L’Abîme (Charles Dickens)/Acte I

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Traduction par Judith.
Hachette (p. 11-91).


PREMIER ACTE


LE RIDEAU SE LÈVE.


Au fond d’une cour de la Cité de Londres, dans une petite rue escarpée, tortueuse, et glissante, qui réunissait Tower Street à la rive de la Tamise, se trouvait la maison de commerce de Wilding et Co., — marchands de vins. L’extrémité de la rue par laquelle on aboutissait à la rivière (si toutefois on avait le sens olfactif assez endurci contre les mauvaises odeurs pour tenter une telle aventure) avait reçu le nom d’Escalier du Casse Cou. La cour elle-même n’était pas communément désignée d’une façon moins pittoresque et moins comique : on l’appelait le Carrefour des Éclopés.


Bien des années auparavant, on avait renoncé à s’embarquer au pied de l’Escalier du Casse Cou et les mariniers avaient cessé d’y travailler. La petite berge vaseuse avait fini par se confondre avec la rivière ; deux ou trois tronçons de pilotis, un anneau, et une amarre en fer rouillé, voilà tout ce qui restait de la splendeur du Casse Cou. Il arrivait pourtant encore de temps à autre qu’une barque chargée de houille vînt y aborder violemment. Quelques vigoureux chargeurs surgissaient alors de la vase, déchargeaient le bateau, transportaient le charbon dans le voisinage ; et puis on ne les voyait plus. D’ordinaire le seul mouvement commercial de l’Escalier du Casse Cou, c’était le transport des tonneaux pleins et des bouteilles vides remplissant et désemplissant les caves, entrant et sortant à grand bruit, chez Wilding et Co., marchands de vins. Encore ce mouvement n’était-il pas de tous les goûts, et pendant trois marées sur quatre, la sale eau grise de la rivière venait solitairement battre de son écume et de sa vase l’amarre et l’anneau rouillé. On eût dit que Madame la Tamise, ayant entendu parler du Doge et de l’Adriatique, voulait, elle aussi, s’unir, au moyen de cet anneau, à son Doge, le Très-Honorable Lord Maire, le grand conservateur de sa corruption et de ses souillures.

Vers la droite, à quelque deux cents mètres sur le monticule opposé, (touchant au bas de l’Escalier fantastique), on trouvait le Carrefour des Éclopés. Il appartenait tout entier à Wilding et Co., ce coin sordide. Leurs caves étaient creusées par-dessous, leur maison s’élevait par-dessus. Cette maison avait été réellement une habitation autrefois ; on voyait encore au-dessus de sa porte un antique auvent sans support, ce qui était naguère l’ornement obligé de toute demeure habitée par un bourgeois de Londres. Une longue rangée de petites fenêtres étroites perçait cette morne façade de briques et la rendait symétriquement disgracieuse ; au-dessus de tout on avait perché certaine coupole, où se balançait une cloche.

— Monsieur Bintrey, — dit Walter Wilding, — pensez-vous qu’un homme de vingt-cinq ans qui peut se dire en mettant son chapeau : Ce chapeau couvre la tête du propriétaire de cette propriété et le maître des affaires qui se font dans la maison, pensez-vous que cet homme, sans être orgueilleux, n’ait point le droit de se déclarer satisfait de lui-même ; le pensez-vous ?

Ainsi s’exprimait Walter Wilding dans son propre bureau, s’adressant à son homme de loi, et tout de suite, pour joindre l’action à la parole, il prit son chapeau, s’en coiffa, et remit ensuite ce meuble où il l’avait pris. Il fit tout cela sans outrepasser les bornes de la modestie qui lui était naturelle, car il était né modeste.

C’était un homme à l’air simple et franc, le plus naïf des hommes, que Walter Wilding, avec son teint blanc et rose et son heureuse corpulence, étonnante chez un garçon de vingt-cinq ans. Ses cheveux bruns frisaient avec grâce, ses beaux yeux bleus avaient un attrait extraordinaire. Le plus communicatif des hommes aussi bien que le plus candide, jamais il ne trouvait assez de paroles pour épancher sa gratitude et sa joie quand il croyait avoir quelque motif d’être reconnaissant ou joyeux.

Bintrey, au contraire, était un prudent compagnon, la réserve même. Ses yeux pouvaient être comparés à deux petits globules clignotants qui sortaient de deux grosses paupières au milieu d’une grosse tête chauve. En ce moment, Wilding le réjouissait fort, il trouvait que le franc langage du jeune homme et la simplicité de son cœur étaient deux choses bien comiques.

— Oui, — dit-il, — je pense que vous avez le droit d’être satisfait… Oui, vraiment… Ah ! ah !

Il y avait sur le bureau, des biscuits, une carafe, et deux verres.

— Aimez-vous le vieux Porto de quarante-cinq ans ? — dit Wilding.

— Si je l’aime ? — répéta Bintrey, — mais vous m’en avez fait assez boire…

— C’est du meilleur coin de notre meilleure cave, — s’écria Wilding.

— Eh ! oui. Je vous remercie, monsieur… excellent vin !

Puis il se mit à rire de nouveau tout en élevant son verre et lui faisant les doux yeux. Il lui paraissait aussi bien plaisant qu’on pût se séparer sans regret d’un pareil vin et surtout le faire boire gratis à personne.

— Maintenant, — reprit Wilding, qui apportait jusque dans la discussion des affaires une gaieté d’enfant, — je crois que nous avons tout arrangé, Monsieur Bintrey, et le mieux du monde.

— Le mieux du monde, — reprit Bintrey.

— Nous nous sommes assuré un associé.

— Oui, nous nous sommes assuré un associé !… Oui, vraiment !

— Nous demandons dans les journaux une femme de charge.

— Une femme de charge… nous la demandons dans les journaux. « S’adresser au Carrefour des Éclopés, Great Tower Street, de dix heures à midi. » Voilà l’annonce.

— Les affaires de feu ma pauvre mère sont réglées, — dit Walter.

— Réglées, — fit l’écho.

— Et tous les frais payés.

— Payés, — dit Bintrey avec son gros rire.

Et pourquoi Bintrey riait-il ? C’est qu’il pensait qu’il y avait vraiment au monde des gens assez simples, pour payer des frais sans discuter.

— Feu ma pauvre chère mère, — continua Wilding, — c’est un plaisir pour moi que de parler d’elle… mais c’est un plaisir qui m’accable… vous savez combien je l’aimais et combien je lui étais cher. Certes nous avions l’un pour l’autre le plus grand amour qui puisse exister entre une mère et son fils ; et, depuis le jour où elle m’avait pris sous sa garde, jamais nous n’avons connu un moment de discussion ou d’humeur. C’est un bonheur qui n’a duré que treize ans ; n’est-ce pas bien court ? je n’ai vécu que treize ans auprès de ma chère mère et ce n’était que depuis huit ans qu’elle m’avait reconnu confidentiellement pour son fils. Vous connaissez cette triste histoire, Monsieur Bintrey. Qui la connaîtrait, si ce n’était vous ?

Wilding se prit à sangloter.

Tandis qu’il essuyait ses larmes, que faisait Bintrey ?

Il savourait son Porto à petites gorgées qu’il promenait dans sa bouche.

— Je sais l’histoire… — dit-il… — Oui… oui… je la sais.

— Ma pauvre mère, — reprit Wilding. — Elle avait été cruellement trompée, et comme elle en a souffert ! Mais ses lèvres sont toujours restées muettes à ce sujet. Par qui a-t-elle été trompée et dans quelles circonstances ce grand malheur lui est-il arrivé, monsieur ? Dieu seul le sait. Ma pauvre chère mère n’a jamais voulu trahir le secret de celui qui avait trahi sa confiance, jamais…

— Elle avait résolu de se taire, — interrompit Bintrey promenant de nouveau cet excellent vin dans son gosier ; — elle a dû garder le silence.

À quoi il ajouta mentalement, avec un petit clignement d’yeux :

— Et cela, beaucoup mieux que vous ne pourrez jamais le faire, vous qui aimez tant à parler.

— « Tes père et mère honoreras » — reprit Wilding qui sanglotait toujours… — « afin de vivre longuement. » Quand j’étais aux Enfants Trouvés, Monsieur Bintrey, je me sentais intérieurement si peu disposé à souscrire de bon cœur à ce commandement que je croyais bien n’avoir pas beaucoup de temps à vivre. Cependant je suis arrivé bien vite à honorer ma mère profondément, de toute mon âme, et je révère maintenant sa mémoire.

— Vous la révérez ? — dit Bintrey.

— Pendant sept heureuses années, — continua Wilding avec le même accent de simple et virile douleur et sans songer à rougir de ses larmes, — pendant sept ans, mon excellente mère fut ici l’associée de mes prédécesseurs Pebblesson Neveu. Lorsque j’atteignis ma majorité, elle me transmit la part dont elle avait hérité dans cette maison, puis elle racheta pour moi la part de Pebblesson ; elle me laissa tout ce qu’elle possédait, tout, hormis cet anneau de deuil que vous portez au doigt… Elle n’est plus ! Il n’y a pas six mois qu’elle vint un matin au Carrefour des Éclopés pour y lire de ses yeux la nouvelle enseigne : Wilding et Co. Et pourtant elle n’est plus !

— Triste !… fort triste !… — murmura Bintrey, — mais c’est le sort commun à un moment ou à un autre : ne devons-nous pas tous cesser d’être ?

Ce disant, il le prouva bien en achevant de vider la bouteille de Porto. Ce Porto de quarante-cinq ans avait aussi cessé d’être. Bintrey poussa un large soupir.

— Et puisque je l’ai perdue, — reprit Wilding en essuyant ses larmes, — il ne me reste plus qu’à nourrir éternellement son souvenir et mes regrets. La chère femme ! Mon cœur se sentit entraîné vers elle dès la première fois que je la vis ; c’était l’instinct de la nature… je ne pouvais pourtant la prendre alors que pour une dame étrangère. C’était un Dimanche, nous finissions de dîner là-bas aux Enfants Trouvés… Ah ! vous savez bien, Monsieur Bintrey, que je ne rougis point d’avoir été aux Enfants Trouvés. Moi, qui ne me suis jamais connu de père, je désire être un père pour tous ceux qui travaillent sous mes ordres.

— Honnête désir, — fit observer Bintrey.

— C’est pourquoi, — continua Wilding qui s’animait et se noyait même un peu dans le flot montant de son éloquence, — c’est pourquoi je demande dans les journaux une excellente femme de charge, pour prendre soin de la maison d’habitation de Wilding et Co., marchand de vins, Carrefour des Éclopés. Je veux rétablir chez moi quelques-uns de nos anciens usages et les rapports touchants qui existaient autrefois entre le patron et l’employé. Il me plaît de vivre à l’endroit où je gagne mon argent. Je veux, chaque jour, m’asseoir au haut bout de la table à laquelle les gens qui me servent viendront s’asseoir ; et nous mangerons ensemble du même rôti, du même bouilli, et nous boirons la même bière ; et mes serviteurs dormiront sous le même toit que Walter Wilding ! Et tous tant que nous sommes… Je vous demande pardon, Monsieur Bintrey, voilà que mes bourdonnements dans la tête vont me reprendre… je vous serais obligé si vous me conduisiez à la pompe.

Alarmé par l’excessive coloration du visage de son client, Bintrey ne perdit pas un moment pour l’entraîner dans la cour. C’était chose facile, car le cabinet dans lequel ils causaient tous les deux y donnait accès de plain-pied du côté de la maison d’habitation. Là, l’homme d’affaires, obéissant à un signe du malade, se mit à pomper de toutes ses forces. Wilding se lava la figure et la tête et but de bon cœur ; après quoi il déclara se sentir mieux.

— Voyez ! — dit Bintrey, — voilà ce que c’est que de vous laisser échauffer par vos bons sentiments !

Ils regagnèrent le bureau, et tandis que Wilding s’essuyait, l’homme de loi le grondait toujours.

— Bon ! — dit le jeune homme, — n’ayez pas peur. Je n’ai pas divagué, n’est-ce pas ?

— Pas le moins du monde. Vous avez été parfaitement raisonnable.

— Où en étais-je, Monsieur Bintrey ?

— Vous en êtes resté… mais, à votre place, je ne voudrais pas m’agiter en reprenant ce sujet quant à présent….

— J’y veillerai, je serai sur mes gardes, — dit Wilding. — À quel endroit ce diable de bourdonnement m’a-t-il pris ?

— Au rôti, au bouilli, et à la bière. Vous disiez : logeant sous le même toit, afin que nous puissions tous tant que nous sommes….

— Tous tant que nous sommes !… Ah ! c’est cela… Tous tant que nous sommes, bourdonnant ensemble….

— Là… là… — interrompit Bintrey. — Quand je vous disais que vos bons sentiments ne sont propres qu’à vous exalter, à vous faire du mal… Voulez-vous encore essayer de la pompe ?

— Non ! non ! c’est inutile. Je vais bien, Monsieur Bintrey. Je reprends donc : Afin que nous puissions, tous tant que nous sommes, formant une sorte de famille… Voyez-vous, je n’ai jamais été accoutumé à l’existence personnelle que tout le monde mène dans son enfance. Plus tard j’ai été absorbé par ma pauvre chère mère. Après l’avoir perdue, je me suis trouvé bien plus apte à faire partie d’une association qu’à vivre seul. Je ne suis rien par moi-même… Ah ! Monsieur Bintrey, faire mon devoir envers ceux qui dépendent de moi et me les attacher sans réserve, cette idée revêt à mes yeux un charme tout patriarcal et ravissant ! Je ne sais quel effet elle peut produire sur vous…

— Sur moi ? — répliqua Bintrey, — il n’importe guère. Que suis-je en cette circonstance ? Rien. C’est vous qui êtes tout, Monsieur Wilding ? Par conséquent, l’effet que vos idées peuvent produire sur moi est ce qu’il y a de plus indifférent au monde.

— Oh ! — s’écria Wilding avec un feu extraordinaire, — mon plan me paraît, à moi, délicieux….

— En vérité ! — interrompit brusquement l’homme d’affaires, — si j’étais à votre place, je ne voudrais pas m’agi…

— Ne craignez rien, — fit Wilding. — Tenez ! — continua-t-il en prenant sur un meuble un gros livre de musique. — Voici Haendel.

— Haendel, — répéta Bintrey avec un grognement menaçant, — qui est cela ?

— Haendel !… Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, Mendelssohn, je connais tous les chœurs de ces maîtres. C’est la collection de la chapelle des Enfants Trouvés. Les belles antiennes ! Pourquoi ne les apprendrions-nous pas ensemble ?

— Ensemble ? que veut dire cet « ensemble ? » — s’écria l’homme d’affaires exaspéré, — qui apprendra ces antiennes ?

— Qui ?… le patron et les employés.

— À la bonne heure ! c’est autre chose.

Pendant un moment il avait cru que Wilding allait lui répondre : l’homme d’affaires et le client : vous et moi !

— Non, ce n’est pas autre chose, — reprit Wilding, — c’est la même chose. La musique doit surtout servir de lien entre nous. Monsieur Bintrey, nous formerons un chœur dans quelque paisible église, près du Carrefour des Éclopés, après que nous aurons, avec joie, chanté ensemble, nous reviendrons ici dîner ensemble avec plaisir. Ce qui me préoccupe maintenant, c’est de mettre ce système en pratique dans le plus bref délai possible, de façon que mon nouvel associé se trouve établi en arrivant dans la maison.

