L’Abandonnée (Jouan)/21

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Bonne Presse (p. 51-55).

CHAPITRE V

L’EXPIATION


Le printemps était venu.

Une fraîche senteur s’échappait déjà des bois où se montraient, timides encore, les pâles violettes aimées de tous, et, dans chaque arbre aux bourgeons gonflés par la sève, un nid s’encastrait entre deux branches, autour duquel voltigeait un couple affairé.

Tout parlait de joie, de paix, d’amour ; tout dénotait une vie intense en cette campagne que les jours maussades avaient faite si morne.

Et cependant, dans la chambre étrange d’une roulotte, arrêtée en plein bois, à proximité de la ville de Bonn, un homme se mourait, insensible à ce renouveau, dont le vieux cheval qui traînait le lourd véhicule broutait les jeunes pousses, une lueur de joie en ses yeux mornes.

À quelque distance de la voiture, une fillette et un jeune garçon, accroupis dans l’herbe, fêtaient aussi à leur façon le retour du soleil. L’une tressait une couronne de pâquerettes, tandis que son compagnon, tout en sifflant un air vainqueur, se taillait une flûte champêtre dans une branche de coudrier.

Trop peu de mois s’étaient écoulés depuis la kermesse de Lorient pour que l’on pût hésiter à reconnaître en eux Zénia, la jeune gymnaste, et le pitre Carlo.

Il n’en était pas ainsi pour Marcello et Juana. Étendu sur un lit de douleur, une pâleur livide répandue sur le visage d’un amaigrissement extraordinaire, le saltimbanque respirait avec difficulté, et des plaintes s’échappaient, sifflantes, de sa poitrine oppressée. Près de lui se tenait sa femme.

En elle aussi un changement immense s’était fait. Pâle et triste sous ses vêtements sombres, elle n’offrait plus que l’ombre de cette belle créature qui s’asseyait, droite et fière, à l’entrée de la baraque, pour distribuer les billets des représentations.

Le départ de Bianca, cette enfant qu’elle aimait de toute sa tendresse de mère jamais assouvie, de tous ses remords toujours à l’état latent dans son cœur fiévreux, ce départ l’avait anéantie. En elle, plus de ressorts, rien que des mouvements machinaux de pauvre esclave placée sous une main de fer, et qui doit marcher envers et contre toutes souffrances.

Bien des fois elle avait voulu s’enfuir de l’Allemagne où ils avaient continué à résider, afin de revenir vers cette Bretagne où toute son âme était restée ; toujours la main brutale s’était appesantie sur elle, et, forcée de demeurer, elle avait continué à tourner dans le même cercle abhorré, écœurée de tout. C’est ce qui donnait à ses grands yeux cerclés de bistre cet éclat sinistre, c’est ce qui détendait ses lèvres en deux cercles où s’imprégnait le plus profond désespoir.

L’homme qui l’avait précipitée dans cet abîme de fautes et de douleurs gisait, à son tour, terrassé par une maladie terrible qui ne lui laissait aucune minute de répit. Un soir, à la suite d’une représentation, un froid subit et mortel s’était abattu sur ses robustes épaules et l’avait contraint à gagner sa couche tout frissonnant. Le lendemain une pneumonie se déclarait, et aujourd’hui le médecin qui le soignait avait perdu tout espoir.

Oubliant tous ses griefs devant ce malade accablé que la mort guettait, Juana l’avait soigné avec un grand dévouement ; mais il devait être inutile. Marcello allait bientôt rendre compte à Dieu de sa vie troublée par tant de méfaits, dont le plus affreux était le rapt cruel de cette petite Mireille.

C’était, la plus grande préoccupation de la jeune femme, quand l’homme qu’elle avait aimé assez follement pour tout abandonner allait disparaître peut-être à jamais. S’il devait se présenter devant Dieu sans avoir essayé de réparer son crime ? Et cette éventualité, redoutable pour son âme pieuse, faisait frissonner Juana comme si cette heure suprême était déjà sonnée.

Aussi, en lui présentant le breuvage qui devait adoucir son mal, lui dit-elle doucement :

— Marcello, ne voudrais-tu pas voir un prêtre ?

