L’Abbé de plâtre

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L’Abbé de plâtre
Comédie, en un acte, en prose
Thomas Brunet.

L’ABBÉ DE PLÂTRE,
COMÉDIE,
EN UN ACTE, EN PROSE,
Représentée par les Comédiens Italiens,
pour la premiere fois, le 26 Octobre 1779.



À PARIS,
Chez Thomas Brunet, Libraire, rue Monconseil, à côté de la Comédie Italienne.
Séparateur
M. DCC. LXXXI.


PERSONNAGES


M. DE LEURMONT, Maître des Comptes. M. Rosiere
Mademoiselle AGATHE, fille de M. de Leurmont. Mad. Pitro.
M. DE St. IVAL pere, Payeur des Rentes. M. Suin.
M. DE St. IVAL. M. Michu.
LABRIE, Laquais de M. de Saint Ival. M. Valroy.
LAURENT, Jardinier de M. de Leurmont. M. Meunier.
MONSIEUR L’ÉCHALAS, Treillageur. M. Thomassin.
Le COMMISSAIRE.
Des ARCHERS.


La Scene est à Pantin, dans le jardin de M. de Leurmont, dans un bosquet où il y avoit une statue d’Abbé de Plâtre, & sur la gauche un pavillon, où loge Mademoiselle Agathe.


L’ABBÉ DE PLÂTRE,
COMÉDIE.


Scène premiere.

M. DE St. IVAL, LABRIE.
M. DE St. IVAL.

Tu dis que Monsieur de Leurmont va arriver de Paris ?

LABRIE.

Oui, Monsieur, avec Mademoiselle Agathe ; le carrosse étoit à leur porte lorsque je suis parti, & suis venu au grand galop : mais vous savez que de Paris à Pantin il n’y a que cinq quarts de lieue.

M. DE St. IVAL.

Nous avons du tems.

LABRIE.

Oui ; & s’il me trouvoit ici avec vous, je serois fort embarrassé. Je vous assure que ce que vous allez faire est d’une grande folie.

M. DE St. IVAL.

Bon, folie !

LABRIE.

Ma foi, vous vous en tirerez comme vous pourrez, pourvu que je ne m’en mêle pas davantage. Et si Laurent le jardinier vous surprenoit ?

M. DE St. IVAL.

Il est aussi à Paris ; il ne reviendra pas avant son maître ; & puis tu sais comme il est.

LABRIE.

Comme tous les Domestiques, qui dédaignent toujours tout ce qu’on aime le plus dans une maison.

M. DE St. IVAL.

C’est pour cela qu’il ne prendra pas garde à moi, en me voyant ici en Abbé de Plâtre.

LABRIE.

Oui ; mais Monsieur de Leurmont ? Je suis sûr qu’il en est enchanté, de son Abbé de Plâtre, lui qui croit son jardin plus beau que tous ceux de ses voisins, qui y passe sa vie, qui n’a pas d’autre occupation que celle de le parcourir sans cesse, d’examiner chaque arbre, chaque plante, chaque fleur, & avec la plus grande attention.

M. DE St. IVAL.

Comment crois-tu qu’il puisse s’amuser de tout cela, avec sa mauvaise vue ?

LABRIE.

Monsieur, de même que les boîteux veulent toujours marcher, les gens à mauvaise vue veulent toujours tout voir. N’ont-ils pas des cabinets de tableaux, d’estampes, d’histoire naturelle ? Je parierois que depuis que Monsieur de Leurmont a mis cet Abbé dans son jardin, il est continuellement à l’admirer.

M. DE St. IVAL.

À propos, il me semble que c’est là l’endroit où il étoit placé.

LABRIE.

Justement, c’étoit ici. Nous avons bien fait de l’enterrer cette nuit dans le petit bois, afin qu’on ne le trouve pas ailleurs. Je ne croyois pas que tous ces Abbés, qu’on voit sur les Boulevards, chez les Sculpteurs, fussent si pesans.

M. DE St. IVAL.

C’est pourtant là que Monsieur de Leurmont a acheté le sien ; je m’en suis informé, pour y envoyer mon Tailleur, afin que mon habillement fût tout pareil.

LABRIE.

Nous perdons du tems : si vous vouliez vous habiller.

M. DE St. IVAL.

Allons, tu as raison : dépêchons-nous.

LABRIE.

Tenez, voilà l’habit.

M. DE St. IVAL.

Donne.

LABRIE.

Il ne faut pas le boutonner. Là, fort bien ! Voilà le chapeau.

M. DE St. IVAL.

Et le livre ?

LABRIE.

Le voilà. (Il le lui donne.) Placez-vous un peu pour voir. (M. de St. Ival se tient assis comme un Abbé de Plâtre.) À merveille ! C’est cela même.

M. DE St. IVAL., se levant & rendant le livre à Labrie.

Tu trouves donc qu’on pourra s’y tromper ?

LABRIE.

Sûrement, surtout Monsieur de Leurmont. Ah çà, Monsieur, combien comptez-vous rester ici de tems en statue ? Apparemment que Mademoiselle Agathe vous nourrira, puisque vous ne me demandez rien à manger.

M. DE St. IVAL.

Comment, coquin ! Oserois-tu la soupçonner…

LABRIE.

Ma foi, Monsieur…

M. DE St. IVAL.

Tais-toi, & apprends à respecter ce que j’aime.

LABRIE.

Et que voulez-vous donc faire ici ?

M. DE St. IVAL.

Savoir si je pourrai être aimé.

LABRIE.

Quoi ! vous n’en êtes encore que là ?

M. DE St. IVAL.

J’ignore ce qu’elle peut penser de mon amour : je lui ai écrit plusieurs fois pour le savoir, & elle ne m’a fait aucune réponse.

LABRIE.

Et vous croyez qu’elle vous aime ?

