L’Abbaye d’Évolayne/2

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Plon (p. 129-187).

DEUXIÈME PARTIE

I

— Tout ce que vous venez de me dire, vous l’avez, sans doute, expliqué à votre confesseur ?

La mère Hermengarde avait posé cette question négligemment, tout en reculant son fauteuil de façon à se placer à contre-jour, entre les deux fenêtres ogivales de son oratoire particulier. La lumière d’un pâle soleil d’hiver, épargnant sa silhouette indécise, allait frapper en face d’elle la moniale qui lui parlait, assise sur une chaise basse.

Elle scrutait ainsi plus à l’aise le visage d’Adélaïde, en religion mère Constance. Il ne ressemblait guère à ces figures closes de nonnes où le regard modeste, presque toujours baissé, demeure, quand il se lève, pareil à une vitre sans tain qui ne reflète rien. Ce visage, après sept ans de cloître, gardait sous la guimpe et le voile son éloquence palpitante. La physionomie, extrêmement mobile, échappait au contrôle de la volonté, trahissait les moindres émotions du cœur. Elle exprima tout à coup une inquiétude éperdue :

— Je ne crois pas… non, je ne pense pas… C’est si difficile… pourtant je n’ai jamais eu l’intention de rien dissimuler au père Gontran…

— Mais j’en suis sûre, mon enfant, dit l’abbesse, apaisant d’un geste l’angoisse qu’elle avait éveillée.

La réponse en effet ne la surprenait pas. L’âme qu’elle venait d’examiner, au cours d’un long entretien, n’était coupable d’aucune faute assez grave ou assez singulière pour retenir l’attention d’un confesseur. Il fallait toute la connaissance que l’abbesse avait de ses filles pour discerner la gravité du mal qui s’y cachait. La langueur constante, le manque d’attrait sensible pour la prière et la communion dont se plaignait Adélaïde, ce regret du passé en elle, ces réclamations sourdes de la chair et du cœur, cette douleur acceptée, mais non dominée, ces doutes, n’avaient en eux-mêmes rien de particulièrement inquiétant. Maintes religieuses avaient traversé de semblables crises, qui s’étaient relevées plus fortes après leur défaillance. Elles avaient employé pour dépeindre leur état d’âme les mots mêmes dont leur sœur, plus atteinte, venait de se servir, car la parole humaine n’est pas assez riche pour exprimer les mille nuances des sentiments, des tentations, qui peuvent, au premier abord, paraître semblables. Mais l’abbesse, suppléant par l’intuition à l’insuffisance des réponses obtenues, écoutait surtout les résonances intérieures qui les accompagnaient et les complétaient. Cette femme dont le jugement était si clair, l’expérience si grande, hésitait à définir un cas déconcertant.

Elle s’étonnait d’avoir mis si longtemps à comprendre une de ses filles, celle-là même sur laquelle elle avait veillé avec le plus de sollicitude. C’était une recrue flatteuse, dont la générosité l’abusa et pour laquelle elle rêva la sainteté. Longtemps elle l’avait tenue, souple et docile entre ses mains, abandonnée à sa direction sûre et sage. Puis elle avait eu l’impression d’une résistance légère mais continue, d’un repliement involontaire. Elle s’était heurtée, en cherchant à provoquer des confidences, à une créature apeurée qui, tout de suite, se réfugiait dans le silence. Et la crise qu’elle redoutait éclatait maintenant, dépassait en gravité toute prévision, prenait les proportions d’un désastre. L’âme qui lui semblait si belle se révélait sans volonté, ni vertu réelle, sans autre force que celle de l’exaltation. Sa pitié, toute d’emportement, manquait de solidité ; la droiture de ses intentions n’avait pas pour appui la fermeté du caractère. Au premier coup de vent, tout l’édifice d’une fragile vertu était tombé en ruines. L’abbesse, sondant au plus profond cette conscience troublée, n’y avait rencontré nulle part la paix. Sous les zones d’angoisse, d’incertitude, de découragement, elle ne trouvait que le vide. Il n’y avait pas un seul château secret de l’esprit où l’image de Dieu régnât sans ombre, où la raison pût s’enfermer pour résister aux impulsions mauvaises.

Le mal, insidieux, avait cheminé, longtemps caché. Et celle dont il ruinait les forces vives ne le découvrait que bien tard, trop tard. En ce moment même, Adélaïde, revivant son passé, s’étonnait aussi d’y découvrir de tels contrastes : une ascension lente, ininterrompue, suivie d’une chute vertigineuse. Pas une fois, durant le temps d’épreuve qui lui avait été imposé dans le monde, loin de Michel, ni durant les cinq années qui précédèrent sa profession solennelle, elle n’avait remis en question le problème de sa vocation. Derrière elle, il n’y avait qu’un abîme de douleurs, une existence dévastée qu’elle ne pouvait songer à reprendre. Elle allait de l’avant, bravement, vers les régions désertiques et pures où son mari souhaitait vivre.