Il se redressa brusquement, et paya ce mouvement par une violente quinte de toux. Quand elle prit fin, sa femme essuya son front moite, et, le soulevant légèrement, elle le fit boire.

— Un prêtre !… balbutia-t-il enfin. Tu me crois donc perdu ?

— Non, et nous espérons te sauver, ainsi que le docteur me le disait ce matin ; mais nous sommes tous mortels, Marcello, et ce moment arrivera pour toi comme pour moi. Il y a longtemps que tu as abandonné toutes pratiques religieuses, et je voudrais profiter de cette maladie qui te montre combien est grande la faiblesse humaine, combien nous sommes peu de chose devant la mort, je voudrais te voir revenir à Dieu, le seul grand, le seul fort. Après cette vie il y en a une autre, mon ami, elle est éternelle, et nous y serons placés selon nos mérites, et aussi selon notre repentir.

Le malade exhala une faible plainte, et de nouveau une sueur brûlante inonda son visage. Juana se pencha encore et l’étancha à l’aide d’un fin mouchoir ; puis ses lèvres s’appuyèrent sur ce front que plissaient les soucieuses pensées, et d’une voix où passa toute son angoisse :

— Aie pitié de toi-même, Marcello, et si Dieu a jugé l’heure extrême venue, ne quitte pas ce monde avec ton redoutable secret.

— L’enfant !… murmura-t-il.

— Oui, celle que nous nommions Bianca et qui s’appelle Mireille.

— Qui te l’a dit ?

— La médaille d’or qu’elle avait au cou.

Il eut un regard effaré, et ses mains se crispèrent sur le drap.

— Je t’en supplie ! recommença-t-elle avec prière, dis-moi tout ce qui concerne cette petite fille, afin que je répare, si tu ne peux le faire toi-même. Tu sais que je t’ai bien aimé ; au nom de cet amour, parle.

Le moribond sembla combattre encore avec lui-même, puis, vaincu :

— Soulève-moi un peu, Juana… je vais tout t’avouer.

Elle arrangea ses oreillers, et lorsqu’il y fut commodément appuyé, elle alla vers la fenêtre regarder ce que devenaient les enfants. La fillette tressait toujours ses fleurs ; le jeune garçon avait disparu dans le bois. Sûre de n’être pas dérangée, Juana revint s’asseoir près du lit.

— Je t’écoute, dit-elle.

Marcello ferma les yeux comme pour s’isoler et commença :

— Tu n’avais pas d’enfant, et tu en souffrais. Lors de mon voyage en France pour réclamer à Bertrand cette somme prêtée qu’il ne voulait pas nous rendre, je passai près d’une magnifique demeure située non loin de Bayonne, et je vis dans le jardin une petite fille qui jouait parmi les fleurs au bord de la rivière.

Comment la pensée de te l’apporter m’est-elle venue ? C’est sans doute parce que je t’aimais avec passion et que je te voulais complètement heureuse… Je pénétrai le lendemain dans la propriété bordée par un mur assez bas, et je guettai le petit être que je convoitais. Je m’étais muni d’un flacon de chloroforme afin de le lui faire respirer et de pouvoir l’emporter sans cris, sans péril… Car une autre pensée m’était venue, et je désirais réussir dans cette entreprise. Nous venions d’acheter la roulotte, et cette enfant si belle ne pouvait que nous être très utile pour nos représentations…

Il s’arrêta, épuisé.

Juana, palpitante, approcha encore la tasse de ses lèvres.

— Bois, fit-elle, cela te reposera.

Il put reprendre le lamentable récit.

— Par un hasard heureux pour moi, la petite fille vint toute seule jouer sur la rive ; elle s’amusait à cueillir des fleurs dont elle remplissait une petite corbeille… Je me présentai brusquement à sa vue ; elle s’effara, mais avant qu’elle eût pu jeter un cri, je lui couvris le visage d’un voile imbibé de chloroforme… L’effet fut très prompt, elle tomba inanimée sur le gazon, et je pus remporter sans éveiller l’attention.

