautes comme espions par l’armée prussienne que l’administration des postes, de concert avec le gouverneur de Paris, a décidé que ses ballons ne partiraient plus que la nuit et très secrètement. L’avantage qu’elle a cru ainsi obtenir est d’empêcher que ces départs ne soient signalés à l’ennemi ; l’inconvénient qu’elle n’a pas vu dans la mesure qu’elle vient de prendre, c’est que la nuit, dans nos climats, les courans aériens sont bien moins prononcés que le jour. En outre les manœuvres aérostatiques sont très difficiles pendant la nuit ; la lecture du baromètre, ce merveilleux instrument qui indique si exactement les hauteurs et qui est, on peut le dire, la véritable boussole de l’aéronaute, la lecture du baromètre est tout à fait impossible dans l’obscurité des voyages nocturnes, et l’on ne saurait en ballon allumer aucune lampe, même une lampe de Davy, à cause des dangers d’explosion. Nous passons sur d’autres désavantages que présentent les départs de nuit, et nous faisons des vœux pour que l’administration revienne à ses premiers erremens, malgré l’exemple qu’elle pourrait nous opposer des voyages de Hollande et de Norvège, réalisés avec des départs de nuit. Tout voyage en ballon, il faut le répéter, se fait à la grâce de Dieu ; on va où le courant porte, et quand la limite du trajet est atteinte, quand il faut tomber, on tombe malgré tous les efforts qu’on peut faire pour continuer à s’élever. Dans une de nos ascensions, deux ballons partis ensemble naviguèrent tout le temps de conserve, et descendirent au même endroit. Dans un cas semblable, on peut être assuré que, si l’un des deux ballons descend avant l’autre, c’est certainement par accident ou fausse manœuvre.


II

Jusqu’ici, nous avons traité des ascensions libres ; il nous faut maintenant parler des ascensions captives, qui ont un si grand intérêt pour les observations militaires. L’aérostat captif ne diffère du reste d’un aérostat libre qu’en ce qu’il est retenu au sol par des cordes que manœuvrent des hommes. C’est ainsi que les ballons, à peine inventés, furent employés à la guerre. En 1794, on les utilisa notamment à la bataille de Fleurus ; les physiciens Coutelle et Conté furent chargés d’installer à Meudon une école d’aérostiers qui fonctionna jusqu’en 1803, époque où le premier consul en prononça la dissolution pour disperser, dit-on, les officiers qui la dirigeaient, et qui inculquaient à leurs élèves des principes républicains. Quoi qu’il en soit, pour retrouver les ballons à la suite de nos troupes, il faut aller jusqu’à la bataille de Solferino, où M. Eugène Godard fut attaché à l’armée française comme aéronaute, et signala très heureusement un mouvement d’approche de l’ennemi. — Dans la guerre de sécession américaine, les ballons furent également, à plusieurs reprises, employés dans les reconnaissances militaires. On comprend de quelle utilité peut être un aérostat retenu fixe comme moyen d’observation, surtout en rase campagne. On peut s’élever ainsi presque immédiatement jusqu’à une hauteur de 300 mètres au-dessus du sol, qui est celle d’une montagne assez haute. Par cette ascension, si elle est instantanée, l’on peut utilement surprendre les mouvemens de l’ennemi, et, au moyen d’un système télégraphique arrêté et disposé d’avance, diriger la conduite du ballon, et faire parvenir ses observations à terre. Tels sont les avantages d’une ascension aérostatique militaire. Les inconvéniens sont de plusieurs sortes. D’abord le tir de l’ennemi peut crever le ballon et blesser l’aéronaute : cela s’est vu en 1795 à l’armée du Rhin ; mais cet inconvénient peut être mis au rang des chances plus ou moins malheureuses qu’on rencontre à la guerre ; ensuite il est souvent périlleux de se maintenir dans l’air par un vent violent ; enfin il est difficile de se procurer partout le gaz nécessaire.