M. DE St. IVAL.

Je n’en sais rien, te dis-je : je sais seulement qu’elle a reçu mes lettres ; & quoiqu’elle ne m’ait pas répondu, elle paroît me voir sans peine. Peut-être la timidité & la pudeur la retiennent. Enfin, je veux savoir mon sort, & pour cela, être à portée de lui parler & de la faire expliquer.

LABRIE.

Et si vous ne réussissez pas & qu’on vous découvre, Monsieur de St. Ival sera furieux contre vous, s’il apprend tout ceci.

M. DE St. IVAL.

Je ne saurois le croire ; mon pere m’aime, il a connu l’amour, il excusera mon imprudence ; & si j’ai le bonheur d’être aimé, il sollicitera Monsieur de Leurmont, pour qu’il me donne….

LABRIE.

Sa fille, Mademoiselle Agathe ?

M. DE St. IVAL.

Voilà ce que je désire, & ce que je n’ose espérer.

LABRIE.

N’est-ce pas dans ce pavillon qu’elle demeure ?

M. DE St. IVAL.

Oui.

LABRIE.

Vous ne seriez pas mal là pour…

M. DE St. IVAL.

J’entends quelqu’un.

LABRIE.

C’est Monsieur de Leurmont : je m’enfuis.

M. DE St. IVAL.

Et le livre, où est-il ? Je ne puis pas me placer sans le livre. Je vais me cacher, en attendant, derriere ces arbres ; il ne pensera peut-être pas à l’Abbé.


Scène II.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL, caché ; LAURENT, qui ne paroît pas.
M. DE LEURMONT.

Oui, je suis assez content de mon jardin : mais, Laurent, je voudrois… Eh bien, où est-il donc ? Laurent.

LAURENT, sans paroître.

Monsieur, je suis à vous tout-à-l’heure.

M. DE LEURMONT.

Il aura trouvé quelques branches qui passent, sans doute. Ah çà, voyons un peu… Eh bien, où est donc mon Abbé ? Je ne le vois pas ; est-ce qu’on me l’auroit volé ? Laurent, Laurent ?

LAURENT.

Je ne vous demande qu’un moment.

M. DE LEURMONT.

Quitte tout, & viens tout de suite.

LAURENT.

Allons, allons, cela est bon.

M. DE LEURMONT.

Laurent, je te dis de venir.

LAURENT.

Oui, oui.

M. DE LEURMONT.

Il faut que j’aille le chercher. (Il sort.)

M. DE St. IVAL, paroissant.

Ah ! voilà le livre. (Il le ramasse à terre.) Je vais me remettre en place. (Il se met à la place de l’Abbé.)

M. DE LEURMONT, ramenant Laurent.

Je te dis qu’il n’y est pas.

LAURENT.

Ah ! pardi, je ne crois pas celui-là.

M. DE LEURMONT.

Tu vas voir. Regarde.

LAURENT.

Que voulez-vous que je regarde ? Est-ce que ne le voilà pas votre Abbé ? (Il travaille à la palissade.)

M. DE LEURMONT.

Oui ; tu as raison, le voilà !

LAURENT.

Sûrement, le voilà.

M. DE LEURMONT.

Cela est singulier !

LAURENT.

Oui, singulier ! Je le trouve, moi, très-ordinaire : voilà comme vous croyez toujours qu’on vous prend tout.

M. DE LEURMONT.

Allons, ne gronde pas, & écoute-moi.

LAURENT.

Croire qu’on va lui prendre son Abbé ! Voilà encore quelque chose de beau !

M. DE LEURMONT.

Sûrement, & moi je l’aime beaucoup.

LAURENT.

Oui ; c’est une chose bien rare ! On en voit par-tout, & cela n’attrape seulement pas les chiens ; car ils y vont…

M. DE LEURMONT.

Tiens, écoute mon projet.

LAURENT.

Vous n’avez qu’à toujours parler, pendant que je travaille.

M. DE LEURMONT.

Je veux faire faire une niche à mon Abbé.

M. DE St. IVAL, à part.

Me faire une niche.

M. DE LEURMONT.

Oui, une niche en treillage, & le Treillageur va venir tout-à-l’heure, pour en prendre la mesure.

M. DE St. IVAL, à part.

Ah ! je suis perdu !

M. DE LEURMONT.

Qu’est-ce que tu dis ?

LAURENT.

Moi ? Rien.

M. DE LEURMONT.

Tu as dit que c’étoit autant d’argent perdu.

LAURENT.

Ma foi, il me paroît que vous entendez comme vous voyez.

M. DE LEURMONT.

Oh ! je sais bien que tu n’aimes pas mon treillageur ; mais c’est un habile homme.

LAURENT.

Oui, parce qu’il voudroit mettre tout votre jardin en bois & en copeaux peints en verd ; mais…

M. DE LEURMONT.

Eh bien, où vas-tu ?

LAURENT.

À mes affaires.

M. DE LEURMONT.

Attends le Treillageur, & viens me trouver avec lui dans mon cabinet, nous reviendrons ici tous trois ensemble.

LAURENT.

Oui, oui.

M. DE LEURMONT.

Sûrement une niche fera bien au-dessus de mon Abbé : oui, mon cher Abbé, vous serez à couvert. Mais nous verrons cela avec le Treillageur. Adieu, cher Abbé, à tantôt.


Scène III.

M. DE St. IVAL, LABRIE.
M. DE St. Ival, du côté par où Labrie est sorti.

Labrie, Labrie.

LABRIE.

Me voilà, me voilà.

M. DE St. IVAL.

Je suis perdu, Labrie !

LABRIE.

Comment donc ?

M. DE St. IVAL.

Il faut que je renonce à mon projet.

LABRIE.

Pourquoi cela ?

M. DE St. IVAL.

Monsieur de Leurmont attend son Treillageur pour me faire une niche.

LABRIE.

Ah ! celle-là sera bien véritable, par exemple.

M. DE St. IVAL.

Peux-tu rire dans l’embarras où je suis ?

LABRIE.

Sûrement.