Elle avait paru destinée à faire une bonne religieuse. Le temps de son postulat s’était écoulé sans luttes, facilement. La fatigue l’avait tout d’abord soutenue. Passant de la vie libre et mode du monde à l’existence sans austérité excessive, mais soigneusement réglée des bénédictines, elle s’était trouvée en quelque sorte débarrassée de sa personnalité. Elle ne fut pendant des mois qu’une créature annihilée, raidie dans un effort physique qui ne lui permettait presque plus de penser. Puis, quand son corps se fut plié aux exigences de la vie monastique, l’âme était déjà fortement attachée par l’habitude à l’atmosphère du cloître. À l’hébétement du début succéda l’enthousiasme, un élan, un appétit de sacrifice dont elle s’émerveillait. La loi la plus pénible à accepter, celle de l’obéissance lui parut relativement facile : elle aimait la mère Hermengarde qui, ferme et sévère quand la nécessité l’y obligeait, mais intelligente, compréhensive, digne de tous les respects, obtint aisément sa confiance. De loin, Michel aidait puissamment sa femme. D’un même accord, les deux communautés avaient décidé d’accorder quelque compensation à la séparation des deux époux. Tant qu’ils n’auraient pas prononcé leurs vœux perpétuels, il fut convenu qu’il leur serait permis de s’écrire une fois par mois, sauf dans les temps de pénitence du carême et de l’avent. Ces lettres soutenaient Adélaïde, lui rendait périodiquement un surcroît de vie spirituelle. Elle en imitait involontairement dans ses réponses l’accent mystique et, prompte à se croire toujours semblable à celui qu’elle aimait, n’exprimait que mépris pour les joies du monde, aspirations célestes.

Deux ans auparavant, elle avait prononcé ses grands vœux, le même jour que son mari. Son cœur était calme et plein de confiance alors qu’elle engageait sa vie pour toujours. Pourtant, lorsqu’elle s’examinait bien, elle voyait qu’à cette date s’arrêtaient ses progrès spirituels. Presque aussitôt, atteinte d’une pleurésie, elle avait, dans l’abattement de la maladie, puis dans l’oisiveté et la faiblesse de la convalescence perdu l’équilibre factice qu’elle croyait posséder. Guérie, mais plus débilitée encore moralement que physiquement, elle s’était retrouvée sur la terre, les ailes brisées, avec ce doute en elle, cette soif de bonheur, cette tristesse accablée, ce malaise qu’elle avait refusé si longtemps d’avouer aux autres et à elle-même. Alors qu’elle avait passé tant d’années à vider son cœur de toute image humaine, elle voyait partout, sur les parois du souvenir, reparaître le dessin mal effacé. Depuis que Michel avait cessé de lui écrire, il n’était plus pour elle le guide qui la soutenait et la précédait sur les chemins du sacrifice, mais le tentateur silencieux qui la tirait en arrière. Sachant que l’avenir ne le lui rendrait pas, elle le cherchait au fond de leur passé. Et l’idée lui vint que, seul, le sentiment du provisoire lui avait permis d’être heureuse au couvent, puisque, aussitôt établie dans le définitif, elle avait eu horreur de ces grilles, refermées à jamais sur elle. Elle crut comprendre soudain le problème qu’elle examinait vraiment aujourd’hui pour la première fois et la vérité était si affreuse qu’elle s’en délivra dans un cri.

— Oh ! ma mère, qu’ai-je fait ? J’ai été trompée, abusée et c’est la volonté d’un autre qui m’a conduite ici.

L’abbesse crut entendre formuler sa propre pensée et, si elle eût été moins maîtresse d’elle-même, elle eût trahi par un regard, un geste, une protestation trop hâtive sa consternation. Mais elle se tenait sur ses gardes, sachant que le plus grand danger qui menaçât Adélaïde était le désespoir. Elle sourit de son beau sourire rassurant et, sans répondre directement aux paroles de la moniale, comme si elle les jugeait sans portée :

— Le cloître n’est pas un lieu de repos, dit-elle posément. Il faut accepter d’y souffrir. Vous ne pouviez vous attendre à être toujours portée par la grâce. Vous n’avez pas le droit, parce qu’elle vous manque, de douter de votre vocation. C’est dans ces instants de délaissement qu’il convient de rester calme. Vous ne trouverez pas une religieuse qui n’ait connu ces aridités, ces tourments dont vous vous plaignez.

— Temporairement, peut-être, mais j’en souffre depuis près de deux ans.

— Depuis deux ans, dites-vous, depuis votre pleurésie ? s’écria l’abbesse avec un léger accent de soulagement.

Elle venait de trouver une explication à laquelle elle-même pouvait croire.

— L’âme fléchit en vous, reprit-elle, parce que le corps est affaibli, parce que votre organisme demeure ébranlé. Vous dénaturez en l’aggravant un mal dont la cause est purement physique.

Adélaïde ne parut point convaincue :

— En êtes-vous bien sûre ? N’est-ce point la maladie au contraire qui m’a révélée à moi-même. Oh ! mère, que faut-il que je fasse ?

Cet appel, celui d’une enfant perdue, dressa tout à coup la supérieure. Son visage rayonna. Elle posa les deux mains sur les épaules de la mère Constance, s’efforçant de lui imposer une confiance qu’elle n’avait pas.

— Dormir, dit-elle avec autorité.

Et comme le regard surpris de la religieuse l’interrogeait, elle expliqua :

— Oui, ma fille, dormez, c’est tout ce que je vous demande. Vous avez l’âme surmenée par l’inquiétude. Votre prière même est mauvaise, car elle s’embarrasse de problèmes que vous ne pouvez pas résoudre. Abandonnez-vous. J’abrégerai pour vous les heures de cellule, d’oraison. Il faut que votre peine s’assoupisse. Laissez-nous, vos sœurs et moi, prier à votre place. Ne craignez rien, n’interrogez plus l’avenir. Reposez-vous sur nous.