Autant l’ascension libre est agréable à l’aéronaute quand il s’abandonne entièrement, sans nul souci, sans nulle préoccupation, au mouvement de translation qui l’emporte, autant l’ascension captive cause une sensation désagréable pour peu que l’air soit agité. On sent alors qu’on lutte contre le vent, que le moindre effort pourrait faire lâcher prise aux hommes qui retiennent l’aérostat captif. Celui-ci n’est plus qu’une bouée dont on devine très bien toute la fragilité, et qui peut même se briser en morceaux dans la lutte contre le courant aérien, souvent très rapide, au milieu duquel on essaie de le fixer. Les moyens employés pour la manœuvre sont du reste très primitifs. On n’a pas, comme l’avait M. Giffard en 1867 pour son ballon captif, un treuil à vapeur à sa disposition. C’est avec des pour les fixées sur un plateau solide et dans la gorge desquelles passent les câbles de retenue, ou bien avec des cabestans ou des treuils sur l’arbre desquels s’enroulent ces mêmes câbles, que se manœuvre l’aérostat. Au départ, les hommes suspendus aux cordes les laissent peu à peu glisser dans leurs mains jusqu’à une certaine hauteur, et les livrent ensuite aux poulies et aux treuils. Avec un sifflet de marin, une trompe ou des signaux convenus d’avance, par exemple au moyen de drapeaux de diverses couleurs, encore mieux avec un fil télégraphique, on arrive à se faire bien comprendre des hommes restés à terre, et à obtenir une assez grande harmonie dans les détails de l’opération ; mais ce qu’on ne peut empêcher, c’est l’action des courans atmosphériques contre la frêle enveloppe qui vous porte, et la déperdition de plus en plus grande du gaz, si le ballon doit rester plusieurs jours de suite en observation. Dans ce dernier cas, il est même indispensable de restituer chaque matin à celui-ci une quantité de gaz équivalente à celle qu’il a perdue dans les vingt-quatre heures précédentes.

La difficulté de se procurer partout le gaz d’éclairage nécessaire aux ascensions militaires a donné l’idée de recourir à l’emploi de l’hydrogène pur, comme le faisaient les premiers aérostiers, et alors de se faire suivre des appareils destinés à la fabrication de ce gaz. Le procédé de fabrication est assez coûteux, mais les appareils ne sont pas d’une installation difficile. En faisant agir dans des tonneaux de l’acide sulfurique étendu d’eau sur du zinc métallique, ou bien encore en faisant passer un courant de vapeur d’eau sur du fer en barre chauffé au rouge dans un tube de porcelaine, on produit de l’hydrogène à volonté. Au voisinage des villes, il ne sera pas généralement nécessaire d’avoir recours pour le gonflement à la fabrication de ce gaz ; mais on peut faire usage, au lieu du gaz d’éclairage libre, qu’on ne trouve pas toujours en quantité et sous une pression suffisante, même à certains points de Paris, de celui dit portatif, que l’on soumettra, dans des tonneaux en tôle de fer de forme analogue à celle des chaudières à vapeur, à une pression de plusieurs atmosphères, vingt par exemple. Or on peut condenser dans un espace de 5 mètres cubes, qui est celui d’une chaudière à vapeur de dimensions moyennes, et à la pression de vingt atmosphères, un volume de gaz qui auparavant, à la pression ordinaire de l’air, occupait 100 mètres cubes. Dix de ces chaudières suffisent donc pour remplir un ballon de 1,000 mètres cubes, et il n’est pas besoin de dépasser ce chiffre pour des ascensions militaires qui n’exigent qu’un aéronaute et pour ainsi dire pas de lest. L’emploi de ces réservoirs portatifs offre fie plus l’avantage de pouvoir retirer le gaz du ballon après chaque ascension et de l’emmagasiner jusqu’à nouvel usage.

