L’Abîme (Charles Dickens)/Acte IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
Hachette (p. 178-214).


QUATRIÈME ACTE.


L’HORLOGE DE SÛRETÉ.


L’action se passe maintenant à Neufchâtel. C’est l’agréable mois d’Avril ; l’agréable lieu où nous transportons nos lecteurs est l’étude d’un notaire ; l’agréable personne que nous y trouvons, c’est le notaire lui-même, beau vieillard au teint vermeil, le premier notaire de Neufchâtel, universellement connu dans le canton, Maître Voigt. Par sa profession et ses qualités personnelles, Maître Voigt est un citoyen populaire. Les nombreux services qu’il a rendus, et ses originalités aussi nombreuses que ses services, ont fait de lui l’un des personnages les plus fameux de cette jolie ville de Suisse. Sa longue redingote brune et son bonnet noir ont pris rang parmi les institutions du pays ; sa tabatière n’est pas moins renommée, et bien des gens pensent que dans l’Europe entière il n’y en a pas de plus grande.

Une autre personne est là, dans l’étude, une personne moins agréable que Maître Voigt. C’est Obenreizer.

Cette étude, quelque peu champêtre, ne rappelait en rien le solennel logis du notaire Anglais. Elle était située dans le fond d’une cour, riante et proprette, et s’ouvrait sur un joli parterre tout rempli de fleurs. Des chèvres broutaient non loin de la porte ; la vache paissait si près de la maison que l’excellente bête, en avançant seulement d’une dizaine de pieds, aurait pu venir faire compagnie au clerc. Le cabinet de Maître Voigt était petit, clair, et tout verni ; les murs étaient recouverts de panneaux de bois ; il ressemblait à ces chambres rustiques qu’on voit dans les boîtes de jouets d’enfants ; la fenêtre, suivant la saison, était ornée de roses, d’hélianthes, de roses trémières. Les abeilles de Maître Voigt bourdonnaient à travers l’étude pendant tout l’été, entrant par une fenêtre et sortant par l’autre, comme si elles eussent été tentées de faire leur miel avec le doux caractère de Maître Voigt. De temps en temps, une grande boîte à musique, placée sur la cheminée, partait en cadence sur l’ouverture de Fra Diavolo, ou bien chantait des morceaux de Guillaume Tell avec gazouillements joyeux. Survenait-il quelque client, il fallait bien arrêter le ressort ; mais l’harmonieux instrument se remettait à chanter de plus belle, dès que le client était parti.

— Courage, courage, mon brave garçon, — dit Maître Voigt, en caressant les genoux d’Obenreizer d’un air paternel : — vous allez commencer une nouvelle vie, auprès de moi dans mon étude, et cela demain matin.

Obenreizer, en habit de deuil, l’air humble et soumis, mit sur son cœur une de ses mains qui tenait un mouchoir.

— Ma reconnaissance est là, Monsieur, — dit-il, — mais je ne trouve point de mots pour vous l’exprimer.

— Ta, ta, ta, ne me parlez pas de reconnaissance, — dit Maître Voigt. — Je déteste de voir un homme persécuté. Je vous ai vu souffrir : je vous ai naturellement tendu la main. Oh ! je ne suis pas encore assez vieux pour ne pas me rappeler mes jeunes années. Savez-vous bien que c’est votre père qui m’a amené mon premier client. Il s’agissait de la moitié d’un acre de terre qui ne donnait jamais de raisin. Ne dois-je rien à son fils ? J’ai envers lui une dette d’amitié, je m’en acquitte envers vous… Voilà qui est assez bien dit, je pense, — ajouta Maître Voigt, enchanté de lui-même. — Permettez-moi de récompenser mes propres mérites par une prise de tabac.

Obenreizer laissa tomber son regard sur le plancher comme s’il ne se sentait pas même digne de contempler cet honnête vieillard savourant sa prise.

— Accordez-moi une dernière grâce, Monsieur, — dit-il. — N’agissez pas envers moi par impulsion généreuse. Jusqu’ici, vous n’avez connu que vaguement la situation où je me trouve. Eh bien ! Écoutez les raisons qui s’élèvent pour et contre moi, avant de me prendre avec vous dans votre étude. Je veux que mon droit à votre bienveillance soit reconnu par votre bon jugement en même temps que par votre excellent cœur. Ah ! je peux lever la tête devant mes ennemis, je peux me refaire une réputation sur les ruines de celle que j’avais autrefois et qu’on m’a ravie !…

— Comme il vous plaira, — dit Maître Voigt. — Vous parlez bien, mon fils. Vous ferez quelque jour un bon avocat.

— Les détails de ma triste affaire ne sont pas bien nombreux, — poursuivit Obenreizer, — mes chagrins ont commencé après la mort par accident de mon dernier compagnon de voyage, mon pauvre et cher ami Monsieur Vendale.

— Monsieur Vendale, — répéta le notaire. — C’est bien cela. J’ai souvent entendu ce nom depuis deux mois. C’est cet infortuné Anglais qui a été tué dans le Simplon, alors que vous-même vous avez été blessé, ainsi que le témoignent les deux cicatrices que vous portez au col et à la joue.

— Blessé par mon propre couteau, — dit Obenreizer, en touchant ces marques sinistres, témoins parlants de l’horrible lutte.

— Par votre propre couteau, en essayant de sauver votre ami, — affirma le notaire. — Bien, très bien… C’est singulier. J’ai trouvé plaisant de penser que j’ai eu autrefois un client de ce nom de Vendale.

— Le monde est si petit ! — fit Obenreizer.

Toutefois, il prit note intérieurement que Maître Voigt avait eu jadis un client de ce nom.

— Je vous disais donc, — reprit-il, — qu’après la mort de mon cher compagnon de voyage, mes chagrins avaient commencé. Je me rendis à Milan. Je suis reçu avec froideur par Defresnier et Compagnie. Peu de temps après ils me chassent. Pourquoi ? On ne m’en donne aucune raison. Je demande à ces Messieurs s’ils prétendent attaquer mon honneur ? Point de réponse. Où sont leurs preuves contre moi ? Point de réponse encore. Ce que j’en dois penser ? Cette fois on me répond ! « M. Obenreizer est libre de penser ce que bon lui semble et ce qu’il pensera n’importe guères à Defresnier et Compagnie. » Et voilà tout.

— Voilà tout, — dit le notaire.

Et il prit une forte prise de tabac.

— Cela suffit-il, Monsieur ?

— Non, vraiment, — fit Maître Voigt. — La maison Defresnier et Compagnie est de cette ville, très-estimée, très-respectée. Mais la maison Defresnier et Compagnie n’a point le droit de détruire sans raison la réputation d’un homme. Vous pourriez répondre à une accusation. Mais que répondrez-vous à des gens qui ne disent rien ?

— Justement, mon cher maître. Votre équité naturelle vient de définir en un mot la cruelle situation où l’on m’a placé. Et si encore ce malheur était le seul !… Mais vous savez quelles en ont été les suites ?