— Grand bien vous fasse ! — s’écria Bintrey en se levant. — Est-ce que Laddle sera aussi l’associé de Haendel, Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, et Mendelssohn ?

— Je l’espère.

— Je souhaite que ces messieurs en soient contents, reprit Bintrey. — Adieu, monsieur.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent. À peine Bintrey s’était-il éloigné que l’on frappa à la porte. Quelqu’un entra dans le bureau de Wilding par une porte de communication qui s’ouvrait dans la salle où se tenaient les commis. C’était le chef des garçons de cave de Wilding et Co., jadis chef des garçons de cave de Pebblesson Neveu, Joey Laddle, lui-même, un homme lent et grave, — comme architecture humaine un portefaix. Il était vêtu d’un vêtement froncé et d’un tablier à bavette qui ressemblait à la fois à un paillasson et à la peau d’un rhinocéros.

— … Quant à la même nourriture et au même logement, Monsieur Wilding, mon jeune maître… — dit-il, en entrant, d’un ton bourru.

— Quoi ! Joey….

— Eh bien ! s’il faut parler pour moi, Monsieur Wilding… et jamais je n’ai parlé ni ne parlerai pour d’autres que pour moi,… je n’ai aucun besoin, ni d’être nourri, ni d’être logé. Si cependant vous désirez me loger et me nourrir, soit… je puis manger comme tout le monde et je me soucie moins de l’endroit où je mangerai que de ce qu’on me fera manger, ne vous en déplaise. Est-ce que tous vos employés vont aussi vivre chez vous, mon jeune maître ? Les deux autres garçons de cave, les trois porteurs, les deux apprentis, les hommes de journée… tout le monde ?

— Oui, Joey… et j’espère que nous formerons une famille unie.

— Bon, — dit Joey, — je l’espère pour eux.

— Pour eux ?… Dites aussi pour nous.

Joey Laddle secoua la tête.

— Ne comptez pas trop sur moi pour cela, Monsieur Wilding, mon jeune maître. Ce n’est pas à mon âge, et après les circonstances qui ont formé mon caractère, qu’on se prend tout d’un coup à aimer la société. Lorsque Pebblesson Neveu me disaient : « Joey, tâche donc de prendre une figure plus enjouée, » je leur ai souvent répondu : « C’est bon à vous qui êtes accoutumés à boire le vin, d’avoir un visage gai. Moi je ne fais que le respirer par les pores de ma peau. Pris de cette façon, il agit différemment. Autre chose, messieurs, de remplir vos verres dans une bonne salle à manger, bien chaude, en poussant un Hip hurrah ! vigoureux et en portant des toasts aux convives ; autre chose de s’en remplir soi-même par les pores et par les poumons, au fond d’une cave basse et noire et dans une atmosphère moisie. » Je disais cela à Pebblesson Neveu. Ah ! Monsieur Wilding, mon jeune maître, j’ai été garçon de cave toute ma vie, j’ai appliqué toute mon intelligence au travail, et me voilà aussi abruti qu’un homme peut l’être. Allez ! vous ne trouverez pas plus abruti que moi. Vous ne trouverez pas non plus mon égal en humeur noire. Chantez, videz gaiement vos verres. On dit que chaque goutte que vous répandez sur vous efface une ride… je ne dis pas non. Mais essayez de humer le vin par vos pores quand vous n’en avez pas besoin. Et vous verrez.

— Je suis désolé de ce que vous me dites, Joey, — répondit Wilding. — Et moi qui avais espéré que vous réuniriez une classe de chant dans cette maison.

— Moi, monsieur !… Monsieur Wilding, mon jeune maître, vous ne prendrez pas Joey Laddle à s’occuper d’harmonie ! Une machine à avaler, monsieur, c’est tout ce que je puis être en dehors de mes caves ! L’estomac n’est pas mauvais. Cependant, je vous remercie, puisque vous pensez que je vaux la peine que vous voulez prendre en me faisant vivre chez vous.

— Je le veux, Joey.

— N’en parlons plus, monsieur. C’est dit… Mais, monsieur, n’êtes-vous pas sur le point de prendre le jeune George Vendale comme associé dans cette maison ?

— Oui.

— Un changement de plus. Au moins ne changez pas encore la raison sociale. Ne faites pas cela. Vous l’avez déjà fait une fois. Et je vous le demande, n’aurait-il pas mieux valu conserver « Pebblesson et Co. », qui avaient toujours eu de la chance ? On ne doit point risquer de changer la chance quand elle est bonne.

— Je ne modifierai point la raison sociale, Joey.

— Je suis content de l’apprendre, Monsieur Wilding, et je vous souhaite le bonjour. Mais vous auriez certainement mieux fait de conserver « Pebblesson et Co. » Vous auriez mieux fait.


LA FEMME DE CHARGE ENTRE.


Le lendemain, Walter Wilding était assis dans la salle à manger, prêt à recevoir les postulantes à ces hautes fonctions de femme de charge qu’il allait créer dans sa maison. Cette salle était une pièce entièrement boisée, parquetée de chêne, avec un tapis de Smyrne fort usé, le meuble était en acajou noir, un vieux serviteur de meuble qui avait connu plus d’une fois le baiser réparateur du vernis sous Pebblesson. Le grand buffet avait vu bien des dîners d’affaires que Pebblesson Neveu ne marchandait pas à sa clientèle, ayant pour principe qu’un bon commerçant ne doit jamais hésiter à donner libéralement un œuf pour recevoir un bœuf. Trois grands réchauds dormaient sur la grande cheminée qu’ils couvraient presque tout entière en compagnie d’une cave à vins qui affectait la forme d’un sarcophage, et qui avait, en effet, dans son temps, enseveli bien des liqueurs. Mais le vieux célibataire rubicond, en grande perruque à marteau, dont le portrait était accroché à la muraille, au-dessus de ce majestueux buffet, et qu’on pouvait reconnaître pour Pebblesson (pas le neveu) ne s’était-il pas avisé, lui aussi, d’aller habiter un sarcophage ? Depuis lors ces réchauds étaient demeurés froids, aussi froids que le vieux négociant lui-même.

Tout, d’ailleurs, dans ce vieux logis, avait un air de vétusté glacée. Les griffons noir et or qui supportaient les candélabres, tenant des boules noires et des chaînes d’or dans leurs gueules, montraient une mine piteuse qui semblait demander grâce pour une attitude si gênante et qu’ils gardaient depuis si longtemps. On voyait bien qu’à leur âge ils ne se sentaient plus le cœur de jouer à la balle. Ils secouaient leurs chaînes comme pour protester qu’ils avaient bien acquis le droit d’être libres. Et, cependant, ils demeuraient enchaînés à la même place, devant les mêmes objets qu’ils regardaient avec tant d’ennui, depuis tant d’années, et rien ne changeait dans l’antique maison, rien que les maîtres !

Justement cette matinée d’été vit un événement aussi surprenant que la découverte d’un nouveau monde par le vieux Colomb. Le ciel, à force de regarder d’en haut, découvrit le Carrefour des Éclopés. La lumière et la chaleur y pénétrèrent. Un rayon s’en vint jouer sur un portrait de femme suspendu au-dessus de la cheminée et qui composait, avec le portrait de Pebblesson l’oncle, la seule décoration de la salle à manger de Wilding.

Wilding contemplait cette peinture.

— Ma mère à vingt-cinq ans, — se disait-il.

Et ses yeux suivaient avec ravissement ce rayon béni… Il pensait qu’il avait accroché là cette toile afin que les visiteurs pussent admirer sa mère dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Quant à un autre portrait qui avait été fait de la morte, alors qu’elle avait cinquante ans, il l’avait mis dans sa chambre à coucher comme un souvenir avec lequel il voulait toujours vivre…

— Quoi ! c’est vous, Jarvis, — dit-il.

Ces mots s’adressaient à un de ses commis qui venait de passer la tête par la porte entre-bâillée.

— Oui, — répliqua Jarvis, — je voulais seulement vous dire, monsieur, qu’il va être dix heures et que plusieurs femmes attendent dans le bureau.

— Mon Dieu ! — s’écria Wilding, qui rougit et qui pâlit en même temps, — sont-elles vraiment plusieurs ?… J’aurais mieux fait de les faire introduire quand il n’y en avait qu’une ou deux. Je les recevrai donc, chacune à son tour, Jarvis, dans l’ordre de leur arrivée.

Ce disant, il se retrancha derrière la table, s’enfonça bien dans son fauteuil, et mit devant lui un grand encrier, puis il donna l’ordre d’introduire les postulantes.

Il lui arriva ce qui doit arriver en semblable circonstance à tout célibataire connu pour être à son aise. Wilding vit défiler devant lui l’espèce ordinaire des femmes répugnantes et l’ordinaire espèce des femmes trop sympathiques. La première qui se présenta fut la veuve d’un boucanier déterminée à s’emparer de lui quand même ; elle étreignait son parapluie sous son bras comme si elle se fût imaginée que ce parapluie était Walter Wilding lui-même et qu’elle le tenait déjà dans ses serres. Vinrent ensuite plusieurs de ces vieilles filles qui « ont vu de meilleurs jours » et qui arrivent armées de certificats cléricaux attestant que la théologie ne leur est point étrangère ; puis ce fut le tour des demoiselles, qui s’offraient à Wilding pour l’épouser sans façon. Il vint encore des femmes de charge de profession, aux allures militaires, qui lui firent subir un interrogatoire en règle sur ses mœurs et ses habitudes ; de languissantes malades pour qui la question des gages n’était que secondaire et qui recherchaient surtout le confort d’un hospice particulier ; de sensibles créatures qui éclataient en pleurs dès que Wilding leur adressait une question et auxquelles il dut faire boire plusieurs verres d’eau sucrée pour les apaiser, etc.

Le courage de Wilding allait lui manquer quand une nouvelle venue se présenta.

C’était une femme de cinquante ans environ, bien qu’à certains moments elle parût plus jeune, par exemple quand elle souriait. Sa figure avait une remarquable expression de gaieté placide, qui semblait indiquer une égalité de caractère toujours bien rare. On n’aurait pu désirer une attitude meilleure ni mieux soutenue ; et il n’était pas jusqu’au son de sa voix qui ne fût en parfaite harmonie avec la réserve de ses manières. Wilding acheva d’être séduit, lorsqu’à la question suivante qu’il lui fit avec douceur :

— Quel nom inscrirai-je, madame ?

Elle répondit :

— Je me nomme Sarah Goldstraw. Mon mari est mort depuis de longues années. Je n’ai pas d’enfants.

Cette voix frappa si agréablement l’oreille de Wilding, tandis qu’il prenait ses notes, qu’il ne se hâta point de les prendre et qu’il pria Madame Goldstraw de lui répéter son nom. Lorsqu’il releva la tête, le regard de l’étrangère venait de se promener autour de la chambre et retournait vers lui.

— Vous m’excuserez de vous adresser encore quelques questions ? — fit Wilding.

— Certainement, monsieur, si je ne voulais pas être interrogée, je n’aurais rien à faire ici.

— Avez-vous déjà rempli les fonctions de femme de charge ?

— Une fois seulement. J’ai servi une dame qui était veuve. Je l’ai servie pendant douze ans. C’était une pauvre malade qui est morte récemment, et c’est pourquoi vous me voyez en deuil.

— Je suis persuadé que cette dame a dû vous laisser les meilleures lettres de crédit ? — reprit Wilding.

— Je crois qu’il m’est bien permis de dire que ce sont les meilleures qu’on puisse avoir, — répliqua-t-elle, — J’ai pensé que je vous épargnerais du temps et de la peine en prenant par écrit le nom et l’adresse des correspondants de cette dame, et je vous les ai apportés, monsieur.

Elle déposa une carte sur la table.

— Madame Goldstraw, — dit Wilding en prenant la carte, — vous me rappelez étrangement… Vous me rappelez des manières et un son de voix auxquels j’ai été accoutumé jadis… Oh ! j’en suis sûr, bien que je ne puisse déterminer en ce moment ce qui se passe dans mon esprit… Mais votre air et votre attitude sont ceux d’une personne… Je devrais ajouter que cette personne était bonne et charmante.

Madame Goldstraw sourit.

— Eh bien ! monsieur, — dit-elle, — j’en suis ravie.

— Oui, — reprit Wilding, répétant tout pensif ce qu’il venait de dire, — oui, charmante et bonne.

En même temps il jetait un regard à la dérobée sur sa future femme de charge.

— Mais sa grâce et sa bonté, c’est tout ce que je me rappelle. La mémoire est fugitive, et le souvenir est quelquefois comme un rêve à demi effacé. Je ne sais ce que vous pensez à ce sujet, Madame Goldstraw, mais c’est mon sentiment à moi.

Il est probable que c’était aussi le sentiment de Madame Goldstraw, car elle répondit par un signe d’assentiment. Wilding lui offrit de la mettre lui-même en communication immédiate avec le gentleman dont elle lui avait remis la carte ; c’était un homme d’affaires qui habitait Doctor’s Commons. Madame Goldstraw lui en témoigna sa reconnaissance, et comme Doctor’s Commons n’était pas fort éloigné, Wilding la pria de repasser au bout de trois heures.

Les renseignements furent excellents. Wilding gagea donc Madame Goldstraw cette même après-midi. Elle devait entrer le lendemain et s’installer en qualité de femme de charge au Carrefour des Éclopés.


LA FEMME DE CHARGE PARLE.


Madame Goldstraw s’installa sans bruit dans la chambre qui lui avait été assignée ; elle n’était point femme à déranger les domestiques, et, sans perdre de temps, elle se fit annoncer chez son nouveau maître pour lui demander ses instructions. Wilding la reçut dans la salle à manger, comme la veille. Ce fut là qu’après avoir échangé les civilités d’usage, ils s’assirent tous les deux pour tenir conseil sur les affaires de la maison.

— En ce qui concerne les repas, monsieur, — dit Madame Goldstraw, — aurai-je à m’en occuper pour un grand nombre de personnes ou pour vous seulement ?

— Si je puis mettre à exécution un vieux projet que j’ai mûri, — répliqua Wilding, — vous aurez beaucoup de monde à table. Je suis garçon, Madame Goldstraw, et je désire vivre avec toutes les personnes que j’emploie comme si elles étaient de ma famille. Jusqu’à ce que ce projet s’accomplisse, vous n’aurez à songer qu’à moi et à mon nouvel associé ; je ne puis vous renseigner sur ce point quant à ce qui le concerne ; mais, pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d’habitudes régulières et d’un appétit invariable…

— Et les déjeuners ? — interrompit Madame Goldstraw, — y a-t-il quelque chose de particulier, monsieur, pour vos déjeuners ?

Elle s’interrompit elle-même et laissa sa phrase inachevée. Ses yeux se détournaient de son maître et se dirigeaient vers la cheminée et vers ce portrait de femme… Si Wilding n’eût pas tenu désormais pour certain que Madame Goldstraw était une personne expérimentée et sérieuse, il eût pu croire que ses pensées s’égaraient un peu depuis le commencement de cet entretien.

