L’Abandonnée (Jouan)/05

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Bonne Presse (p. 14-16).

CHAPITRE V

UN DOUX ACCUEIL


Mme Kerlan dut user de toute la caressante influence qu’elle avait prise sur Mireille pour la décider à se laisser conduire aux Magnolias.

— J’irai très souvent te voir, mignonne, lui disait-elle tout en l’habillant, car le docteur ne pouvait tarder. Dès que tu seras rétablie, tu reviendras, je te le jure !

— Je ne veux pas te quitter ! s’écriait l’enfant au milieu de ses larmes. Tu l’avais promis, pourtant, tu m’avais dit : toujours, toujours…

Et dans ses grands yeux noirs, à la lueur dorée, se montrait une réelle épouvante.

Se demandait-elle si on n’allait pas la reconduire chez Marcello ? Ses lèvres restaient muettes, mais son regard affolé le laissait deviner.

— Oui, tu es pour toujours ma petite fille, la sœur de Marie, je te l’ai dit, je te le répète, mais il faut te guérir. Les dames chez qui tu vas résider jusqu’à ton complet rétablissement seront très bonnes pour toi. Elles habitent un beau château aux grands jardins remplis de fleurs, où tu courras tout le jour, afin de roser tes pauvres joues pâles et d’éclairer tes yeux sombres. Tu verras, Mireille, combien tu seras heureuse dans cette belle demeure ! Tu ne voudras peut-être plus nous revenir.

Les bras passés autour du cou de la jeune femme, la petite malade l’embrassait follement, pour bien lui prouver comme en ces quelques jours elle avait conquis son cœur à jamais.

Enfin elle se décida à accepter cette situation nouvelle, et, essuyant ses pleurs, elle joua tranquillement avec sa poupée en attendant M. Conlau.

Louise se mit alors à sa toilette ; elle voulait se présenter d’une façon convenable devant les châtelaines. Elle était seule au logis ; son mari, parti pour le chantier, ses enfants pour l’école, ne reviendraient qu’à midi. Elle avait donc tout le loisir d’accompagner la fillette.

La voiture du docteur s’arrêta devant la porte, et bientôt sa figure souriante apparut.

— Je viens vous chercher, Madame Kerlan, dit-il, c’est vous dire que ma mission s’est terminée à notre entière satisfaction. Bonjour, petite, ajouta-t-il en se penchant vers Mireille qui le regardait à travers ses longues boucles brunes. Tu es attendue là-bas, et tu seras reçue comme une infante, ma jolie Espagnole. Ne trouvez-vous pas qu’elle en a bien le type, ma chère enfant ?

— Oui, en effet, dit la jeune femme qui se pressait, un peu fiévreuse, à la pensée de laisser Mireille chez des inconnues, et surtout si loin d’elle. Elle le serait que cela ne m’étonnerait pas, reprit-elle ; à son arrivée, elle a prononcé quelques mots dans une langue étrangère.

— Pourquoi ne m’en avez-vous jamais parlé ?

— Je n’y ai pas attaché d’importance.

Le médecin hocha la tête et ne répondit pas.

Elles s’installèrent enfin dans le cabriolet : la fillette, bien enveloppée dans sa mante à Capuchon, était assise sur les genoux de sa mère adoptive, sa chère poupée entre les bras. La capote du véhicule fut relevée, afin de préserver les voyageuses de l’air toujours vif du matin.

Le docteur monta à son tour, et le cheval partit de son trot allongé sur la route du nouveau gîte de la petite épave humaine qu’un bon vent avait heureusement portée vers de nobles cœurs.

Lorsque l’avenue des magnolias traversée, le château se dressa, souriant, avec ses balcons enguirlandés de glycines et de jasmins, les corbeilles de fleurs de ses pelouses, les perles scintillantes du jet d’eau, retombant avec un joli bruit dans le bassin de marbre blanc, Mireille, qui depuis un moment regardait curieusement au dehors, fit un mouvement surpris, et dans son regard se montra la sensation du déjà vu. Il lui semblait, en effet, revenir dans des lieux connus, aimés, et ce fut avec une joie non contenue qu’elle tendit les bras à Paule qui, la première, s’était élancée vers la voiture.

— Qu’elle est jolie, qu’elle est mignonne ! s’écriait-elle, en la baisant sur ses boucles, un peu ébouriffées par le capuchon enlevé hâtivement. Nous la guérirons, soyez-en certaine, Madame.

Et sa belle main de patricienne se tendit vers celle de la modeste femme du contremaître. La sainte vertu de charité réunissait une fois de plus des personnes de conditions très différentes, mais dont les cœurs étaient unis dans un sentiment de pareille noblesse : le secours au malheur.