M. DE St. IVAL.

Mais si ce Treillageur vient ici, en prenant ses mesures, il tournera autour de moi, & il ne s’y méprendra pas.

LABRIE.

Je l’empêcherai d’arriver.

M. DE St. IVAL.

Comment feras-tu ?

LABRIE.

Je le connois, il s’appelle l’Échalas ; c’est un ivrogne ; je viens de le voir entrer dans un cabaret ; je vais le trouver, je vous réponds qu’il n’en sortira pas si-tôt, & que lorsque je l’en laisserai sortir, il sera ivre à ne pas distinguer les objets.

M. DE St. IVAL.

Va donc promptement.

LABRIE.

Je pars. Mais qu’est-ce que j’entends-là ?

M. DE St. IVAL.

Où ?

LABRIE.

Là-dedans ?

M. DE St. IVAL.

Ah ! c’est sans doute Mademoiselle Agathe.

LABRIE.

Allons, profitez du moment, & comptez sur moi.

M. DE St. IVAL.

C’est elle-même qui va sortir. Va-t-en.


Scène IV.

Mademoiselle AGATHE, M. DE St. IVAL.
Mlle AGATHE, lisant une lettre, soupire.

Ah ! (Elle tombe assise sur un banc & elle continue de lire.)

M. DE St. IVAL, bas.

Ô Dieux ! Que lit-elle là ?

Mlle AGATHE.

Quel bonheur si… (Elle baise la lettre & lit.)

M. DE St. IVAL, bas.

Si c’étoit ma lettre ! Chantons pour la faire tourner de mon côté.

Mlle AGATHE, se lève & avance.

Je croyois entendre quelque chose. Ah ! si c’étoit lui ! (Elle continue de lire.)

M. DE St. IVAL chante à voix basse.
Air : Je suis Lindor, du Barbier de Séville.

Tout reconnoît votre charmant empire,
Vous inspirez l’amour le plus constant.
Auprès de vous, que mon cœur est content,
Si c’est pour moi que le vôtre soupire.

Mlle AGATHE.

Quelle douce voix !

M. DE St. IVAL chante.

Seroit-ce en vrain que mon amour se flatte ?
Ah ! Répondez, daignez combler mes vœux :
Vous me rendrez l’Amant le plus heureux !
À vos genoux, voyez-moi chère Agathe.

(Il se jette à genoux.)
Mlle AGATHE.

Ô ciel !


Scène V.

Mademoiselle AGATHE, M. DE LEURMONT ; M. DE St. IVAL, à genoux.
M. DE LEURMONT.

Eh bien ! qu’as-tu donc ? Bon ! mon Abbé est tombé à terre !

Mlle AGATHE, cachant Monsieur de St. Ival

Mon père…

M. DE LEURMONT.

Mais aussi pourquoi toucher à cet Abbé ? Il faut le relever. Laurent, Laurent. Reste-là, je vais le chercher.


Scène VI.

Mademoiselle AGATHE, M. DE St. IVAL.
Mlle AGATHE.

Monsieur, retirez-vous promptement.

M. DE St. IVAL.

Cela m’est impossible.

Mlle AGATHE.

Vous me perdrez.

M. DE St. IVAL.

Ne craignez rien ; je vais me remettre à ma place. (Il se remet en attitude.)

Mlle AGATHE.

Voici mon pere.


Scène VII.

M. DE LEURMONT, Mademoiselle AGATHE, M. DE St. IVAL, LAURENT.
M. DE LEURMONT.

Je te dis que c’est ma fille, qui a touché l’Abbé & qui l’a fait tomber.

Mlle AGATHE.

Moi, mon pere.

M. DE LEURMONT.

Sûrement.

LAURENT.

Eh ! Monsieur, que voulez-vous qu’elle fasse d’un homme de plâtre ?… Mais, il n’est pas tombé.

M. DE LEURMONT.

Comment, il n’est pas tombé ?

LAURENT.

Parbleu non ; regardez-le.

M. DE LEURMONT.

Cela est vrai.

LAURENT.

Si je vous croyois, je perdrois ici tout mon tems.

M. DE LEURMONT.

Mais c’est qu’il m’avoit semblé… Tu y étois toi, ma fille, & tu l’as va comme moi.

LAURENT.

Je parierois bien que non, que Mademoiselle ne l’a pas vu comme vous. N’est-ce pas, Mademoiselle ?

Mlle AGATHE.

Mais, Laurent…

LAURENT.

Vous ne voulez pas démentir Monsieur votre pere ; il a beau aimer son Abbé, je suis sûr que vous ne l’aimez pas comme lui. Mais je perds ici mon tems, & mon ouvrage ne se fait pas. Je m’en vas : vous aurez beau m’appeler, je ne reviendrai plus.

M. DE LEURMONT.

Moi, je vais aller attendre le Treillageur. Ah çà tu restes ici, toi ma fille ?

Mlle AGATHE.

Mon pere, je vais aller avec vous.

M. DE LEURMONT.

Non, mon enfant, je t’en prie, reste-là : je veux que tu gardes mon Abbé, & tu me diras si quelqu’un vient le déranger de sa place ; car je ne crois pas m’être trompé deux fois, cela n’est pas possible.

Mlle AGATHE.

Mais, mon pere, c’est que je voudrois aller…

M. DE LEURMONT.

Allons, allons, je t’en prie, par complaisance pour moi, fais-moi le plaisir de rester ici.

Mlle AGATHE.

Puisque vous le voulez…

M. DE LEURMONT.

Je te dis que je t’en prie. Adieu. (Il la baise au front.)


Scène VIII.

Mademoiselle AGATHE, M. DE St. IVAL.
Mlle AGATHE.

Rentrons.

M. DE St. IVAL, l’arrêtant.

Ah Mademoiselle, arrêtez, je vous en supplie, & daignez m’entendre.

Mlle AGATHE.

Non, Monsieur, je ne le puis : dois-je vous aider à tromper mon pere ?

M. DE St. IVAL.

Je ne veux tromper personne.

