L’A B C des doubles

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Œuvres poétiques
Texte établi par Arthur Piaget et Émile Picot (p. 1-5).

L’A B C des doubles
1451




La forme de ce petit poème est plus intéressante que le fond.

On rencontre fréquemment dans la poésie du moyen âge des pièces de vers dont les strophes commencent par chacune des lettres de l’alphabet, depuis A jusqu’à Z : telles sont, par exemple, au XIIIe siècle, les prières à la Vierge intitulées L’A B C Nostre Dame et L’A B C Plante Folie, tel est à la fin du XVe siècle Le Congié pris du siècle séculier de Jacques de Bugnin. Mais, sauf erreur, aucun de ces poèmes ne présente la particularité de L’A B C des doubles : dans ce dernier, les vingt-trois lettres de l’alphabet ne se trouvent pas au commencement des vers ou des strophes ; ce sont les mots « équivoqués » eux-mêmes qui commencent tour à tour par A B C.

Par l’expression « des doubles », Guillaume Alexis veut parler de vers rimant deux par deux, ou, comme on disait alors, « de lignes coupletes ». Le mot d’ailleurs est à double entente. Aux vers 12 et 15, Guillaume Alexis parle des hommes « doubles », c’est-à-dire des hypocrites, qu’il oppose aux hommes « simples », de sorte que le titre ABC des doubles pourrait à la rigueur s’entendre de deux façons : A B C en vers rimant deux par deux, ou A B C contre les hommes « doubles ». Remarquons que Guillaume Alexis n’a pas tenu rigoureusement son engagement de composer des vers « doubles » et qu’il a fait rimer trois par trois les vers suivants : 423-4-5, 444-5-6, 451-2-3, 464-5-6, 485-6-7, 514-5-6, 529-30-1, 610-1-2, 613-4-5, 626-7-8, 635-6-7, 694-5-6, 729-30-1, 742-3-4, 763-4-5, 768-9-70, 777-8-9, 780-1-2, 891-2-3, 922-3-4, 963-4-5, 984-5-6, 991-2-3, 998-9-1000, 1001-2-3, 1056-7-8, 1141-2-3, 1156-7-8, 1281-2-3.

Le poème tout entier est en vers « équivoqués ». Ce genre de vers, qui eut une si grande vogue à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, se rencontre au XIIIe siècle assez fréquemment déjà. La belle Complainte de Jérusalem contre Rome qu’a publiée M. E. Stengel[1], est tout entière en rimes très riches, très souvent équivoquées :

Li legas et li cardonaus
Ont mellé avec cardon aus
Et omecide avec envie.
Je quit Judas fu lor paraus,
Mains crestiens fu mors par aus
Qui wi cest jor fussent en vie.

Jubinal a publié dans son Nouveau Recueil de contes, dits, fabliaux une pièce de vers : Des prelaz qui sont orendroit, qui pourrait bien être du même auteur que la Complainte de Jérusalem et dont voici un fragment :

En chardonaus douçor n’a point.
Que chardonaus en chardons point.

Volantiers pas vers chardon n’ail
Non fais je, voir vers chardonail.
Cil qui me done aus chardonaux
Poignant trueve com chardon aux.
Li chardonal tout eschardonent
Les eschars qui dons eschars donent ;
Maint prodome ont enchardoné.
Chardonal sont en char doné,
Por ce poignent come chardon
Touz cés qui donent eschar don[2].

Citons encore, en rimes « équivoquées », Le Dit de Gentillece[3], La Senefiance de l’ABC[4], Les 72 Biautés qui sont en dames[5], le Dit de la Vigne de Jean de Douai[6], le Dit de la Brebis desrobée[7], Les trois Mors et les trois Vis, de Nicole de Margival[8]. Les rimes « équivoquées » ne manquent pas dans le Tornoiement Antecrit d’Huon de Méri, dans les Coutumes de Normandie de Guillaume Chapu et dans les poésies de Baudouin de Condé.

On pourrait faire les mêmes constatations, mais beaucoup plus rares, chez les poètes du XIVe siècle. Jean de Condé et Watriquet de Couvin ont particulièrement cultivé la rime « équivoquée ».