— Je déjeune à huit heures, — dit-il ; — j’ai une vertu et un vice : jamais je ne me fatigue de lard grillé et je suis extrêmement difficile quant à la fraîcheur des œufs.

Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfin vers lui, mais à défaut de son regard, l’esprit de la femme de charge était encore partagé entre son maître et le portrait…

— Je prends du thé, — continua Wilding, — et peut-être suis-je un peu nerveux et enclin à l’impatience lorsque je le prends trop longtemps après qu’il a été fait… Si mon thé…

Ce fut à son tour de s’arrêter tout net et de ne point achever sa phrase. S’il n’avait pas été engagé dans la discussion d’un sujet aussi intéressant que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à lui aussi, commençaient à s’égarer.

— Si votre thé attend, monsieur… — reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarre entretien.

— Si mon thé ?… — répéta machinalement Wilding ; il s’éloignait de plus en plus de son déjeuner ; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissante sur le visage de sa femme de charge. — Si mon thé !… Mon Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix que j’ai connus et que vous me rappelez ? Ce souvenir me frappe aujourd’hui plus fortement encore que la première fois que je vous ai vue. Quel peut-il être ?

— Quel peut-il être ?… — répéta Madame Goldstraw.

Ces derniers mots, elle les avait dits de l’air d’une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, qui ne cessait point de l’examiner, remarqua que ses yeux erraient sans cesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portrait de sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw se contractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant un effort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

— Feu ma pauvre chère mère, — lui dit-il, — quand elle avait vingt-cinq ans.

Madame Goldstraw le remercia d’un geste, pour la peine qu’il venait de prendre en lui nommant l’original de cette peinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta poliment que ce portrait était celui d’une bien jolie dame.

Wilding ne lui répondit pas. Il était déjà retombé dans cette perplexité qui le tourmentait depuis une heure et dont il ne pouvait plus se défendre. Encore une fois il tenta de rassembler sa mémoire. Où donc avait-il vu cet air de figure, où donc avait-il entendu ce son de voix que Madame Goldstraw lui rappelait si exactement ?

— Pardonnez-moi, — dit-il, — si je vous fais une nouvelle question, qui n’a trait ni à mon déjeuner ni à moi-même. Puis-je vous demander si vous n’avez jamais occupé d’autre position que celle de femme de charge ?

— Si vraiment, — répliqua-t-elle, — j’ai débuté dans la vie d’une tout autre manière. J’ai été gardienne à l’Hospice des Enfants Trouvés.

— J’y suis ! — s’écria Wilding en repoussant violemment son fauteuil et en se levant. — Par le ciel ! ce sont les façons de ces excellentes femmes que les vôtres me rappellent si bien !

Madame Goldstraw le regarda d’un air stupéfait et pâlit. Elle se contint pourtant, baissa les yeux, et se tut.

— Qu’y a-t-il ?… — demanda Wilding. — Quelle est votre pensée ?…

— Monsieur, — balbutia la femme de charge, — dois-je conclure de ce que vous venez de dire, que vous ayez été aux Enfants Trouvés ?

— Certainement ! — s’écria-t-il. — Je ne rougis pas de l’avouer.

— Vous avez été aux Enfants ?… Sous le nom que vous portez aujourd’hui ?

— Sous le nom de Walter Wilding.

— Et la dame ?…

Madame Goldstraw s’arrêta court, regardant encore le portrait. Ce regard exprimait maintenant, à ne point s’y méprendre, un vif sentiment d’alarme.

— Vous voulez parler de ma mère, — dit Wilding.

— Votre mère, — répéta-t-elle d’un air contraint, — votre mère vous a retiré de l’Hospice… Quel âge aviez-vous alors, monsieur ?

— Onze ans et demi, Madame Goldstraw… Oh ! c’est une aventure romanesque.

Il raconta l’histoire de la dame voilée qui lui avait parlé à l’Hospice, pendant le dîner des Enfants, et tout ce qui avait suivi cette rencontre. Il fit ce récit de ce ton communicatif, avec cet air de simplicité qu’il employait en toutes choses.

— Ma pauvre chère mère, — continua-t-il, — n’aurait jamais pu me reconnaître, si elle n’avait su émouvoir par sa douleur une femme de la maison qui eut pitié d’elle. Cette femme lui promit de toucher du doigt le petit Walter Wilding, en faisant sa ronde dans la salle… Ce fut ainsi que je retrouvai ma pauvre chère mère, après avoir été séparé d’elle depuis que j’étais au monde. Et, je vous l’ai dit, j’avais alors plus de onze ans.

Madame Goldstraw écoutait avec attention. Sa main, qu’elle avait posée sur la table, retomba inerte et froide sur ses genoux. Elle regarda fixement son nouveau maître, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle.

— Qu’ayez-vous, — s’écria Wilding, — qu’est-ce que cette émotion veut dire ?… De grâce, savez-vous quelque autre chose du passé ?… Avez-vous été mêlée à quelque autre incident qu’on ne m’a point fait connaître ? Je me souviens que ma mère m’a parlé d’une autre personne de la maison, envers qui elle avait contracté une dette éternelle de reconnaissance. Lorsqu’elle s’était séparée de moi à ma naissance, une gardienne avait eu l’humanité de lui apprendre le nom qu’on m’avait donné. Cette gardienne, c’était vous.

— Que Dieu me pardonne ! — répéta Madame Goldstraw, — c’était moi.

— Que Dieu vous pardonne ! — répéta Wilding épouvanté. — Et qu’avez-vous donc fait de mal en cette occasion ?… Expliquez-vous, Madame Goldstraw.

— Je crois, — dit la femme de charge, — que nous ferions mieux d’en revenir à mes devoirs dans votre maison. Excusez-moi si je vous rappelle au sujet de notre entretien, monsieur. Vous déjeunez donc à huit heures ?… N’avez-vous pas l’habitude de faire un lunch ?…

— Un lunch ! — fit Wilding.

Cette terrible rougeur qui avait si fort effrayé, la veille, Bintrey, l’homme de loi, reparut sur le visage du jeune négociant. Wilding porta la main à sa tête. Visiblement il cherchait à remettre un peu d’ordre dans ses pensées avant que de reprendre la parole.

— Vous me cachez quelque chose, — dit-il brusquement à Madame Goldstraw.

— Je vous en prie, monsieur, faites-moi la grâce de me dire si vous prenez un lunch ? — repartit la femme de charge.

— Je ne vous ferai point cette grâce, je ne pas à notre sujet, Madame Goldstraw, entendez-vous, je n’y reviendrai pas avant que vous m’ayez dit pourquoi vous regrettez si peu d’avoir fait du bien à ma mère en cette circonstance terrible, — s’écria Wilding hors de lui. — Ma mère m’a parlé de vous avec un sentiment de gratitude inépuisable jusqu’à la fin de sa vie, et sachez bien que c’est me rendre un mauvais service que de vous taire et de ne point me répondre. Vous m’agitez, vous m’inquiétez, vous allez être la cause que mes étourdissements vont revenir.

Il porta encore la main à son front et de rouge qu’il était son visage devint violet.

— Il est dur pour moi, monsieur, au moment où j’entre à votre service, il est bien dur de vous dire une chose qui pourra me coûter la perte de vos bonnes grâces et de votre bienveillance, — répliqua lentement Madame Goldstraw. — Je vous prie seulement de remarquer, quoi qu’il advienne, que je ne suis pas libre de ne pas vous obéir. C’est vous qui me forcez à parler quand j’aurais été heureuse de me taire, et je ne romps le silence que parce qu’il vous alarme. Sachez donc que lorsque j’appris à la pauvre dame dont le portrait est là le nom sous lequel son enfant avait été baptisé, je manquai à tous mes devoirs. Mon imprudence a eu des suites fatales. Mais je vous dirai pourtant la vérité. Quelques mois après que j’eus fait connaître à cette dame le nom de son enfant, une autre dame étrangère se présenta dans la maison, désirant d’adopter un de nos petits garçons. Elle en avait apporté l’autorisation préalable et régulière ; elle examina un grand nombre d’enfants sans se décider en faveur d’aucun ; puis, ayant vu par hasard un de nos plus jeunes babies… un petit garçon aussi… confié à mes soins… je vous en prie, tâchez de demeurer maître de vous, monsieur… Il n’est pas nécessaire de prendre plus de détours, en vérité. L’enfant que la dame étrangère emmena avec elle était celui de la dame dont voici le portrait.

Wilding se leva en sursaut.

— Impossible !… — s’écria-t-il, — que me racontez-vous là ?… Quelle histoire absurde !… Regardez ce portrait… ne vous l’ai-je pas déjà dit ?… C’est le portrait de ma mère !…

— Quand cette malheureuse dame, dont vous me montrez l’image, vint, au bout de quelques années, vous retirer de l’Hospice, — reprit Madame Goldstraw d’une voix ferme, — elle fut victime… et vous aussi, monsieur… d’une terrible méprise.

Wilding retomba lourdement sur son fauteuil.

— Il me semble que la chambre tourne autour de moi !… — fit-il. — Ma tête !… ma tête !…

La femme de charge, toute éperdue, courut à la fenêtre qu’elle ouvrit, puis à la porte pour appeler du secours ; mais un torrent de pleurs, s’échappant à grand bruit des yeux de Wilding, vint heureusement le soulager. D’un signe, il pria Madame Goldstraw de ne point le quitter. Elle attendit la fin de cette explosion de larmes. Wilding revint à lui, leva la tête, et considéra sa femme de charge d’un air soupçonneux et irrité, avec toute la déraison d’un homme faible.

— Méprise !… méprise !… — s’écria-t-il, répétant le dernier mot qu’il avait dit. — Méprise !… — continua-t-il d’un ton farouche. — Et si vous me trompiez vous-même !…

— Malheureusement, — dit-elle, — je ne puis avoir commis une erreur. Je vous dirai pourquoi dès que vous serez en état de m’entendre.

— Tout de suite !… tout de suite !… — reprit Wilding. — Ne perdons pas un moment.

L’air égaré avec lequel il lui enjoignait de parler fit comprendre à Madame Goldstraw qu’il serait d’une générosité cruelle et maladroite de lui laisser un seul moment d’espérance. Il suffisait maintenant d’un mot pour mettre à jamais un terme à cette illusion qu’il aurait voulu garder. Ce mot, qui allait l’accabler, elle devait le lui dire.

— Je viens de vous apprendre, — dit-elle, — que l’enfant de la dame dont vous avez le portrait avait été adopté et emmené par une autre dame étrangère. — Vous me voyez aussi sûre de ce fait que je le suis d’être ici, auprès de vous en ce moment. Me voici forcée de vous affliger encore, monsieur, et cela contre mon gré. Veuillez me suivre maintenant, vous reporter dans le passé, trois mois après l’événement dont nous parlons. J’étais alors à l’Hospice de Londres, toute prête à emmener, suivant les ordres que j’avais reçus, quelques enfants à notre succursale de la campagne. Il y eut ce jour-là, je m’en souviens, une discussion relative au nom que l’on allait donner à un petit nouveau venu. Nous donnions en général à nos petits anges, des noms que nous prenions tout simplement au hasard dans l’Almanach des Adresses. Ce jour-là, l’un des gentlemen directeurs, qui feuilletait le Registre, trouva que le baby qui venait d’être adopté, Walter Wilding, avait été effacé. « Un nom à prendre, » dit-il ; « donnez-le à celui qui vient d’être reçu tout à l’heure. C’est le moyen de vous mettre d’accord. » On appela donc ce nouvel enfant Walter Wilding comme l’autre qui nous avait été retiré… Ce nouvel enfant, c’était vous.

La tête de Wilding retomba sur sa poitrine.

— C’était moi !… — murmura-t-il.

— Peu de temps après votre entrée dans l’institution, monsieur, — reprit la femme de charge, — je la quittai pour me marier. Si vous voulez ici me prêter toute votre attention, vous allez voir comment une funeste méprise a eu lieu naturellement. Onze ans et demi se passèrent avant que celle que, tout à l’heure, vous croyiez avoir été votre mère, ne retournât à l’Hospice pour y chercher le fils dont elle s’était séparée. Elle savait qu’il s’appelait Walter Wilding, et rien de plus. La servante qu’elle émut par sa douleur ne put lui désigner que le seul Walter Wilding alors connu dans la maison. Moi, qui aurais pu rétablir la vérité des choses, j’étais bien loin alors. Aucun indice, aucun soupçon, aucun doute ne put donc alors empêcher cette cruelle erreur de s’accomplir. Oh ! je souffre pour vous, monsieur, vous penserez toujours avec raison que le jour où je suis entrée chez vous fut un jour de malheur, j’y suis venue bien innocemment, je vous le jure. Et pourtant j’éprouve le sentiment d’une mauvaise action que je viens de commettre. Que n’ai-je pu dissimuler le trouble où la vue de ce portrait et les confidences que vous m’avez faites m’avaient jetée malgré moi ! Si j’avais eu la sagesse de me taire, vous n’auriez jamais eu l’occasion d’apprendre toutes ces choses douloureuses et, même à l’heure de votre mort, tranquille et sans inquiétude…

Elle s’arrêta, car Wilding redressa brusquement la tête et la regarda. Son honnêteté native se soulevait dans son cœur et protestait contre ce dernier mot de Madame Goldstraw.

— Entendez-vous par là que vous auriez voulu me cacher tout ceci… — s’écria-t-il, — me le cacher à jamais si vous l’aviez pu ?

— Je me flatte de pouvoir toujours dire la vérité quand on me la demandera, — répondit Madame Goldstraw. — Certes, il vaut mieux pour moi et pour ma conscience de n’être pas chargée d’un pareil secret. Mais cela vaut-il mieux pour vous ? De quelle utilité peut-il vous être, maintenant, de le connaître, le secret qui vous déchire ?

— De quelle utilité ? — répéta Wilding. — Mais, grand Dieu, si cette histoire est vraie !…

— Si elle ne l’était point, vous l’eussé-je racontée, monsieur ? — répliqua-t-elle.

— Je vous demande pardon, — continua Wilding. — Il faut être indulgente pour moi. Je ne puis encore trouver la force d’admettre comme réelle cette terrible découverte. Nous nous aimions si tendrement l’un et l’autre (il montrait le portrait en disant cela). Je sentais si profondément que j’étais son fils… Elle est morte dans mes bras, Madame Goldstraw, morte en me bénissant comme une mère seule peut bénir. Et c’est après tant d’années qu’on vient me dire : Elle n’était pas ta mère !

— Malheureusement, — fit Madame Goldstraw, — elle ne l’était pas, mais elle vous aimait….

— Je ne sais ce que je dis ! — s’écria-t-il.

Déjà l’empire passager qu’il avait pu prendre sur lui-même quelques moments auparavant et qui lui avait donné un peu de force s’évanouissait.