Mlle AGATHE.

Croyez-vous que je puisse approuver les moyens que vous avez tenté pour me surprendre ?

M. DE St. IVAL.

Moi ? Ah ! je me punirois ; si j’avois eu le dessein de vous déplaire, d’attenter à rien qui pût vous donner une opinion désavantageuse de moi, de mon amour.

Mlle AGATHE.

Que voulez-vous donc que je croie ?

M. DE St. IVAL.

Que je vous aime, que je vous adore…

Mlle AGATHE.

Si vous m’aimiez, vous me respecteriez davantage.

M. DE St. IVAL.

Je suis bien éloigné de vouloir manquer au respect que tout l’amour que j’ai pour vous m’inspire ! Pardonnez à un malheureux qu’il a rendu coupable : oui, c’est le désespoir où m’a réduit votre silence, qui m’a fait tout hasarder, pour apprendre mon sort de votre bouche.

Mlle AGATHE.

Je croyois qu’il devoit vous suffire que je ne vous eusse pas répondu.

M. DE St. IVAL.

Que dites-vous ? Serois-je assez malheureux…

Mlle AGATHE.

Je ne dois point faire de choix.

M. DE St. IVAL.

Ah ! tôt ou tard, si vous en aimez un autre, je ne le saurai que trop !

Mlle AGATHE.

Je vous aimerois, qu’après ce que vous venez de faire, l’honneur & la vertu me forceroient d’étouffer mon amour.

M. DE St. IVAL.

Ô ciel !

Mlle AGATHE.

Oui, Monsieur. Voyez à quoi vous m’exposez : votre démarche ne peut être toujours ignorée, & ma réputation…

M. DE St. IVAL.

Moi, je pourrois hasarder de vous nuire, j’en aurois le projet ? Non, Mademoiselle, vous ne le croyez pas. Depuis que je vous aime, quelle a été ma conduite, & qu’ai-je fait qui ait pu mériter tant de rigueur ?

Mlle AGATHE.

Un moment suffit pour vous dévoiler à mes yeux ; cette hardiesse est impardonnable.

M. DE St. IVAL.

Ah ! voyez mon repentir, il doit me rendre digne de votre pitié. (À genoux.) Ah ! Mademoiselle, je vous en supplie, daignez me regarder !

Mlle AGATHE.

Que faites-vous encore ?

M. DE St. IVAL.

Si vous ne me pardonnez, je meurs à vos pieds.

Mlle Agathe, soupirant.

Ah !

M. DE St. IVAL.

Vous soupirez ? Dieux !… Mais, non…

Mlle AGATHE.

On vient, levez-vous.

M. DE St. IVAL, à part.

Un mot, seulement ?

Mlle AGATHE.

Non, je ne puis plus rien entendre ; je ne vous ai que trop écouté. Fuyons.

M. DE St. IVAL.

Remettons-nous encore : peut-être trouverai-je un autre moment. (Il reprend sa place.)


Scène IX.

M. DE St. IVAL, L’ÉCHALAS.
M. L’ÉCHALAS, ivre.

Eh bien, je ne le trouve nulle part, ce Monsieur de Leurmont.

M. DE St. IVAL, à part.

Ah ! c’est le Treillageur ! Que devenir ?

M. L’ÉCHALAS.

Je frappe à toutes les portes, à toutes les fenêtres, visage de bois par-tout ; personne ne me répond.

M. DE St. IVAL, à part.

Voyez un peu ce coquin de Labrie qui le laisse échapper !

M. L’ÉCHALAS.

On ne sait plus à présent par où entrer dans les maisons ; on ne trouve que des fausses portes, des fausses fenêtres…

M. DE St. IVAL, à part.

Comment faire ? M’en irai-je ? Écoutons, puisqu’il parle seul.

M. L’ÉCHALAS.

Oui, c’est toujours de la peinture par-ci, de la peinture par-là ; & avec toutes ces chiennes de décorations d’à présent, on vous fait casser le nez contre les murailles.

M. DE St. IVAL, à part.

Il me paroît assez ivre.

M. L’ÉCHALAS.

Si je n’y avois été attrapé qu’une fois, à la bonne-heure ; mais c’est que cela m’arrive tous les jours, encore hier.

M. DE St. IVAL.

Je crois que j’en tirerai parti.

M. L’ÉCHALAS.

Qu’est-ce qui dit que j’en ai menti ? C’étoit le soir ; ma foi, la nuit tous chats sont gris.

M. DE St. IVAL.

Il étoit ivre comme aujourd’hui.

M. L’ÉCHALAS.

Sûrement on fait comme l’on puis. Mais où est donc ce diable d’Abbé ? J’ai parcouru tout le jardin, & je ne le trouve nulle part. Cherchons encore, puisque c’est pour lui que je suis venu ici.

M. DE St. IVAL.

Si tu me trouves, il t’en souviendra.

M. L’ÉCHALAS.

Qu’est-ce qui dit que cela n’est pas ? J’ai la lettre de Monsieur de Leurmont dans ma poche. La voilà, & je vais la lire. (Il veut lire.) Cela est singulier ! Je la lisois bien ce matin & ce soir… Mais je la sais par cour. Oui, par cœur, vous allez voir. Comment donc est-ce qu’elle disoit ?… Ah ! je m’en souviens. Je vous prie, Monsieur l’Échalas…

M. DE St. IVAL.

Il est bien honnête. Monsieur l’Échalas !

M. L’ÉCHALAS.

Oui, Monsieur l’Échalas. (Il rit.) Ah, ah, ah. Je m’étonnois d’entendre répéter mon nom ; c’est qu’il y a un écho sans doute ici. Je vous prie, Monsieur l’Échalas…

M. DE St. IVAL.

L’Échalas.

M. L’ÉCHALAS.

Ah, ah, ah ! Le drôle de corps que cet écho ! Je vous prie, Monsieur l’Échalas. (Il écoute.) Il ne dit plus rien. De venir prendre la mesure de mon Abbé de Plâtre, pour lui faire une niche en treillage. La voilà la lettre.