— Et tu ne te dis pas alors quelle douleur allaient avoir ses parents ? s’écria Juana, ne pouvant plus contenir son indignation. Aucun sentiment de pitié ne fit vibrer ton cœur ?

— Ils étaient riches, les gens qui habitaient ce splendide château ; ils avaient sans doute d’autres enfants ; que de raisons pour se consoler !

— On n’oublie jamais, jamais, la perte d’une petite fille telle que Mireille, répondit la jeune femme d’une voix tremblante. Ah ! qu’ils doivent encore la pleurer ! Il vaut mieux savoir son enfant mort que de ne pas connaître la destinée qui lui a été faite !

— Ses parents la croient morte : avant de disparaître, j’avais suspendu son chapeau à la branche d’un arbre penché sur l’eau.

— Ô profanation !… Ah ! pauvre chérie ! pourquoi ai-je cru en la recevant à la fable que tu avais si bien imaginée ! J’aurais pu alors la rendre à sa famille, et je ne serais pas troublée par ces remords qui me conduiront au tombeau !…

Marcello s’était affaissé sur ses oreillers, cette longue confession l’avait brisé. L’approche de la mort l’affolait aussi ; il se sentait bien malade, et il avait peur de l’au-delà. Aussi, lorsque sa femme, se reprenant à la prostration qui l’avait jetée sur son siège, se rapprocha de lui et lui eut dit :

— Achève ton œuvre bien tardive de réparation, Marcello, nomme-moi les parents de l’enfant !

— Je ne les connais pas !… lui répondit-il.

Puis il ajouta d’une voix faible :

— Fais chercher le prêtre.

Juana eut un éclair de joie en ses yeux sombres. Elle courut à la fenêtre, et appelant Zénia qui, parée du collier et de la couronne de pâquerettes, se regardait complaisamment, dans un petit miroir, elle lui dit d’aller à la ville prévenir un prêtre qu’un mourant le désirait.

— Est-ce que le maître va mourir, Madame ? s’écria la fillette, une épouvante dans le regard.

— Oui.

Zénia arracha vivement sa parure de fleurs qui la faisait si jolie, la jeta dans l’herbe, puis elle disparut en courant.

Une demi-heure plus tard, l’homme de Dieu remplaçait Juana près de la couche, et Marcello se déchargeait de tout ce qui bourrelait sa conscience depuis tant d’années.

Quelques instants après, il mourait, la main dans celle de sa femme, plein de résignation et de repentir, après avoir demandé pardon à cette compagne de sa triste existence qu’il avait torturée tout en l’aimant.

Les simples funérailles accomplies, Juana quitta le petit cimetière où elle laissait dans une terre étrangère ce Marcello, tant chéri jadis que ses yeux désolés avaient encore trouvé des larmes pour le pleurer, malgré tout. Elle revint avec Zénia et Carlo dans la roulotte qu’elle allait bientôt abandonner pour entreprendre sa tâche de réparation.

— Qu’allons-nous devenir, Madame ? demanda tristement la fillette.

— Le saltimbanque qui m’achète la roulotte et tout le matériel m’a promis de vous engager, répondit la veuve ; c’est un brave homme, qui vit en famille, vous serez heureux chez lui. Il doit venir me voir cette après-midi afin de régler notre marché, et il vous fera ses conditions.

— Nous vous regretterons, maîtresse ! gémit Carlo.

— Oh ! oui, vous êtes si bonne ! dit à son tour Zénia.

Juana les embrassa affectueusement, tout attristée aussi de s’en séparer. Elle doubla les gages qu’elle leur devait, et les présenta à leur nouveau maître.

C’était, en effet, un homme bon et probe, et, la jeune femme éprouva moins de regrets en se séparant de ces enfants à qui elle s’était attachée.

— Nous ne vous oublierons pas, lui disaient-ils en la quittant, nous penserons souvent à vous !

— Ma pensée vous suivra également pendant ces voyages à travers le monde, mes chers enfants !

— Qui sait, Madame, nous nous reverrons peut-être un jour ? dit Zénia.

La veuve de Marcello secoua négativement la tête.

— Dans la maison où je me retirerai, on est mort au monde ! murmura-t-elle.