— Ce n’était pas à ce terrible chagrin que je songeais tout à l’heure. Non, c’était tout autre chose qui me traversait l’esprit… Oui, oui, vous m’avez surpris et blessé, Madame Goldstraw. Votre langage me donne à supposer que vous regrettez de ne m’avoir point laissé une erreur qui m’était si chère. Ne vous laissez pas aller à de telles pensées, et surtout gardez-vous bien de me les dire. C’eût été un crime que de m’épargner la vérité. Je sais que votre intention était bonne, je le sais ! je ne désire pas vous affliger, vous avez bon cœur. Mais songez à la situation où je me trouve. Dans la fausse conviction que j’étais son fils, Elle m’a laissé tout ce qu’elle possédait. Je ne suis pas son fils. J’ai pris la place, j’ai accepté, sans le savoir, la place d’un autre. Cet autre, il faut que je le trouve. L’espoir de le retrouver est le seul qui me relève et me fortifie au milieu de ce terrible chagrin qui me frappe. Vous en devez savoir bien plus que vous ne m’en avez raconté, Madame Goldstraw ? Quelle était cette étrangère qui a adopté l’enfant ? Son nom, vous l’avez entendu ?

— Je ne l’ai jamais entendu… je ne l’ai jamais revue elle-même… je n’ai jamais reçu de ses nouvelles….

— Elle n’a donc rien dit lorsqu’elle a emmené l’enfant ?… Rappelez vos souvenirs, elle doit avoir dit quelque chose.

— Une seule, monsieur, une seule qui me revienne. Cette année-là, l’hiver avait été très cruel et beaucoup de nos petits élèves avaient souffert. Lorsqu’elle prit le baby dans ses bras, l’étrangère me dit en riant : « Ne soyez pas en peine pour sa santé. Il grandira sous un climat meilleur que le vôtre. Je vais le conduire en Suisse. »

— En Suisse ?… dans quelle partie de la Suisse ?

— Elle ne me l’a pas dit.

— Rien que ce faible indice… rien que ce fil léger pour trouver ma route… — murmura Wilding, — et un quart de siècle s’est écoulé depuis ce jour ! Que dois-je faire ?

— J’espère que vous ne vous offenserez pas de la franchise de mon langage, monsieur, — reprit Madame Goldstraw. — En vérité, je ne vois point pourquoi vous voilà si fort incertain de ce que vous avez à faire. Chercher cet enfant ! Qui sait s’il est en vie ? Et, monsieur, s’il vit, il ne connaît sûrement pas l’adversité. L’étrangère qui l’a adoptée était une femme de condition ; elle a dû prouver au directeur de l’Hospice qu’elle était en état de se charger d’un enfant, sans quoi on ne lui aurait point permis de le prendre. Si j’étais à votre place, monsieur, pardonnez-moi de vous parler si librement… Je me consolerais en songeant que j’ai aimé la pauvre femme qui est là (elle montrait à son tour le portrait), aussi fortement qu’on aime sa mère et qu’elle a eu pour moi la même tendresse que si j’avais été son fils. Tout ce qu’elle vous a donné, n’est-ce pas en raison de son affection même ? Son cœur ne s’est jamais démenti envers vous durant sa vie ; le vôtre, j’en suis bien sûre, ne se démentira jamais envers elle. Quel meilleur droit pouvez-vous avoir à conserver ses présents ?…

— Arrêtez ! — s’écria Wilding.

Sa probité native lui faisait voir le charitable sophisme que lui opposait Madame Goldstraw pour le consoler.

— Vous ne comprenez pas, — reprit-il ; — c’est parce que je l’ai aimée que mon devoir maintenant est de faire justice à son fils. Un devoir sacré, Madame Goldstraw. Oh ! si ce fils est encore au monde, je le retrouverai. Je succomberais, d’ailleurs, dans cette terrible épreuve, si je n’avais la ressource et la consolation de m’occuper tout de suite activement de ce que ma conscience me commande de faire. Il faut que je cause sans retard avec mon homme de loi. Je veux l’avoir mis à l’œuvre avant de m’endormir ce soir.

Il s’approcha d’un tube attaché à la muraille, et par ce moyen appela quelqu’un dans le bureau de l’étage inférieur.

— Veuillez me laisser un moment, Madame Goldstraw, — dit-il, — je serai plus calme et plus en état de causer avec vous dans l’après-midi ! nous nous plairons ensemble, j’en suis sûr, en dépit de ce qui arrive. Oh ! ce n’est pas votre faute… Donnez-moi la main, Madame Goldstraw. Et maintenant faites de votre mieux dans la maison….

Comme Madame Goldstraw se dirigeait vers la porte Jarvis parut sur le seuil.

— Envoyez chercher Monsieur Bintrey, — lui dit Wilding, — j’ai besoin de le voir sur-le-champ.

Le commis n’était point venu là seulement pour recevoir un ordre. Quelqu’un le suivait qu’il avait mission d’introduire ; il annonça :

— Monsieur Vendale.

Le nouvel associé de Wilding et Co. entra.

— Excusez-moi pour un moment, George Vendale, — dit Wilding, — j’ai encore un mot à dire à Jarvis. Envoyez, envoyez tout de suite chercher Monsieur Bintrey.

Jarvis, avant de quitter la chambre, déposa une lettre sur la table.

— De nos correspondants de Neufchâtel, monsieur, je pense, — dit-il. — Cette lettre porte un timbre Suisse.


NOUVEAUX PERSONNAGES EN SCÈNE.


Ces mots : « Un timbre Suisse, » après ce que Madame Goldstraw venait de lui apprendre, redoublèrent l’agitation de Wilding, au point que son nouvel associé pensa qu’il ne lui était plus permis de ne point s’en apercevoir.

— Wilding, — dit-il vivement, — qu’est-il arrivé ?

Puis il s’interrompit, jetant un regard curieux tout autour de lui, comme s’il cherchait une cause visible à cette scène extraordinaire. Wilding lui saisit la main.

— Mon bon George Vendale… — s’écria-t-il avec des yeux suppliants.

En même temps, il serrait cette main qu’il tenait dans les siennes, non par forme de politesse ni pour souhaiter la bienvenue à son associé, mais pour lui donner du secours.

— Mon bon George Vendale, — reprit-il à voix basse, — il m’est arrivé tant de choses que je ne pourrai jamais redevenir moi-même. Et qu’est-ce que je dis ?… Comment le pourrais-je, puisque je ne suis plus moi ?

Le nouvel associé, qui était un beau jeune homme, du même âge à peu près que Wilding, à la tournure leste, à l’œil vif et résolu, leva les épaules.

— Comment cesser d’être soi-même ? — fit-il.

— Ah ! du moins, — repartit Wilding, — je ne suis pas ce que je croyais être !

— Pour l’amour du ciel, que croyez-vous donc être que vous n’êtes pas ?

Il y avait dans le ton de Vendale un air de compassion et de franchise qui eût poussé à la confiance un homme autrement réservé que ne l’était Wilding. Aussi quand Vendale lui eut fait observer qu’il pouvait bien l’interroger sans indiscrétion, maintenant que leurs affaires étaient communes et qu’ils étaient associés, il n’y tint plus.

— Là ! George, là encore ! — soupira-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. — Associés ! Vous me faites souvenir que je n’avais aucun droit de m’introduire dans les affaires ; elles ne m’étaient pas destinées. L’intention de ma mère, c’est-à-dire de la sienne, ne fut jamais que cela fût à moi ; elle voulait certainement que tout fût à lui.

— Voyons, voyons, — fit Vendale, essayant sur Wilding, après un court silence, ce pouvoir que toute nature bien trempée prend toujours sur un cœur faible, surtout lorsqu’elle a le désir bien marqué de venir en aide à sa faiblesse ; — soyez raisonnable, mon cher Walter. S’il s’est fait quelque mal autour de vous et à votre sujet, je suis bien sûr que ce n’est point par votre faute. Ce n’est pas après avoir passé trois ans à vos côtés, dans ces bureaux, sous l’ancien régime, que je pourrais douter de vous. Laissez-moi commencer notre association en vous rendant un service. Je veux vous rendre à vous-même. Mais, tout d’abord, dites-moi, cette lettre se rapporte-t-elle en quoi que ce soit à l’affaire qui vous agite ?

— Oh ! oui, — murmura Wilding, — cette lettre !… Cela encore ?… Ma tête !… ma tête !… J’avais oublié cette lettre et cette coïncidence… un timbre de Suisse !

— Bon, — reprit Vendale, — je m’aperçois que ce pli n’a pas été ouvert. Il n’est donc pas probable qu’il ait rien de commun avec le trouble où je vous vois. Cette lettre est-elle à votre adresse ou à la mienne ?

— À l’adresse de la maison.

— Si je l’ouvrais et la lisais tout haut pour vous en débarrasser !… Elle est tout simplement de notre correspondant de Neufchâtel, le fabricant de vins de Champagne. Tenez, je la lis :

« Cher Monsieur,

« Nous recevons votre honorée du 28 dernier nous annonçant votre association avec M. Vendale, et nous vous prions d’en recevoir nos sincères félicitations. Permettez-nous de profiter de cette occasion pour vous recommander d’une façon toute particulière M. Jules Obenreizer… »


Impossible ! — s’écria Vendale. — Impossible !

Wilding releva la tête et tressaillit. Tout l’alarmait depuis le matin.

— Quoi donc ? — fit-il. — Qu’est-ce qui est impossible ?

— C’est ce nom, — répliqua Vendale en souriant. — S’appelle-t-on Obenreizer, je vous le demande ?… Je continue…

« Pour vous recommander d’une façon toute particulière M. Jules Obenreizer, Soho Square, Londres (côté Nord), amplement accrédité désormais comme notre agent et qui a eu l’honneur de faire connaissance avec M. Vendale, en Suisse, son pays natal. »


Lui ! — fit Vendale qui s’interrompit encore une fois. — Monsieur Obenreizer ?… Eh ! oui vraiment !… Où donc avais-je la tête ? Je me souviens à présent.

Il poursuivit :

« Alors que M. Obenreizer voyageait avec sa nièce… »


Avec sa… ? — dit Vendale. — La nièce d’Obenreizer ! En effet, je les ai rencontrés lors de mon dernier voyage en Suisse, et j’ai voyagé quelque temps avec eux, puis je les ai quittés. Je les ai retrouvés encore deux ans après, à mon second voyage, je ne les ai jamais revus depuis. La nièce d’Obenreizer ! Eh ! oui, c’est possible après tout. Continuons :

« M. Obenreizer possède toute notre confiance, et nous ne doutons pas un instant de l’estime que vous accorderez à son mérite. »


Et cela est dûment signé pour la maison : Defresnier et Cie. Bien… bien… je me charge de voir sous peu Monsieur Obenreizer et de savoir ce qu’il est. Eh bien ! Wilding, voici qui écarte toute conjecture au sujet de ce timbre de Suisse. Maintenant, dites-moi de quel ennui je peux vous délivrer. Je le ferai sur mon âme.

Le cœur du bon, de l’honnête Wilding déborda de reconnaissance quand il vit qu’on voulait bien s’employer pour le servir. Il serra de nouveau la main de son associé et commença son récit par cette déclaration solennelle et pathétique qu’il n’était qu’un imposteur.

Puis, il raconta tout à Vendale.

— C’est sans doute au sujet de tout ce que vous venez de m’apprendre qu’au moment où je suis entré vous envoyiez chercher Bintrey ? — dit Vendale après un court instant de réflexion.

— Ce n’était pas pour autre chose.

— Il a de l’expérience, — fit Vendale, — et c’est un homme plein de ruse. Je serai bien aise de connaître son opinion avant de vous donner la mienne. Mais, vous le savez, mon cher Wilding, je n’aime pas à dissimuler ma pensée. Je vous dirai donc tout d’abord et très simplement que je ne vois pas cette aventure du même œil que vous. Quant à être un imposteur, vous, mon cher Wilding, cela est tout bonnement absurde. Comment peut-on être coupable d’une faute commise sans le savoir, et qu’est-ce qu’un imposteur qui n’a point consenti à l’imposture ? Et quant à ce qui regarde votre fortune…

— Ma fortune ? — répéta Wilding.

— Vous la devez à cette personne généreuse qui a cru que vous étiez son fils et qui vous a forcé de croire qu’elle était votre mère, puisqu’elle s’est fait connaître à vous sous ce nom. Êtes-vous sûr que le don de ses biens qu’elle vous a fait n’a pas pour cause le charme des rapports établis entre vous et qui ont fait la joie de ses derniers jours. Vous vous étiez, par degrés, attaché à elle, et certes, elle ne s’était pas moins fortement attachée à vous. C’est donc bien à vous, Walter, à vous, personnellement, qu’elle a conféré, en mourant, tous ces avantages que vous vous reprochez aujourd’hui sans raison d’avoir accepté.

— Point du tout, — s’écria Wilding. — Est ce qu’elle ne me supposait point sur son cœur un droit naturel que je n’avais pas ?

— Ceci, — répliqua Vendale, — j’en conviens. J’y suis bien forcé pour être sincère. Mais, pensez-vous que si, durant les derniers six mois, qui ont précédé sa mort, elle avait fait la découverte que vous venez de faire vous-même, l’impression de tant d’années heureuses passées auprès de vous, la tendresse qu’elle vous avait vouée, eussent été tout à coup effacées ?

— Ah ! — dit Wilding, — ce que je pense ne changera point la vérité des choses. Il n’en est pas moins vrai que je suis en possession d’un bien qui ne m’appartient pas.

— Peut-être est-il mort, lui… — dit Vendale.

— Mais peut-être aussi est-il vivant ? — s’écria Wilding. — Et s’il vit, ne l’ai-je pas innocemment, il est vrai, mais ne l’ai-je pas assez volé ? Ne lui ai-je pas ravi d’abord tout l’heureux temps dont j’ai joui à sa place ? Ne lui ai-je pas dérobé le bonheur exquis, ce ravissement céleste qui m’a rempli l’âme, quand cette chère femme m’a dit : « Je suis ta mère ? » Ne lui ai-je pas pris tous les soins qu’elle m’a prodigués ? Ne l’ai-je pas privé du doux plaisir de faire son devoir envers elle et de lui rendre son dévouement et sa tendresse ?… Ah ! sous quels cieux, George Vendale, sous quels cieux vit-il à présent, celui envers qui je suis si coupable ?… Que peut-il être devenu ?… Où est celui que j’ai volé ?…

— Qui le sait ? — murmura George.

— Qui me le dira ? Qui me donnera quelque moyen de diriger mes recherches ? Savez-vous bien que ces recherches je dois les commencer sans perdre un jour. Désormais je vivrai des intérêts de ma part… je devrais dire de sa part… dans cette maison ; le capital, je le placerai pour lui, il se peut, si je le retrouve, que je sois forcé de m’en remettre à sa générosité pour assurer mon avenir… mais je lui rendrai tout. Je ferai cela, je le ferai aussi vrai que je l’ai aimée, honorée, elle, de tout mon cœur, de toutes mes forces.

En même temps, il envoyait un baiser respectueux au portrait suspendu au-dessus de sa cheminée ; puis il cacha sa tête dans ses mains et se tut.