M. DE St. IVAL.

Nous verrons s’il approchera.

M. L’ÉCHALAS.

Mais où diable est-il donc fourré encore une fois, ce chien d’Abbé ? Ah ! voilà un Monsieur ; il faut que je lui demande s’il ne sait pas où on l’a mis. (Il ôte son chapeau & il approche.) Bon ! Eh ! le voilà lui-même. (Il rit.) Ah, ah, ah ! cela est plaisant ! Moi qui en ai tant vu, j’y ai été pris comme un autre. Allons, voyons, prenons nos mesures. (Il met un pied sur la cuisse de l’Abbé, qui le fait tomber à terre, qui le bat avec sa regle, & qui se remet après à sa place. Monsieur l’Échalas, à terre, dit :) Ah ! mais ne badinons pas.

M. DE St. IVAL, d’une voix sépulchrale.

Sors d’ici tout-à-l’heure.

M. L’ÉCHALAS.

Comment ! Qui est-ce donc qui me parle ?

M. DE St. IVAL.

Moi.

M. L’ÉCHALAS.

Et qui m’a tant rossé ?

M. DE St. IVAL.

Moi.

M. L’ÉCHALAS.

Je ne vois personne. Il faut que je rêve apparemment. (Il se releve & se rapproche.)

M. DE St. IVAL, lui donnant un coup de pied au cul.

Je te dis, va-t-en.

M. L’ÉCHALAS.

Oh ! je ne rêve pas assurément. Mais qui a donc pu me frapper ? Je ne conçois pas cela, & si pourtant je suis de sang-froid. Continuons.

M. DE St. IVAL.

Ah ! tu y reviens. (Il lui donne un soufflet avec son livre.)

M. L’ÉCHALAS.

Pour le coup, c’est l’Abbé lui-même ; je l’ai bien vu ; je n’en puis plus douter. Est-ce que ce serait un esprit de pierre que cet Abbé de Plâtre ?

M. DE St. IVAL.

Oui, je suis un esprit, & je vais te tordre le cou, si tu m’approches encore.

M. L’ÉCHALAS.

Ah ! je l’ai deviné.


Scène X.

M. DE St. IVAL, LABRIE, M. L’ÉCHALAS.
LABRIE.

Eh bien, Monsieur l’Échalas, que venez-vous donc faire ici ?

M. L’ÉCHALAS.

J’y suis venu… Ah ! j’y suis venu pour recevoir cent coups de regle, un coup de pied au cul, & un soufflet.

LABRIE.

Et qui vous a donné tout cela ?

M. L’ÉCHALAS.

Qui ?

LABRIE.

Oui.

M. L’ÉCHALAS.

Eh ! c’est ce diable d’Abbé là, qui dit qu’il est un esprit, & qu’il me tordra le cou, si je m’en approche davantage.

LABRIE.

Eh bien, sauvez-vous.

M. L’ÉCHALAS.

Par où ?

LABRIE.

Tenez, par cette petite porte que vous voyez.

M. L’ÉCHALAS.

Allons, en vous remerciant, Monsieur de Labrie. Je vas chercher Monsieur de Leurmont pour me plaindre à lui, de m’avoir fait rouer de coups moi-même, dans son jardin.

LABRIE.

Allez plutôt boire un verre de vin pour vous remettre.

M. L’ÉCHALAS.

Un verre de vin ?

LABRIE.

Ou deux.

M. L’ÉCHALAS.

Je crois que vous avez raison ; vous me donnez là un bon conseil, un conseil d’ami, & je vais le suivre.

LABRIE.

Attendez-moi, j’irai vous retrouver.

M. L’ÉCHALAS.

Je vous attendrai le verre à la main.

LABRIE.

Fort bien, fort bien.


Scène XI.

M. DE St. IVAL, LABRIE.
M. DE St. IVAL, se levant.

Malheureux ! tu m’as laissé surprendre par cet ivrogne.

LABRIE.

Ah ! Monsieur, il est question de choses bien plus sérieuses !

M. DE St. IVAL.

Comment ! le Treillageur…

LABRIE.

Je le croyois endormi ; mais nous n’avons pas un moment à perdre.

M. DE St. IVAL.

Quoi donc ?

LABRIE.

Vos chevaux sont sellés ; il faut partir à l’instant.

M. DE St. IVAL.

Que veux-tu dire ?

LABRIE.

Quoique nous ne soyons pas coupables, il vaut mieux avoir affaire à la Justice de loin que de près.

M. DE St. IVAL.

Qu’est-ce que cela signifie ? Es-tu ivre ?

LABRIE.

Non, Monsieur, je suis de sang-froid, & ce qu’on vient de me dire m’auroit désenivré, si je m’étois laissé surprendre par le vin.

M. DE St. IVAL.

Mais quoi encore ? Parle donc ?

LABRIE.

J’étois au cabaret à enivrer le Treillageur, comme je vous l’avois promis, lorsqu’un de mes amis, Clerc d’un Commissaire, est venu me trouver pour me dire : Je vous conseille, vous & Monsieur de St. Ival, de vous sauver promptement : on vous accuse tous les deux d’avoir tué un homme, & vraisemblablement, nous allons avoir ordre de vous faire arrêter.

M. DE St. IVAL.

Mais tu sais bien que cela n’est pas vrai.

LABRIE.

Sans doute ; cependant nous n’en serions pas moins en prison long-tems ; & après, qui sait…

M. DE St. IVAL.

Allons, je ne crains rien.

LABRIE.

En vérité, Monsieur…

M. DE St. IVAL.

Ce soir nous verrons cela. À présent, je ne veux point sortir d’ici que je ne sois sûr d’être aimé d’Agathe.

LABRIE.

Mais si vous l’étiez, vous n’en auriez que plus de regrets de mourir.