*

Quelques jours plus tard, sous ses grands voiles de deuil, Juana arrivait à Kerentrech, et se faisait conduire à l’auberge, afin de s’enquérir adroitement de la petite abandonnée.

Après un repas léger qu’elle prit à la hâte, sans trop savoir ce que l’on plaçait devant elle, tant son inquiétude était extrême, elle jeta les yeux sur un journal qui se trouvait à proximité. Le hasard la servait. Un fait divers de ce numéro relatait l’abandon d’un enfant nouveau-né dans une ville du Midi. Elle ne put s’empêcher de pousser une exclamation qui attira l’attention de l’hôtesse, une grosse femme l’air bon, qui portait la petite coiffe de mousseline sur des cheveux d’un gris argent.

— Encore un assassinat, Madame ?

— Non, fit Juana, c’est un pauvre petit être qui, à peine né, a été abandonné sur la rue.

— Une malheureuse mère sans doute qui, ne pouvant nourrir l’enfant, l’a jeté à la pitié des passants ; elle a encore mieux fait que de le tuer.

Un silence se fit, que la jeune veuve ne savait comment rompre pour renouer la conversation. Elle craignait tant de se trahir !

Ce fut l’hôtelière qui la reprit.

— Un fait à peu près semblable s’est passé non loin d’ici, il y a quelques mois, dit-elle.

Et, devant l’air attentif de Juana dont le cœur battait à se briser, elle continua.

— Une petite fille de huit à neuf ans fut trouvée au carrefour des Quatre-Chemins, par Mme Kerlan, la femme d’un contremaître du chantier de Caudan. On n’a jamais su par qui elle avait été abandonnée, parce qu’elle ne voulut pas parler.

— Et qu’est-elle devenue ? interrogea la pauvre femme, parvenant à dominer son immense émotion.

— Des dames nobles et riches, Mlles de Montscorff, qui habitent une propriété près de Cléguer, l’avaient adoptée, mais son père s’est retrouvé, et il va l’emmener à Bayonne quand elle aura fait sa première Communion.

— C’est heureux !

Ce fut tout ce que put balbutier Juana.

Le père de Mireille !

Elle allait se trouver en présence du père de l’enfant !

Tant qu’elle avait cru pouvoir la rendre à ses parents, elle espérait obtenir son pardon par son action même, mais maintenant ! Et c’est à peine si elle écouta l’hôtesse qui avait repris :

— Oui, une note envoyée à un journal a mis ce monsieur, un noble très riche aussi, sur la trace de sa fille, et maintenant elle va reprendre sa place auprès de lui.

Juana s’était levée ; elle n’avait plus qu’un désir : aller vers Cléguer, et essayer de voir sa Bianca tant aimée. La revoir, l’embrasser avant d’aller s’enfermer dans un monastère pour y pleurer sa vie !

Elle paya sa dépense, et sortit pour se diriger vers Lorient. C’est là qu’elle trouverait une voiture qui la conduirait au château de Montscorff sans éveiller les soupçons.

L’aubergiste la regardait disparaître et murmurait :

— Pauvre femme ! elle a l’air d’une égarée. Le chagrin sans doute ! Elle a dû perdre mari et enfant.

La digne hôtesse ne savait pas être si près de la vérité.

Bientôt Juana était sur la route de Cléguer. Arrivée au bourg, elle dit au cocher de l’attendre, puis, se faisant indiquer le château de Montscorff, elle descendit le chemin si pittoresque, bordé de toutes les fleurs charmantes que le printemps avait déjà fait éclore.

Une crainte tourmentait la triste veuve : l’apparition vengeresse du père de Mireille. Elle voulait bien revoir sa douce chérie, s’emplir les yeux de sa chère image ; si elle pouvait seulement embrasser ses petites mains caressantes, elle partirait moins désespérée pour son Espagne, où elle avait résolu de terminer ses jours désolés à l’ombre d’un couvent, mais non le père, qui pourrait lui jeter le crime de Marcello à la face. Oui, il avait été épouvantable, cet attentat, mais celui qui avait eu la barbarie de le commettre était mort, et Juana ne voulait pas d’insultes sur sa mémoire.