Pendant les semaines qui suivirent, la direction de l’abbesse fut un chef-d’œuvre de prudence et de tendresse. Toute son attention se concentra sur la mère Constance. Elle la dispensa des longs offices, lui fit donner une nourriture plus fortifiante, lui imposa des travaux extérieurs peu fatigants, mais qui ne laissaient aucune place à la rêverie. En même temps qu’elle agissait pratiquement, elle agissait spirituellement. Toute la communauté, sur son ordre, se resserrait autour de l’âme en péril, la couvrait des boucliers de la prière. Adélaïde, docile aux instructions reçues, s’efforçait de ne plus penser, se laissait en quelque sorte porter par toute la sollicitude qui l’environnait. Mais elle demeurait impuissante à discipliner sa pensée. Le cloître ne la défendait plus contre aucun mirage, n’enfermait que son corps. Elle continuait à dire les prières, à faire les gestes de la religieuse, mais elle avait repris en plein rêve sa vie d’autrefois. Elle était toujours auprès de Michel, seule avec lui, toute à lui.

Le moment approchait où il allait être ordonné prêtre. Une dernière fois, il reçut la permission d’écrire à sa femme pour lui annoncer que la cérémonie était fixée au mois suivant :

— J’attends, disait-il, dans la paix ce beau jour, couronnement de notre vie. Je ne m’agenouillerai pas seul au pied de l’autel, vous y serez à mes côtés. Mon sacrifice est avant tout le vôtre. Vous avez fait plus que de le permettre, vous l’avez voulu la première…

L’abbesse, après avoir pris connaissance de la lettre, la remit à Adélaïde. Celle-ci la relut plusieurs fois avec une émotion croissante. Elle pleura longtemps et ne sut dire si c’était de douleur ou de joie.

— Réjouissez-vous, ma fille, s’écria la mère Hermengarde. Nous autres, religieuses, nous n’avons jamais que notre vie à offrir. Plus favorisée que nous, plus riche, vous avez pu, en vous donnant, donner un prêtre à Dieu.

— Oui, murmura Adélaïde, J’en suis fière. Un instant, elle parut forte, enivrée du poids de sa croix, puis, presque aussitôt, le cœur surchargé céda sous le fardeau trop lourd, cria sa peine :

— Ah ! pourtant, ma mère, n’aurais-je pas mieux fait de le garder. Il pouvait vivre plus aisément loin des autels que moi loin de lui. J’ai voulu qu’il fût heureux et son bonheur ne me suffit pas. J’avais besoin de sa présence seulement. Oh ! cette année même où j’ai vécu à ses côtés, n’étant plus rien pour lui, cette année déserte où j’ai tant souffert m’apparaît comme un paradis. Vous m’avez dit : « séparée de votre mari, vous le sentirez plus près de vous. » Mais qu’est-ce que cette union mystique, si pure, si froide ?… Me voici religieuse et lui prêtre, et Dieu nous voit, nous bénit, nous aime, nous réunira, pourtant cela ne me comble pas, ce n’est pas assez ou c’est trop. J’ai froid et je voudrais seulement qu’il fût à mes côtés, sa main dans la mienne, son cœur près du mien…

L’abbesse la laissa pleurer et délirer longtemps sans l’interrompre. Elle était maintenant convaincue qu’Adélaïde, en se jetant au cloître, n’avait obéi qu’à l’héroïsme de la passion. Cette certitude l’attristait sans ébranler sa confiance, car elle savait combien les desseins de Dieu sont mystérieux et ses moyens d’action inattendus. Une espérance restait permise. L’amour nuisible pouvait devenir bienfaisant, si l’on parvenait à en dégager uniquement les éléments spirituels. Ce fut le but de la mère Hermengarde. Mais l’impulsion qu’elle cherchait à donner fut aussi adroite que légère. Elle se garda de contraindre ou de catéchiser. Abdiquant son autorité, elle se revêtit de jeunesse pour n’être plus qu’une femme sensible et sage, assistant dans les troubles du cœur une autre femme, son amie. Presque chaque jour, elle convoquait Adélaïde dans son oratoire particulier et c’était elle qui, la première, très simplement, parlait de Michel. Il importait en effet que cette âme ne se repliât pas sur une passion désormais irréalisable pour s’en nourrir avec une complaisance de plus en plus coupable, de plus en plus épouvantée. Il ne fallait pas qu’elle se crût maudite et perdue parce qu’elle aimait. L’abbesse, doucement, la raisonnait, la rassurait :

— Vous avez le droit, disait-elle, de regretter votre mari, et il est naturel que ce regret prenne en ce moment un caractère plus déchirant. Si chrétienne qu’elle soit, une mère dont le fils est ordonné prêtre ne peut retenir ses larmes, et pourtant elle savait de tout temps que ce fils ne lui appartenait pas, qu’il la quitterait un jour, tandis qu’un époux semble appartenir pour toujours à sa femme. Le lien ne se rompt point sans que le cœur saigne et il n’y a point à s’en étonner. Au cloître, ma chère fille, il est permis d’aimer. Il suffit que Dieu garde la première place. Soyez généreuse. Ce sont les derniers sursauts de la femme en vous.

Ce langage apaisait Adélaïde, Puis, de nouveau, elle retombait en ses langueurs désespérées. Sans se décourager l’abbesse la relevait, la soutenait, la dirigeait avec tendresse avant de la soumettre à une épreuve qui pouvait être décisive. Dix jours avant l’ordination de Michel, elle lui recommanda de s’y préparer par une neuvaine et ajouta :

— J’ai demandé que votre mari célébrât sa première messe dans notre monastère. Il vous sera permis de lui parler un moment.