M. DE St. IVAL.

Allons, laisse-moi attendre le moment de la revoir. J’entends quelqu’un ; va-t-en, te dis-je. (Il reprend sa position.)

LABRIE.

Je ne fuirai pas seul, & vous serez cause de notre perte à tous deux.

M. DE St. IVAL.

J’entends Monsieur de Leurmont.

LABRIE.

Et je vois Monsieur votre pere avec lui.

M. DE St. IVAL.

Mon pere.

LABRIE.

Oui, je vais les écouter. (Il sort.)


Scène XII.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL pere, M. DE St. IVAL.
M. DE LEURMONT.

Tenez, assoyons-nous ici ; ma fille n’est pas chez elle, & personne ne nous entendra.

M. DE St. IVAL pere.

Je le veux bien.

M. DE LEURMONT.

Qu’est-ce qui peut donc vous occuper aujourd’hui, Monsieur de St. Ival ? Je vous trouve l’air bien sérieux.

M. DE St. IVAL pere.

Mon ami, on est quelquefois bien à plaindre d’avoir des enfans !

M. DE LEURMONT.

Pourquoi donc ? Je ne trouve pas cela, moi, & je serois très-fâché de n’avoir pas ma fille. À nos âges qui aimera-t-on, si l’on n’a pas d’enfans ?

M. DE St. IVAL pere.

Vous avez raison ; mais si tout ce qu’on m’a dit qui s’étoit passé ici, cette nuit, étoit vrai.

M. DE LEURMONT.

Comment ici ?

M. DE St. IVAL pere.

Oui. Vous n’en savez rien ?

M. DE LEURMONT.

Non.

M. DE St. IVAL pere.

C’est sûrement un conte, & mon fils n’est pas capable…

M. DE LEURMONT.

Comment, pas capable ?

M. DE St. IVAL pere.

De ce dont on l’accuse. Non, cela ne sauroit être.

M. DE LEURMONT.

Dites donc ce que c’est ?

M. DE St. IVAL pere.

On m’a dit que c’étoit ici.

M. DE LEURMONT.

Eh bien, quoi ?

M. DE St. IVAL pere.

Je vous dis, vous vous moqueriez de moi.

M. DE LEURMONT.

Pourquoi cela ?

M. DE St. IVAL pere.

Si je croyois ce qu’on m’a dit. Sûrement…

M. DE LEURMONT.

Mais, que vous a-t-on dit ?

M. DE St. IVAL pere.

Que c’est chez vous.

M. DE LEURMONT.

Chez moi ?

M. DE St. IVAL pere.

Oui, dans votre jardin.

M. DE LEURMONT.

Eh bien, qu’a-t-on fait ?

M. DE St. IVAL pere.

Qu’on a enterré le mort.

M. DE LEURMONT.

Un mort dans mon jardin ! Cela ne se peut pas.

M. DE St. IVAL pere.

Il y a pourtant un témoin.

M. DE LEURMONT.

Quel est-il ?

M. DE St. IVAL pere.

Un paysan, qui prétend avoir tout vu.

M. DE LEURMONT.

Mais quoi donc ?

M. DE St. IVAL pere.

C’est un Abbé.


M. DE LEURMONT.

Un Abbé !

M. DE St. IVAL pere.

Oui, qu’il dit que mon fils & son laquais ont enterré dans votre bois, après l’avoir tué.

M. DE St. IVAL, à part.

Ah ! je respire.

M. DE LEURMONT.

Un Abbé !

M. DE St. IVAL pere.

Eh bien, vous ne répondez pas ? Vous m’alarmez !

M. DE LEURMONT.

Attendez, attendez.

M. DE St. IVAL pere.

Comment ?

M. DE LEURMONT.

C’est que je pense que cet Abbé qui changeoit de place tantôt…

M. DE St. IVAL pere.

Que dites-vous donc ?

M. DE LEURMONT.

Croyez-vous aux esprits, vous ?

M. DE St. IVAL pere.

Non, assurément.

M. DE LEURMONT.

Eh bien, je suis certain que tout ce qu’on vous a dit n’est pas vrai.

M. DE St. IVAL pere.

Cependant, c’est le Commandant de la Maréchaussée, qui est de mes amis, qui m’a conseillé de faire sauver mon fils : vous voyez bien qu’il croit l’affaire sérieuse.

M. DE LEURMONT.

Et est-il sauvé ?

M. DE St. IVAL pere.

Je ne sais pas seulement s’il se doute de tout ceci.

M. DE LEURMONT.

Tant mieux, s’il n’est pas sauvé.

M. DE St. IVAL pere.

Comment, tant mieux ?

M. DE LEURMONT.

Oui, parce que ce seroit s’avouer coupable.

M. DE St. IVAL pere.

Et si on le croit ?

M. DE LEURMONT.

Je vous dis qu’il ne peut pas l’être. Tenez, j’ai toujours été une maniere d’esprit fort, moi, & je ne crois les choses que quand je les vois.

M. DE St. IVAL pere.

Mais supposons que l’on trouve cet Abbé chez vous.

M. DE LEURMONT.

Mort ?

M. DE St. IVAL pere.

Oui mort, & enterré ?

M. DE LEURMONT.

Je n’en crois rien.

M. DE St. IVAL pere.

Eh bien, pour lors, donnerez-vous toujours votre fille à mon fils ?

M. DE St. IVAL, à part.

À moi !

M. DE LEURMONT.

Mais…

M. DE St. IVAL pere.

Vous voyez bien, quand la chose vous touche de près, que vous n’êtes plus si ferme.

M. DE LEURMONT.

Qu’appelez-vous, Monsieur, que je ne suis plus si ferme ?

M. DE St. IVAL pere.

Ne vous fâchez pas, & cherchons ensemble l’endroit où ce paysan a dit qu’ils ont mis cet Abbé.

M. DE LEURMONT.

Monsieur, l’on ne trouvera ici d’autre Abbé, que mon Abbé de Plâtre que voilà, & que j’aime beaucoup.

