L’Abbé Jules/II/2

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 234-246).

II


Le cousin Debray, à l’exception de ses vieux souvenirs de caserne et de sa connaissance plastique des mœurs du putois, n’avait pas beaucoup d’idées dans la tête. Depuis qu’il avait quitté le régiment il n’en avait eu qu’une, et encore dut-il y renoncer. Le brave cousin s’était imaginé de doter le pays d’une compagnie de sapeurs-pompiers, dont il eût été le commandant ; il avait écrit, à ce propos, rapports sur rapports, mémoires sur mémoires, dressé des plans, des statistiques d’incendie, établi d’admirables règlements. Mais il s’était heurté sans cesse à l’obstination du conseil municipal qui refusa de charger la commune déjà obérée d’un surcroît de dépenses. Le capitaine en conçut un vif ressentiment et, bien que bonapartiste enragé, il se jeta dans l’opposition — opposition, je m’empresse de le dire, qui se restreignait à des « nom de Dieu ! » poussés contre les autorités locales. Grâce à sa qualité d’ancien capitaine, il occupait à Viantais une situation en vue. D’abord, il figurait en grand uniforme dans les cortèges officiels, et puis, il rendait de nombreux services aux mères de famille qui avaient des fils à l’armée. S’agissait-il d’obtenir un congé, une exemption, une faveur quelconque, c’est au capitaine Debray qu’on s’adressait ; il indiquait la marche à suivre, rédigeait les suppliques en termes du métier, accablait les bureaux de recrutement et le ministère de la guerre de ses recommandations. Très obligeant, il jouissait donc d’une petite popularité et il finit par se consoler de n’être pas pompier en empaillant avec rage et conviction tous les putois et belettes tués dans les taillis d’alentour. Chaque famille possédait au moins un spécimen du talent de notre cousin, et l’on ne pouvait entrer à cette époque dans une maison sans y voir à la place d’honneur un de ces animaux assis sur une planchette de bois et se livrant à des gesticulations badines, généralement empruntées à la mimique des écureuils. Par une tendance vers l’idéal qu’ont généralement les vieux militaires retraités, le cousin corrigeait, dans la zoologie des bêtes carnassières, ce que celles-ci ont de trop répugnant et de trop féroce. Il vivait très retiré avec sa domestique, Mélanie, une grosse femme de quarante-cinq ans, qu’il appelait familièrement : « Ma poule. » Les intimes relations du maître et de la servante étaient connues de tous. Ils ne s’en cachaient ni l’un ni l’autre, et un jour qu’ils s’étaient disputés tous les deux devant plusieurs personnes, le capitaine avait dit : « Crie, crie, ma poule… Tu sais bien que l’oreiller raccommode tout. » C’était clair. Aussi, dans la société bourgeoise on ne pouvait pas le recevoir, à cause de « la poule » ; mais on continuait de l’estimer à cause des putois dont il était si facilement prodigue.

Après l’incident de la place, ma mère jugea qu’il ne fallait point se faire un ennemi du cousin Debray. Il était préférable de l’amadouer, de l’inciter discrètement à des pensées, à des actions généreuses, de s’en servir comme d’un moyen inconscient de communication entre l’abbé et nous, et, plus tard, comme d’un instrument de réconciliation. On revit donc plus souvent le capitaine à la maison, on l’invita même à dîner. Sans trop s’étonner de ce revirement subit et n’ayant point coutume de chercher la raison des choses, il accepta. Alors, on le gava de bonne chère et du meilleur vin de la cave. Ce fut une amère déception. Le cousin buvait, mangeait et il disait : « Ah ! ce Jules, c’est un nom de Dieu de gaillard ! » Le vocabulaire de ses enthousiasmes, la curiosité de ses observations s’arrêtaient là. Ce « nom de Dieu de gaillard ! » en marquait la hauteur suprême. Il fut impossible d’en tirer autre chose. Non qu’il y mît de la malice, il était sincère comme une brute, le bon capitaine. Et il revenait à ce « nom de Dieu de gaillard ! » à propos de tout, modifiant le ton de cette exclamation suivant qu’il éprouvait plus ou moins d’enthousiasme, mais n’en changeant jamais la forme. Ma mère avait beau lui suggérer des idées, lui tracer des réponses, il n’entendait rien, ne comprenait rien, il s’obstinait à ce « nom de Dieu de gaillard ». Elle soupirait, demandant à son regard une complicité :

— Ah ! quelle tristesse que les familles divisées !… Ce serait si bon d’être réunis et de s’aimer… Et lui, si seul avec une santé si délicate… On le soignerait si tendrement !… Nous sommes aussi de bien petites gens, pour lui qui est si savant, si éloquent. Dame ! quand on a son intelligence… quand on a été à Paris !… Nous autres, nous n’avons que notre cœur…

Et sa voix, sa pose, ses gestes semblaient crier :

— Mais répète-lui ça, imbécile.