— Je le sais, mon pauvre garçon, — fit le notaire en remuant la tête d’un air compatissant, — votre pupille se révolte contre vous.

— Se révolte !… c’est un mot bien doux, — reprit Obenreizer. — Ma pupille s’est élevée avec horreur contre moi ; elle s’est soustraite à mon autorité, et s’est réfugiée avec Madame Dor chez cet homme de loi Anglais, Monsieur Bintrey, qui répond à nos sommations de revenir et de se soumettre que jamais elle n’en fera rien.

— Et qui écrit ensuite, — continua le notaire en soulevant sa large tabatière pour chercher parmi ses papiers, — qui écrit qu’il va venir en conférer avec moi.

— Il écrit cela ? — s’écria Obenreizer. — Eh bien Monsieur, n’ai-je pas des droits légaux ?

— Eh ! mon pauvre garçon, tout le monde, à l’exception des criminels, tout le monde a son droit légal.

— Qui dit que je suis criminel ? — dit Obenreizer d’un air farouche.

— Personne ne le dit. Un peu de calme dans vos chagrins, par pitié. Si la maison Defresnier donnait à entendre que vous avez commis quelque action… oh ! nous saurions alors comment nous comporter avec elle.

Tout en parlant, il avait passé la lettre fort brève de Bintrey à Obenreizer, qui l’avait lue et qui la lui rendit.

— Lorsque cet homme de loi Anglais vous annonce qu’il va venir conférer avec vous, — s’écria-t-il, — cela veut dire qu’il vient pour repousser mon autorité sur Marguerite…

— Vous le croyez ?

— J’en suis sûr, je le connais. Il est opiniâtre et chicanier. Dites-moi, Monsieur, si mon autorité est inattaquable jusqu’à la majorité de cette jeune fille ?

— Absolument inattaquable.

— Je prétends donc la garder. Je l’obligerai bien à s’y soumettre !… Mais, — reprit Obenreizer, passant de cet emportement à un grand air de douceur et de soumission, — je vous devrai encore cette satisfaction, Monsieur, à vous qui, avec tant de confiance, avez pris sous votre protection et à votre service un homme si cruellement outragé.

— Tenez-vous l’esprit tranquille, — interrompit Maître Voigt. — Pas un mot de plus sur ce sujet, et pas de remercîments. Soyez ici demain matin, avant l’arrivée de l’autre clerc, entre sept et huit heures ; vous me trouverez dans cette chambre. Je veux vous initier moi-même à votre besogne… Maintenant, allez-vous-en, allez-vous-en. J’ai des lettres à écrire ; je ne veux pas entendre un mot de plus.

Congédié avec cette brusquerie amicale, et satisfait de l’impression favorable qu’il avait produite sur l’esprit du vieillard, Obenreizer put réfléchir à son aise. Alors la mémoire lui revint de certaine note qu’il avait prise mentalement durant cet entretien. Ainsi donc, Maître Voigt avait eu jadis un client dont le nom était Vendale.

— Je connais assez bien l’Angleterre à présent, — se disait-il tout en faisant courir ses pensées devant lui, assis sur un banc devant le parterre. — Ce nom de Vendale y est bien rare. Jamais je n’avais rencontré personne qui le portât avant…

Il regarda involontairement derrière lui par-dessus son épaule.

— Le monde est-il en effet si petit, que je ne puisse m’éloigner de lui, même après sa mort ?… Il m’a confessé à ses derniers moments qu’il avait trahi la confiance d’un homme qui est mort comme lui… qu’il jouissait d’une fortune qui n’était pas la sienne… que je devais y songer ! Et il me demandait de m’éloigner d’un pas, afin qu’il me vît mieux et que ma figure lui rappelât ce souvenir !… Pourquoi ma figure ?… C’est donc moi que cette confession étrange intéresse !… Oh ! je suis sûr de ses paroles ; elles n’ont point quitté mon oreille… Et si je les rapproche de ce que me disait tout à l’heure ce vieil idiot de notaire… Eh ! quoi que ce soit, tant mieux, si j’y trouve de quoi réparer ma fortune et ternir sa mémoire !… Pourquoi, dans la nuit que nous avons passée ensemble à Bâle, s’est-il appesanti avec tant d’insistance sur mes premiers souvenirs. Sûrement il avait un motif alors !…

Il ne put achever, car les deux plus gros béliers de Maître Voigt vinrent l’assaillir à coups de tête, comme s’ils voulaient venger la réflexion irrévérencieuse qu’Obenreizer s’était permise sur le compte de leur maître. Il céda devant l’ennemi et se retira. Mais ce fut pour se promener longtemps, seul, sur les bords du lac, la tête penchée sur sa poitrine, en proie à des réflexions profondes.

Le lendemain matin, entre sept et huit heures, il se présentait à l’étude. Il y trouva le notaire qui l’attendait en compulsant des titres et des papiers arrivés de la veille. En quelques mots bien simples, Maître Voigt le mit au courant de la routine de l’étude et des devoirs qu’il aurait à remplir. Il était huit heures moins cinq minutes lorsque le digne homme se leva, en déclarant à son nouveau clerc que cette instruction préliminaire était terminée.

— Je vais vous montrer la maison et les communs, — dit-il, — mais il faut auparavant que je serre ces papiers. Ils me viennent des autorités municipales, je dois en prendre un grand soin.

Obenreizer devint attentif, car il voyait là une occasion de s’instruire. Il allait savoir où son patron serrait ses papiers particuliers.

— Ne pourrais-je pas vous épargner cette peine Monsieur ? — dit-il. — Ne pourrais-je ranger et serrer ces papiers pour vous, avec vos indications ?

Maître Voigt se mit à rire sous cape. Il referma le portefeuille qui contenait ces documents précieux, et le passa à Obenreizer.

— Essayez ! — dit-il. — Tous mes papiers importants sont là !…

Et il lui montrait du doigt, au bout de la chambre, une lourde porte de chêne parsemée de clous. Obenreizer s’approcha, le portefeuille à la main, et regardant la porte, s’aperçut avec surprise que, de l’extérieur au moins, il n’y avait aucun moyen de l’ouvrir. Ni poignée, ni verrou, ni clef, pas même de serrure.

— C’est qu’il y a une seconde porte à cette chambre, — dit-il.

— Non, — fit Maître Voigt. — Cherchez encore.

— Il y a certainement une fenêtre.

— Murée, mon ami, murée avec des briques. La seule entrée est bien par cette porte ; est-ce que vous y renoncez ? — s’écria le notaire triomphant. — Écoutez maintenant, mon brave garçon, et dites-moi si vous n’entendez rien à l’intérieur.

Obenreizer écouta et recula, tout effrayé.