M. DE St. IVAL pere.

Comment votre Abbé de Plâtre ?

M. DE LEURMONT.

Oui, vraiment. Voyez comme il est bien fait !

M. DE St. IVAL pere, approchant.

Mais, il remue, votre Abbé !

M. DE LEURMONT.

Il remue ?

M. DE St. IVAL pere.

Oui, il vient de tourner la tête.

M. DE LEURMONT.

Je n’avois donc pas tort tantôt.

M. DE St. IVAL pere.

Eh ! c’est mon fils !

M. DE LEURMONT.

Votre fils ?

M. DE St. IVAL.

Oui, mon pere, oui Monsieur ; je vous demande pardon à tous deux.

M. DE St. IVAL pere.

Quelle est cette folie ? Qu’as-tu donc fait ?

M. DE St. IVAL.

Vous avez bien raison ; c’en est une, & dont je ne suis que trop puni !

M. DE St. IVAL pere.

Comment ?

M. DE St. IVAL.

Je vous ai causé des alarmes, & je n’ai pas réussi dans mon projet.

M. DE LEURMONT.

Vous n’avez donc pas assassiné cet Abbé ?

M. DE St. IVAL.

Moi, Monsieur ; quelle horreur ! mais je n’en mourrai pas moins de douleur ! Je suis haï, méprisé…

M. DE LEURMONT.

Haï, méprisé ! Je te réponds bien que non, & je ferai bien voir à ton pere que je suis ferme : je lui avois promis de te donner Agathe en mariage, & je te la donnerai.

M. DE St. IVAL.

Eh ! Monsieur, que me serviront vos bontés, si j’ai le malheur de lui déplaire, si elle ne peut pas m’aimer ?


Scène XIII.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL, M. DE St. IVAL pere, LAURENT.
LAURENT.

Eh ! Monsieur de Leurmont, venez donc, venez donc vîte. Voilà un Commissaire & des gens de justice qui saccagent tout votre jardin.

M. DE LEURMONT.

Comment, comment donc !

LAURENT.

Ils prétendent qu’on y a enterré quelqu’un, & il y a un paysan qui les conduit, qui dit qu’il en a été témoin.

M. DE LEURMONT, riant.

Ah ! voilà un bon tour !

LAURENT.

Oui, riez, riez ; il sont à présent à fouiller dans le petit bois.

M. DE LEURMONT, à M. de St. Ival pere.

Mon ami, ils ne trouveront sûrement rien.

LAURENT.

Mais que diable a-t-il donc aujourd’hui, lui qui aime tant son jardin ?

M. DE LEURMONT, riant.

Ils seront bien attrapés !


Scène XIV.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL pere, M. DE St. IVAL, LE COMMISSAIRE, LAURENT, DES ARCHERS.
UN ARCHER.

Monsieur le Commissaire, le paysan qui nous conduisoit s’est enfui, dès qu’il a vu cette statue que je vous ai dit qu’on avoit trouvé.

LE COMMISSAIRE.

Cela ne fait rien ; il faut parler au maître de la maison. Lequel de vous deux, Messieurs, est Monsieur de Leurmont ?

M. DE LEURMONT.

C’est moi, Monsieur. Que voulez-vous ?

LE COMMISSAIRE.

Je ne sais pas pourquoi vous riez, Monsieur ; mais vous verrez qu’il n’y a rien de plaisant dans ce qui m’amene.

M. DE LEURMONT.

Non, pour vous.

LE COMMISSAIRE.

C’est pour vous-même, Monsieur, & l’on ne se moque pas de la Justice : en un mot, il y a un homme enterré ici.

M. DE LEURMONT.

Je ne crois pas cela.

LE COMMISSAIRE.

Vous niez le fait ? Il faut sûrement que vous soyez complice de ce délit.

M. DE LEURMONT.

Je ne saurois être complice d’une chose qui n’est pas ; vos recherches seront inutiles, & je vous conseille de ne pas perdre votre tems ici davantage.

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, Monsieur, je n’ai que faire de vos conseils, & je ne m’en irai point que je n’aie trouvé ce que je cherche.


Scène XV.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL, M. DE St. IVAL pere, LE COMISSAIRE, LAURENT, M. L’ÉCHALAS, DES ARCHERS.
M. L’ÉCHALAS, ivre.

Monsieur le Commissaire ?

LE COMMISSAIRE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LABRIE, à Monsieur l’Échalas.

Taisez-vous donc.

M. L’ÉCHALAS.

Je vous dis que je suis au fait.

LE COMMISSAIRE.

Laissez-le parler.

M. L’ÉCHALAS.

Monsieur le Commissaire, vous cherchez un Abbé qui est mort ?

LE COMMISSAIRE.

Oui, mon ami.

M. L’ÉCHALAS.

Eh bien, Monsieur le Commissaire, je l’ai trouvé ici tantôt, moi.

LE COMMISSAIRE.

Vous ?

M. L’ÉCHALAS.

Oui, moi.

LE COMMISSAIRE.

Où cela ?

M. L’ÉCHALAS.

Il étoit là… Quelque part.

LE COMMISSAIRE.

Vous verrez qu’on l’a fait enlever.

M. L’ÉCHALAS.

Eh tenez, parbleu, le voilà.

LE COMMISSAIRE.

Qu’est-ce que vous dites-donc ?

M. L’ÉCHALAS.

Oui, Monsieur le Commissaire. Quand je dis que c’est lui… c’est-à-dire que c’est son esprit.

LE COMMISSAIRE.

Son esprit ?

M. L’ÉCHALAS.

Oui, l’esprit de l’Abbé que vous cherchez. Oh ! rien n’est plus vrai, & je ne vous conseille pas de vous en trop approcher ; car il pourroit bien…

LE COMMISSAIRE.

Quoi donc ?

M. L’ÉCHALAS.

Il pourroit bien… Vous rosser comme tous les diables, comme il m’a fait tantôt. Demandez-lui, & s’il ne m’a pas assuré qu’il me tordroit le cou, si je ne m’en allois pas bien vîte ; aussi je n’ai pas demandé mon reste.