Vendale se leva, vint s’asseoir auprès de lui, et lui mettant affectueusement la main sur l’épaule, lui dit doucement :

— Walter, je vous connaissais avant ce qui vous arrive, comme un parfait honnête homme, à la conscience pure et au cœur droit. C’est un grand bonheur et un grand profit pour moi de côtoyer de si près dans la vie un compagnon qui vous ressemble et j’en remercie Dieu. Souvenez-vous que je vous appartiens. Je suis votre main droite, et vous pouvez compter sur moi jusqu’à la mort. Ne me jugez pas mal si je vous confesse que le sentiment que tout ceci me fait éprouver est encore bien confus. Vous pouvez même ne le trouver ni délicat ni équitable. Mais je vous jure que je me sens bien plus ému pour cette pauvre femme trompée et surtout pour vous-même, à qui cette révélation inattendue vient arracher les joies du souvenir, que pour cet homme inconnu (si toutefois il est devenu un homme), privé, sans le savoir, des biens qu’il ignore… Toutefois vous avez bien fait d’envoyer quérir Monsieur Bintrey. Son opinion sera sans doute, en bien des points, semblable à la mienne. Walter, n’agissez pas avec trop de précipitation dans une affaire si sérieuse ; gardons scrupuleusement ce secret entre nous. L’ébruiter à la légère serait vous exposer à des réclamations frauduleuses. Oh ! les faux témoignages et les manœuvres des intrigants ne nous manqueraient point. Cela dit, Wilding, j’ai encore à vous rappeler une chose : c’est que lorsque vous m’avez cédé une part dans vos affaires, c’était pour vous affranchir d’une trop lourde besogne que votre présent état de santé ne vous permettait plus de remplir. Cette part, je l’ai achetée pour travailler, même à votre place, Walter, et c’est ce que je ferai.

Là-dessus, George Vendale donna lentement l’accolade à son associé, descendit dans le bureau, et, presque aussitôt après, sortit pour se rendre au logis de Jules Obenreizer.

Comme il entrait dans Soho Square, se dirigeant vers le côté nord de la place, son teint bruni au soleil se colora tout à coup. Cette rougeur soudaine, Wilding, — s’il était né observateur ou s’il n’avait pas alors été si fortement occupé de ses propres chagrins, — Wilding aurait pu la remarquer sur le visage de son associé, un moment auparavant, tandis que celui-ci lisait à haute voix la lettre datée de Neufchâtel. Wilding aurait pu également observer que Vendale ne lisait pas avec la même netteté tous les passages de cette lettre.

Il y avait alors à Soho Square, le district le plus plat de Londres, une curieuse colonie de montagnards. Des horloges de Suisse, des boîtes à musique, des sculptures sur bois, des jouets de Suisse s’étalaient à la porte de magasins Suisses. On ne voyait aux alentours que des Suisses professeurs d’harmonie, de peinture, et de langues, des commissionnaires Suisses, des domestiques Suisses placés ou sans places, des blanchisseuses Suisses. Partout des Suisses considérés et des Suisses déconsidérés, d’honnêtes Suisses, de la canaille Suisse ; toute cette Suisse vivante était attirée là par la présence autour de Soho d’une foule de restaurants, de cafés et d’hôtels Suisses où l’on mangeait et buvait des boissons Suisses. Un temple Suisse s’élevait en ce lieu où l’on célébrait le Dimanche l’office Suisse, et des écoles où l’on envoyait dans la semaine des enfants de Suisses. L’élément Suisse débordait, envahissait tout ; il n’était point jusqu’aux tavernes Anglaises qui n’affichassent à leurs portes des liqueurs Suisses. Et des querelles de Suisses qui valent bien les querelles d’Allemands, s’élevaient chaque soir à grand bruit dans ces cafés et ces restaurants Suisses.

Aussi, le nouvel associé de Wilding et Co., lorsqu’il eut tiré la sonnette, au coin d’une porte où l’on lisait cette inscription :

M. Obenreizer


et que cette porte se fut ouverte, se trouva soudain en pleine Helvétie. Un poêle de blanche faïence remplaçait la cheminée dans la pièce où il fut introduit, et le parquet était une mosaïque formée de bois grossiers de toutes les couleurs. La chambre était rustique, froide, et propre. Le petit carré de tapis placé devant le canapé, le dessus en velours de la cheminée avec son énorme pendule et ses vases qui contenaient de gros bouquets de fleurs artificielles contrastaient pourtant un peu avec le reste de l’ameublement. L’aspect général de la chambre était celui d’une laiterie transformée en un salon.

Vendale était là depuis un moment lorsqu’on le toucha au coude. Ce contact le fit tressaillir, il se retourna vivement, et il vit Obenreizer qui le salua en très bon Anglais à peine estropié :

— Comment vous portez-vous ? Que je suis content de vous voir !

— Je vous demande pardon, — dit Vendale, — je ne vous avais pas entendu.

— Pas d’excuses, — s’écria le Suisse. — Asseyez-vous, je vous en prie.

Il consentit enfin à lâcher les deux bras de son visiteur qu’il avait jusque-là retenu par les coudes. C’était sa coutume que d’embrasser ainsi les coudes des gens qu’il aimait, et il s’assit à son tour, en disant à Vendale :

— Vous allez bien, j’en suis aise.

En même temps il lui reprit les coudes.

Étrange manie.

— Je ne sais, — dit Vendale, — si vous avez déjà entendu parler de moi par votre maison de Neufchâtel ?

— Oui, oui.

— En même temps que de Wilding ?

— Certainement.

— N’est-il pas singulier que je vienne aujourd’hui vous trouver dans Londres comme représentant de la maison Wilding et Co., et pour vous présenter mes respects ?

— Pourquoi serait-ce singulier ? — repartit Obenreizer. — Que vous disais-je toujours autrefois, quand nous étions dans les montagnes ? Elles nous paraissaient immenses, mais le monde est petit, si petit qu’on ne peut jamais y vivre longtemps, éloignés les uns des autres. Il y a si peu de monde en ce monde qu’on s’y croise et s’y recroise sans cesse. Le monde est si petit que nous ne pouvons nous débarrasser de ceux qui nous gênent… Ce n’est pas qu’on puisse jamais désirer se débarrasser de vous.

— J’espère que non, Monsieur Obenreizer.

— Je vous en prie, dans votre pays, appelez-moi : Mister. Je ne me fais jamais nommer autrement par amour de l’Angleterre. Ah ! que ne suis-je Anglais ! Mais, je suis montagnard. Et vous ? Bien que descendant d’une famille distinguée, vous avez consenti à vous mettre dans le commerce. Mais, pardon, est-ce que je m’exprime bien ? Les vins ! cher monsieur, les vins ! En Angleterre, est-ce un commerce ou une profession ? Sûrement, ce n’est pas un art.

— Monsieur Obenreizer, — reprit Vendale embarrassé, — j’étais un jeune garçon bien neuf, à peine majeur, quand j’ai eu pour la première fois le plaisir de voyager avec vous, et avec mademoiselle votre nièce… qui se porte bien ?

— Très-bien !

— Nous courûmes ensemble quelques petits dangers dans les glaciers. Si, à cette époque, avec une vanité d’enfant, je vantai quelque peu ma famille, j’espère ne l’avoir fait qu’autant que cela était nécessaire pour me présenter à vous sous des couleurs plus avantageuses. C’était une petitesse et une chose de mauvais goût. Mais vous n’ignorez pas le proverbe Anglais : « Vivre et s’instruire. »

— Vous attachez bien de l’importance à tout cela, — dit le Suisse. — Que diable ! c’est une bonne famille que la vôtre !

Le rire de George Vendale trahit un peu de contrainte.

— J’étais très-attaché à mes parents. Cependant, quand nous avons voyagé ensemble, Monsieur Obenreizer, je commençais à jouir de ce que mon père et ma mère m’avaient laissé. J’en avais la tête un peu troublée, parce que j’étais jeune. J’espère donc avoir alors montré plus d’enfantillage et d’étourderie que d’orgueil.

— Rien que de la franchise, de la franchise de cœur et de langage, et point d’orgueil, — s’écria Obenreizer. — Vous employez de trop grands mots contre vous-même. D’ailleurs, c’est moi qui vous ai amené le premier à me parler de votre famille. Vous souvient-il de cette soirée et de cette promenade sur le lac où les pics neigeux venaient se réfléchir comme dans un miroir ? Partout des roches et des forêts de sapins qui me ramenaient à mon enfance, dont je vous fis un tableau rapide. Rappelez-vous que je vous peignis notre misérable cahute, près d’une cascade que ma mère montrait aux voyageurs ; l’étable où je dormais auprès de la vache ; mon frère idiot assis devant la porte et courant aux passants pour leur demander l’aumône ; ma sœur, toujours filant et balançant son énorme goître ; et moi-même, une pauvre petite créature affamée, battue du matin au soir. J’étais l’unique enfant du second mariage de mon père, si toutefois il y avait eu mariage. Après cela, quoi de plus naturel de votre part que de comparer vos souvenirs aux miens et de me dire : « Nous sommes du même âge, et en ce même temps où l’on vous battait, moi j’étais assis dans la voiture de mon père, sur les genoux de ma mère chérie, roulant à travers les opulentes rues de Londres, entouré de luxe et de tendresse. » Voilà quel fut le commencement de ma vie.

Obenreizer était un jeune homme aux cheveux noirs, au teint chaud, et dont la peau basanée n’avait jamais brillé d’aucune rougeur, même fugitive. Les émotions qui auraient empourpré la joue d’un autre homme n’amenaient à la sienne qu’un léger battement à peine visible, comme si la machine qui fait couler et monter le sang ne mettait en mouvement dans les veines de ce jeune homme qu’un flot à demi-desséché. Obenreizer était fortement construit, bien proportionné, avec de beaux traits. Il eût certainement suffi d’en changer presque imperceptiblement la disposition pour les amener à une harmonie qui leur manquait ; mais il aurait été aussi bien difficile de déterminer au juste quel changement il eût fallu faire. Tout d’abord on aurait souhaité à Obenreizer des lèvres moins épaisses, un cou moins massif. Mais ces lèvres et ce cou passaient encore. Ce qu’il y avait de moins agréable dans son visage, c’étaient ses yeux, toujours couverts d’un nuage indéfinissable évidemment étendu là, par un effort de sa volonté. Son regard demeurait ainsi impénétrable à tout le monde et ce brouillard éternel lui donnait un air fatigant d’attention qui ne s’adressait pas seulement à la personne qu’il écoutait parler, mais au monde entier, à lui-même, à ses propres pensées, celles du moment et celles qui allaient naître. C’était comme une sorte de vigilance inquiète, soupçonneuse, qu’il exerçait en lui, autour de lui, et qui ne se lassait jamais.

À ce moment de la conversation, Obenreizer tira son voile sur ses yeux.

— Le but de ma visite actuelle, — dit Vendale, — il est vraiment superflu de vous le dire, c’est de vous assurer de la bonne amitié de Wilding et Co., et de la solidité de votre crédit sur nous, ainsi que de notre désir de pouvoir vous être utiles. Nous espérons, avant peu, vous offrir une cordiale hospitalité. Pour le moment les choses ne sont pas tout à fait en ordre chez nous. Wilding s’occupe à réorganiser la partie domestique de notre maison ; il est, d’ailleurs, empêché par quelques affaires personnelles. Je ne crois pas que vous connaissiez Wilding.

— Je ne le connais pas.

— Il faudra donc faire connaissance. Wilding en sera charmé. Je ne crois pas que vous soyez établi à Londres depuis bien longtemps, Monsieur Obenreizer ?

— C’est tout récemment que j’ai installé cette agence.

— Mademoiselle votre nièce n’est-elle… n’est-elle pas mariée ?

— Elle n’est pas mariée.

George Vendale jeta un regard autour de lui comme pour y découvrir quelque trace de la présence de la jeune fille.

— Est-ce qu’elle vous a accompagné à Londres ? — demanda-t-il.

— Elle est à Londres.

— Quand et où pourrai-je avoir l’honneur de me rappeler à son souvenir ?

Obenreizer chassa son nuage et prit de nouveau son visiteur par les coudes.

— Montons ! — lui dit-il.

Un peu effarouché par la soudaineté d’une entrevue qu’il avait fortement souhaitée de toute son âme, George Vendale suivit Obenreizer dans l’escalier.

Dans une pièce de l’étage supérieur, une jeune fille était assise auprès de l’une des trois fenêtres ; il y avait aussi une autre dame plus âgée, le visage tourné vers le poêle, bien qu’il ne fût pas allumé, car c’était la belle saison. La respectable matrone nettoyait des gants. La jeune fille brodait. Elle avait un luxe inouï de superbes cheveux blonds, gracieusement nattés, le front blanc et rond comme les Suissesses. Son visage était aussi bien plus rond qu’un visage Anglais ordinaire. Sa peau était d’une étonnante pureté et l’éclat de ses beaux yeux bleus rappelait le ciel éblouissant des pays de montagnes. Bien qu’elle fût vêtue à la mode Anglaise, elle portait encore un certain corsage, des bas à coins rouges, et des souliers à boucles d’argent qui venaient de Suisse en droiture. Quant à la vieille dame, les pieds écartés, appuyés sur la tringle du poêle, elle nettoyait, frottait ses gants avec une ardeur extraordinaire, et certainement elle n’avait rien, absolument rien de Britannique. C’était bien la Suisse elle-même, la Suisse vivante, la vieille Suisse : son dos avait la forme et la largeur d’un gros coussin, ses respectables jambes étaient deux montagnes. Elle portait au cou et sur la poitrine un fichu de velours vert qui retenait tant bien que mal les richesses de son embonpoint, de grands pendants d’oreilles en cuivre doré, et sur la tête un voile, en gaze noire, étendu sur un treillis de fer.

— Mademoiselle Marguerite, — dit Obenreizer à sa nièce, — vous rappelez-vous ce gentleman ?

— Je crois, — dit-elle en se levant un peu confuse, — je crois que c’est Monsieur Vendale ?

— Je crois, en effet, que c’est lui, — fit Obenreizer d’une voix dure. — Permettez-moi, Monsieur Vendale, de vous présenter à Madame Dor.

La vieille dame, qui avait passé un de ses gants dans sa main gauche, se leva, regarda par-dessus ses larges épaules, se laissa retomber sur sa chaise, et se remit à frotter.

— Madame Dor, — dit Obenreizer en souriant, — est assez bonne pour veiller ici aux déchirures et aux taches. Madame Dor vient en aide à mon désordre et à ma négligence, c’est elle qui me tient propre et paré.

Au même instant, Madame Dor, ayant levé les yeux, aperçut une tache sur Obenreizer et se mit à le frotter violemment. George Vendale prit place auprès du métier à broder de Mademoiselle Marguerite ; il jeta un regard furtif sur la croix d’or qui plongeait dans le corsage de la jeune fille. Il rendait mentalement à Marguerite l’hommage du pèlerin, lorsqu’après un long voyage, il arrive enfin devant le saint et devant l’autel.

Obenreizer s’assit à son tour au milieu de la chambre, les pouces dans les poches de son gilet ; il devenait nuageux, Obenreizer.

— Savez-vous, mademoiselle, ce que votre oncle me disait à l’instant ? — commença Vendale : — Que le monde est si petit, si petit, que les anciennes connaissances s’y retrouvent toujours et qu’on ne peut s’éviter. Pour moi, le monde me semblait trop vaste depuis que je vous avais vue pour la dernière fois.

— Avez-vous beaucoup voyagé depuis quelque temps ? — lui demanda Marguerite. — Êtes-vous allé bien loin ?