Il est en effet nécessaire que les ascensions captives soient en quelque sorte instantanées et d’une durée très courte. Quel but se propose-t-on d’atteindre dans ces observations ? Surprendre pour ainsi dire l’ennemi, découvrir une de ses marches, un de ses travaux. A peine lui êtes-vous signalé que vos observations deviennent pour ainsi dire nulles. En outre vous êtes dès lors soumis à toutes ses attaques, presque à sa merci, si vous êtes à une assez grande proximité. Or les observations ne peuvent être bonnes que dans cette dernière condition, et l’on sait à quelle énorme distance et avec quelle précision portent aujourd’hui les armes à feu.

Une reconnaissance militaire faite en ballon captif doit donc être en quelque sorte instantanée. Cela est si vrai que pour peu que l’air soit agité le ballon tourne sur lui-même, et que l’emploi de toute jumelle, encore plus celui d’une simple lunette, devient presque impossible dans cet observatoire si mobile. Dès lors l’aérostat n’est plus en mesure de lutter avec un sémaphore, un observatoire fixe installé sur un édifice élevé, surtout si l’on emploie une lunette astronomique qui rapproche si étonnamment les distances et grossit si fortement les objets. Toutes ces raisons ont rendu jusqu’ici assez problématiques les services que les ballons captifs ont fournis depuis le commencement du siège de Paris. Ni à la place Saint-Pierre à Montmartre, ni au fort de Vanves, ni à la place du marché d’Auteuil, où des ballons captifs ont été successivement installés, on n’a encore tiré un parti bien positif de ce moyen d’observation. A Auteuil même, où l’on se propose d’observer de la sorte les mouvemens des Prussiens dans les bois de Meudon, Sèvres et Saint-Cloud, le vent a été une fois si violent que l’aérostat a été déchiré. Est-ce à dire que le gouvernement de la défense aurait eu raison de se passer des ballons captifs et de ne pas encourager les personnes qui en préconisaient l’usage ? Telle n’est pas notre pensée : la France a là-dessus des précédens qui l’engagent, et les noms des Meusnier, des Coutelle, des Conté, ces glorieux aérostiers de la première république, les services qu’ils ont rendus en maintes circonstances, n’ont pas été oubliés de l’histoire. C’est surtout, répétons-le, en rase campagne, encore plus que dans une place assiégée, qu’un ballon captif peut rendre des services à la guerre. M. Eugène Godard prétend qu’avec son aérostat, pendant l’expédition d’Italie, il a pu non-seulement signaler le retour offensif de l’avant-garde autrichienne à Castiglione, la veille de la bataille de Solferino, mais encore lever le plan du fort n° 8 de Peschiera. De même, en Amérique, pendant la guerre de sécession en 1861, un aéronaute militaire fournit, par son ascension, des renseignemens très précieux au général Mac-Clellan. Le ballon, parti des bords du Potomac, où était alors campée l’armée fédérale, passa au-dessus de Washington. Arrivé à une certaine hauteur, l’aéronaute coupa la corde qui mettait son ballon en communication avec le sol, et fut porté directement au-dessus des lignes ennemies. Il put observer à son aise la position et les mouvemens de l’armée confédérée. opéra sa descente dans l’état de Maryland, et fit immédiatement parvenir au général en chef les observations recueillies pendant cet intéressant voyage. On dit que Mac-Clellan en fut tellement satisfait, que l’ordre fut immédiatement donné par le département de la guerre de construire quatre nouveaux aérostats.