Les êtres d’imagination très vive subissent avec force la fascination de l’instant. Quand, sur la trame incolore et vague des jours futurs, une heure se détache que toutes les circonstances concourent à rendre exceptionnelle, cette heure culminante, éclipsant pour eux celles qui la précèdent ou qui doivent la suivre leur fait tout oublier. Il suffit qu’il leur soit permis de la vivre pour que la pire douleur leur semble justifiée.

La faveur accordée aux deux époux avait eu des précédents. Et Adélaïde savait depuis longtemps qu’il lui serait permis de revoir Michel prêtre, qu’un jour, une seule fois, elle recevrait la communion de sa main. À l’horizon de sa vie refermée et déserte, cette espérance avait brillé, lumière lointaine, aujourd’hui toute proche. Essentiellement émotive, elle avait toujours recherché l’émotion comme un bonheur. Celle qu’on lui ménageait la comblait en l’apaisant. Elle s’hypnotisa sur la joie promise. L’avenir ne s’étendait pas au delà d’un moment admirable qu’elle éternisait. Ses doutes, ses craintes, ses tourments cessèrent. Il n’y eut plus en elle d’autre sentiment que celui de l’attente.

L’abbesse qui l’observait sans cesse fut surprise par le calme de cette ensorcelée. Elle redoubla de prières pour attirer les bénédictions du ciel sur la dernière réunion des deux époux. Obsédée par un fantôme, éprise d’un être qui n’existait plus que dans son souvenir, Adélaïde pouvait retrouver son équilibre en voyant devant elle, dans sa réalité, le prêtre inaccessible. Dieu pouvait se servir de l’homme trop aimé pour affermir l’âme troublée, mais généreuse qui cherchait le bien sincèrement, dont la passion même restait si noble et qui méritait le repos et la grâce.

II

Le jour de l’ordination s’écoula pour Adélaïde dans une sorte d’extase où elle oublia sa vie. Projetant au loin son âme, elle assista vraiment à la cérémonie qui se déroulait au monastère d’Évolayne, Elle en suivit les moindres détails, en ressentit toutes les émotions. Elle fut sans cesse aux côtés de Michel et, subissant déjà l’influence de sa présence, elle se persuada qu’il saurait, le lendemain, éclairer toutes les ombres où elle se débattait.

L’heure vint enfin où, agenouillée dans les stalles à sa place ordinaire, elle aperçut le bien-aimé qui, revêtu des ornements sacerdotaux, s’avançait vers l’autel. La messe ce matin-là fut célébrée avec une pompe particulière. Le père Athanase assistait l’ami qui pour la première fois accomplissait les rites sacrés. À travers la grille qui coupait en deux la nef, séparait les moniales du chœur, à travers les larmes qui brouillaient son regard, Adélaïde, suivant les gestes de son mari, le voyait mal. Elle avait l’impression de vivre au milieu d’un orage. Par moments, comme sous un brusque éclair, elle distinguait nettement la haute silhouette de Michel, sa tête ceinte de la tonsure en couronne, son visage quand il se tournait vers l’assistance, les bras tendus. Puis, de nouveau, la nuit se refermait sur elle et la voix chère lui parvenait encore, la voix timbrée et douce qui se brisait un peu à la fin des phrases latines. Elle ne put chanter l’office avec ses sœurs. L’abbesse, prévoyant son trouble, l’en avait dispensée. Silencieuse, elle s’unissait à l’homme de Dieu, à la fois sacrificateur et sacrifié. Elle priait comme elle n’avait jamais prié : « Faites que je sois digne de lui, que je puisse me donner tout entière comme il s’est donné. »

Son âme s’échauffait lentement d’un feu dont elle ne distinguait pas la nature, mais qui la rassurait. Cette heure si rare ne pouvait rester stérile. Ses doutes allaient se dissiper. Elle attendait avec confiance la réponse de Dieu, la lumière.

Le moment de la communion était venu. Une à une les religieuses s’avancèrent vers la grille, se prosternèrent devant l’étroite ouverture derrière laquelle Michel les attendait, le ciboire à la main. À son tour Adélaïde s’agenouilla devant son mari. Peut-être ne reconnut-il pas cette ombre entre d’autres ombres dont la bouche seule était nue. Il ne laissa paraître aucune émotion. Sa voix ne trembla pas en répétant les paroles saintes : « Corpus Domini Jesus Christi… » Mais elle ne put dominer la tentation. Renversant la tête, elle regarda longuement à travers son voile le visage oublié dont l’expression en cet instant était si douce et recueillie. Déjà elle recevait l’hostie et la main consacrée effleura légèrement ses lèvres. Ses yeux se fermèrent, captant l’image vivante. Et jamais dans ses communions les plus ferventes elle n’avait ressenti émoi plus profond. L’hôte humain soudain comblait l’âme que la présence divine laissait inassouvie. Elle aboutissait à une certitude absolue, indiscutable.

— C’était lui que j’aimais ! Je n’ai jamais eu d’autre Dieu.

La révélation foudroyante fut suivie d’une sorte de paix lourde, abominable. Elle avait demandé la lumière et l’obtenait : lumière lugubre. Elle voyait clair dans son cœur déshérité. Elle ne se débattait pas devant l’évidence. À genoux parmi ses compagnes, les mains jointes dans l’attitude de la prière, elle considérait en silence le désastre irréparable de sa vie.