— Oh ! — dit-il, — je sais de quoi il s’agit. J’ai entendu parler de cela quand j’étais apprenti chez un horloger. Perrin frères ont donc enfin terminé leur fameuse horloge de sûreté. Et c’est vous qui l’avez achetée ?

— Moi-même. C’est bien l’horloge de sûreté. Voilà, mon fils, voilà une preuve de plus de ce que les braves gens de ce pays appellent les enfantillages du Père Voigt. Eh bien ! laissons rire. Il n’en est pas moins vrai qu’aucun voleur au monde ne me prendra jamais mes clefs. Aucun pouvoir ici-bas, un bélier même, un tonneau de poudre ne fera jamais bouger cette porte. Ma petite sentinelle à l’intérieur, ma petite amie qui fait : Tic, Tic, m’obéit quand je lui dis : « ouvre. » La porte massive n’obéira jamais qu’à ce : Tic, Tic ; et ce petit Tic, Tic, n’obéira jamais qu’à moi… et voilà ce qu’a imaginé ce vieil enfant de Voigt, à la plus grande confusion de tous les voleurs de la Chrétienté.

— Puis-je voir l’horloge en mouvement ? — dit Obenreizer. — Pardonnez ma curiosité, Monsieur. Vous savez que j’ai passé autrefois pour un assez bon ouvrier horloger.

— Oui, vous la verrez en mouvement, — dit Maître Voigt. — Quelle heure est-il ?… Huit heures moins une minute. Attention ! dans une minute vous verrez la porte s’ouvrir d’elle-même.

Une minute après, doucement, lentement, sans bruit, et comme poussée par des mains invisibles, la porte s’ouvrit et laissa voir une chambre obscure.

Sur trois des côtés, des planches garnissaient les murs du haut en bas. Sur ces planches étaient rangées, en bon ordre et par étage, des boîtes de bois, ornées de marqueteries Suisses et portant toutes, en lettres de couleur, des lettres fantastiques, le nom des clients de l’étude. Maître Voigt alluma un flambeau.

— Vous allez voir l’horloge, — dit-il avec orgueil, — je peux dire que je possède la première curiosité de l’Europe… et ce ne sont que des yeux privilégiés à qui je permets de la voir. Or, ce privilège je l’accorde au fils de votre excellent père. Oui, oui, vous serez l’un des rares favorisés qui entrent dans cette chambre avec moi. Voyez là, sur le mur de droite du côté de la porte.

— Mais c’est une horloge ordinaire ! — s’écria Obenreizer. — Non, elle n’a qu’une seule aiguille.

— Non, — dit Maître Voigt, — ce n’est pas une horloge ordinaire : Non… non… cette seule aiguille tourne autour du cadran, et le point où je la mets moi-même règle l’heure à laquelle la porte doit s’ouvrir. Tenez ! L’aiguille marque huit heures : la porte ne s’est-elle pas ouverte à huit heures sonnant ?

— Est-ce qu’elle s’ouvre plus d’une fois par jour ? — demanda le jeune homme.

— Plus d’une fois ? — répéta le notaire avec un air de parfait mépris pour la simplicité de son nouveau clerc. — Vous ne connaissez pas mon ami : Tic, Tic. Il ouvrira bien autant de fois que je le lui dirai. Tout ce qu’il demande, ce sont des instructions, et voilà que je les lui donne… Regardez au-dessous du cadran : il y a ici un demi-cercle en acier qui pénètre dans la muraille ; là est une aiguille appelée le régulateur, qui voyage tout autour du cadran, suivant le caprice de mes mains. Remarquez, je vous prie, ces chiffres qui doivent me guider sur ce demi-cercle. Le chiffre 1 signifie qu’il faut ouvrir une fois dans les vingt-quatre heures ; le chiffre 2 veut dire : ouvrez deux fois, et ainsi de suite jusqu’à la fin. Tous les matins je place le régulateur après avoir lu mon courrier, et quand je sais quelle sera ma besogne du jour. Aimeriez-vous à me le voir placer ? Quel jour aujourd’hui ?… Mercredi. Bon. C’est la réunion des tireurs à la carabine, je n’aurai pas grand’chose à faire, je suis sûr d’une demi-journée de congé. On pourra bien quitter l’étude après trois heures. Serrons d’abord le portefeuille avec les papiers de la Municipalité. Voilà qui est fait ! Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’ennuyer Tic Tic, et de lui demander d’ouvrir avant demain matin, à huit heures. Je fais reculer le régulateur jusqu’au numéro 1. Je referme la porte ; et bien fin qui l’ouvrira avant huit heures demain matin.

Obenreizer sourit. Il avait déjà vu le côté faible de l’invention préconisée par le notaire ; il savait comment l’horloge à secret pouvait trahir la confiance de Maître Voigt et laisser ses papiers à la merci de son clerc.

— Arrêtez ! Monsieur, — cria-t-il, au moment où le notaire allait fermer la porte. — Quelque chose a remué parmi les boîtes.

Maître Voigt se retourna.

Une seconde suffit à la main agile d’Obenreizer pour faire avancer le régulateur du chiffre 1 au chiffre 2. À moins que le notaire, regardant de nouveau le cercle d’acier, ne s’aperçût de ce changement, la porte allait s’ouvrir à huit heures du soir, et personne, Obenreizer excepté, n’en saurait rien.

— Je n’ai point vu remuer ces boîtes, — dit Maître Voigt. — Vos chagrins, mon fils, vous ont ébranlé les nerfs. Vous avez vu l’ombre projetée par le vacillement de ma bougie. Ou bien encore quelque pauvre petit coléoptère qui se promène au milieu des secrets du vieil homme de loi… Écoutez ! J’entends votre camarade, l’autre clerc dans l’étude. À l’ouvrage ! Posez aujourd’hui la première pierre de votre nouvelle fortune !

Il poussa gaiement Obenreizer hors de la chambre noire ; avant d’éteindre sa lumière, il jeta un dernier regard de tendresse sur son horloge, — un regard qui ne s’arrêta pas sur le régulateur, — et referma la porte de chêne derrière lui.

À trois heures, l’étude était fermée. Le notaire, ses employés, et ses serviteurs se rendirent au tir à la carabine. Obenreizer, pour s’excuser de les accompagner, avait fait entendre qu’il n’était point d’humeur à assister à une fête publique. Il sortit, on ne le vit plus ; on pensa qu’il faisait au loin quelque promenade solitaire.

À peine la maison était-elle close et déserte, qu’une garde-robe s’ouvrit, une garde-robe reluisante, qui donnait dans le cabinet reluisant du notaire. Obenreizer en sortit. Il s’approcha d’une croisée, ouvrit les volets, s’assura qu’il pourrait s’évader, sans être aperçu par le jardin, rentra dans sa chambre, et s’assit dans le fauteuil de Maître Voigt. Il avait cinq heures à attendre.

Il tua le temps comme il put, lisant les livres et journaux épars sur la table, tantôt réfléchissant, tantôt marchant de long en large, suivant sa chère coutume. Le soleil enfin se coucha.