Le premier auteur qui ait employé les vers « équivoqués », sans défaillance, d’un bout à l’autre d’un poème assez long, est Michaut Taillevent, peu avant 1440, dans son Passe Temps. Michaut fit école. Pierre Chastelain lui répondit, en vers non moins équivoqués, par le Contre passe Temps ou Temps Perdu, également daté de 1440, et par le Temps recouvert, daté de 1451. L’A B C des doubles de Guillaume Alexis est de la même année 1451. Le genre fut dès lors fort à la mode jusqu’au XVIe siècle. On voit combien se trompait Antoine Du Verdier quand, en 1572, il écrivait les lignes suivantes dans la Préface des Omonimes : « De prime face, lecteur, ce poème te semblera malpoli et rude ; mais, quand tu auras considéré de près la difficulté de ce genre d’escrire, je m’asseure que, excusant la rudesse, tu gratifieras le labeur et l’invention ; car il n’y a eu aucun poete devant moy qui ait escrit de suite tant de vers de cette sorte…[9] »

Nous ne pouvons faire ici une liste complète des poèmes en rimes « équivoquées[10] » : relevons simplement les titres de ceux qu’ont publiés MM. de Montaiglon et de Rothschild dans leur précieux Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles.

T. III, p. 97-117 : Les Omonimes, satire des mœurs corrompues de ce siècle, par Antoine Du Verdier. P. 247-260. La Deploration des trois Estatz de France sur l’entreprise des Anglois et Suisses, par Pierre Vachot.

T. VIII, p. 10-15 : L’Epitaphe de deffunt maistre Jehan Trotier[11]. P. 74-90 : La Complainte de France.

T. X, p. 235-239 : La Vray disant Advocate des dames, par Jean Marot.

T. XIII, p. 403-405 : Les Complaintes et Epitaphes du roy de la Bazoche, par André de La Vigne.

Voyez également les tomes III, p. 280 ; IX, p. 362 ; XIII, p. 410 et 411.

Un poème comme L’A B C des doubles ne s’analyse pas facilement. C’est une longue suite de sentences morales et de jugements sur le monde, sur les vices et les vertus, les hommes et Dieu, qui ne brille ni par beaucoup d’ordre ni par beaucoup d’originalité.

  1. 1. Codicem manu scriptum Digby 86…… Halis 1871, p. 106-118.
  2. Paris, 1842, t. II, p. 321.
  3. Jubinal, Nouveau Recueil, Paris, 1842, t. II, p. 50-57.
  4. Jubinal, Nouveau Recueil, t. II, p. 275-290.
  5. Méon, Nouveau Recueil de fabliaux, Paris, 1823, t. I, p. 407-415.
  6. Dinaux, Les Trouvères de la Flandre et du Tournaisis, Paris, 1839, p. 263-269.
  7. Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 259.
  8. Voyez d’autres poèmes sur le même sujet, en rimes « équivoquées », dans l’édition de M. A. de Montaiglon, L’Alphabet de la mort, de Hans Holbein, entouré de bordures du XVIe siècle et suivi d’anciens poèmes français sur le sujet des Trois Mors et des Trois Vis. Paris, 1856.
  9. A. de Montaiglon, Recueil de poésies françoises, III, 97.
  10. On trouvera un certain nombre de renvois dans l’excellent traité de M. Ad. Tobler, Vom französischen Versbau, 3. Aufl. (1894), pp. 147-149.
  11. Dans l’intéressante notice, mise par M. de Montaiglon en tête de l’Epitaphe, le savant éditeur regrette la perte de deux ouvrages de Jean Trotier : un Traité en équivoques et une Description du chasteau d’Amboise. Ces deux poèmes, l’un et l’autre en rimes « équivoquées », se trouvent dans le manuscrit 24315 du fonds français de la Bibliothèque nationale (anc. ms. La Vallière), ffos 13 et 64. Le premier, intitulé : Ensuit ung petit traictié compillé par maistre Jehan Trotier, en équivoques, lors qu’il y eut division entre le roy et aultres du sang tenans le party monseigneur d’Orleans, pour inciter tous ceulx du sang a paix et service faire, honneur, foy et reverence porter au roy trescrestien, commence ainsi :

    En ung hault mont pour moy fort a monter,
    Auquel furent beau regard et moult air,
    Me suys trouvé, regardant loing et prés
    Boys, rivieres, estangs, vignes et prez.
    Pensant ainsy comme Fortune ordonne
    Que l’ung n’a riens et que aux aultres or donne
    Terres, maisons, offices, grant avoir,
    Qui ne deussent par raison les avoir.

    La Description du beau chasteau d’Amboise comprend 33 quatrains, dont voici le premier :

    On ne sçavroit veoir pour ce jour,
    En plomb, en pierre ne en boise,
    Pour ung prince plus beau sejour
    D’ung chasteau qui est a Amboise.

    Cf. Revue critique, 1880, II, 315. Voy. en outre sur Jehan Pinard, dit Trotier, Romania, XV (1886), 387.