À quoi le cousin Debray, la bouche pleine, l’œil luisant, répondait :

— Oh ! ce Jules ! c’est un nom de Dieu de gaillard !… Quelquefois, en causant avec lui, je ne puis m’empêcher de lui dire : « Jules, tu es un nom de Dieu de gaillard ! »

— Et quand vous causez avec lui, reprenait ma mère en s’accrochant désespérément aux rares mots autres que les jurons du capitaine… Que dit-il ?… Se plaint-il ?… Parle-t-il de Paris ?… De nous ?…

— Lui !… Ah ! bougre, ma cousine !… C’est un nom de Dieu de gaillard, allez !

Enfin, une fois, il expliqua qu’il était entré dans la bibliothèque. Il ajouta même qu’il avait vu des livres, qu’il les avait palpés, que Jules lui avait montré des ouvrages très rares, très chers… Et il conclut en balançant la tête :

— Mes enfants, c’est une nom de Dieu de bibliothèque.

Ainsi, seul de la famille, il était reçu chez l’abbé ! Et non seulement il y était reçu, mais voilà qu’il entrait dans la bibliothèque !… Dans cette bibliothèque sur la porte de laquelle étaient écrits ces mots : « Défense d’entrer !… » Dans cette bibliothèque où personne jusqu’ici n’avait posé le pied, pas même les Servières… Et non seulement il y était entré, mais mon oncle lui avait, de ses propres mains, montré des livres en insistant sur le prix, sur la rareté.

— Et la malle ? interrogea ma mère consternée… Avez-vous vu aussi la malle ?

— Non ! fit le cousin Debray, qui, jusqu’à dix heures, égrena le chapelet de ses jurons.

Mes parents ne l’écoutaient plus, songeaient, et le cousin jurait dans le vide, en caressant sa moustache grise, plus grise sur sa face que la digestion violaçait.

Quand il fut parti :

— Tu vois ! s’exclama ma mère… Tu vois !

Mon père articula, en mettant une pause entre chaque syllabe :

— C’est extraordinaire !… qui aurait jamais deviné ?

— Et tu comprends bien, n’est-ce pas ? pour que l’abbé ait introduit ce grossier personnage dans la bibliothèque, pour qu’il se soit donné la peine de lui en faire les honneurs, tu comprends qu’il a des vues sur lui…

— J’en ai peur !

— Et le cousin héritera de tout !…

— C’est possible !… c’est probable même… Parce que, sans ça, l’abbé ne l’aurait pas mené dans la bibliothèque… L’abbé le connaît bien.

— Parbleu, s’il le connaît !… son testament est peut-être fait déjà !… Enfin, quelle est sa fortune, au juste ?

Mon père eut un geste évasif, et s’étant livré à un calcul mental, il répondit :

— Voilà ce qu’il faudrait savoir !… Il a payé les Capucins douze mille francs, sans les frais d’actes et d’enregistrement… De la succession de ma mère, il a eu six mille livres de rentes… Maintenant… A-t-il plus ?… A-t-il moins ? Ce sont ces six années à Paris, dont on ne connaît rien, qui me chiffonnent !… Qu’est-ce qu’il a fabriqué à Paris ?

— Et la bibliothèque dont tu ne parles pas ?… Et la malle ?

— Oui !… Mais Paris, Paris, vois-tu !… C’est ça qui est l’ennuyeux !… Qu’est-ce qu’il a fabriqué à Paris !

Il se leva, et se promena dans la chambre, les mains dans ses poches, préoccupé. Ma mère, distraitement, agitait un trousseau de clefs qui, sous ses doigts, rendait un son clair de métal, comme un joli son de grelots, dans le lointain. Après quelques secondes de silence, mon père dit, ne s’adressant à personne :

— Et puis nous sommes là à compter !… Heu !… heu !… À quoi cela nous sert-il ?…

Ma mère secoua plus fort son trousseau de clefs, et haussa les épaules :

— Un homme qui vit en concubinage !… qui n’a pas d’enfants !… C’est honteux !…

— Eh bien ! oui, conclut mon père… Voilà la justice de ce monde !… qu’est-ce que tu veux ?