Obenreizer referma les volets avec soin avant d’allumer la bougie. Le moment approchait ; il s’assit, montre en main, guettant la porte de chêne.

À huit heures, doucement, lentement, sans bruit, comme poussée par une main invisible, la porte s’ouvrit.

Il lut, l’un après l’autre, tous les noms inscrits sur les bottes de bois. Nulle part ce qu’il cherchait !… Il écarta la rangée extérieure et continua son examen.

Là, les boîtes étaient plus vieilles, quelques-unes même fort endommagées. Les quatre premières portaient leur nom écrit en Français et en Allemand ; le nom de la cinquième était illisible. Obenreizer la prit, l’emporta dans l’étude pour l’examiner plus à l’aise… Miracle ! Sous une couche épaisse de taches produites par la poussière et par le temps, il lut :

VENDALE

La clef tenait par une ficelle à une boîte. Il ouvrit, tira quatre papiers détachés, les posa sur la table et commença de les parcourir.

Tout à coup, ses yeux animés par une expression d’avidité sauvage se troublèrent. Un cruel désenchantement, une surprise mortelle se peignit en même temps sur son visage blêmi. Il mit sa tête dans ses mains pour réfléchir, puis il se décida, prit copie de ces papiers qu’il venait de lire, les remit dans la boîte, la boîte à sa place, dans la chambre noire, referma la porte de chêne, éteignit la bougie, et s’esquiva par la croisée.

Tandis que le voleur, le meurtrier, franchissait le mur du jardin, le notaire, accompagné d’un étranger, s’arrêtait devant sa maison, tenant sa clef dans la main.

— De grâce, Monsieur Bintrey, — disait-il, — ne passez pas devant chez moi sans me faire l’honneur d’y entrer. C’est presque un jour de fête dans la ville… le jour de notre tir… mais tout le monde sera de retour avant une heure… N’est-il pas plaisant que vous vous soyez justement adressé à moi pour demander le chemin de l’hôtel… Eh bien, buvons et mangeons ensemble, avant que vous vous y rendiez.

— Non, pas ce soir, — répliqua Bintrey, — je vous remercie. Puis-je espérer de vous rencontrer demain matin vers dix heures ?

— Je serai ravi de saisir l’occasion la plus prompte de réparer, avec votre permission, le mal que vous faites à mon client offensé, — repartit le bon notaire.

— Oui, oui, — fit Bintrey, — votre client offensé ! C’est bon ! Mais un mot à l’oreille, Monsieur Voigt.

Il parla pendant une seconde à voix basse et continua sa route. Lorsque la femme de charge du notaire revint à la maison, elle le trouva debout devant la porte, immobile, tenant toujours sa clef à la main et la porte toujours fermée.


VICTOIRE D’OBENREIZER.


La scène change encore une fois. Nous sommes au pied du Simplon, du côté de la Suisse.

Dans l’une des tristes chambres de cette triste auberge de Brietz étaient assis Bintrey et Maître Voigt.

Ils étaient un conseil, — suivant les habitudes de leur profession, — un conseil composé de deux membres. Bintrey fouillait sa boîte à dépêches ; Maître Voigt regardait sans cesse une porte fermée, peinte en une certaine couleur brune qui se proposait d’imiter l’acajou.

Cette porte s’ouvrait sur la chambre voisine.

— L’heure n’est-elle pas arrivée ?… Ne devait-il pas être ici ?… — fit le notaire, — qui changea la direction de son regard pour examiner une seconde porte à l’autre bout de la chambre.

Celle-là était peinte en jaune et se proposait d’imiter le bois de sapin.

— Il est ici ! — répliqua Bintrey, après avoir écouté un moment.

La porte jaune fut ouverte par un valet qui introduisit Obenreizer.

Il salua Maître Voigt en entrant, avec une familiarité qui ne causa pas peu d’embarras au notaire ; il salua Bintrey avec une politesse grave et réservée.

— Pour quelle raison m’a-t-on fait venir de Neufchâtel au pied de cette montagne ? — demanda-t-il en prenant le siège que l’homme de loi Anglais lui indiquait.

— Votre curiosité sera complètement satisfaite avant la fin de notre entrevue, — répliqua Bintrey. — Pour le moment, voulez-vous me permettre un conseil ?… Oui. Eh bien ! allons tout droit aux affaires. Je suis ici pour représenter votre nièce.

— En d’autres termes, vous, homme de loi, vous êtes ici pour représenter une infraction à la loi.

— Admirablement engagé, — s’écria l’Anglais, — si tous ceux à qui j’ai affaire étaient aussi nets que vous, que ma profession deviendrait aisée ! Je suis donc ici pour représenter une infraction à la loi. Voilà votre façon à vous d’envisager les choses ; mais j’ai aussi la mienne et je vous dis que je suis ici pour essayer d’un compromis entre votre nièce et vous…

— Pour discuter un compromis, — interrompit Obenreizer, — la présence des deux parties est indispensable… Je ne suis pas l’une de ces deux parties. La loi me donne le droit de contrôler les actions de ma nièce jusqu’à sa majorité. Or, elle n’est pas majeure. C’est mon autorité que je veux.

En ce moment, Maître Voigt essaya de parler. Bintrey, de l’air de compatissante indulgence qu’on emploie envers les enfants gâtés, lui imposa silence.

— Non, mon digne ami, non, pas un mot. Ne vous agitez pas vainement. Laissez-moi faire.

Et se retournant vers Obenreizer, il s’adressa de nouveau à lui.

— Je ne puis rien trouver qui vous soit comparable, Monsieur, — dit-il, — rien que le granit. Encore le granit même s’use-t-il par l’effet du temps. De grâce, dans l’intérêt de la paix et du repos, au nom de votre dignité laissez-vous amollir un peu… Ah ! si vous vouliez seulement déléguer votre autorité à une personne que je connais, vous pourriez être bien sûr que cette personne ne perdrait jamais, ni jour, ni nuit, votre nièce de vue…

— Vous perdez votre temps et le mien, — interrompit Obenreizer. — Si ma nièce n’est pas rendue à mon autorité sous huit jours, j’invoquerai la loi. Si vous résistez à la loi, je saurai bien la prendre de force.

En même temps, il se dressait de toute sa taille. Maître Voigt regarda encore une fois autour de lui, vers la porte brune.

— Ayez pitié de cette pauvre jeune fille, — reprit Bintrey avec insistance. — Rappelez-vous qu’elle a tout récemment perdu son fiancé. Il est mort d’une mort affreuse… Rien ne pourra donc vous toucher ?

— Rien.

Bintrey se leva à son tour et regarda Maître Voigt.

La main du notaire qui s’appuyait sur la table commença de trembler ; ses yeux demeurèrent fixés comme par une sorte de fascination irrésistible sur la porte brune.

Obenreizer, qui observait tout avec méfiance, suivit la direction de ce regard.