Mlle Irène attendait sous la marquise du perron.

Nullement intimidée maintenant que des doigts amis avaient serré les siens, Louise monta les marches nombreuses en granit rose, et salua la châtelaine. Le docteur et Paule, portant toujours l’enfant, la suivaient en causant.

— Soyez la bienvenue, Madame, lui dit l’aînée des Montscorff. Nous nous associons pleinement à votre bonne œuvre. Espérons que nos communs efforts redonneront la santé à cette pauvre victime des méchants.

— Espérons-le, Mademoiselle.

— Elle est vraiment charmante, reprit-elle, sa douce physionomie nous assure qu’elle sera une petite malade très facile à soigner.

— Elle est très raisonnable et bien aimante, répondit Mme Kerlan.

On était entré dans la salle à manger où, selon les habitudes hospitalières du domaine, des rafraîchissements avaient été servis.

Paule déposa l’enfant dans un grand fauteuil, et, s’agenouillant près d’elle, lui défit sa mante. Mireille apparut toute mignonne dans cette robe d’un bleu pâle, agrémentée de broderies blanches, travail délicat de la pauvre Juana pour embellir celle qu’elle aimait tant. Elle souriait doucement à ces quatre personnes qui l’entouraient vraiment comme si elle avait été la petite reine dont parlait M. Conlau.

— Maintenant que vous l’avez bien examinée, dit le docteur, il serait prudent de la coucher. On lui fera prendre une tasse de lait, et le sommeil viendra réparer les fatigues de la route.

Les yeux de l’enfant se fermaient en effet sous la lassitude provoquée par la brise de la pleine nature.

Mme Kerlan la prit dans ses bras, et suivit Paule qui lui montrait la route. En entrant dans cette chambre spacieuse, aux meubles charmants, aux tentures soyeuses, dont les larges fenêtres donnaient sur un jardin ensoleillé et abrité, la jeune femme comprit combien elle lui serait plus hospitalière que la sienne, déjà bien encombrée.

Un grand lit bas, adossé aux draperies azurées du mur, s’avançait jusqu’au milieu de la pièce, permettant à l’air de circuler librement autour. Sous le piqué en soie bleue, sur lequel le drap rabattait son écusson brodé, la petite fille fut étendue par sa mère adoptive, aidée de Paule, qui semblait charmée de ce rôle maternel. Et bientôt, après avoir bu avec avidité une pleine tasse de lait, elle s’endormait, paisible.

— Voyez que la campagne agit déjà sur cet organisme ébranlé, fit le docteur. Dans quelques jours nous la verrons debout.

Louise baisa la petite main qui s’étendait si frêle sur la couverture, et se relevant :

— Je vais la quitter maintenant, dit-elle, j’ai hâte de me retrouver près de mes enfants ; puis elle pourrait peut-être avoir de la peine de mon départ si j’attendais son réveil.

— Oui, dit Mlle Irène, nous devons lui éviter toutes secousses violentes. Vous reviendrez, Madame Kerlan ! ajouta-t-elle en tendant la main à la jeune femme.

— Pas avant dimanche ! fit-elle tristement. Je ne puis m’absenter les autres jours.

— Vous serez toujours la bien accueillie, dit Paule et croyez que nous nous efforcerons de vous remplacer près de Mireille.

— Vous le ferez, et avec avantage, Mademoiselle ; je ne pouvais, moi, que lui faire partager ma médiocrité !

— Où les soins tendres et éclairés ne lui ont pas manqué, dit le médecin. Croyez bien, ma chère enfant, que je ne vous l’aurais pas enlevée si sa santé n’avait pas été en jeu.

Après un dernier regard à celle qu’elle avait sauvée de l’abandon, Mme Kerlan suivit le docteur, et ils rejoignirent la voiture, accompagnés par les deux sœurs, qui protestèrent encore de tout leur dévouement pour la petite malade. Et c’est le cœur allégé que l’excellente femme regagna sa demeure. Elle savait maintenant combien la douce étrangère serait aimée et soignée dans ce château.

— À demain ! avait dit M. Conlau.

Paule vint s’établir avec sa broderie près de la fenêtre ouverte, afin que le réveil de Mireille ne fût pas effrayé par la solitude dans cette chambre inconnue. Elle rêvait plutôt qu’elle ne travaillait, et bien souvent son regard allait vers l’enfant dont le souffle régulier annonçait un bon et réconfortant repos.

