L’Abandonnée (Jouan)/10

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Bonne Presse (p. 25-27).

CHAPITRE II

UN RETOUR VERS LE PASSÉ


Avant de venir chercher un refuge pour une immense souffrance et un chagrin sans repos dans cette île bénie de Majorque, le comte Roger de Peilrac habitait les environs de Bayonne. Il résidait dans la vieille demeure familiale aux tours gothiques, où il avait grandi entre ses parents, dont il était l’unique enfant.

Leur fortune lui permettant de vivre selon ses goûts, il les quittait souvent pour entreprendre de longs voyages. Il en revenait enthousiasmé ; sa nature poétique lui faisait apprécier mieux qu’un autre les beautés naturelles, les merveilles des pays et des villes qu’il traversait.

À l’aide des notes et des dessins pris pendant ces excursions, il rédigeait des relations charmantes que toutes les revues, appréciant ce genre littéraire, auraient été heureuses de publier. Le charme du style, la fidélité des descriptions, l’art des dessins donnaient à ce travail une réelle valeur.

Quel charme, après ces excursions lointaines, de s’asseoir au foyer, où l’avaient attendu, patient, le comte de Peilrac, esprit profond, au caractère loyal, et sa femme, la douce comtesse Mathilde, dont la distinction et la bonté étaient sans égales. Dans le grand salon, qu’une longue suite d’ancêtres aux goûts artistiques avaient orné de meubles rares, d’objets d’art, de splendides peintures, ils passaient de bonnes soirées, où la causerie alternait avec la musique, pendant que la bise sifflait dans les grands arbres dépouillés.

Un feu pétillait dans l’âtre immense, dans lequel on plaçait facilement une grosse souche moussue. La comtesse travaillait sous la lampe, dont le large abat-jour soyeux tamisait la trop vive lumière, tout en écoutant le comte et Roger parler de ces contrées si belles qu’ils connaissaient tous deux.

— Je voyage par la pensée tant vos descriptions sont colorées, mes biens chers, disait-elle en leur souriant.

Parfois de vieux amis des environs qui, comme les châtelains de Peilrac, ne quittaient pas leurs domaines malgré l’hiver, venaient augmenter le cercle intelligent et aimable autour de la vaste cheminée, aux montants admirablement sculptés. Un thé exquis était servi par la maîtresse du logis dans cette tiède atmosphère, où les plantes de la serre jetaient une note gaie et des parfums pénétrants.

Et l’hiver passait, rapide, au milieu de ces plaisirs de l’esprit et du cœur. Car les pauvres n’étaient pas oubliés par ces âmes nobles, qui auraient craint de jouir des biens que leur donnait la richesse s’ils n’en avaient porté une large part aux malheureux.

Roger employait les heures de la journée à des travaux littéraires. Il collaborait à plusieurs journaux où ses relations de voyage, ses articles scientifiques et sociaux étaient toujours les bien accueillis. Mais malgré cet emploi sagement équilibré du temps, la venue du printemps le trouvait inquiet ; il aspirait à d’autres horizons. Sachant combien sa présence était douce au cœur de ses parents, il ne pouvait se décider à parler de départ, malgré son extrême désir de recommencer ses courses à travers le monde.

Sa mère, sans cesse occupée de ce fils unique et bien-aimé, en faisait la remarque au comte.

— Notre Roger est un peu las de cette vie, trop cloîtrée pour ses vingt-cinq ans ; je crois qu’il désire encore s’en aller sous d’autres cieux.

Et comme le comte passait sa longue main sur son front à peine ridé, d’un air soucieux :

— Il nous reviendra à la fuite des hirondelles, faisait-elle en riant ; et notre hiver se passera encore bien joyeusement près de lui.

— Vous êtes la meilleure des mères, Mathilde, vous placez la joie de votre enfant avant la vôtre, car, avouez-le, cette absence vous laisse aussi bien attristée ?

— Je ne saurais le nier : comment ne pas regretter un fils comme Roger !

Et dans les yeux de Mme de Peilrac brillait une fierté sans bornes.

— Mais il est si jeune encore, reprenait-elle, que je comprends très facilement ce goût des voyages qui le domine. Il le tient de vous, mon cher ami, puisque le mariage a seul pu vous retenir au logis.

— Oui, vous avez raison, comme toujours, Mathilde. Lorsque Roger aura enfin rencontré la femme rêvée, il demeurera comme moi dans le vieux château ancestral. Qu’il la trouve donc bientôt, cette compagne ; et, je ne forme qu’un souhait, c’est qu’elle soit, comme vous, l’ange du foyer.

M. de Peilrac avait baisé avec émotion la main fine et blanche que sa femme lui tendait, les yeux un peu humides.

Et le soir, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre joyeuse, il disait à son fils :

— Les hirondelles sont de retour, Roger : à quand ton départ ?

— J’y pense ! répondit franchement le jeune homme. Ce qui m’arrête, c’est qu’il faut encore me séparer de vous. Ah ! si vous vouliez m’accompagner !

Un éclat de rire, un peu contraint il est vrai, accueillit cette exclamation.

— Y songes-tu, enfant ? Quitter, à nos âges, notre demeure et nos habitudes ! s’écriait la comtesse. Non, non, pars, profite des beaux jours revenus ; nous aurons toute la mauvaise saison pour nous rassasier de loi.