Quelqu’un lui toucha l’épaule. La messe était finie, ainsi que les derniers chants et l’action de grâces. Machinalement, elle sortit avec les autres religieuses de la chapelle. La mère Hermengarde lui dit :

— Allez, ma fille, le père Stéphane vous attend au parloir.

Le père Stéphane ! C’était le nom que Michel porterait à présent jusqu’à sa mort et qui faisait de lui l’étranger sur lequel elle n’avait plus aucun droit. Leur entretien était devenu inutile. Tant qu’elle avait douté, elle s’était aisément persuadée que son mari pourrait encore l’affermir en lui démontrant une vérité imparfaitement comprise. Maintenant elle savait que son mal était incurable et qu’il n’y remédierait pas. Il fallait faire un dernier aveu. Et qu’importait qu’il la condamnât ou s’accusât lui-même. Tous deux souffriraient désormais l’un par l’autre, sans fin.

De son pas léger de religieuse, elle glissait à travers les vastes corridors dallés, sans hâte, ni appréhension, dans une sorte de stupeur indifférente. Mais lorsqu’elle entra dans le vaste parloir où, de très haut, tombait une lumière grise, un subit sursaut de douleur l’ébranla. Elle marcha d’un élan jusqu’à la grille qui séparait la pièce en deux, s’y appuya de tout son poids, comme si elle croyait pouvoir faire sauter cette clôture. Michel était déjà là, derrière les barreaux. Leurs regards se croisèrent durant une seconde et le cri qu’elle allait jeter vers lui s’arrêta sur ses lèvres, car elle comprit qu’il ne voyait plus en elle une femme, mais seulement la religieuse, l’élue de Dieu. Il l’appela : « ma sœur chérie ! … »

— Et je pourrais encore vous donner d’autres noms, dit-il. N’êtes-vous pas aussi un peu ma mère, vous qui m’avez donné à Dieu, c’est-à-dire à la Vie, ma fille encore, puisque l’homme, dès qu’il possède la plénitude du sacerdoce, porte la responsabilité de toutes les âmes en général, mais de quelques-unes en particulier. La vôtre, la première qui me fut confiée, me demeurera toujours plus chère qu’aucune autre.

Il parlait avec une onction appliquée, égale, bien différente de son ancienne froideur, coupée d’éclats. Les années de cloître avaient fait de lui un homme nouveau qui semblait se livrer plus et pourtant se gardait mieux, un homme qui exprimait aisément des sentiments doux, sans chaleur.

Ils s’étaient assis tous deux de chaque côté de la grille. Michel, immobile, les mains jointes, les yeux baissés ne songeait pas à regarder cette femme qui n’était plus la sienne. Il ne lui accordait, même en cet instant, qu’une attention prudente, uniquement spirituelle. Aveugle volontaire, il voulait qu’elle ne fût pour lui qu’une voix. Mais elle n’imitait pas cette réserve. N’ayant plus rien à ménager, elle cédait à l’amour. Elle s’empoisonnait avec ce visage et ses yeux ne le quittaient pas. C’était une figure nouvelle, détendue, sereine. La joie qui embrasait toute l’âme y projetait un extraordinaire rayonnement, semblait fuser à travers les paupières closes et les lèvres tranquilles qui ne souriaient pas. Adélaïde contemplait la paix face à face dans un éblouissement triste et timide. Mieux que personne, dans son dur désespoir, elle savait le prix de la joie. C’était une chose merveilleuse et douce, aussi sacrée que l’innocence et la faiblesse d’un enfant. Elle ne pouvait pas l’arracher à cet homme qu’elle aimait. Il est facile de blesser ceux qui souffrent, mais non point ceux qu’une félicité anormale en ce monde enveloppe de sa splendeur fragile. Adélaïde voulait maintenant porter seule, sans que Michel le sût, toute la croix :

— Dites-moi que vous êtes heureux, implora-t-elle.

— Je vous apporte mon bonheur et je vous en rends grâce puisqu’il est votre œuvre. Quel destin que le mien, quel sort admirable !

Elle balbutia :

Vous êtes prêtre à jamais

Sur le visage du moine la paix s’accrut encore :

— Tout a passé sur moi : les avertissements et l’appel de l’Église, l’imposition des mains, le sublime répons : « Maintenant je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis… » Et j’évoquais ce jour lointain où nous assistions en spectateurs à une cérémonie semblable. Que de chemin parcouru depuis lors, que de grâces reçues. Il n’y a dans ma joie qu’une fêlure : la crainte de n’être pas digne ! Cette charge du sacerdoce ne dépasse-t-elle pas mes forces ? Quand je tremble, je pense à vous. Je me rappelle que je ne suis pas seul. À côté de la vie d’un prêtre, vie d’action, il faut pour la soutenir une vie d’effacement, de méditations, de prières. La vôtre sera cela pour moi. Vous m’assisterez constamment, n’est-il pas vrai ? À quoi bon vous dire ce que j’attends de vous ! Je sais que votre cœur demeurera uni au mien, comme autrefois, toujours.

