L’Abîme (Rollinat)/L’Humilité

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L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 258-261).


L’HUMILITÉ


Veux-tu mieux vivre sur la terre
Et mieux mourir au jour venu ?
Confesse alors ton inconnu
Et courbe-toi sous ton mystère.

Désaccoutume-toi du blâme
Et des engouements de vertu,
Puisqu’il suffit d’un seul fétu
Pour faire chavirer une âme ;


Puisque la volonté bascule
Au gré de la tentation
Dont l’infaillible occasion
Vient à nous quand on y recule.

Reste naïf avec les autres ;
Garde tes contrôles pour toi,
Et note le mauvais aloi
De tes sentiments bons apôtres.

En dépit de son stratagème
Confonds ta versatilité,
Et contrains ton humilité
D’être l’espionne d’elle-même.

Malgré lui l’orgueil nous harcelle
N’étant jamais assez contrit,
Et la poussière de l’esprit
N’obéit qu’à cette parcelle.


Pour tuer en ta conscience
La vanité du repentir,
Il te faut donc assujettir
Ton remords à ta défiance.

Car ton ferme propos ressemble
À ces falots errant la nuit :
La rafale qui les poursuit
Peut souffler leur lueur qui tremble.

Dans le Bien marche simple et triste
Et dis-toi, pèlerin confus,
Que le vieil homme que tu fus
Est un revenant sur ta piste.

Le vertige qui nous entraîne
Est changeant et précipité ;
On va tourner dans la bonté,
Qu’on tourne déjà dans la haine.


C’est pourquoi, louche à tous tes pactes
Comme un tyran à ses sujets
Et déconcerte tes projets
Par les scrupules de tes actes.

Sois l’hésitant de ta justice
Et le timoré de ta loi ;
Et quand tu sens grandir ta foi
Que ton doute la rapetisse.

Maintiens ta rigueur asservie
Sans cesse à son propre soupçon.
C’est seulement par ce frisson
Que tu mortifieras ta vie.

Le Mal te voue à son empire :
Exagères-en la frayeur.
Tu seras peut-être meilleur
En craignant toujours d’être pire.