— Il y a là une personne qui nous écoute, s’écria-t-il.

— Il y en a deux, — fit Bintrey.

— Qui sont-elles ?

— Vous allez les voir.

Il éleva la voix et ne dit qu’un mot, un mot bien commun, qui se trouve journellement sur les lèvres de tout le monde.

— Entrez.

La porte brune s’ouvrit.

Soutenu par Marguerite, pâle, le bras droit en écharpe, Vendale se trouva debout devant son meurtrier.

Un fantôme sortant de la tombe !

Durant le silence qui suivit, le chant d’un oiseau en cage qui gazouillait en bas dans la cour, fut le seul bruit qu’on entendit dans cette chambre.

Maître Voigt toucha le bras de Bintrey, et lui montrant Obenreizer :

— Regardez-le, — dit-il tout bas.

Cette émotion terrible avait paralysé le misérable ; son visage était celui d’un cadavre, et sur sa joue pâle un seul point gardait la couleur de la vie : c’était cette raie pourpre et sanguinolente, la cicatrice de la blessure que sa victime lui avait faite au bord du gouffre en se débattant contre lui. Sans voix, sans haleine, immobile, stupide, on eût dit que, à l’aspect de Vendale, la mort à laquelle il avait condamné son ennemi venait de le frapper lui-même.

— Quelqu’un devrait lui parler, — dit Maître Voigt. — Dois-je le faire ?

Même en ce moment, Bintrey s’opiniâtra à faire taire l’heureux possesseur de l’horloge à secret, l’homme de loi Anglais entendant se réserver entièrement la direction de cette affaire. Il fit signe à Marguerite et à Vendale de sortir.

— Le but de votre apparition soudaine est rempli, — dit-il à ce dernier. — Éloignez-vous, quant à présent. Votre absence aidera sans doute Monsieur Obenreizer à recouvrer le sens et la voix qu’il a perdus.

Bintrey avait deviné juste.

À peine les deux fiancés eurent-ils disparu, à peine la porte brune se fut-elle refermée derrière eux qu’Obenreizer fit entendre un profond soupir. Il chercha une chaise autour de lui et s’y laissa tomber lourdement.

— Donnez-lui le temps de se remettre, — fit Maître Voigt.

— Point du tout, — dit Bintrey, — je ne sais l’usage qu’il ferait de ce temps, si je le lui accordais.

— Monsieur, — reprit-il, en se retournant vers Obenreizer. — Je me dois à moi-même… remarquez bien que je n’admets pas que je vous doive quelque chose à vous… d’expliquer mon intervention dans tout ceci, et de vous apprendre ce qui a été fait d’après mes avis, sous ma responsabilité entière. Êtes-vous en état de m’écouter ?

— Je vous écoute.

— Rappelez-vous l’époque à laquelle vous vous êtes mis en route pour la Suisse avec Vendale, — commença Bintrey. — À peine vingt-quatre heures s’étaient-elles écoulées depuis votre départ que votre nièce commettait une imprudence… Avec toute votre pénétration même, vous n’auriez pu la prévoir ! Elle suivait son fiancé dans ce voyage, sans demander avis ni permission à qui que ce fût au monde, et sans autre compagnon pour la protéger en route qu’un garçon de cave au service de Vendale.

— Pourquoi ? — s’écria Obenreizer. — D’où lui était venu cette pensée de nous suivre, et comment avait-elle pris cet homme pour guide ?

— Je vais vous le dire, — répliqua froidement Bintrey. — Parce qu’elle soupçonnait qu’une querelle très-sérieuse avait dû avoir lieu entre vous et Vendale et qu’on la lui avait cachée ; parce qu’elle vous croyait — et avec raison — capable de servir vos intérêts et de satisfaire vos ressentiments par un crime. Aussitôt après votre départ, elle s’adressa à ce Joey Laddle que vous connaissez afin de savoir ce qui s’était passé entre vous et son maître. Un accident fort ordinaire arrivé à Vendale dans ses caves avait éveillé chez cet homme une superstition ridicule ; il était frappé de l’idée que Monsieur Vendale mourrait de mort violente. Votre nièce lui arracha cette prédiction insensée qui porta ses propres craintes à leur comble. Aussitôt Joey Laddle eut conscience du mal qu’il venait de faire, il se condamna lui-même à la seule expiation qu’il pouvait offrir : « Si mon maître est en danger, » dit-il à Mademoiselle Marguerite, « il est de mon devoir d’aller à son secours, et encore plus de veiller sur vous. » Ils se mirent donc en route tous les deux… C’est la première fois, Monsieur Obenreizer, qu’une superstition a servi à quelque chose. Cette terreur qui paraissait sans fondement, a décidé votre nièce à entreprendre ce voyage et l’a conduite à sauver la vie de celui qu’elle aimait. Jusqu’ici me comprenez-vous ?

— Jusqu’ici, je vous comprends.

— La première connaissance de votre crime, — poursuivit l’Anglais, — me parvint par une lettre de Mademoiselle Marguerite, et tout ce qu’il me reste à vous faire savoir, c’est que son amour et son courage surent retrouver votre victime. Elle mit toute son énergie à rappeler Monsieur Vendale à la vie. Tandis qu’il était mourant, soigné par elle à Brietz, elle m’écrivait pour me prier de me rendre auprès de lui. Avant mon départ, j’avertis Madame Dor de ce que je venais d’apprendre ; je lui dis que Mademoiselle Obenreizer était en sûreté et que je connaissais le lieu de sa retraite. La bonne dame, à son tour, m’informa qu’une lettre était arrivée pour votre nièce, et qu’elle avait reconnu votre écriture. Je m’en emparai et pris des arrangements pour que toutes celles qui suivraient me fussent remises. Arrivé à Brietz, je trouvai Monsieur Vendale hors de danger, et je m’employai tout de suite à hâter le jour où je pourrais régler enfin mes comptes avec vous… Je savais que Defresnier et Compagnie s’étaient séparés de vous sur de certains soupçons ; je le savais mieux que personne, car ils n’ont agi que sur des renseignements particuliers que je leur avais fait passer. Vous ayant donc dépouillé tout d’abord de votre honorabilité menteuse, il me restait à vous arracher votre autorité sur Mademoiselle Marguerite. Pour atteindre ce but, je n’ai pas connu de scrupules. C’est en parfaite sûreté de conscience que j’ai creusé le piège sous vos pas et dans l’ombre, et, faut-il vous l’avouer, j’ai même éprouvé une certaine satisfaction professionnelle à vous battre avec vos propres armes. Par mon ordre, on vous a soigneusement caché jusqu’à ce jour tout ce qui s’était passé depuis deux mois. C’est ma main, invisible mais toujours active, qui vous a amené ici par degrés. Je ne voyais qu’un seul moyen de faire tomber d’un seul coup cette assurance diabolique qui, jusqu’à présent, a fait de vous un homme redoutable. Ce moyen, je l’ai employé… Maintenant, il ne nous reste plus qu’une chose à faire ensemble, une seule, Monsieur Obenreizer.