La nécessité d’employer à la guerre des ballons captifs fait songer tout de suite aux montgolfières, qui ont été les premiers ballons. On sait que ceux-ci sont gonflés avec de l’air chaud, et que la montgolfière s’élève précisément en vertu de la différence de densité entre l’air chaud qui la remplit et l’air à la température ordinaire, différence qui peut aller jusqu’à la moitié, si l’on chauffe l’air à 100 degrés, et qui par conséquent permet d’avoir avec l’air chaud employé au gonflement tous les avantages du gaz d’éclairage. Des dispositions très ingénieuses ont été prises pour éviter avec l’air chaud toutes les chances d’incendie et les pertes de chaleur par le rayonnement, et on a paré aussi à la nécessité d’alimenter la montgolfière pendant tout le temps du trajet. Avec ce système, le gonflement d’un ballon de 14,000 mètres cubes, comme l’était l’Aigle, qui s’éleva au-dessus de Paris en 1864, et qui est resté jusqu’à ce jour un des ballons du plus grand volume connu, ce gonflement ne demande pas même une heure, alors qu’il faut plusieurs heures avec le gaz d’éclairage sous bonne pression et sur une conduite de fort diamètre. Aussi, suivant les vieux aéronautes, c’est la montgolfière qui est la reine des aérostats. « On y reviendra, » nous disait M. Eugène Godard, qui ne rêve que montgolfières, bien que toujours forcé de monter dans des aérostats.

L’emploi de la montgolfière et l’usage qu’on peut faire des ballons à la guerre, notamment pendant un siège, nous amènent à parler d’un projet que certains aéronautes caressent, celui de rentrer en ballon dans une ville bloquée. Au premier abord, ce projet paraît chimérique, surtout quand on réfléchit, on l’a vu, que le ballon dans l’air est le jouet du vent ; mais si l’on approche de la place bloquée avec une montgolfière prudemment et en cachette jusqu’à la limite des lignes de circonvallation ennemies, et, une fois là, si l’on profite en toute hâte d’un courant d’air favorable, nul doute que, vu le peu de temps que nécessite le gonflement d’une montgolfière et la grande facilité de cette opération, on n’arrive à s’élever promptement dans l’air au-dessus de la ville bloquée, même sans être tout d’abord aperçu de l’ennemi. On pourrait ensuite, au moyen de manœuvres très habilement faites, descendre dans la ville, et la chose serait d’autant moins impossible que cette ville occuperait une surface plus considérable. Le seul danger auquel on soit réellement exposé, et il est très sérieux, c’est celui de la descente. Les arbres, les cheminées, les toits des maisons, un cours d’eau comme la Seine, divers obstacles des rues, des promenades, peuvent mettre alors en péril la vie de l’aéronaute. C’est ainsi que Mme Blanchard, partie en 1819 des jardins de Tivoli à Paris, alla misérablement échouer rue de Provence. Son ballon fut arrêté à l’angle d’un toit, et la malheureuse fut relevée morte sur le pavé.

Il nous reste à dire un dernier mot du rôle que les ballons peuvent jouer à la guerre, précisément au sujet de la projection de bombes fulminantes dont on pourrait charger des aérostats libres, qui, aidés d’un vent favorable, laisseraient tomber des projectiles au-dessus des troupes ennemies. Il est douteux qu’un tel moyen d’attaque soit admis par le droit des gens ; mais ce qui est certain, c’est qu’on y a pensé de tout temps, même dès les premiers jours de l’application des ballons aux choses de la guerre. Aujourd’hui encore les cartons du gouvernement sont pleins de communications, de projets de ce genre, que l’investissement de Paris a fait éclore dans le cerveau d’inventeurs plus patriotes que sensés. Qui n’a même là-dessus rêvé à sa projection de picrate ? Malheureusement, toute question humanitaire ou légale mise à part, la chance qu’on aurait de réussir est presque nulle. Supposons en effet qu’il parte de Paris un ballon chargé de projectiles fulminans, et qu’un vent favorable le mène par exemple sur Versailles, où campe en force l’ennemi. Les troupes seront-elles précisément ce jour-là dehors, en grand nombre, massées pour une revue, une manœuvre, au moment précis où l’aérostat passera ? Et si, par extraordinaire, le fait avait lieu, le ballon passerait-il justement à l’endroit où seraient les troupes, et aurait-on le temps de bien calculer et combiner la vitesse du ballon avec celle des projectiles pour faire éclater ceux-ci précisément au milieu des soldats allemands ? On aurait beaucoup de chances contraires pour une heureuse. En supposant même réunies toutes les conditions favorables, il faudrait encore renoncer à de tels moyens de détruire ses ennemis, et, bien qu’en ce moment les Prussiens ne nous donnent pas précisément l’exemple de la bonne foi, de la loyauté, de la générosité, dont des combattans civilisés devraient toujours faire preuve les uns à l’égard des autres, mettons toutes les bonnes raisons de notre côté en refusant de recourir même à l’idée d’employer contre eux des procédés de destruction que réprouve l’humanité.