Elle admira ce rêve et pourtant ne souhaita pas le réaliser. Les paroles de Michel l’émouvaient sans l’abuser. Elle n’avait qu’une pensée dans le cœur : qu’il allait la quitter, qu’elle ne le verrait plus. L’instant prodigieux et précaire tant espéré passait, passait. Chaque seconde naissait, dégageait des effluves d’une suavité déchirante et s’envolait sans qu’elle pût la retenir. Cette chaleur qui lui venait de la présence aimée, cette lumière que projetait sur elle un cher visage lui seraient bientôt retirées. Le temps fugitif, dans la même minute, la comblait et la dépouillait. Ce qu’il lui accordait dans le présent, il le lui reprenait aussitôt, l’abolissait en le jetant au gouffre de l’avenir. Il la poussait irrésistiblement vers les ténèbres de la solitude :

Cependant, averti par la mère Hermengarde de l’état où se trouvait sa femme, Michel désirait l’aider, faire pour elle ce qu’on attendait de lui :

Vous ne me parlez pas de vous, dit-il avec sollicitude… Je sais que vous venez de traverser une longue et pénible crise.

— Oui… balbutia-t-elle… très longue… depuis près de deux ans, je suis abandonnée… Nulle lumière…

Elle l’entendit soupirer derrière la grille et sa voix exprimait une compassion profonde lorsqu’il reprit :

— J’avais beaucoup prié pour que cela vous fût épargné, pour être choisi à votre place, si l’un de nous devait souffrir.

Elle demanda avidement :

— Vous avez donc souffert aussi ?

— Nous sommes au cloître pour cela, répondit-il paisiblement — car sur lui la morsure du regret avait été assez bénigne pour qu’il pût en parler légèrement. — La douleur accompagne toute notre vie. Elle est le grand présent de Dieu, le signe de son alliance avec nous. Et parfois elle nous fait peur, parce que notre chair est faible, mais il suffit de la considérer avec amour, avec douceur, pour qu’elle prenne aussitôt un aspect adorable. J’ai eu mes heures d’aridité, d’angoisse, mais je ne me suis jamais laissé troubler. J’étais certain, quand je me trouvais dans une totale misère spirituelle, qu’une main toute-puissante s’étendrait bientôt sur moi, et toujours il en fut ainsi. Ah ! je voudrais vous transmettre mon espérance. Soyez ferme, soyez calme, ne doutez pas de Dieu, ni de vous-même. C’est un véritable miracle qui vous a jetée dans la voie où vous êtes et aucune tentation ne triomphera de vous, si vous ne perdez pas de vue les grâces reçues.

Il parlait avec une absolue confiance. Elle avait devant elle un homme abusé par le bonheur qui, du haut des cimes où il s’était élevé, ne voyait plus qu’un monde magnifié par le flamboiement de la paix. Il ne connaissait plus la femme qu’il avait aimée. Il la croyait et la voulait semblable à lui. Elle sentait qu’il serait facile de l’affermir dans son erreur. Elle n’avait plus qu’un sacrifice à faire : lui laisser ignorer ce qu’elle souffrait par lui et, pour cela, il suffisait de se taire ou de lui jeter une réponse ambiguë, imprécise, dont il dénaturerait de lui-même le sens :

— J’ai douté en effet de ma vocation, dit-elle brièvement, puis, tout à l’heure, quand j’ai reçu la communion de votre main, la lumière s’est faite en moi. Je possède l’absolue certitude.

Elle ne mentait pas, mais parce qu’il négligea de la regarder au visage, il ne comprit pas que cette certitude était celle de l’échec.

— Dieu est bon, murmura-t-il avec un accent de soulagement : Il a daigné bénir notre rencontre.

— La dernière, répéta-t-elle d’un ton ferme et froid. Car peu lui importait que désormais Michel fût auprès d’elle ou dans un autre hémisphère. Cette grille suffisait à les séparer et ce vêtement comme une armure sur le cœur du prêtre à jamais refermée. Michel se méprit sur le sens de son exclamation.

— Je vous comprends, dit-il. À qui a trouvé Dieu nulle créature n’est plus nécessaire. Certes nos supérieurs sont si bons qu’ils nous accorderaient peut-être, en des cas graves, la permission de nous revoir, mais nous ne réclamerons pas cette faveur, n’est-ce pas, même au seuil de la mort. Dès aujourd’hui, nous renonçons entièrement l’un à l’autre. Je vous aiderai de loin par mes prières et vous de même. Je vous donne rendez-vous au delà de la terre, là où nous ne serons plus séparés.

Alors, il redressa la tête. Ses paupières se soulevèrent lentement. À travers la grille ses yeux se fixèrent sur Adélaïde. Il accordait à leur amour une suprême concession. Il désirait et permettait cet intime échange qui, par le regard, s’établit entre deux êtres mieux que par les paroles. Il cherchait les sombres prunelles qui ne reflétaient, croyait-il, que la paix et la gloire de Dieu. Il voulait voir la joie de sa sœur. Mais elle, devinant son intention et plus prompte que lui, avait déjà voilé son visage que blêmissait l’angoisse de la séparation. Il fut touché de ce geste dont il ne devina pas la portée, admira l’ascétisme qui la faisait se dérober aux dernières effusions des tendresses humaines.

— Si sainte, murmura-t-il, tellement meilleure que moi !

Elle ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une parole, refusa toute consolation. De nouveau, cette fois sans aucune illusion, sachant exactement ce que lui coûtait ce sacrifice, elle donnait à Dieu son bien-aimé libre de toutes chaînes, de tout soupçon, de tout remords. Ah ! maintenant l’instant merveilleux pouvait finir. Si bref qu’il eût été, il lui avait apporté une douleur trop aiguë pour qu’elle pût la supporter plus longtemps. Elle appelait la solitude comme une délivrance :

— N’avez-vous plus rien à me dire ? interrogea Michel.

Elle murmura avec effort :

— Allez, soyez heureux !