Ce disant, Bintrey tirait de son sac à dépêches deux feuilles de papier couvertes de caractères pressés où l’on reconnaissait le grimoire légal.

— Voulez-vous rendre la liberté à votre nièce ? — reprit-il. — Vous avez commis une tentative d’homicide, un faux, et un vol. Nous en avons les preuves irrécusables. Si vous subissez une condamnation infamante, vous savez aussi bien que moi ce qu’il adviendra de votre autorité de tuteur. Personnellement, j’aurais mieux aimé le parti le plus violent pour nous débarrasser de vous ; mais on a fait valoir à mes yeux mille considérations auxquelles je ne saurais point résister. Donc, j’avais bien raison de vous dire que cette entrevue devait se terminer par un compromis. Signez cet acte par lequel vous vous engagez à ne plus prétendre à aucun pouvoir sur Mademoiselle Marguerite, à ne vous jamais montrer ni en Angleterre ni en Suisse, et je vous signerai à mon tour un engagement, qui vous garantira contre toute poursuite judiciaire. Signez !

Obenreizer prit la plume et signa.

Il reçut à son tour l’engagement dont lui avait parlé Bintrey. Après quoi, il se leva, mais sans faire aucun mouvement pour quitter la chambre. Il demeurait debout regardant Maître Voigt avec un sourire étrange ; une lueur sombre jaillissait de son ciel nuageux.

— Qu’attendez-vous ? — fit Bintrey.

Obenreizer montra du doigt la porte brune.

— Rappelez-les, — dit-il. — J’ai quelque chose à dire en leur présence avant de me retirer.

— Ma présence, à moi, ne suffit-elle pas à vous satisfaire ? — riposta l’Anglais, — je refuse de les rappeler.

Obenreizer se tourna vers Maître Voigt.

— Vous souvenez-vous d’avoir eu jadis un client Anglais du nom de Vendale ? — lui demanda-t-il.

— Eh bien, — répondit le notaire, — qu’est-ce que ce souvenir a de commun avec les choses qui nous occupent ?

— Maître Voigt, votre horloge de sûreté vous a trahi.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai lu les lettres et certificats contenus dans la boîte de votre client, et j’en ai pris des copies. Ces copies, je les ai sur moi. Monsieur Bintrey, cela vous paraîtra-t-il enfin une raison suffisante de rappeler vos amis ?

Durant quelques instants, le notaire regarda de tous côtés. Placé entre Obenreizer et Bintrey, il ne savait auquel entendre, car il était plongé dans un étonnement qui lui enlevait l’exercice de la raison. Enfin il se remit, il attira son confrère dans un coin de la chambre et lui dit quelques mots.

Le visage de Bintrey, après avoir réfléchi, pendant un moment, comme un miroir, la surprise peinte sur celui de Maître Voigt, changea subitement d’expression. Avec l’ardeur d’un jeune homme, il s’élança vers la porte brune, disparut, et revint aussitôt suivi de Vendale et de Marguerite.

— Les voici ! — cria-t-il à Obenreizer. — À vous la dernière manche de la partie. Jouez serré.

— Avant d’abdiquer, comme tuteur, mon autorité sur cette jeune fille, — dit Obenreizer, — mon devoir me commande de lui révéler un secret auquel elle est intéressée. Je ne réclame point son attention à la légère, et je ne lui demande point, ni aux autres personnes présentes, d’en croire mon récit sur parole. J’ai en main des preuves écrites. Ce sont des copies d’originaux dont l’authenticité pourra être attestée par Maître Voigt lui-même. Faites bien entrer cela dans son esprit, et reportons-nous ensemble à une époque déjà bien vieille… au mois de Février de l’année 1836.

— Remarquez cette date, Vendale, — s’écria Bintrey.

— Ma première preuve, — continua Obenreizer, tirant un papier de son portefeuille, — est la copie d’une lettre écrite par une dame Anglaise, une femme mariée… à sa sœur qui est veuve. Je tairai le nom de cette dame pour le moment. Celui de la personne à laquelle cette lettre est adressée est Madame Jane Anna Miller, à Groombridge Wells, Angleterre.

Vendale tressaillit, il allait parler, — Bintrey l’arrêta comme il avait tant de fois arrêté Maître Voigt depuis une heure.

— Non, — fit l’opiniâtre Anglais. — Rapportez-vous-en à moi.

— Il est inutile, — reprit Obenreizer, — de vous fatiguer de la première moitié de cette lettre et je vais vous en donner la substance en deux mots. Voici donc quelle était la situation de la personne qui a écrit ces lignes. Elle avait longtemps habité la Suisse, avec son mari, que sa santé obligeait d’y vivre. Ils étaient alors sur le point de se rendre à une nouvelle résidence qu’ils avaient choisie ; ils devaient y être installés sous huit jours et annonçaient à Madame Miller qu’ils pourraient l’y recevoir dans deux semaines. Ceci dit, l’auteur de la lettre entre alors dans un détail domestique très important. Privés de la joie d’avoir des enfants, et, n’ayant plus, après tant d’années, aucune espérance à ce sujet, ils sont seuls, ils sentent le besoin de mettre un intérêt dans leur vie et ils ont résolu d’adopter un jeune garçon. Je commence ici à lire mot pour mot :

« Voulez-vous nous aider, chère sœur, dans la réalisation de notre projet ? En notre qualité d’Anglais, nous désirons adopter un enfant Anglais. Cet enfant, on peut l’aller chercher, je crois, à l’Hospice des Enfants Trouvés ; l’homme d’affaires de mon mari, à Londres, vous indiquera les moyens à prendre. Je vous laisse la liberté du choix aux seules conditions que je vais vous dire. L’enfant sera âgé d’un an au moins et ce sera un garçon. Pardonnez-moi la peine que je vais vous donner, et amenez-nous l’enfant avec les vôtres, quand vous viendrez nous joindre à Neufchâtel.

» Encore un mot, qui vous fera connaître les intentions de mon mari en cette circonstance délicate. Il veut épargner à l’enfant, qui deviendra le nôtre, toute humiliation dans l’avenir et surtout ne jamais l’exposer à la perte du respect de soi-même, qui pourrait résulter pour lui de la connaissance de sa véritable origine. Il portera le nom de mon mari et sera élevé dans la croyance qu’il est réellement son fils. L’héritage que nous laisserons lui sera assuré, non seulement d’après les lois Anglaises, mais aussi d’après les lois de la Suisse. Nous avons vécu si longtemps dans ce dernier pays que nous pouvons presque le considérer comme le nôtre. Il y a donc à prendre des précautions pour prévenir toute révélation postérieure qui pourrait être faite à l’Hospice des Enfants Trouvés. Or, notre nom est assez rare en Angleterre, et si nous intervenons et sommes inscrits comme adoptants sur les registres de l’Hospice, il y aura certainement bien des choses à craindre. Votre nom à vous, chère, est porté en Angleterre par des milliers de personnes de toute classe et de tout rang, et si vous vouliez consentir à seule sur ces registres, le secret serait assuré.