— Pas très-loin. Je n’ai fait qu’aller chaque année en Suisse… J’ai souhaité bien des fois que ce tout petit monde fût encore plus petit, afin de pouvoir rencontrer plus tôt d’anciens compagnons….

La jolie Marguerite rougit et lança un coup d’œil du côté de Madame Dor.

— Mais vous nous avez retrouvés à la fin, Monsieur Vendale, — murmura-t-elle. — Est-ce pour nous quitter de nouveau ?

— Je ne le crois pas. La coïncidence étrange qui m’a permis de vous revoir m’encourage à espérer qu’il n’en sera rien.

— Quelle est cette coïncidence ?

Cette simple phrase, dite avec l’accent du pays et certain ton ému et curieux, parut bien séduisante à George Vendale. Mais, au même instant, il surprit un nouveau regard furtif de Marguerite à l’adresse de Madame Dor. Ce regard, bien que rapide comme l’éclair, l’inquiéta, et il se mit à observer la vieille dame.

— Le hasard a voulu, — dit-il, que je devinsse l’associé d’une maison de commerce de Londres, à laquelle Monsieur Obenreizer a été recommandé aujourd’hui même par une maison de commerce Suisse, où nous avons des intérêts communs. Ne vous en a-t-il rien dit ?

— Ma foi non ! — s’écria Obenreizer, rentrant dans la conversation et cette fois sans son nuage. — Je m’en serais bien gardé. Le monde est si petit, si monotone, qu’il vaut toujours mieux laisser aux gens le plaisir bien rare d’une surprise. C’est une agréable chose qu’une surprise sur notre petit bonhomme de chemin. Tout cela est arrivé comme vous le dit Monsieur Vendale, Mademoiselle Marguerite. Monsieur Vendale, qui est d’une famille si distinguée et d’une si fière origine, n’a point dédaigné le commerce. Vraiment, il fait du commerce, tout comme nous autres, pauvres paysans, sortis des bas-fonds de la pauvreté. Après tout, c’est flatteur pour le commerce, — reprit Obenreizer avec chaleur, — les hommes comme Monsieur Vendale ne peuvent que l’ennoblir. Ce qui fait le malheur du commerce et sa vulgarité, c’est que les gens de rien… nous autres par exemple, pauvres paysans… nous puissions nous y adonner et par lui arriver à tout. Voyez-vous, mon cher Vendale, le père de Mademoiselle Marguerite, l’aîné de mes frères du premier lit, qui aurait plus du double de mon âge s’il vivait, partit de nos montagnes, en haillons, sans souliers, et il se trouva d’abord bien heureux d’être nourri avec les chiens et avec les mules dans une auberge de la vallée. Il y fut garçon d’écurie, garçon de salle, cuisinier. Il me prit alors et me mit en apprentissage chez un fameux horloger, son voisin. Sa femme mourut en mettant Mademoiselle Marguerite au monde. Il ne vécut pas longtemps lui-même. Marguerite n’était plus une enfant et n’était pas encore une demoiselle. Je reçus ses dernières volontés et sa recommandation au sujet de sa fille : « Tout pour Marguerite, » me dit-il, « et tant par an pour vous. Vous êtes jeune, je vous fais pourtant son tuteur ; ne vous enorgueillissez jamais de son bien et du vôtre, si vous en amassez. Vous savez d’où nous venons tous les deux ; nous avons été l’un et l’autre des paysans obscurs et misérables et vous vous en souviendrez. » Si je m’en souviens !… Tous deux paysans, et il en est ainsi de tous mes compatriotes qui font aujourd’hui le commerce dans Soho Square. Paysans !… tous paysans !…

Il éclata de rire, tout en étreignant les coudes de Vendale.

— Voyez ! — s’écria-t-il, — voyez quel avantage et quelle gloire pour le commerce d’être rehaussé par des gentlemen tels que vous !

— Je n’en juge pas ainsi, — fit Marguerite en rougissant et fuyant le regard de Vendale avec une expression craintive, — je pense que le commerce n’est point du tout déshonoré par des gens d’obscure origine comme nous….

— Fi ! fi ! Mademoiselle Marguerite, — dit Obenreizer, — c’est dans l’aristocratique Angleterre que vous tenez un pareil langage !

— Je n’en ai pas honte, — reprit-elle, un peu plus calme et tout en retournant son métier, — je ne suis pas Anglaise, moi. Je me fais gloire d’être Suissesse et fille d’un montagnard. Et certes je le dis bien haut : mon père était paysan.

Il y avait dans ces dernières paroles une résolution si visible d’en finir avec ce sujet ridicule que Vendale n’eut point le courage de se défendre plus longtemps contre les sarcasmes voilés d’Obenreizer.

— Je partage votre opinion, mademoiselle, — s’écria-t-il, — et je l’ai déjà dit à Monsieur Obenreizer, tout à l’heure, il pourra vous en rendre témoignage.

Ce que ce dernier se garda bien de faire. Il se tut.

Vendale n’avait point cessé d’observer Madame Dor. Une chose le frappa dans l’aspect du large dos de la bonne dame, et il remarqua une pantomime des plus expressives dans sa façon de nettoyer les gants. Tandis qu’il causait avec Marguerite, Madame Dor était demeurée tranquille ; mais dès qu’Obenreizer eut commencé son long discours sur les paysans, elle se mit à se frotter les mains avec une sorte de délire ; on eût dit qu’elle applaudissait l’orateur. Le gant qu’elle tenait s’élevait en l’air, ce gant tournoyait si bien, qu’une fois ou deux, Vendale en vint à penser qu’il pouvait bien y avoir une communication télégraphique dans ce jeu extraordinaire : d’autant que, tout en paraissant ne faire aucune attention à la vieille suivante, Obenreizer ne lui tournait jamais le dos.

La façon dont Marguerite avait écarté le déplaisant sujet qu’on avait ramené deux fois devant elle, parut également à Vendale une chose bien propre à le faire réfléchir. Le ton de la jeune fille, parlant à son tuteur, trahissait une sourde indignation contre celui-ci, et comme un mouvement violent de l’âme, que la crainte pourtant comprimait encore. Jamais Obenreizer ne s’approchait de sa pupille ; jamais il ne lui adressait la parole sans faire précéder ce qu’il allait dire d’un « mademoiselle » très-cérémonieux, et ce mot pourtant ne sortait jamais de ses lèvres qu’avec un accent d’ironie. L’idée vint à George Vendale que cet homme était un moqueur subtil, et cette nouvelle manière d’envisager Obenreizer lui expliqua tout d’un coup ce qu’il avait toujours trouvé d’indéfinissable en ce singulier personnage.

Quelque chose aussi lui disait que Marguerite était en quelque sorte prisonnière dans ce logis. Sa volonté, du moins, n’était pas libre, et bien qu’elle résistât à ses deux geôliers par la seule énergie de son caractère, certes elle n’était pas toujours la plus forte.

Cette croyance que la jeune fille était persécutée, captive jusqu’à un certain point peut-être, n’était pas faite pour diminuer dans le cœur de Vendale le charme qui l’attirait vers elle. Vraiment il l’aimait, il était éperdument amoureux de la jeune et jolie Suissesse et tout à fait déterminé à saisir l’occasion qui enfin se présenterait à lui.

Pour le moment, il se borna à dépeindre en quelques mots le plaisir que Wilding et Co. auraient avant peu à prier Mademoiselle Obenreizer d’honorer leur maison de sa présence. C’était, disait-il, une vieille maison très-curieuse, bien qu’un peu dépourvue comme toute maison de célibataire. Du reste, il ne prolongea pas sa visite.

Mais, en redescendant au rez-de-chaussée, reconduit par son hôte, il trouva dans le vestibule plusieurs hommes de mauvaise mine et mal accoutrés, vêtus d’ailleurs du costume Suisse qu’Obenreizer repoussa sans façon devant lui, tout en leur adressant quelques mots dans le patois du pays.

— Des compatriotes, — dit-il, — de pauvres compatriotes, reconnaissants et attachés comme des chiens pour un peu de bien que je leur fais. Adieu, Monsieur Vendale, j’espère que nous nous verrons souvent. Très-enchanté….

Ce qui fut suivi de deux légères pressions aux coudes de Vendale, et celui-ci se trouva dans la rue.

Tandis qu’il se dirigeait vers le Carrefour des Éclopés, Marguerite, assise devant son métier, flottait devant lui dans l’air ; il revoyait également le large dos de Madame Dor et son télégraphe. Lorsqu’il arriva, Wilding était enfermé avec Bintrey. Les portes des caves se trouvaient ouvertes. Vendale alluma une chandelle, descendit, et se mit à flâner à travers les caveaux. La gracieuse image de Marguerite marchait toujours devant lui, mais cette fois le dos de Madame Dor ne le poursuivait plus.

Ces voûtes étaient très-spacieuses et très-anciennes et il y avait là une crypte fort curieuse. C’était, suivant les uns le vieux réfectoire d’un monastère, suivant les autres une chapelle. Quelques antiquaires enthousiastes voulaient même y voir le reste d’un temple Païen. Mais après tout qu’importait ? Que chacun donne l’origine qu’il lui plaira à ce vieux pilastre en poussière et à cette arcade en ruine, ce sont toujours des débris du temps qui les ronge également et à sa guise.

L’air épais, l’odeur de terre et de muraille moisie, les pas roulant comme le tonnerre dans les rues qui s’étendaient au-dessus de sa tête, tout cela cadrait assez bien avec les impressions de Vendale qui, décidément, ne pouvait songer qu’à Marguerite, assise là-bas, dans la maison de Soho Square et résistant à ses deux geôliers. Il marcha donc à travers les caves jusqu’au tournant d’un passage voûté. Là, il aperçut une lumière semblable à celle qu’il portait à la main.

— Est-ce vous qui êtes là, Joey ? — demanda-t-il.

— Ne devrais-je pas plutôt dire : Est-ce vous, Monsieur George ? C’est mon affaire à moi d’être ici ; ce n’est pas la vôtre.

— Allons ! ne grondez pas, Joey.

— Je ne gronde pas, — fit le garçon de cave, — si quelque chose gronde en moi, c’est le vin que j’ai respiré et pris par les pores, mais ce n’est pas moi. Oh ! si vous restiez dans les caves assez longtemps pour que les vapeurs vous étourdissent, vous m’en diriez des nouvelles… Mais quoi ! vous voilà donc entré régulièrement dans nos affaires, Monsieur George ?

— Régulièrement, j’espère que vous n’y trouvez rien à redire ?

— Dieu m’en préserve ! Mais le vin que je prends par les pores et qui est grognon me dit que vous êtes trop jeunes. Vous êtes trop jeunes tous les deux.

— C’est un malheur que nous trouverons bien le moyen de réparer quelque jour, Joey.

— Sans doute, Monsieur George, mais moi, qui trouve le moyen de vieillir chaque année, je ne vous verrai point devenir sages.

Et Joey se sentit si content de ce qu’il venait de dire qu’il se mit à rire aux éclats.

— Ce qui est beaucoup moins gai, — reprit-il, — c’est que Monsieur Wilding, depuis qu’il dirige la maison, en a changé la chance. Remarquez bien ce que je vous dis. La chance est changée. Il s’en apercevra. Ce n’est pas pour rien que j’ai passé ici dessous toute ma vie. Les remarques que je fais ne me trompent jamais. Je sais quand il doit pleuvoir ou quand le temps veut se maintenir au beau, quand le vent va souffler, quand le ciel et la rivière redeviendront calmes. Et je sais aussi bien quand la chance est près de changer.

— Est ce que la végétation qui croît sur ces murs est pour quelque chose dans vos observations ? — demanda Vendale, en tournant sa lumière vers de sombres amas d’énormes fongus, appendus aux voûtes, et d’un effet désagréable et repoussant.

— Oui, Monsieur George, — répliqua Joey Laddle, reculant de quelques pas. — Mais si vous voulez suivre mon conseil, ne touchez pas à ces vilains champignons.

Vendale avait pris une longue latte des mains de Joey, et s’amusait à remuer doucement les végétaux étranges.

— En vérité, — dit-il, — ne pas y toucher ! Et pourquoi ?

— Pourquoi ?… Parce qu’ils naissent des vapeurs du vin, et qu’ils peuvent tous faire comprendre ce qui entre dans le corps d’un malheureux garçon de cave qui vit ici depuis trente ans ; parce que vous feriez tomber sur vous de sales insectes, qui se meuvent dans ces gros pâtés de moisissure, — répliqua Joey Laddle, qui se tenait toujours à l’écart, — mais il y a encore une autre raison, Monsieur George : il y en a une autre !…

— Laquelle ?

— À votre place, Monsieur George, je ne jouerais pas avec cette latte. Et la raison, je vous la dirai si vous voulez sortir d’ici. Regardez la couleur de ces champignons, Monsieur George.

— Eh bien ?

— Allons ! Monsieur George, sortons d’ici.

Il s’éloigna avec sa chandelle. Vendale le suivit tenant la sienne.

— Mais achevez donc, Joey, — dit-il. — La couleur de ces champignons ?

— C’est celle du sang, Monsieur George.

— En vérité, oui… Après ?…

— Eh bien ! Monsieur George, on dit…

— Qui… on ?

— Comment saurais-je qui ? — répliqua le vieux garçon de cave exaspéré par la nature déraisonnable de cette question. — Qui ?… On… on… Cela en dit bien assez. C’est tout le monde. Comment saurais-je qui est cet : On, si vous, vous ne le savez pas ?

— C’est juste, Joey.

— On dit que l’homme qui, par hasard, est frappé à la poitrine dans les caves d’un de ces champignons qui tombent, est sûr de mourir assassiné.

Vendale s’arrêta en riant, il regarda Joey et leva les épaules, mais le garçon de cave tenait ses yeux obstinément fixés sur sa chandelle. Tout à coup Joey se sentit frappé violemment.

— Qu’est-ce ? — cria-t-il.

C’était la main de son compagnon. Vendale venait de recevoir un énorme amas de ces moisissures sanglantes en pleine poitrine, et instinctivement l’avait rejeté sur Joey. Cette masse humide venait de s’abattre sur le sol et y faisait couler une longue mare rouge.

Les deux hommes se regardèrent, pendant un moment, avec une muette épouvante. Mais ils arrivaient au pied de l’escalier des caves, et la lumière du jour leur apparut.

Vendale leva encore une fois les épaules.

— Au diable vos idées superstitieuses, Joey ! — dit-il.

Et il monta gaiement les degrés.


SORTIE DE WILDING.


Le lendemain, d’assez grand matin, Wilding sortit seul, après avoir laissé pour son commis un billet ainsi conçu :

« Si M. Vendale me demandait ou si M. Bintrey venait me rendre visite, dites que je suis allé à l’Hospice des Enfants Trouvés. »

Ni les exhortations de Vendale, ni les conseils de Bintrey n’avaient pu changer les sentiments et la détermination de Wilding. Retrouver celui dont il avait usurpé le bien et la place était à présent l’unique intérêt de sa vie. La première chose à faire pour cela n’était-elle point de se rendre à l’Hospice ? C’est là qu’il pouvait rencontrer la lumière, ou puiser du moins quelques renseignements.