Et Roger partit, après avoir embrassé les chers vieux qui ne voyaient qu’une chose : son complet bonheur.

Une terrifiante nouvelle vint l’affoler en Grèce, lorsqu’il se préparait à étudier ces monuments d’un grandiose passé. Un télégramme, effrayant dans son laconisme, lui fut remis à Athènes. Il disait :

Père mourant, retour immédiat.

Roger pâlit, comme si la funèbre visiteuse l’eût aussi touché de sa froide main, et il s’écria d’un accent désespéré :

— Mon père est mort !… Je ne le verrai plus ; Malheureux que je suis de l’avoir quitté encore !…

Et une crise de larmes et de sanglots l’avait jeté terrassé sur un siège. Ces pleurs le sauvèrent de ce transport terrible qui menaçait son pauvre cerveau en feu. Il put faire ses préparatifs de départ, et il arriva à Peilrac assez à temps pour embrasser encore une fois ce père qu’il trouva couché dans son cercueil.

Une congestion cérébrale, occasionnée par un grand froid contracté à la chasse, avait emporté le comte en quelques heures. Il avait été rapporté au château sans connaissance, et ne l’avait recouvrée que quelques instants avant l’heure suprême, en pressant les mains de sa femme et de l’abbé Coural, un ami de toujours, qui était venu l’administrer. Mais pas une parole n’était sortie de ses lèvres convulsées.

Le désespoir du jeune comte fut immense, comme avait été sa tendresse. Il se reprochait amèrement d’avoir abandonné ses parents pour ces courses sans trêve, et cela en des termes tels, que sa mère craignit pour sa raison. Il fallut toute sa douceur, toute son affection pour ramener ce pauvre esprit égaré par l’excès même de sa douleur. Elle oublia son propre chagrin, pourtant bien profond, pour ne songer qu’à consoler, à faire rentrer l’espérance dans cette âme affolée.

— Ton père m’a serré les doigts deux fois, mon cher aimé, disait-elle tendrement à Roger, assis, les yeux hagards, dans la chambre du cher disparu. C’est que tu étais présent à sa pensée ; c’était pour me dire de te donner son dernier adieu.

— Oh ! je ne me pardonnerai jamais, jamais de l’avoir laissé, quand il avait si peu de jours à vivre !

— Pouvais-tu le prévoir ? Aurais-tu pu retarder le moment inévitable ? Non, n’est-ce pas ? Alors, résigne-toi à la volonté de Dieu, mon pauvre ami, et ne me rends pas encore plus malheureuse par ce désespoir qui me navre.

— Vous pouvez me prêcher la résignation, vous, mère ; vous avez toujours vécu à ses côtés comme une femme aimante et fidèle ; mais moi, son seul fils, moi qui l’ai abandonné !…

Et une violente crise nerveuse venait le terrasser.

Le médecin de la famille prescrivit un changement de lieux pour calmer ce malheureux esprit.

— Il n’y consentira jamais, docteur ! affirma la comtesse.

— Je le crois, Madame, aussi c’est vous que je vais envoyer à Nice pour y passer la fin de l’hiver, sous prétexte que vous avez besoin d’un air plus doux et plus ensoleillé.

Et pour sauver sa mère d’une mort imminente si on la laissait à Peilrac par ce froid hiver, Roger voulut bien partir. Lorsque le printemps les ramena au château, le temps avait fait son œuvre. Si les regrets étaient toujours amers, le désespoir ne hantait plus le jeune comte, et tout danger pour sa santé avait disparu.

Mais il s’était juré de ne plus quitter sa mère, et il tint parole. Malgré toutes ses instances, il ne consentit jamais à la laisser seule ; toutes les saisons les trouvaient ensemble dans le splendide domaine où tout leur rappelait le cher mort. Ils pouvaient y parler de lui à toute heure, devant les objets familiers qui lui avaient appartenu, et qu’ils considéraient comme de véritables reliques.

Mme de Peilrac n’avait qu’un désir : marier son fils, afin de ne pas le laisser seul lorsque la mort l’atteindrait à son tour. Mais toutes ses prières étaient vaines.

— Je ne connais pas de jeune femmes réalisant mon idéal, mère, et je ne veux pas me marier sans aimer profondément celle que je vous donnerai pour fille. Puis, à quoi bon placer un tiers entre nous ? Ne sommes-nous pas bien ainsi avec nos souvenirs ?

— Mais si je disparaissais, Roger !…

Il ne la laissait pas achever.

— Si cela arrivait, mère aimée, Dieu, dans sa bonté, ne me laisserait pas vous survivre ; nous partirions ensemble rejoindre tous les nôtres.

Le temps, encore une fois, eut raison des regrets stériles. Le jeune comte reprit sa plume ; il écrivît encore, et lorsque Mme de Peilrac lui parlait parfois de mariage, il ne se refusait plus à envisager cette hypothèse.

— Dès que je rencontrerai la jeune fille rêvée, mère, je vous la présenterai, triomphant.

— Presse-toi, mon Roger, tu auras bientôt vingt-huit ans, et j’ai le plus vif désir de voir ce château s’égayer aux rires de blonds enfants qui seront les tiens.

Et le jeune homme souriait, en disant encore :

— Espérez !