III

En 1783, l’invention de l’aérostat par les frères Montgolfier vint donner une vie nouvelle à des recherches vieilles comme le monde, que quelques rêveurs avaient sans cesse poursuivies ; nous voulons parler des moyens de s’élever dans l’air, de voler comme les oiseaux. Non content de vouloir voler, on s’ingénia dès lors pour trouver les moyens de naviguer dans l’air, pour employer l’aérostat à la façon d’un véritable navire. Dès le premier jour, les projets imaginés apparurent par centaines : chacun crut avoir découvert la direction des ballons. Un des savans de ce temps, Meusnier, officier du génie, donna même le dessin d’un appareil dirigeable, qui depuis a inspiré la plupart des chercheurs. L’effervescence fut telle, dura si longtemps, et le complet oubli des conditions mathématiques du problème fut poussé si loin, que l’Académie des Sciences de Paris, à laquelle les inventeurs s’empressaient de soumettre leurs plans, lasse d’être consultée sur des chimères, déclara qu’à l’avenir elle ne s’occuperait plus de ce genre de communications. Selon l’Académie, la direction des aérostats était chose impossible, et il fallait ranger ceux qui poursuivaient la solution de cet insoluble problème au nombre des fous qui prétendaient avoir découvert le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle. En effet, dans les conditions où se présentait la recherche de la direction des aérostats, le problème était absolument insoluble. Un ballon lancé dans l’air est, avons-nous dit, comme une véritable bouée, comme un bouchon de liège abandonné au courant de l’eau, et il participe si bien à tous les mouvemens, à toutes les sinuosités du fleuve aérien, que l’aéronaute n’a pas conscience du mouvement souvent très rapide qui l’emporte. Il n’est pas rare que la vitesse de l’air dépasse celle d’une locomotive lancée à toute vapeur, 80 kilomètres à l’heure par exemple, et plus d’un ballon a marché avec cette vitesse[1], tout en paraissant immobile aux expérimentateurs qui le montaient ; En 1867, nous avons mis moins de deux heures et demie pour nous rendre en ballon de Paris au-delà de Provins, sur une distance en ligne droite de 125 kilomètres. Comment lutter contre de telles vitesses du vent, si l’on rêve la direction absolue des ballons, et si l’on veut aller vent debout ? Chacun connaît la force de translation des ouragans, qui, à terre, renversent les édifices, déracinent les arbres, et sur mer engloutissent les navires après les avoir brisés et démâtés. Qui ne sait encore que dans le midi le célèbre mistral ou vent du nord-ouest, « ce fléau de Provence, » comme l’appelaient nos pères, est quelquefois si violent que les locomotives elles-mêmes, quand elles traversent de Marseille à Arles la plaine de la Grau, sont notablement retardées dans leur marche par le mistral, et que souvent l’adjonction d’une locomotive de secours est reconnue indispensable ? Comment, eu égard à tous ces faits, un ballon léger, gonflé, d’un gaz moins lourd que l’air, présentant une forme sphérique assurément très peu résistante, bien que ce soit celle qui, pour le même volume, offre la plus petite surface, comment cette frêle bouée tiendra-t-elle dans les tempêtes de l’air ? Le problème ainsi posé n’est pas même discutable, et l’on comprend que l’Académie des Sciences, dès les premiers jours, ait refusé de s’en occuper plus longtemps. Les inventeurs avaient beau prodiguer les gouvernails, les rames, les palettes, les voiles et même les hélices ; on leur répondait invariablement que leur invention était chimérique.