L’aspect de cet édifice, qui naguère lui était agréable, avait changé pour lui comme le portrait placé dans son appartement et qui, jadis, lui avait été si cher. Le lien qui le rattachait autrefois à ces lieux qui avaient abrité sa misérable enfance et où le bonheur était venu le surprendre un jour, ce lien désormais était rompu. Son cœur se souleva au milieu d’un flot d’amertume, lorsque, à la porte du parloir, il exposa la nature de la démarche qu’il venait faire. Il attendit avec une grande anxiété le Trésorier qu’on était allé quérir et qu’on ne trouvait point. Enfin ce gentleman arriva. Wilding fit un terrible effort pour retrouver un peu de calme et parla.

Le Trésorier l’écoutait avec une grande attention. Mais son visage ne promettait rien de plus qu’un peu de complaisance et beaucoup de politesse.

— Nous sommes forcés d’être très-circonspects, — répondit-il à Wilding, — et nous n’avons point l’habitude de répondre aux questions du genre de celles que vous me faites, quand elles nous sont adressées par des étrangers.

— Ne me considérez point comme un étranger, — répondit simplement Wilding, — j’ai fait partie de vos élèves ; je suis un enfant trouvé.

Le Trésorier répondit avec une grande courtoisie que cette circonstance lui paraissait tout à fait particulière et qu’il aurait mauvaise grâce à rien refuser à un ancien pensionnaire de la maison. Toutefois il pressa Wilding de lui faire connaître les motifs qui le poussaient à tenter les recherches dont il parlait. Wilding lui raconta son histoire. Après quoi le Trésorier se leva, et le conduisant dans la salle où les registres de l’Institution étaient exposés :

— Nos livres sont à votre disposition, — lui dit-il, — mais je crains bien qu’ils ne puissent vous offrir que de faibles renseignements après tant d’années.

Ces livres, Wilding les consulta avec une impatience fiévreuse ; il y trouva ce qui suit :

« 3 Mars 1836. — Adopté et retiré de l’Hospice, un enfant mâle, du nom de Walter Wilding. — Nom et situation de l’adoptant : Madame Miller, demeurant Lime Tree Lodge, Groombridge Wells. — Répondants : Le Révérend John Harker, Groombridge Wells : MM. Giles Jérémie et Giles, banquiers, Lombard Street. »

— Est-ce là tout ? — s’écria Wilding. — Monsieur le Trésorier, n’avez-vous pas eu d’autres communications ultérieures avec Madame Miller ?

— Aucune ; s’il y avait eu quelque autre chose, nous en trouverions ici la mention.

— Puis-je prendre copie de cette inscription ?

— Sans doute ; mais vous êtes bien agité, je prendrai cette copie moi-même.

— Ma seule chance est de m’informer de la résidence actuelle de Madame Miller et de visiter les répondants.

— C’est votre seule chance, — répondit le Trésorier, — j’aurais souhaité de pouvoir vous être plus utile.

Wilding se mit en chasse. La première étape à faire était la maison des banquiers de Lombard Street. Il s’y rendit.

Deux des associés de la maison étaient inaccessibles en ce moment. Le troisième se récria, opposa mille difficultés à la demande que lui adressait le jeune négociant, et permit enfin qu’on visitât le registre marqué à l’initiale M.

Le compte de Madame Miller fut retrouvé. Mais deux lignes d’une encre effacée avaient été tracées en travers du livre pour biffer la page, et au bas il y avait cette note :

« Compte clos le 30 Septembre 1837. »

C’est ainsi que Wilding vit son premier espoir s’évanouir. Il comprenait mieux que personne les difficultés de la tâche qu’il s’était imposée.

— Point d’issue !… point d’issue !… — se disait-il.

Il écrivit à son associé pour le prévenir que son absence pouvait se prolonger de quelques heures, se rendit au chemin de fer, et prit place dans le train pour la résidence de Madame Miller à Groombridge Wells.

Des enfants et des mères voyageaient avec lui ! Des enfants et des mères se rencontrèrent sur son passage quand il fut débarqué et qu’il alla de maison en maison, de boutique en boutique, demander son chemin. Passant sous un gai soleil, ces mères lui apparaissaient heureuses et fières, ces enfants plus heureux encore ; partout il trouvait de quoi le faire cruellement ressouvenir de ce monde souriant d’illusions, jadis si cruellement éveillé dans son cœur ; tout lui rappelait la mémoire de celle qui n’était plus, de celle qui s’était évanouie, le laissant lui, morose, et sombre comme un miroir d’où la lumière s’est éclipsée. il questionna, s’informa de tous côtés. Nul ne savait où était Lime Tree Lodge. À bout de ressources, il entra dans les bureaux d’une agence de locations.

— Savez-vous où est Lime Tree Lodge ?

L’agent lui montra du doigt de l’autre côté de la rue une maison d’apparence lugubre, percée d’un nombre inusité de fenêtres, qui semblait avoir été jadis une fabrique, et qui était maintenant un hôtel.

— Voilà où se trouvait Lime Tree Lodge, monsieur, — lui dit cet homme, — il y a dix ans.

Second espoir évanoui. Là encore pas d’issue !… pas d’issue !…

Une dernière chance lui restait ; c’était de trouver le répondant clérical M. Harker. Il entra dans la boutique d’un libraire et demanda si on pouvait le renseigner sur la demeure actuelle du Révérend. Le libraire fit un geste de surprise, fronça les sourcils, et demeura muet. Cependant il prit sur son comptoir un précieux petit volume, habillé d’une reliure grise et sombre, le tendit au visiteur, ouvert à la première page, et Wilding y lut :

LE MARTYRE
DU
RÉVÉREND JOHN HARKER
dans la Nouvelle-Zélande,
Raconté par un ancien membre de sa Congrégation.

— Je vous demande pardon, — fit Wilding.

Le libraire répondit seulement par un signe de tête à ses excuses. Wilding sortit.

Troisième et dernier espoir détruit. Pas d’issue !… pas d’issue !…

En vérité, il n’y avait plus rien à faire que de s’en retourner à Londres. Il reprit le train. De temps en temps, durant le trajet, il contemplait cette note inutile qui avait été le guide de son voyage, la copie extraite du Registre des Enfants Trouvés. Il fit un geste comme pour jeter au vent ce papier menteur, mais la réflexion l’en empêcha.

— Qui sait, — pensa-t-il, — cette note peut encore servir, je ne m’en séparerai point tant que je vivrai, et mes exécuteurs testamentaires la trouveront cachetée sous le même pli que mon testament.

Son testament !… Et pourquoi ne le ferait-il point ? Cette idée s’empara de lui avec force. Ce testament nécessaire, il résolut de le rédiger sans perdre de temps. Et il continua son voyage songeant à toutes ses démarches perdues, et murmurant :

— Plus d’espoir possible !… Pas d’issue !… pas d’issue !…

Ces derniers mots étaient de la façon de Bintrey. Dans sa première conférence avec Wilding, l’homme d’affaires s’était écrié au bout d’un moment : « Pas d’issue ! ». Et cent fois, durant l’entretien, secouant la tête et frappant du pied, ce sagace personnage, jugeant la situation sans remède, s’était pris à répéter : « Pas d’issue !… pas d’issue !… »

— Ma conviction, — ajoutait-il, — c’est qu’il n’y a rien à espérer après tant d’années ; et mon avis, c’est que vous demeuriez tranquille possesseur des biens qu’on vous a légués.

Wilding avait fait apporter de nouveau le vieux Porto de quarante-cinq ans, et Bintrey ne se faisait point faute de le trouver excellent comme à l’ordinaire. Plus le rusé compagnon voyait se dessiner nettement, à travers la liqueur dorée, le chemin qu’il fallait suivre, plus il persistait à déclarer énergiquement qu’il n’y avait rien à faire, et, tout en remplissant et vidant son verre, il répétait :

— Pas d’issue !… pas d’issue !…

Et maintenant, qui pouvait nier que le projet de Wilding de faire son testament au plus vite, ne provînt encore de l’excessive délicatesse de sa conscience (bien qu’au fond du cœur, il éprouvât aussi quelque soulagement involontaire dans la perspective de léguer son embarras à autrui, car telle était son intention). Il poursuivit donc ce nouveau projet avec une ardeur extraordinaire et ne perdit point de temps pour faire prier George Vendale et Bintrey de se rendre au Carrefour des Éclopés, où il allait les attendre.

Lorsqu’ils furent tous trois réunis, les portes bien closes, Bintrey prit la parole, et s’adressant à Vendale :

— Tout d’abord, — dit-il d’un ton solennel, — avant que notre ami (et mon client) nous confie ses volontés à venir, je désire préciser clairement ce qui est mon avis, ce qui est aussi le vôtre, Monsieur Vendale, si j’ai bien compris les paroles que vous m’avez dites, et ce qui serait d’ailleurs, l’avis de tout homme sensé. J’ai conseillé à mon client de garder le plus profond secret sur cette affaire. J’ai causé deux fois avec madame Goldstraw, une fois en présence de Monsieur Wilding, l’autre fois en son absence. Si l’on peut se fier à quelqu’un (ce qui doit toujours être l’objet d’un grand SI), je crois que c’est à cette dame. J’ai représenté à mon client que nous devons nous garder de donner l’éveil à des réclamations aventureuses, et que, si nous ne nous taisons point, nous allons mettre le diable sur pied, sous la forme de tous les escrocs du royaume. Maintenant, monsieur Vendale, écoutez-moi. Notre ami (et mon client) n’entend pas se dépouiller du bien dont il se regarde comme le dépositaire ; il veut, au contraire, le faire fructifier au profit de celui qu’il en considère comme le maître légitime. Moi, je ne peux adopter la même façon de considérer cet homme-là, qui n’est peut-être qu’une ombre, et, si jamais, après des années de recherche même, nous mettions la main sur lui, j’en serais bien étonné ; mais n’importe. Monsieur Wilding et moi, nous sommes pourtant d’accord sur ce point, qu’il ne faut pas exposer ce bien à des risques inutiles. J’ai donc accédé au désir de Monsieur Wilding en une chose. De temps en temps, nous ferons paraître dans les journaux une annonce prudemment rédigée, invitant toute personne qui pourrait donner des renseignements sur cet enfant adopté et pris aux Enfants Trouvés, à se présenter à mon bureau. J’ai promis à Monsieur Wilding que cette annonce serait régulièrement publiée. Après cela, mon client m’ayant averti que je vous trouverais ici à cette heure, j’y suis venu. Remarquez bien que ce n’est plus pour donner mon avis, mais pour prendre les ordres de Monsieur Wilding. Je suis tout à fait disposé à respecter et à seconder ses désirs. Je vous prierai seulement d’observer que ceci n’implique point du tout mon assentiment aux mesures que j’ai consenti à prendre. Je m’y prête, je ne les approuve peut-être point, et, dans tous les cas, je n’entends pas que l’on puisse confondre ma complaisance avec mon opinion professionnelle.

En parlant ainsi, Bintrey s’adressait autant à Wilding qu’à Vendale. Certes il croyait devoir beaucoup de déférence à son client et il lui en accordait un peu. Cependant Wilding, par-dessus tout, l’amusait. Bintrey ne pouvait croire à une conduite si extravagante, à un désintéressement si singulier ; le don-quichottisme du jeune négociant lui semblait une chose réjouissante autant que rare, aussi ne pouvait-il s’empêcher de le regarder de temps en temps avec des yeux qui clignotaient et avec une curiosité très-vive mêlée quelquefois d’une forte envie de sourire.

— Tout ce que vous venez de dire est fort clair ! — soupira Wilding. — Plût à Dieu que mes idées fussent aussi limpides que les vôtres, Monsieur Bintrey.

— Remettez-le, remettez-le… si vous sentez que vos étourdissements vont revenir ! — s’écria Bintrey épouvanté. — Remettez-le, remettez-le….

— Remettez quoi ? — fit Vendale.

— L’entretien ! je veux parler de cet entretien… Si vos bourdonnements, Monsieur Wilding…

— Non, non, n’ayez pas peur, — répliqua le jeune négociant.

— Je vous en prie, ne vous excitez pas ! — continua Bintrey…

— Je suis parfaitement calme, — reprit Wilding, — et je vais vous en donner la preuve. George Vendale, et vous, Monsieur Bintrey, hésiteriez-vous ou bien trouveriez-vous quelque inconvénient à devenir les exécuteurs de mes dernières volontés ?

— Aucun inconvénient, — répondit George Vendale.

— Aucun ! — répéta Bintrey, avec un peu moins d’empressement.

— Je vous remercie tous les deux. Mes instructions seront simples, et mon testament très-bref. Peut-être aurez-vous la complaisance de rédiger cela tout de suite, Monsieur Bintrey. Je laisse ma fortune réalisée, et mon bien personnel, sans exception ni réserve, à vous, mes deux dépositaires et exécuteurs testamentaires, à la charge, par vous, de restituer le tout au véritable Walter Wilding, si vous pouvez le découvrir et établir son identité dans les deux ans qui suivront ma mort. Au cas où vous ne le retrouveriez point avant ce délai expiré, vous remettriez le dépôt à titre de legs et de don à l’Hospice des Enfants Trouvés… Eh bien ?

— Ce sont là toutes vos instructions ? — demanda Bintrey, après un assez long silence durant lequel aucun de ces trois hommes n’avait osé regarder les autres.

— Toutes.

— Et votre détermination est bien prise ?

— Irrévocablement prise.

— Il ne me reste donc plus qu’à rédiger ce testament suivant la forme, — reprit l’homme d’affaires, en levant les épaules, — mais est-il nécessaire de se presser ? Il n’y a pas urgence, que diable ! Vous n’avez pas envie de mourir ?

— Monsieur Bintrey, — dit Wilding, — ce n’est ni vous ni moi qui connaissons le moment où je dois mourir et je serais aise d’avoir soulagé mon esprit de ce pénible sujet.

— Comme il vous plaira, — dit Bintrey, — je redeviens homme de loi. Si un rendez-vous, dans une semaine, à pareil jour, peut convenir à Monsieur Vendale, je l’inscrirai sur mon carnet.

Le rendez-vous fut pris et l’on n’y manqua point. Le testament, signé selon les formes, cacheté, déposé, attesté par les témoins, resta aux mains de Bintrey. Celui-ci le classa en son ordre dans un de ces coffrets de fer scellés et portant sur une plaque le nom du testateur, qui étaient cérémonieusement rangés dans son cabinet de consultations, comme si ce sanctuaire de la légalité avait été en même temps un caveau funéraire. Quant à Wilding, l’esprit un peu rasséréné, et reprenant courage, il se mit à ses occupations habituelles.

Son premier soin fut de réaliser l’installation patriarcale qu’il avait rêvée ; il fut aidé dans cette besogne par Madame Goldstraw et par Vendale. Le concours de celui-ci n’était peut-être pas aussi désintéressé qu’il en avait l’air. Le jeune homme pensait que lorsque la maison serait en ordre on pourrait donner à dîner à Obenreizer et à sa nièce.

Ce grand jour arriva, Madame Dor fut comprise dans l’invitation adressée à toute la famille Obenreizer. Si Vendale était amoureux auparavant, ce dîner mit le comble à sa passion et le poussa tout d’un coup jusqu’au délire. Cependant il ne put, quoiqu’il fît, obtenir un mot en particulier de la charmante Marguerite.