» Nous changeons de séjour et nous nous rendons dans une partie de la Suisse où notre situation et notre manière de vivre sont inconnues ; vous ferez bien, je crois, de prendre une gouvernante nouvelle, lorsque vous viendrez nous voir. Avec toutes ces précautions l’enfant passera pour être le mien, que j’aurai laissé en Angleterre et qui me sera ramené par les soins de ma sœur. La seule servante que nous gardions avec nous en changeant de demeure, est ma femme de chambre, en qui je peux avoir une confiance sans réserve. Quant aux hommes d’affaires, tant d’Angleterre que de Suisse, ils savent par état garder un secret et nous pouvons être tranquilles de ce côté-là. Ainsi voilà toute notre petite conspiration dévoilée devant vos yeux. Répondez-moi par le retour du courrier. — Mille amitiés, et dites-moi que vous suivrez de près votre lettre. »

— Persistez-vous à cacher le nom de la personne qui a écrit ces lignes ? — demanda Vendale.

— Je le garde pour le bouquet, — répondit insolemment Obenreizer, — et je passe à ma seconde preuve. Un simple chiffon de papier, cette fois, comme vous voyez. C’est une note remise à l’avoué Suisse qui a rédigé les documents relatifs à cette affaire. Je viens de le lire. En voici les termes :

« Adopté à l’Hospice des Enfants Trouvés de Londres, le 3 Mars 1836, un enfant mâle du nom de Walter Wilding. — Nom et situation de l’adoptant : Madame Jane Anna Miller, veuve, agissant en cela pour sa sœur, mariée, domiciliée en Suisse. »

— Patience ! — fit Obenreizer en voyant Vendale qui, malgré les efforts de Bintrey, se préparait encore à prendre la parole, — je ne cacherai plus bien longtemps le nom que vous désirez connaître. Mais, voici encore deux autres petits chiffons de papier. Voici ma troisième preuve :

« Certificat du Docteur Ganz, à Neufchâtel, daté de Juillet 1838. »


— Le docteur certifie — vous lirez tout à l’heure — d’abord qu’il a soigné l’enfant adopté dans toutes les maladies du jeune âge — ensuite que, trois mois avant la date de ce certificat même, le gentleman adoptant était mort ; qu’à cette date juste, la veuve de ce gentleman, accompagnée de sa femme de chambre, quittait Neufchâtel pour s’en retourner en Angleterre… Un anneau encore à ajouter à toutes ces chaînes, — reprit Obenreizer, après une courte pause, — et mon devoir sera rempli… La femme de chambre en question demeura au service de cette dame jusqu’à la mort de celle-ci, il n’y a que peu d’années. Elle pourrait donc affirmer l’identité de l’adopté qu’elle a suivi depuis son enfance jusqu’à l’âge viril. Voilà son adresse en Angleterre… et ceci. Monsieur Vendale, est ma quatrième et dernière preuve.

— Pourquoi vous adressez-vous à moi ? — dit Vendale, tandis qu’Obenreizer jetait l’adresse écrite sur la table.

— Parce que vous êtes cet homme ! Parce que si ma nièce vous épouse, elle épousera un bâtard, élevé par la charité publique ; elle épousera un imposteur, sans nom, sans famille, qui fait le personnage d’un gentleman et qui n’est qu’un masque.

— Bravo ! — s’écria Bintrey, — admirablement engagé, Monsieur Obenreizer ; je n’ajouterai qu’un mot à ce que vous venez de dire !… Votre nièce épouse, grâce à vos efforts et à votre heureuse intervention, un homme qui hérite d’une belle fortune !… George Vendale, comme co-exécuteur testamentaire, souffrez que je me félicite en même temps que vous. Le dernier vœu terrestre de notre pauvre ami est accompli. Nous avons trouvé le véritable Walter Wilding… ah ! ah ! c’est Monsieur Obenreizer lui-même qui le dit : Vous êtes cet homme !

Ces derniers mots arrivèrent sans qu’il les entendît à l’oreille de Vendale. En ce moment il n’avait conscience que d’une sensation unique et délicieuse, il n’écoutait qu’une voix, celle de Marguerite qui lui disait :

— George, je ne vous ai jamais tant aimé que je vous aime.


LE RIDEAU TOMBE.


C’est le premier jour de Mai. On se prépare à des réjouissances sans exemple au Carrefour des Éclopés. Les cheminées fument, la salle à manger patriarcale est tapissée de guirlandes de fleurs ; Madame Goldstraw, la respectable femme de charge, est dans le feu du combat. C’est aujourd’hui que le jeune maître du logis épouse au loin sa belle fiancée, — au loin, bien au loin, en Suisse, dans la petite ville de Brietz, au pied du Simplon, tout près de ce gouffre terrible d’où l’ont retiré vivant son courage et son amour.

Les cloches, à Brietz, sonnent à toute volée. Les rues sont pavoisées de drapeaux et retentissent du bruit de la musique et des carabines. Des tonneaux de vin ornés de banderoles laissent couler la précieuse liqueur sous une tente qu’on a dressée devant l’auberge, et l’on y prépare un banquet où tout le monde viendra s’asseoir.

Pourquoi ces cloches ? Pourquoi ces bannières ? Ces draperies aux fenêtres, ces coups de feu, et cet orchestre ? Pourquoi la petite ville est-elle en liesse ? Pourquoi le cœur de ces rustiques habitants est-il en joie ?

La nuit dernière, la tempête a mugi ; les montagnes sont de nouveau couvertes de neige ; mais le soleil brille, l’air est frais et embaumé ; les clochers de zinc des villages dans la vallée ressemblent à de l’argent bruni ; la chaîne des Alpes, aussi loin qu’on peut l’embrasser du regard, est un long nuage blanc, dans le ciel bleu.

Par les soins des bonnes gens de Brietz, un arc de triomphe en feuillage s’élève en travers de la rue que les nouveaux mariés vont suivre en revenant de l’église.

On y lit d’un côté cette inscription :

Honneur et Amour.

De l’autre :

À Marguerite Vendale.

C’est qu’ils sont fiers de leur jeune et belle compatriote, c’est qu’ils en sont enthousiastes. Ils veulent la saluer par le nom de son mari, au sortir de l’église. C’est une surprise qu’ils lui ont ménagée. Aussi vont-ils la conduire au temple par des rues tortueuses qui passent derrière les maisons.

Voilà sans doute un projet qui n’était pas difficile à accomplir dans cette tortueuse ville de Brietz.