L’heure de me coucher était depuis longtemps passée. Tout à leurs réflexions, mes parents m’oubliaient, ne me voyaient pas. Je n’avais garde, d’ailleurs, d’appeler l’attention sur moi, et je me faisais tout petit, au fond de ma chaise, dans le coin d’ombre où j’avais eu la prudence de me cacher. J’étais prodigieusement intéressé, non par les calculs de la fortune de l’abbé, qui eussent suffi à m’endormir, mais par ce qui se disait du cousin Debray ; j’attendais des révélations sur sa vie, sur « la poule », surtout, dont il avait été beaucoup question ces jours-là ; car, sous l’empire de ces événements, mes parents se relâchaient, devant moi, dans la tenue de leur langage et l’austérité de leurs observations ; je rapprochais « la poule » et le cousin, de M. et Mme Robin. Depuis les confidences de Georges, un monde nouveau m’apparaissait encore indécis ; j’éprouvais, en tout mon être, des sensations inconnues, vertigineuses, qui me donnaient l’effroi et l’attraction des choses défendues, d’un mal abominable et charmant, que je lisais maintenant, sans le déchiffrer, eux yeux des femmes. Tout cela était brouillé, très incertain, et j’espérais que, par un mot, par une phrase, « sur le cousin et la poule », mes parents allaient dissiper les brumes qui couvraient le mystère, désiré et redouté.

Mon père remonta la lampe qui charbonnait et vint se rasseoir. Il avait sans doute réfléchi, car, voyant sa femme toujours songeuse et inquiète, il tapa tendrement sur ses genoux.

— Allons ! mignonne. Ne te casse pas la tête, va !… Et prenons notre parti de ce qui arrive… Dieu merci ! nous ne manquons de rien… Et j’en serai quitte pour travailler un peu plus vieux, voilà tout !…

Gaiement, il ajouta, en manière de plaisanterie :

— Si seulement nous avions une bonne épidémie, de temps en temps !

Mais ma mère se révolta. D’une voix dure, accompagnée d’un geste résolu :

— Non !… décida-t-elle… Il ne sera pas dit qu’on se sera moqué de nous ainsi… Je suis déterminée à me défendre ! D’abord… D’abord, il faut que tu ailles aux Capucins !…

— Moi ! fit mon père, qui tressauta sur son siège… moi !… Ah ! mais non !… Ah ! mais non !

— Attends donc avant de dire non… Mon Dieu ! que tu es bien de ta famille !

Et, parlant plus vite, elle reprit :

— Il faut que tu ailles aux Capucins… Comprends-moi… Tu verras ton frère… Sans t’humilier, sans pleurnicher, sans implorer une réconciliation, tu lui demanderas de se charger de l’instruction d’Albert… Albert est son filleul, sapristi !…

— Et le curé ? interrompit mon père… Il se froissera.

— Le curé, je m’en charge !… Une fois le petit dans la place, tu comprends que cela arrange joliment nos affaires… C’est à nous à manœuvrer habilement !… Sans compter qu’il peut le mener jusqu’à la seconde… une économie de quatre ans de collège, du même coup.

— Il ne me recevra pas ! objecta mon père.

— Qu’en sais-tu ?

— Cela va être des histoires !

— Quelles histoires ?… Où vois-tu des histoires ?… Quoi de plus naturel qu’un oncle donnant des leçons à son neveu ?… D’ailleurs, il s’ennuie… Ça le distraira…

— Et s’il refuse ?

— Eh bien ! tu t’en reviendras… Et les choses iront comme par le passé… Au moins nous aurons la conscience tranquille ; nous aurons tenté quelque chose.

Mon père se grattait la tête afin d’en faire jaillir des répliques triomphantes. Il était à bout d’arguments ; aucune objection ne se présentait plus à son esprit. Très ennuyé, il consentit.

— Allons, soit ! soupira-t-il avec efforts… J’irai un de ces jours…

— Pourquoi attendre ?… Avec une santé comme la sienne, il peut mourir d’un moment à l’autre… Est-ce que l’on sait ?… Non, tu iras demain !

— Allons, soit !… J’irai demain.