Elle gagna une prairie parsemée de pommiers en fleurs où les merles sifflaient, où le Scorff coulait en chantant entre des rives étoilées d’iris d’or. Le ciel avait revêtu son azur de fête ; des nuées blanches, telles de vaporeuses dentelles, y passaient rapides.

Une paix bienfaisante à l’âme de la désolée tombait de toutes ces choses radieuses, et la brise embaumée qui se jouait dans les fleurs rafraîchissait son front brûlant qu’elle avait découvert du crêpe sombre.

Sur un pont de bois traversant la rivière, elle aperçut soudain deux femmes en robes claires et s’arrêta, le cœur palpitant. Les promeneuses se dirigeaient vers elle, et bientôt elle poussait un cri où il y avait de l’amour, de la douleur, de l’effroi, en reconnaissant Mireille appuyée câlinement au bras d’une jeune femme.

À cette exclamation, une autre y répondit, vibrante, et l’on y devinait aussi une affectueuse allégresse.

— Juana !…

Et, quittant Paule, l’enfant se précipita dans les bras tendus si follement vers elle.

— Ma bien-aimée !… Ma petite fille ! Je te revois, enfin !…

— Ô mère ! Je t’attendais toujours ; je savais bien que tu serais revenue !

Juana l’éloigna d’elle pour la mieux admirer dans cette robe blanche aux velours noirs qui avait remplacé la sévère toilette de deuil, après ces quelques mois écoulés.

— Que tu es belle ! reprit-elle extasiée. Tu as recouvré la pleine santé.

Mlle de Montscorff, à qui M. de Peilrac avait dévoilé le secret de l’enlèvement, ne voulait pas troubler d’un mot ces épanchements. Elle ne quittait pas du regard celle qu’elle continuait à appeler sa fille : si on allait la lui ravir encore !

— Et Marcello ? interrogea Mireille d’une voix craintive.

— Tu n’as plus rien à redouter de lui, ma chérie : il est mort !…

La fillette resta muette. Elle avait trop souffert sous ce maître cruel pour trouver une parole à ajouter.

— Tu vas venir au château, reprit-elle, et maintenant que tu es libre, tu y demeureras avec nous. N’est-ce pas, maman ? ajouta-t-elle en se rapprochant de Paule, la main de Juana dans la sienne.

— Je n’en suis pas digne !… murmura la veuve. Oh ! Mademoiselle ! Soyez bénie ! s’écria-t-elle en tendant ses doigts joints vers la jeune femme, qui n’avait pas la force de lui dire une phrase d’encouragement, c’est vous qui avez réparé notre monstrueuse action…

— Oui, bien épouvantable de la part d’une femme, en effet. Comment avez-vous eu le courage d’abandonner un petit être que vous semblez aimer ?

— Écoutez-moi avant de me blâmer ! fit Juana d’une voix sourde. Je ne connaissais pas le sinistre projet de Marcello ; il nous avait tous endormis pour mieux le faire réussir ; et c’est quand ce sommeil léthargique a pris fin que j’ai deviné le drame affreux qui venait de se jouer près de moi.

— Mais vous pouviez intervenir, alors.

— C’est ce que j’ai fait. J’ai sommé mon mari, aussi mon maître, hélas ! de me rendre cette enfant, ou sinon je le dénoncerais à la Justice. Puis il me fit remarquer une femme qui venait vers la croix au pied de laquelle Bianca, non, Mireille, gisait endormie encore. Je voulus savoir si elle la relèverait, je me suis rapprochée peu à peu, me cachant derrière les arbres, et j’appris par les paroles dites à la petite fille qu’elle voulait l’adopter comme sienne. Que pouvais-je offrir à Mireille ? La continuation de cette vie écœurante qui la faisait lentement mourir ? Ne valait-il pas mieux la laisser aller avec cette paysanne qui semblait douce et bonne ?

Paule prit un air moins sévère.

— Ceci prouve que vous n’avez pas participé au crime d’abandon ; mais le rapt, comment l’expliquez-vous ?

Juana raconta la dernière confidence reçue au lit de mort de Marcello.