Les choses en étaient là quand, il y a quelques années, une société d’aéronautes, de savans, d’ingénieurs et aussi de simples amateurs que préoccupait la recherche de la navigation aérienne, se forma, et eut enfin l’idée de poser le problème dans ses véritables termes, c’est-à-dire d’employer pour la navigation aérienne des appareils plus lourds que l’air (la formule devint bientôt populaire), et de faire usage, pour se diriger dans l’atmosphère, des systèmes que la mécanique moderne et surtout le vol des oiseaux, depuis quelque temps si merveilleusement étudié, semblaient tout naturellement indiquer. « Puisqu’on emploie une machine pour donner la propulsion aux navires sur l’eau, ayez-en une sur vos navires aériens, » disait le nouveau cénacle aux nombreux inventeurs qui lui apportaient et lui soumettaient leurs plans. « Puisque les oiseaux se dirigent à volonté dans l’atmosphère, ajoutait-il, et que les plus lourds, les plus forts vont le plus haut, le plus loin, et volent le plus vite, témoin l’albatros, la frégate, le condor des Andes, l’aigle des Alpes, etc., ne craignez pas, en construisant vos machines aériennes, d’en augmenter les dimensions, d’enlever un trop grand poids. » Et l’on citait ce petit appareil alors récemment imaginé pour le jeu des enfans, le spiralifère, qui s’élève dans l’air, vole, et même, lancé d’une certaine façon, retourne au point de départ, tout cela par suite d’une force initiale dégagée par le déroulement rapide d’une ficelle préalablement enroulée autour de l’axe de la petite machine. L’un de ces chercheurs eut l’idée d’imaginer un appareil de navigation aérienne fondé sur ce principe. Au moyen d’un ressort monté comme celui des tournebroches, il mettait en tension une petite hélice qui, en tournant, enlevait dans l’air une cage dans laquelle on mettait une souris. Quand l’hélice avait fini de tourner, la cage cessait de monter et d’avancer, et retombait à terre d’elle-même par son propre poids. Si à ce moment l’on avait pu redonner une nouvelle tension à l’hélice, le mouvement d’élévation verticale et de progression horizontale de l’appareil eût continué, et cela tant que la force initiale aurait été maintenue et ravivée. Le problème semblait donc résolu. Cependant les fonds pour la construction d’un grand appareil établi d’après le modèle en miniature que nous venons de faire connaître ne purent être réunis, et la société instituée pour mener à bien la navigation aérienne en partant des véritables données qui doivent présider à ce genre de recherches s’est dissoute sans avoir passé de la théorie à la pratique.