Le lendemain matin, mon père rôda dans la maison, l’air tout vague. Il cherchait des prétextes pour retarder son départ, s’ingéniait à se trouver tout d’un coup des occupations pressées, des courses urgentes, qui eussent éloigné de quelques heures la redoutable entrevue. Jamais il n’oserait proposer à son frère cette idée absurde… Alors que lui dirait-il ? Rien, évidemment.

— Si j’emmenais Albert ? se demandait-il.

Il sentait le besoin de n’être pas seul, pour affronter le terrible abbé. De m’avoir auprès de lui, il lui semblait que cela lui donnerait plus d’autorité, plus d’assurance. Il pensait aussi que, devant moi, Jules se contiendrait davantage… Et il allait ainsi de la cuisine à son cabinet, du cabinet dans le salon, remettant les chaises en place, tâtant ses poches afin de se rendre compte s’il n’avait rien oublié. Ma mère le poussait à la porte :

— Mais va donc !… Que cherches-tu ?… De quoi as-tu peur ?

— Si j’emmenais le petit ? Ce serait peut-être plus convenable.

— C’est de la folie !… Va donc !… Et tâche qu’il te reçoive dans la bibliothèque !

L’absence de mon père dura une heure à peine. Quand il revint, il était tout joyeux. Son pas sonnait sur la terre battue de la cour comme un pas de victoire.

— Eh bien ? interrogea ma mère émue et pâle.

— C’est fait !… Il consent… À partir de demain, Albert peut aller chez lui.

— Na, vois-tu ?… Je le savais bien !…

Elle se jeta dans les bras de son mari et l’embrassa.

— Avais-je raison, dis ?… Et comment les choses se sont-elles passées ?

Il fallut raconter l’entrevue. L’abbé avait été très froid, mais convenable. Il se promenait dans son jardin, vêtu d’une espèce de houppelande verte qui n’avait ni la forme d’une soutane ni la coupe d’un pardessus. Un vrai fouillis d’herbes, que ce jardin, où les allées même disparaissaient. Dès les premiers mots, Jules avait souri d’une manière drôle, puis : « C’est bon, avait-il dit. Je le prends, il peut venir. » Après quoi, il avait adressé deux ou trois questions au sujet de son élève. Où en était-il ?… Qu’avait-il appris ?… En reconduisant son frère jusqu’à l’entrée de l’avenue, il s’était expliqué de la sorte : « Je tiens à t’avertir que je ne changerai rien à nos relations que je trouve parfaites ainsi… Je ne veux pas vous voir, ni toi, ni ta femme. » Et l’on s’était séparé.

— Alors tu n’as rien vu de la maison ?… de la bibliothèque ?

— Rien. Il ne m’a pas prié d’entrer !

— Et lui, comment est-il ?

Mon père hocha la tête d’un air triste.

— Il vieillit diablement, le pauvre garçon… Je ne serais pas étonné qu’il eût une maladie de cœur…

J’étais bien ému lorsque je m’engageai, à mon tour, dans l’étroite allée de lauriers qui conduisait aux Capucins ; et je ne songeais pas à regarder les merles qui, près de moi, s’envolaient des touffes de verdure ni les rouges-gorges agiles qui se glissaient par terre, entre les ramilles basses, avec des farfouillements de souris. En quittant brusquement une branche de sapin, un geai cria si fort que j’eus peur, et que mes livres tombèrent sur le sol. Je les ramassai, et en me relevant, j’aperçus, à vingt pas devant moi, mon oncle, tout droit, tout noir, dans l’allée.

— Ah ! te voilà ! me dit-il.

— Oui, mon oncle.

Je tremblais : mes jambes sous mon corps se dérobaient, molles et glacées…

Il se dirigea vers le perron au pied duquel s’étalaient les touffes d’hortensias et s’assit sur une marche.

— Assieds-toi, mon garçon ! fit-il.

— Oui, mon oncle…

— Et tu apprends la flûte ? à ce que m’a dit ton père ?

— Oui, mon oncle.

— Et le latin ?…

— Oui, mon oncle.

— Qu’est-ce que tu as là, sous le bras ?

— Ce sont mes livres.

Il les prit, les examina rapidement et les lança dans l’espace, l’un après l’autre. Je les entendis retomber lourdement derrière le petit mur qui entourait la cour.

— Sais-tu encore quelque autre chose, me demanda-t-il.

— Non, mon oncle…

— Eh bien ! mon garçon, va dans le jardin… Tu y trouveras une bêche… Bêche la terre… Quand tu seras fatigué, couche-toi dans l’herbe… Va !

Ce fut ma première leçon.