— Du moins, dit-il, je voudrais vous bénir.

Elle s’agenouilla, acceptant le peu qu’il lui donnait. Debout, il l’enveloppa d’un grand signe de croix. Puis, aussitôt, il s’éloigna très vite, car il se souvenait du passé et il souffrait de la quitter. Dressée, accrochée à la grille, elle le vit disparaître, une porte se referma. Alors elle se détourna, fit quelques pas en courant puis s’arrêta, effrayée par le déchaînement d’une soudaine tempête. Ce n’étaient point sa chair ni son cœur seulement qui se plaignaient. Le sol sous ses pieds, les voûtes sur sa tête, mille voix dans l’espace clamaient : « Adieu ! Adieu ! » On eût dit que les murs se fendaient, que le monde entier s’écroulait. Elle oscilla de droite à gauche et s’abattit tout de son long sur les dalles.

Ce fut là que la mère Hermengarde la découvrit un quart d’heure plus tard. Le père Stéphane, avant de quitter Helmancourt, avait rassuré l’abbesse, lui donnant de son entrevue avec Adélaïde un compte rendu entièrement erroné. Car il n’avait vu qu’une femme plus heureuse encore que lui, plus détachée, plus sainte, et ses affirmations trompèrent la supérieure, lui persuadèrent que le miracle tant attendu s’était enfin accompli. L’évanouissement de la mère Constance l’inquiéta sans l’éclairer : la chair pouvait faiblir alors que l’âme restait forte. Ranimée, Adélaïde ne s’expliqua pas. Elle demeura inerte, faible comme un être qui a perdu des flots de sang. Elle ne se plaignait pas, ne parlait pas, ne semblait pas entendre ce qu’on lui disait. Elle refusait tout aliment, dormait une partie du jour et, dès qu’elle était réveillée pleurait, d’ailleurs sans convulsion ni effort. Ses larmes coulaient lentes, intarissables, trahissant la douleur que rien n’allégeait. Peu à peu, elle recommença à se nourrir, essaya de se lever. Mais elle restait extrêmement faible, toussait beaucoup et, chaque soir, sa température s’élevait. La lésion pulmonaire laissée par sa pleurésie s’était rouverte, le médecin qui l’examina recommanda de grands ménagements. Loin d’être effrayée par son diagnostic, Adélaïde parut en éprouver un certain soulagement et, dès qu’elle se retrouva seule à l’infirmerie avec l’abbesse, déclara :

— Tout est bien ainsi, ma mère, je vais pouvoir partir.

L’abbesse sursauta :

— Partir !

Adélaïde la regarda, étonnée que la décision maintenant arrêtée en son esprit ne fût point familière aux autres comme à elle-même.

— Ne vous ai-je rien dit ? demanda-t-elle. Ah ! c’est vrai, j’ai dormi si longtemps ! J’ai sans doute rêvé que je vous parlais… Ma mère, je ne resterai pas au cloître. Ce que j’avais à faire ici est fait. Michel est prêtre, esclave et libre à la fois, esclave de Dieu, délivré de moi. Il n’a plus besoin que je sois emprisonnée derrière une grille.

Nulle amertume dans sa voix. Elle était devenue, à force de souffrance, presque insensible.

— Tout s’arrange parfaitement, reprit-elle, mon état de santé me fournit un motif pour demander à être relevée de mes vœux. Je puis partir sans scandale, car vous, ma mère, vous ne me retiendrez pas.

Elle parlait avec une fermeté douce, impressionnante. Il semblait qu’elle eût déjà secoué tous les jougs religieux. — Elle s’adressait à l’abbesse non plus comme à une supérieure respectée dont on attend avec soumission les conseils, mais comme à une amie, à une égale, liée à elle par une secrète connivence. Tout était absolument clair maintenant pour son âme. Elle ne croyait pas à sa vocation et savait que l’abbesse n’y croyait pas davantage, elle découvrait d’un mot leur mystérieux accord. « Vous ne me retiendrez pas, affirmait-elle. » La mère Hermengarde, en effet, ne l’osa pas. Si grand que fût ce désastre, elle ne voyait nul moyen d’y remédier. Elle objecta seulement.

— Où irez-vous ?

Adélaïde fit un geste vague.

— La terre est assez grande pour abriter ma fuite.

L’abbesse reprit, presque suppliante.

— Mon enfant, réfléchissez. Vous allez au-devant d’une vie misérable.

— Je sais, oui. Mais rester ici parce que je suis rejetée par Michel, parce que je n’ai rien de mieux à faire. Ma mère, vous ne pouvez pas m’y engager, cela n’est digne ni de vous ni de moi.

Encore une fois la mère Hermengarde se sentit dominée. Elle respectait trop cette âme égarée, mais sincère, pour lui conseiller l’acceptation lâche d’une existence claustrale que l’amour de Dieu n’embellirait pas, que l’habitude seule rendrait supportable. Cependant les dangers qui attendaient dans le monde une femme dont le bonheur humain avait été si cruellement saccagé ne laissaient pas de l’épouvanter. Elle tenta un dernier effort.

— Nul ne peut vous retenir contre votre gré, dit-elle tristement, mais je vous engage à réfléchir encore. Avez-vous pensé qu’il nous faudrait bien avertir le père Stéphane de votre départ, qu’il en demanderait les raisons et que vous risquez de détruire son bonheur et sa paix.