Le siège de Paris est venu donner une impulsion nouvelle à toutes les expériences, à toutes recherches aérostatiques, et a remis en branle la légion des chercheurs de navires aériens, légion infinie, et qui ne s’était, paraît-il, que momentanément endormie. À cette heure, on construit des navires aériens dirigeables dans plusieurs gares, dans plusieurs ateliers de Paris. La gare de l’Ouest par exemple a prêté quelques-unes de ses salles à l’un de ces inventeurs, et l’usine Cail en a aussi accueilli un, M. Vert, dans une partie de ses ateliers inoccupés. Le public a même été admis à quelques expériences. On a pu voir un moment au boulevard des Italiens fonctionner en miniature l’appareil de M. Vert. Un petit ballon en baudruche, ayant l’aspect d’un poisson, muni à l’arrière d’une hélice et d’une voile triangulaire en forme de gouvernail, évoluait dans l’air tout autour d’une vaste salle, par le moyen d’un ressort, au grand ébahissement des spectateurs ; mais ce que l’inventeur oubliait de dire, c’est que l’appareil naviguait dans un air absolument calme, et que le moindre courant, même celui produit par l’haleine des spectateurs, s’ils s’étaient mis tous à souffler, aurait troublé singulièrement la marche de l’appareil. Le démonstrateur se gardait bien de dire cela ; seulement il parlait, avec un navire aérien de ce modèle, d’aller projeter des bombes au picrate sur le dos de l’armée prussienne, et les gros sous pleuvaient dans le tronc pour aider à la confection de l’aérostat militaire dirigeable. C’était au commencement du siège de Paris ; bientôt on apprit que l’aéronaute au picrate, quelque peu secouru par le gouvernement de la défense, construisait un grand appareil à l’usine Cail.

C’est sur ces entrefaites qu’un membre de l’Institut, un de nos constructeurs de navires les plus experts, bu Dupuy de Lôme, s’est décidé à chercher la solution du problème. Il n’a fallu pour cela pas moins que l’importance donnée à cette question par le blocus de Paris. Ici nous avons affaire à un véritable savant, à un praticien consommé, que l’Académie, se départissant de l’incrédulité qu’elle s’était faite en matière de navigation aérienne, a consenti à écouter, et dont toutes les communications ont trouvé place dans ses Comptes-rendus. Poussant jusqu’au bout la bienveillance pour M. Dupuy de Lôme, elle a même décidé que ces communications seraient imprimées en entier, « bien que dépassant en étendue les limites réglementaires. » Le gouvernement à son tour, abandonnant également la réserve dans laquelle il s’est toujours tenu en France vis-à-vis des inventeurs en général, et en particulier des inventeurs de ce genre, a, sans hésiter, accordé à M. Dupuy de Lôme la somme de 40,000 francs que celui-ci réclamait pour exécuter son projet. En ce moment, l’inventeur est à l’œuvre, et peut-être dans quelques semaines son appareil sera-t-il prêt à marcher.

En étudiant une question si controversée, M. Dupuy de Lôme s’y présente tout d’abord avec un grand avantage. Il a construit des navires toute sa vie, et l’on sait combien est appréciée son habileté d’ingénieur, tant auprès du monde savant qu’auprès du monde des marins. Passer de la navigation maritime à la navigation aérienne, c’est pour un homme habitué aux constructions navales traiter en quelque sorte deux cas d’un même problème. En quoi consiste le projet de M. Dupuy de Lôme ? A diriger un aérostat et non point un navire plus lourd que l’air. Les dessins qu’on nous présente (l’inventeur ne s’en cache pas), ce sont ceux que l’on trouve dans tous les livres d’aérostation depuis l’invention des Mongolfier, c’est-à-dire un ballon en forme de poisson, muni à l’arrière d’une voile comme gouvernail, et d’une hélice comme appareil de propulsion (autrefois c’étaient des palettes). A l’intérieur de l’aérostat, pour éviter les déperditions de gaz, pour tenir l’appareil toujours gonflé, pour aider à la montée et à la descente, est un ballon sphérique rempli d’air, jouant le rôle de la vessie natatoire des poissons. Tout cela est connu depuis Meusnier, qui a même présenté des dessins analogues à ceux de M. Dupuy de Lôme ; mais ce qui, dans cette circonstance, forme le bagage vraiment original du nouvel inventeur, c’est d’avoir soumis la question aux rigueurs du calcul algébrique, d’avoir dégagé du problème les véritables inconnues. C’est ainsi que M. Dupuy de Lôme arrive à nous dire que son aérostat ne pourra jamais lutter contre le vent, mais seulement s’avancer en faisant avec la direction du courant atmosphérique un angle variable suivant les cas, et assez peu ouvert, en un mot en serrant presque toujours le vent au plus près, comme disent les marins. En outre la plus grande vitesse qu’il pourra imprimer à son navire aérien sera de 8 kilomètres à l’heure seulement, et pour cela il lui faudra la force de six hommes se relayant à la manœuvre d’un treuil qui mettra l’hélice en mouvement. Le gaz employé au gonflement sera l’hydrogène pur. L’aérostat et tous ses agrès, filet, cordages, etc., seront construits en soie, substance qui offre le plus d’homogénéité et de résistance. Le taffetas sera renforcé par une étoffe en coton, et les deux étoffes seront séparées par sept couches de caoutchouc, pour empêcher autant que faire se pourra la déperdition de l’hydrogène, qui, très léger, et partant très expansible, a une tendance des plus prononcées à se dégager des pores de l’enveloppe. Il a fallu à l’inventeur beaucoup de temps et de peine, vu le blocus de Paris, pour réunir une quantité suffisante de taffetas présentant partout la même résistance au déchirement, l’étoffe fût-elle, sur quelques échantillons, de couleurs différentes. La plus grande longueur du ballon est de 36m,20, et le volume de la poche de dilatation ou ballon intérieur de 450 mètres cubes, moyennant quoi le ballon peut enlever neuf hommes, dont six pour la manœuvre, et porter environ 200 kilos de dépêches, avec 400 de lest, non compris le poids de la nacelle, du treuil, du ventilateur, de l’hélice, de l’ancre, etc.