— J’ai été coupable de le croire, ajouta-t-elle ; j’avais tant de confiance en lui ! Je l’aimais. Oh ! je m’accuse, je m’accuse d’avoir consenti à accepter cette enfant, sans me préoccuper de vérifier les assertions de mon mari !

— Malheureuse ! s’écria Paule, si vous saviez quels deuils ont suivi ce vol ! La grand’mère de Mireille est morte devant ce gave où elle croyait sa petite-fille engloutie, et sa mère, après avoir langui six ans comme une désespérée, s’est éteinte à son tour d’une maladie de cœur aggravée par ces ressouvenirs.

En entendant ces paroles, la veuve jeta encore un grand cri, et s’assit brusquement sur un tronc d’arbre, avec de longs sanglots.

À cette vue, Mireille, qui, les yeux agrandis, avait assisté en silence à ces explications, Mireille s’agenouilla près de celle qui l’avait soignée et aimée comme une mère en lui disant :

— Tu ne savais pas, tu n’es pas coupable. Ne pleure pas ainsi !

Juana la releva, puis, à genoux ;

— C’est moi qui dois m’humilier devant toi, ô Mireille ! C’est moi qui te demande pardon, et avec toute mon âme, de tout le mal arrivé par la faute de celui qui n’est plus ! Ah ! si je pouvais donner ma vie pour te rendre les chères mortes !… Mais non, cela n’est pas possible. Mon Dieu, je voudrais mourir !…

Et une crise de désespoir la rejeta, la figure entre les mains, sur le vieux tronc.

— Ce que vous dites là n’est pas d’une chrétienne ! prononça Paule sévèrement. Demandez à vivre, au contraire, pour racheter votre faute par la pénitence.

— C’est mon intention, sanglota-t-elle en se relevant. Je vais partir pour l’Espagne et me retirer dans un cloître où je soignerai les pauvres déshérités de ce monde. Mais je voulais auparavant revoir Mireille, je désirais recevoir son pardon.

— Tu n’en as pas besoin, Juana, puisque c’est Marcello qui a tout fait. Console-toi et viens vers mon père !

Elle eut encore un geste de recul.

— Non ! non ! fit-elle. Trop de mal lui est arrivé par nous, je ne veux pas me trouver en sa présence. J’aurais peur de sa malédiction sur un mort !

— On respecte toujours ceux qui ne sont plus, quelles qu’aient été leurs fautes, reprit Paule d’un ton adouci. Allons, pauvre créature, vous avez assez souffert, assez aimé pour être pardonnée !

Et la noble fille lui tendit la main.

La veuve la saisit respectueusement, et la portant à ses yeux mouillés de pleurs :

— Ah ! soyez encore une fois bénie, Mademoiselle, et que Dieu vous donne tout le bonheur que vous méritez si bien ! Adieu, Mireille, ajouta-t-elle, prie quelquefois pour la pauvre Juana, elle t’a bien aimée !…

L’enfant éclata en sanglots.

— Et moi aussi je t’aime ! s’écriait-elle au milieu de ses larmes. Ne pars pas !

— C’est impossible ! Je suis indigne de vivre parmi d’honnêtes gens. Puis ma présence raviverait trop de douloureux souvenirs.

— Je vous comprends et je vous approuve, dit Mlle de Montscorff. Avez-vous de l’argent ? questionna-t-elle tout bas.

— Merci, Mademoiselle, le produit de la vente de la roulotte et une somme qui me reste encore me suffiront amplement. Adieu, dites bien au père de Mireille tous mes regrets, tous mes remords !…

— Allez, pauvre infortunée, et que Dieu vous soutienne !

Juana baisa encore Mireille, puis elle la mit dans les bras de Paule en murmurant :

— C’est elle qui sera la mère, elle en est digne.

Et l’enfant, se sentant tendrement pressée sur ce cœur qu’elle savait tout à elle, vit partir la jeune femme, non sans regret, mais au moins sans désespoir.

Quand Juana eut disparu, Paule embrassa Mireille en lui disant :

— Tu prieras pour elle le jour de la première Communion, afin que Dieu lui accorde la paix de l’âme.

Et, tendrement enlacées, elles reprirent le chemin du château.