Plusieurs fois, dans le courant de la soirée, il crut trouver l’occasion de lui parler à l’oreille. Aussitôt, Obenreizer, avec son nuage, se trouvait là lui pressant les coudes ; ou bien c’était le large dos de Madame Dor qui s’interceptait brusquement entre lui et la lumière vivante, c’est-à-dire Marguerite. Pas une fois, pas une seule fois si ce n’est pendant le repas, on ne put voir de face la respectable matrone, muette comme les montagnes où elle était née et dont elle était l’image. Après le dîner, dont elle avait pris sa large part, comme on passait au salon, elle regarda la muraille.

Et pourtant, durant ces quatre ou cinq heures, délicieuses quoique tourmentées, Vendale avait pu voir Marguerite, il avait pu l’entendre, s’approcher d’elle, effleurer sa robe. Lorsqu’on avait fait le tour des vieilles caves obscures, il la conduisait par la main ; lorsque le soir elle chanta dans le salon, Vendale, debout auprès d’elle, tenait les gants qu’elle venait de quitter. Pour les garder, ces gants mignons, que n’eût-il point fait ? Il aurait donné en échange jusqu’à la dernière goutte du vieux Porto de quarante-cinq ans, ce vin eût-il eu quarante-cinq fois les neuf lustres, eût-il coûté quarante-cinq fois quarante-cinq livres la bouteille !

Lorsqu’elle fut partie et que la solitude et l’ennui retombèrent comme un éteignoir immense sur le Carrefour des Éclopés, il se fit cette question, pendant la nuit tout entière :

— Sait-elle que je l’admire ? Sait-elle que je l’adore ? Peut-elle se douter qu’elle m’a conquis corps et âme ? Si elle s’en doute, prend-elle seulement la peine d’y songer ? Pauvres cœurs inquiets que nous sommes ! N’est-il pas étrange de penser que ces millions d’hommes qui dorment, momifiés depuis tant d’années, ont été amoureux comme nous autres qui vivons, qu’ils ont éprouvé les mêmes angoisses, fait les mêmes sottises, et qu’ils ont pourtant trouvé le secret d’être tranquilles après tout cela !

— George, que pensez-vous de Monsieur Obenreizer ? — demanda Wilding le lendemain. — Je ne veux pas vous demander ce que vous pensez de Mademoiselle Marguerite.

— Je ne sais, — dit Vendale, — je n’ai jamais bien pu savoir ce que je pensais de cet homme-là.

— Il est très-instruit et très-intelligent.

— Très-intelligent, pour sûr.

— Bon musicien.

Obenreizer avait fort bien chanté la veille.

— Très-bon musicien vraiment, — fit Vendale.

— Et il cause bien.

— Oui, — répétait toujours Vendale, — il cause bien. Savez-vous une chose, mon cher Wilding ? C’est qu’en pensant à lui il me vient l’idée qu’il ne sait pas se taire.

— Quoi ! — dit Wilding, — il n’est pas bavard jusqu’à l’importunité ?

— Ce n’est pas là ce que je veux dire. Mais lorsqu’il il se tait, son silence met ses interlocuteurs en peine. Son silence éveille tout de suite, vaguement, injustement peut-être, je ne sais quelle méfiance. Tenez, songez à des gens que vous connaissez, que vous aimez. Prenez n’importe lequel de vos amis…

— Ce sera bientôt fait, — dit Wilding, — c’est vous que je prends.

— Je ne voulais pas m’attirer ce compliment ; je ne l’avais même pas prévu, — répliqua Vendale en riant. — Soit, prenez-moi donc et réfléchissez un moment. N’est-il pas vrai que la sympathie que vous fait éprouver mon intéressant visage vient, surtout, de l’expression qu’il a quand je suis silencieux. Et, en effet, cette expression, n’étant point cherchée ni composée, est la plus naturelle, et l’on peut dire qu’elle est le vrai miroir de mon âme.

— Je crois que vous dites vrai.

— Je le crois aussi. Eh bien ! quand Obenreizer parle, et qu’en parlant il s’explique lui-même, il s’en tire à son avantage. Mais quand il est silencieux, il est inquiétant. Donc, il se tire mal du silence. En d’autres termes, il cause bien, mais il ne sait pas se taire.

— C’est encore vrai, — dit Wilding, en riant à son tour.

Malgré les attentions et les soins dont ses amis l’entouraient, Wilding ne recouvrait que lentement la santé et le calme de l’esprit. Vendale, pour l’arracher à lui-même, et peut-être aussi dans le but de se procurer de nouvelles occasions de voir Marguerite, lui rappela son ancien projet de former chez lui une classe de chant.

La classe fut promptement instituée, avec l’aide de deux ou trois personnes ayant quelques connaissances musicales et chantant d’une façon supportable. Le chœur fut formé, instruit, et conduit par Wilding. Le nom des Obenreizer vint de lui-même en cette affaire. C’étaient d’habiles musiciens ; il était donc tout naturel qu’on leur demandât de se joindre à ces réunions musicales. Le tuteur et le pupille y ayant consenti (ou le tuteur pour tous les deux), l’existence de Vendale ne fut plus qu’un mélange de ravissement et d’esclavage.

Dans la petite et vieille église, bâtie par Christophe Wreen, sombre et sentant le moisi comme une cave, lorsque, le Dimanche, le chœur était rassemblé et que vingt-cinq voix chantaient ensemble, n’était-ce pas la voix de Marguerite qui effaçait toutes les autres, qui faisait frémir les vitraux et les murailles, qui frappait les voûtes et perçait les ténèbres des bas-côtés comme un rayon sonore ? Quel moment ! Madame Dor, assise dans un coin du temple, tournait le dos à tout le monde. Obenreizer aussi chantait.

Mais ces concerts séraphiques du Dimanche étaient encore surpassés par les concerts profanes du Mercredi, établis dans le Carrefour des Éclopés, pour l’amusement de la famille patriarcale. Le Mercredi, Marguerite tenait le piano et faisait entendre dans la langue de son pays les chants des montagnes. Ces chants naïfs et sublimes semblaient dire à Vendale : « Élève-toi au-dessus du niveau de la commerciale et rampante Angleterre… Viens au loin… bien au loin de la foule et du monde ; suis-moi… plus haut, plus haut encore. Allons-nous mêler à la cime des pics, aux cieux azurés. Aimons-nous auprès du ciel ! »

En même temps le joli corsage, les bas à coins rouges, les souliers à boucles d’argent semblaient s’animer et courir ; le large front blanc et les beaux yeux de Marguerite s’allumaient d’une flamme inspirée… Vendale en perdait la raison.

Heureux concerts ! Il faut avouer, par exemple, qu’ils avaient eu d’abord plus de charme pour le jeune homme que pour Joey Laddle, son serviteur. Joey avait refusé avec fermeté de troubler ces flots d’harmonie en y mêlant sa voix trop rude. Il manifestait un suprême dédain pour ces distractions frivoles, et il avait envoyé promener « toute l’affaire. »

Un jour pourtant, Joey Laddle, le grognon, s’avisa de découvrir une source de véritable plaisir dans un chœur qu’il n’avait pas encore entendu. Ce jour-là il s’adoucit jusqu’à prédire que les garçons de cave, ses subordonnés, feraient peut-être à la longue quelque progrès dans un art pour lequel ils n’étaient point nés. Une antienne d’Haendel, le Dimanche suivant, acheva de le vaincre. Enfin, à quelque temps de là, l’apparition inattendue de Jarvis, armé d’une flûte, et d’un homme de journée, tenant un violon, et l’exécution par ces « deux artistes » d’un morceau fort bien enlevé, l’étonna jusqu’à le rendre stupide. Mais ce ne fut pas tout : à ce duo instrumental, un chant de Marguerite Obenreizer ayant succédé, il demeura bouche béante ; puis, quittant son siège d’un air solennel, faisant précéder ce qu’il allait dire d’un salut qui s’adressait particulièrement à Wilding, il s’écria :

— Après cela, vous pouvez tous tant que vous êtes, aller vous coucher.

Ce fut ainsi que commencèrent la connaissance personnelle et les relations de société entre Marguerite Obenreizer et Joey Laddle. La jeune fille trouva le compliment si original et en rit de si bon cœur, que Joey s’approcha d’elle après le concert pour lui dire qu’il espérait n’avoir pas eu la maladresse de dire une maladresse. Marguerite l’assura qu’il avait eu beaucoup d’esprit. Joey inclina la tête d’un air satisfait.

— Vous ferez renaître ici les temps heureux, mademoiselle, — dit-il. — C’est une personne comme vous… et pas une autre… qui pourrait ramener la chance dans la maison.

— Ramener la chance !… — fit-elle dans son charmant anglais un peu gauche. — J’ai peur de ne pas vous comprendre.

— Mademoiselle, — dit Joey d’un air confidentiel, — Monsieur Wilding a changé ici la chance. Ne le savez-vous pas ? C’était avant qu’il prît pour associé le jeune George Vendale. Je les ai avertis. Allez, allez, ils s’en apercevront. Pourtant, si vous veniez quelquefois dans cette maison, et si vous chantiez pour conjurer le sort, vous sauriez peut-être bien l’apaiser.

Le Mercredi suivant, on remarqua autour de la table que l’appétit de Joey n’était plus digne de lui-même. On chuchota, on sourit. Chacun disait que ce miracle de Joey Laddle ne mangeant plus que comme un homme ordinaire, était produit par l’attente du plaisir qu’il se promettait à entendre chanter Mademoiselle Obenreizer, et par la crainte de ne pouvoir se procurer une bonne place pour ne rien perdre de ce plaisir. On sait que Joey Laddle avait l’oreille un peu dure. Ces malins propos arrivèrent jusqu’à Wilding, qui, dans sa bonté accoutumée, appela Joey auprès de lui. Et Joey Laddle, ayant écouté avec ravissement, se mit à répéter tout bas la fameuse phrase qui avait eu, la semaine précédente, un si grand succès de gaieté dans l’auditoire : « Après cela vous pouvez tous, tant que vous êtes, aller vous coucher. »

Mais les plaisirs simples et la douce joie qui animaient depuis quelque temps le Carrefour des Éclopés ne devaient pas avoir une longue durée. Il y avait une chose, une triste chose, dont chacun ne s’apercevait que trop bien depuis longtemps, et dont on évitait de parler comme d’un sujet pénible.

La santé de Wilding était mauvaise.

Peut-être Walter Wilding aurait-il supporté le coup qui l’avait frappé dans la plus grande affection de sa vie ; peut-être aurait-il triomphé du sentiment qui l’obsédait ; peut-être aurait-il fermé l’œil, à cette voix qui lui criait sans cesse : « Tu tiens dans le monde la place d’un autre et tu jouis de son bien ; » peut-être aurait-il défié et vaincu l’une de ces douleurs, l’un de ces deux tourments ; mais, réunis ensemble, ils étaient trop forts. Un homme, hanté par deux fantômes, est promptement terrassé. Ces deux spectres, — l’idée de celle qui n’était point sa mère et de celui qui était Wilding, le vrai Walter Wilding ; — ces deux spectres s’asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre, et s’installaient la nuit à son chevet. S’il songeait à l’attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand, pour se reprendre à la vie, il se retraçait l’affection dont l’entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, il se disait que cette affection aussi, il l’avait volée ; il se disait qu’il avait frauduleusement acquis le droit de les rendre heureux, car ce droit était celui d’un autre ; le plaisir que cet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme le reste.

Peu à peu, sous cette impression terrible qui lui déchirait le cœur, son corps s’affaissa. Son pas s’alourdit, ses yeux cherchaient la terre. Il s’avouait bien qu’il n’était point coupable de l’erreur dont il recueillait injustement le profit, mais il reconnaissait en même temps son impuissance à réparer cette erreur. Les jours, les semaines, les mois s’écoulaient, et personne ne venait. Sur l’invitation des journaux, personne ne venait chez Bintrey réclamer son nom et son bien. La tête de Wilding s’égarait, et il en avait conscience. Il lui arrivait parfois que toute une heure, tout un jour s’effaçait de son esprit, comme si ce jour n’avait pas brillé à l’égal des autres. Il se disait : « Qu’ai-je fait hier ? » et ne s’en souvenait plus. Sa mémoire se perdait. Une fois elle lui échappa justement tandis qu’il dirigeait les chœurs et battait la mesure. Il ne la retrouva que longtemps après au milieu de la nuit, et il se promenait alors dans la cour de sa maison à la clarté de la lune.

— Qu’est-il donc arrivé ? — demanda-t-il à Vendale.

— Vous n’avez pas été très bien, — lui répondit celui-ci. — Voilà tout.

Wilding chercha une explication sur le visage de ses employés qui l’entourèrent.

— Nous sommes contents de voir que vous allez mieux, — lui dirent-ils.

Et il n’en put tirer autre chose.

Un jour, enfin, — et son association avec Vendale ne durait encore que depuis cinq mois, — il fut forcé de prendre le lit. Madame Goldstraw, sa femme de charge, devint sa garde-malade.

— Puisque je suis couché et que vous me soignez, Madame Goldstraw, — lui dit-il, — peut-être ne trouverez-vous pas mauvais que je vous appelle Sally ?

— Ce nom résonne plus naturellement à mon oreille que tout autre, — fit-elle. — Et c’est celui que je préfère.

— Je vous remercie. Je crois que dans ces derniers temps j’ai dû éprouver certaines crises… Est-ce vrai, Sally ?… Oh ! vous n’avez plus à craindre de me le dire maintenant….

— Cela vous est arrivé, monsieur.

— Voilà l’explication que je cherchais, — murmura-t-il. — Sally, Monsieur Obenreizer dit que la terre est si petite, qu’il n’est pas étonnant que les mêmes gens se heurtent sans cesse et se retrouvent partout… Voyez ! Puisque vous êtes près de moi, me voilà presque revenu aux Enfants Trouvés pour y mourir.

Il étendit la main vers les siennes. Elle la prit avec douceur.

— Vous ne mourrez point, cher Monsieur Wilding.

— C’est ce que Monsieur Bintrey m’assure ; mais depuis que je suis couché, j’éprouve le même calme, le même repos que jadis, quand j’étais heureux, au moment où j’allais dormir. En vérité, je m’endors aussi doucement que dans mon enfance, lorsque vous me berciez, Sally, vous en souvenez-vous ?

Après un instant de silence, il se mit à sourire.

— Je vous en prie, nourrice, embrassez-moi, — dit-il.

Sa raison l’abandonnait tout à fait, il se croyait dans le dortoir de l’Hospice.

Sally, accoutumée naguère à se pencher sur les pauvres petits orphelins, se pencha vers ce pauvre homme, orphelin aussi, et le baisant au front :

— Que Dieu vous protège ! — murmura-t-elle.

Il rouvrit les yeux.

— Sally, — dit-il, — ne me remuez pas. Je suis très bien couché, je vous assure… Ah ! je crois que mon heure est venue. Je ne sais quel effet ma mort va produire sur vous, Sally, mais sur moi-même…

Il perdit connaissance… et il mourut….