Ainsi tout est prêt. C’est à pied qu’on se rendra à l’église, et l’on en reviendra de même. Dans la plus belle chambre de l’auberge ornée pour la fête, les fiancés, le notaire de Neufchâtel, Monsieur Bintrey, Madame Dor, et un certain compagnon gros et grand populaire sous le nom de Monsieur Zhoë-Ladelle étaient réunis.

En vérité Madame Dor était gantée d’une paire de gants qui étaient à elle. Elle ne levait plus les bras au ciel, mais elle les avait jetés tous les deux autour du cou de la mariée ; le reste de l’assistance devait se contenter de la vue de son large dos jusqu’à la fin.

— Mon amour, ma beauté, — soupirait la bonne dame, — pardonnez-moi d’avoir jamais pu être sa chatte.

— Sa chatte, Madame Dor ? — répéta Marguerite au comble de l’étonnement.

— Eh ! oui, sa chatte, ma mignonne, car j’étais chargée de surveiller la charmante petite souris…

Et cette explication originale de son ancienne soumission à Obenreizer ne sortit de la bouche de Madame Dor qu’avec un cruel sanglot.

— Madame Dor, vous avez été toujours notre meilleure amie… George, dites-le-lui donc, que nous la regardons comme notre amie !

— Sûrement, ma chérie, que serions-nous devenus sans elle ?

— Vous êtes tous les deux si généreux et si bons ; — s’écria la vieille Suissesse repentante.

Puis revenant à son idée :

— C’est égal, — dit-elle, — j’ai été sa chatte !…

— Oui, mais comme la chatte des contes de fées, ma bonne Madame Dor, — dit Vendale en l’embrassant sur les deux joues. — Vous êtes une femme loyale et franche, et la sympathie que vous aviez pour les deux pauvres amoureux au supplice a été aussi franche que votre cœur.

— Je ne veux en aucune façon priver Madame Dor de sa part d’embrassades, — fit Bintrey en tirant sa montre, — et je ne trouve pas mauvais de vous voir réunis tous trois dans un coin comme les Trois Grâces. Je fais simplement la remarque que l’heure est venue et que nous pourrions nous mettre en marche. Quel est votre sentiment à ce sujet, Monsieur Laddle ?

— Limpide, Monsieur, — répliqua Joey avec une grimace tout aimable. — C’est étonnant, Monsieur, comme je me sens limpide dans tout mon être, depuis que j’ai vécu quelques semaines sur la terre. Jamais je n’y avais passé si longtemps et cela m’a fait beaucoup de bien. Par exemple, je conviens que si, au Carrefour des Éclopés, je me trouve quelquefois un peu trop au-dessous de la terre, au sommet du Simplon, je me trouvais un peu trop au-dessus. J’ai rencontré le milieu ici, Monsieur… Là, si j’ai jamais pris la vie gaiement depuis que je suis au monde, c’est bien aujourd’hui. Et je compte le montrer en portant certain toast à table. Voilà mon toast : « Que Dieu les bénisse tous les deux ! »

— J’appuierai le toast, — fit Bintrey. — Et maintenant, Monsieur Voigt, à nous deux, comme de vieux amis. Bras dessus, bras dessous, marchons ensemble.

La foule attendait aux portes, on prit gaiement le chemin de l’église, et cet heureux mariage fut accompli.

La cérémonie n’était point encore terminée quand on vint du dehors quérir le notaire.

Il sort, et bientôt de retour, il se tient debout, derrière Vendale, qu’il touche à l’épaule.

— Allez à la porte de côté, — dit-il, — et seul. Confiez-moi votre femme pour un moment.

Sur le seuil de cette porte se tenaient les deux guides de l’Hospice, couverts de neige, exténués par une longue route. Ils souhaitèrent toutes sortes de bonheur à Vendale, puis…

Puis chacun d’eux mit sa forte main sur l’épaule du jeune homme, et le premier lui dit :

— La litière est ici, la même dans laquelle on vous a transporté à l’Hospice, la même !…

— La litière, ici ! — fit Vendale. — Pourquoi ?

— Silence… Pour l’amour de votre femme… Votre compagnon de ce jour-là….

— Que lui est-il arrivé ?

Le guide regarda son camarade comme pour le sommer de lui donner du courage.

— Il est là, — dit-il.

— Pendant quelques jours, — reprit le guide, — il a vécu au premier Refuge. Le temps était alternativement beau et mauvais…

— Eh bien ? — fit Vendale.

— Il est arrivé à notre Hospice avant-hier, et s’étant réconforté par un bon sommeil, par terre, devant le feu, enveloppé dans son manteau, il se détermina à partir avant le jour, pour continuer sa route jusqu’à l’Hospice voisin. Cette partie du chemin lui inspirait de grandes craintes, il pensait qu’elle serait plus mauvaise le lendemain.

— Achevez….

— Il partit seul. Il avait déjà dépassé la galerie, lorsqu’une avalanche, semblable à celle qui tomba derrière vous près du pont de Ganther…

— Cette avalanche l’a tué ?

— Nous l’avons trouvé broyé, brisé en morceaux… mais, monsieur, pour l’amour de votre femme… nous l’avons apporté ici sur la litière pour qu’on l’ensevelisse. Il faut que nous montions la rue et pourtant elle ne doit pas le voir, elle… ce serait une malédiction que de faire passer la litière sous l’arcade de verdure, avant qu’elle n’y ait passé… nous allons la déposer sur une pierre au coin de la seconde rue à droite, et lorsque vous descendrez de l’église, nous nous placerons devant. Mais tâchez que votre femme ne la voie point et qu’elle ne tourne pas la tête quand elle sera passée… Allez ! ne perdez point de temps. Elle pourrait s’inquiéter de votre absence… Allez !

Vendale retourna vers sa femme. Ce joyeux cortége les attendait à la grande porte de l’église. Ils descendirent la rue au milieu du carillon des cloches, des décharges de mousqueterie, des drapeaux qui s’agitaient, des instruments de cuivre qui faisaient rage, des acclamations, des cris, des rires, et des pleurs de toute la ville, enivrée du plaisir de les voir heureux. Toutes les têtes se découvraient sur leur passage, les enfants leur envoyaient des baisers.

— Que la bénédiction du Ciel descende sur la jeune fille courageuse ! — s’écriait-on de toutes parts. — Voyez ! comme elle s’avance noblement dans sa jeunesse et dans sa beauté, au bras de celui à qui elle a sauvé la vie !

Lorsqu’on arriva au coin de la seconde rue à droite Vendale se pencha à son oreille et lui parla longuement tout bas. Lorsqu’ils eurent franchi le coin sinistre, Vendale, pressant le bras de Marguerite sous le sien, lui dit :

— Pour des raisons que je vous ferai connaître plus tard, ne vous retournez pas, ma chérie.

Mais lui, il tourna la tête.

Il vit la litière et ses porteurs qui passaient sous l’arc triomphal.

Et il continua de marcher avec Marguerite et tout le cortège de la noce, — descendant vers la riante vallée.

FIN.