Tel est l’ensemble des dispositions, telles sont les conditions de navigabilité aérienne de l’un des appareils aérostatiques qui se construisent en ce moment. L’expérience aura bientôt prononcé sur ce nouvel emploi de l’hélice, et dira ce qu’il faut penser de la possibilité d’application du système imaginé par M. Dupuy de Lôme. On ne doit pas oublier toutefois que dès 1852 un ingénieur, peut-être moins connu, mais à qui les applications de la mécanique sont loin d’être étrangères, M. Giffard, mettait également en jeu un aérostat susceptible d’être dirigé. Dès cette époque, M Giffard s’élevait courageusement dans l’air avec une machine à vapeur de trois chevaux. Il restait une heure en voyage, et avec sa machine, chauffée à la houille et munie d’une chaudière, il imprimait à volonté divers mouvemens à l’hélice et à la voile-gouvernail de son ballon. Il inaugurait ainsi, l’un des premiers, le premier peut-être, la véritable mise en pratique de la navigation aérienne. De ce jour, on pouvait dire qu’un premier pas était fait, et que l’on commençait à passer, dans l’aéronautique, du rêve à la réalité. Peut-on en conclure que le problème soit sur le point d’être résolu, et que demain l’on va se diriger à volonté dans l’air ? On n’oserait l’affirmer, car, même avec le navire aérien de M. Dupuy de Lôme, on voit combien la vitesse de translation sera faible, et combien sera limité l’angle ou secteur dans lequel on pourra se mouvoir ; mais dans ces termes mêmes, si l’expérience, faite cette fois avec toutes les garanties d’une science éprouvée, confirme les calculs de l’inventeur, un réel progrès aura été réalisé, un grand service aura été rendu au pays d’abord, ensuite à l’humanité.


L. SIMONIN.

  1. Le trajet le plus rapide, sinon le plus long qu’on connaisse, puisqu’un de nos derniers aérostats vient d’aller de Paris à Christiania, est celui du ballon libre qui fut lancé de Paris le jour du couronnement de l’empereur Napoléon en 1804. Le ballon accrocha le lendemain matin au tombeau de Néron à Rome la couronne impériale qu’il portait, et alla s’échouer dans le lac Bracciano. Le trajet avait duré vingt heures. La plus courte distance de Rome à Paris étant d’environ 1,200 kilomètres, cela indique une vitesse moyenne de 60 kilomètres à l’heure !