Oui, sa sœur avait eu raison, elle était bien faite pour être épouse et mère. Quelle sollicitude dans les yeux bleus qui se fixaient sur le lit ! À chaque mouvement de la petite créature, Paule se levait et, sur la pointe des pieds, elle allait vers elle, ne reprenant sa place que lorsque le calme semblait revenu.

Quand les longues paupières s’ouvrirent et se refermèrent comme épouvantées, la jeune femme s’avança vivement, et appuyant la petite tête peureuse sur sa poitrine :

— Ne crains rien, ma chérie, tu es ici chez de bonnes amies qui t’aimeront bien, crois-le. Regarde-moi ! Veux-tu m’embrasser ?

Et d’eux-mêmes les petits bras se nouèrent à son cou, et des lèvres fraîches se posèrent sur sa joue.

— Allons ! voici la connaissance faite ! s’écria Paule gaiement. Maintenant je vais t’asseoir dans ton lit, et pour que tu n’aies pas froid je te passerai ce joli manteau de laine. Vois comme il est charmant !

Elle l’entoura du moelleux tissu et lui donna un beau livre de contes de fées, aux images coloriées des plus vives couleurs.

— Sais-tu lire, mignonne ?

— Oui.

— Eh bien ! pour ne pas trop te fatiguer, déchiffre seulement les mots qui se trouvent sous chaque gravure.

L’enfant fut d’abord très intéressée, puis elle laissa le livre, et regardant autour d’elle avec admiration :

— C’est beau, ici ! fit-elle. Mais je voudrais voir maman et Marie.

Paule fut un peu décontenancée.

— Cela est naturel ! se murmura-t-elle ensuite. Elle me connaît à peine, moi. Si elle ne regrettait pas celle qui l’a sauvée, elle manquerait de cœur.

Elle reprit la petite fille entre ses bras, et l’embrassa tendrement en lui disant :

— Ta maman et Marie viendront dans quelques jours.

Puis, comme les yeux sombres s’agrandissaient pour ne pas laisser échapper les larmes qui y perlaient :

— Tu ne reverras ta mère que si tu te laisses soigner et dorloter sans pleurer, ajouta-t-elle. Je vais le donner ta poupée, et nous allons jouer toutes deux : veux-tu ?

— Oui, car je t’aime bien, toi aussi.

Et les pleurs ne jaillirent pas.

La jeune femme prit sur la table quelques roses qu’elle avait cueillies pour l’enfant, et les jeta sur son lit.

— Des fleurs ! fit-elle joyeuse.

Elle les rassembla et y enfouit son petit visage fatigué. Paule sonna.

— Allez me chercher quelques gâteaux et un flacon de vin d’Espagne, Thérèse, dit-elle à la femme de chambre qui accourut à cet appel. Vous me porterez ensuite ma corbeille à ouvrage.

— Bien Mademoiselle. La petite va mieux, s’il vous plaît ?

— Oui, voyez combien ses traits sont calmes.

L’enfant sourit à la domestique qui lui souriait.

Mlle Irène est-elle au château ?

— Mademoiselle s’est rendue à Cléguer il y a quelques instants, Mademoiselle.

— Dès le retour de ma sœur, dites-lui que je désire la voir.

— Oui, Mademoiselle, dit Thérèse en sortant pour exécuter les ordres de sa maîtresse.

Elle reparut avec les objets demandés.

La jeune femme et la petite malade goûtèrent gaiement. Puis, prenant son nécessaire, Paule confectionna un mignon chapeau pour la poupée qui n’en avait pas. Et les heures passèrent, si brèves, qu’elles n’entendirent pas rentrer Mlle Irène.

La vieille demoiselle s’arrêta sur le seuil de la chambre, charmée par le groupe gracieux que formaient sa sœur et Mireille.

— Je vois que vous êtes toutes deux complètement amies ! dit-elle enfin.

— Ah ! c’est toi, Irène !

Et le visage transfiguré, Paule, lui sourit.

— C’est une transformation ! murmura Mlle de Montscorff.

Elle ne le disait pas seulement pour la malade, mais encore pour sa fille, comme elle l’appelait.

Aussi, le soir, dans ses prières, remercia-t-elle Dieu de toute son âme.

Paule éleva également ses pensées vers le ciel en lui criant son bonheur, et en le bénissant d’avoir envoyé vers sa solitude cette abandonnée qui avait déjà pris tout son cœur. En écoutant le souffle léger de la chère petite confiée à sa protection, elle disait avec élan :

— Je la garderai ; elle sera ma fille, mon amour, et elle me rendra tendresse pour tendresse.