LE COMMISSAIRE.

Expliquez-nous ce que cela signifie, Monsieur l’Abbé ; répondez, je vous prie.

M. DE St. IVAL.

Monsieur, cela est fort aisé ; je ne suis point Abbé, & je sais ce qui a causé l’erreur de celui qui vous a conduit ici.

LE COMMISSAIRE.

Comment l’erreur ?

M. DE St. IVAL.

Oui, Monsieur, j’ai voulu faire une plaisanterie à Monsieur de Leurmont, & pour cela, j’ai enterré, cette nuit, un Abbé de Plâtre qui étoit dans ce jardin, afin de pouvoir me mettre aujourd’hui à sa place. Voilà ce que le paysan qui vous a amené a vu. Si vous voulez faire fouiller…

LE COMMISSAIRE.

Eh ! si ce n’est que cela, nous l’avons déjà trouvé. Voilà une plaisanterie dont nous nous serions bien passez. Messieurs, je vous souhaite bien le bonjour. Allons, allons-nous-en.

M. DE LEURMONT.

Mais n’avez-vous pas cassé mon Abbé en fouillant ?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, je n’en sais rien.


Scène XVI.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL, M. DE St. IVAL pere, MONSIEUR L’ÉCHALAS, LAURENT, LABRIE.
M. L’ÉCHALAS.

Je savois bien, moi, qu’il n’oseroit pas approcher de l’Abbé.

M. DE LEURMONT.

Monsieur l’Échalas, vous reviendrez pour faire la niche que je vous ai demandé ?

M. L’ÉCHALAS.

Oui, pour me faire rosser encore. Je ne crois pas que vous m’y rattrapiez, Monsieur de Leurmont, & je ne veux plus travailler pour vous, premiérement & d’un, & je m’en vas.

M. DE LEURMONT.

Laurent, va donc voir en quel état est mon pauvre Abbé.

LAURENT.

Je vais plutôt voir comme on a abîmé le jardin.


Scène XVII.

M. DE LEURMONT, M. DE St. IVAL, M. DE St. IVAL pere, LABRIE.
M. DE St. IVAL pere.

Ne vous embarrassez pas, Monsieur de Leurmont ; si votre Abbé est cassé, je vous en donnerai un autre.

M. DE LEURMONT.

Il ne sera jamais si bien fait.

LABRIE, bas à M. de St. Ival.

Eh bien, Monsieur, avez-vous réussi ?

M. DE St. IVAL.

Ah ! Labrie, je suis sans aucun espoir !

M. DE LEURMONT.

Ah ! Voilà ma fille.


Scène XVIII.

Mademoiselle AGATHE, M. DE St. IVAL pere, M. DE St. IVAL, M. DE LEURMONT, LABRIE.
Mlle AGATHE.

Ah ! mon pere ! est-il bien vrai ?

M. DE LEURMONT.

Quoi donc ?

Mlle AGATHE.

Monsieur de St. Ival ?

M. DE St. IVAL pere.

Eh bien, Mademoiselle ?

Mlle AGATHE.

On dit qu’on va arrêter Monsieur votre fils.

M. DE LEURMONT, à M. de St. Ival pere.

Laissez-moi répondre, & cachez-le.

Mlle AGATHE.

Dites donc, je vous prie ?

M. DE LEURMONT.

Oui, voilà qu’on l’emmène.

Mlle AGATHE.

Ô Dieux ! quoi, il seroit vrai…

M. DE LEURMONT.

Acheve donc ?

Mlle AGATHE.

Qu’il a tué un homme. Mon pere !… Ah ! malheureux St. Ival !

M. DE St. IVAL, à Labrie.

Qu’entends-je ! Elle me plaindroit !

LABRIE.

Ne vous montrez pas encore.

M. DE LEURMONT.

Mais, Agathe, qui peut donc t’alarmer ? Tu n’aimois pas St. Ival, tu vas être vengée.

Mlle AGATHE.

Moi, vengée ! Que dites-vous ?

M. DE St. IVAL pere.

Que si vous l’aimiez, Mademoiselle, sa grace lui seroit bientôt accordée.

Mlle AGATHE.

Si je l’aimois !… Eh ! que pourrois-je faire pour lui sauver la vie ?

M. DE LEURMONT.

Il faudroit l’épouser, ma fille.

Mlle AGATHE.

Il ne dépendroit que de moi…

M. DE St. IVAL.

De faire mon bonheur, Mademoiselle !

Mlle AGATHE.

Que vois-je ? Quoi, c’est bien vous, St. Ival ?

M. DE St. IVAL.

Oui, c’est moi, qui ne cesserai jamais de vous adorer.

Mlle AGATHE.

Ah ! je respire !

M. DE LEURMONT, à M. de St. Ival

Eh bien, te crois-tu encore haï, méprisé ?

M. DE St. IVAL.

Non, rien ne peut égaler l’excès de ma joie !

M. DE St. IVAL pere.

Nous n’avons jamais eu d’autre projet que celui de vous unir.

Mlle AGATHE.

Ah ! mon pere !… Quoi, Monsieur, il seroit bien vrai ?

M. DE St. IVAL pere.

Sans doute. Oubliez tous les maux que nous vous avons causés en vous laissant ignorer nos intentions.

M. DE LEURMONT.

Oui, oui ; & pour réparer le tems perdu, envoyons chercher un Notaire ; & en l’attendant, allons revoir mon pauvre Abbé. Mais pourquoi donc l’avoir enterré ?

LABRIE.

Pour le cacher, afin que vous crussiez que celui-ci étoit le vôtre, & qu’il pût savoir de Mademoiselle s’il en étoit aimé.

M. DE LEURMONT.

Ah ! fort bien ! Mon ami, dans notre jeunesse, nous en aurions fait autant. Allons, allons, je pardonne à ma fille de mieux aimer la copie que l’original.


FIN.