— Non, ma mère, je n’en ai même plus le pouvoir. Vous lui direz que je suis malade, incapable de supporter physiquement les rigueurs de la règle, il n’en demandera pas davantage. Il ne reviendra pas sur le passé, ne devinera pas que je me suis, en prenant le voile, sacrifiée à lui. Il m’oubliera très vite. Moi aussi, je veux l’oublier et je n’y parviendrai pas ici où l’atmosphère est toute empoisonnée de sa présence proche, où je retrouve partout le souvenir de ce que j’ai souffert par lui, où rien ne peut m’en distraire. Il me faut me soustraire à l’envoûtement que j’ai subi. J’ai besoin de m’examiner dans la solitude, de chercher librement une autre voie. Ah ! j’ignore vers quel destin je vais, ce que je puis faire. Je ne sais qu’une chose : c’est que ma place n’était point au cloître et que je n’y resterai pas sans vocation.

Elle regarda la mère Hermengarde et soudain lui tendit les bras, avec un affectueux abandon, une grâce caressante :

— Je ne regretterai que vous, ma mère. Vous seule m’avez aimée !…

Trop aimée ! L’abbesse à sa douleur reconnaissait combien, entre toutes ses filles, elle avait chéri celle-ci. Et parce qu’elle se reprochait cette prédilection non permise, elle ne parut pas voir le geste d’appel, se défendit contre l’attrait du beau visage en pleurs. Silencieusement, elle remettait à Dieu l’enfant perdue, s’effaçait, ayant terminé sa tâche. Un regard de furtive pitié, une prière muette dont la douceur se refléta dans ses yeux, un signe de croix sur le front de la mère Constance furent les seules manifestations de sa tendresse, et elle se retira sans mot dire.

Tant de froideur fut pour Adélaïde un étonnement et un scandale. Ses dernières attaches avec le cloître se brisèrent. Nulle vertu ne lui était plus étrangère que la prudence. Elle ne comprenait pas ces cœurs religieux dont le grand devoir est de rester calmes, dont la charité n’a point d’élans, d’effusions, ni de douceur apparente, parce que le temps lui appartient, parce qu’elle agit dans l’éternel.

III

Si désireuse qu’elle fût de conserver sous sa garde l’âme qui réclamait imprudemment la liberté, l’abbesse avait tout de suite compris qu’en opposant sa maternelle sagesse à une volonté tendue maintenant uniquement vers l’évasion, elle risquait de provoquer un éclat irréparable. Or, du moment qu’Adélaïde devait retourner dans le monde, il importait qu’elle n’y rentrât pas, par coup de tête, en excommuniée, mais qu’elle ne sortit du cloître qu’après s’être mise en règle avec l’Église. La mère Hermengarde mit donc tout en œuvre pour aplanir devant elle tous les obstacles et la faire relever de ses vœux dans les plus brefs délais possibles. L’état de santé de la mère Constance, l’erreur initiale de sa vocation justifiaient la supplique qu’elle adressa à la Congrégation des Rites. Mais sa situation de femme mariée imposait à ceux qui devaient juger ce cas une prudence exceptionnelle. L’enquête fut longue et minutieuse, les formalités se prolongèrent durant des mois. Puis enfin, lorsqu’elle se fut engagée à garder fidèlement son vœu de chasteté, à ne jamais réclamer son mari, elle obtint ses lettres de sécularisation.

Elle se trouvait extrêmement souffrante au moment où sa liberté lui fut rendue. Trop faible pour prendre aucune décision, elle vint tout naturellement, en rentrant à Paris, demander asile et secours à son frère, son seul parent.

Matérialiste convaincu, Maurice Verdon s’était violemment élevé contre ce qu’il appelait « la folie morbide et mystique » de son beau-frère et de sa sœur. Si peu qu’il les comprît, il les aimait pourtant. Il admirait la réussite parfaite qu’était leur amour. Le subit renoncement de ces deux êtres beaux et jeunes lui parut un sacrilège, un attentat contre la vie qui les avait magnifiquement comblés. Il combattit avec emportement leur résolution, car indulgent et conciliant d’ordinaire, il devenait, en matière religieuse, d’une intolérance farouche. N’ayant rien obtenu, il bannit de son cœur ces deux insensés, s’efforça de les oublier. Et jamais il ne répondit aux lettres qui lui parvinrent d’Évolayne ou d’Hermancourt.

Ses sentiments fraternels reprirent une force soudaine, lorsqu’il apprit qu’après sept ans sa sœur quittait le cloître. Par ce seul fait, elle lui donnait raison, effaçait ses griefs. Il fut assez généreux pour ne rien reprocher à cette femme épuisée, désemparée, malade, qui avouait s’être trompée sur sa vocation et qui payait de sa santé, de son bonheur, sa longue erreur. Médecin, il la vit menacée de tuberculose et ne songea qu’à la soigner. Il l’installa chez lui du mieux qu’il put, l’obligea au repos, la suralimenta. Renonçant à ses habitudes irrégulières de célibataire, il revint à heure fixe prendre ses repas auprès d’elle afin de ne point trop la laisser seule. Il fut pour elle un compagnon aimable, étant de caractère facile.

Quand il la vit moins abattue, moins fiévreuse, il ne put se retenir de revenir parfois sur le passé. Au reste, il la déchargeait de toute responsabilité. Elle était à ses yeux la victime d’un époux fanatique qui l’avait, par persuasion et contrainte, jetée au cloître, afin de pouvoir y entrer. Et le libre penseur trouvait là un beau prétexte pour condamner une fois de plus les idées qu’il avait combattues toute sa vie. Belle religion en vérité que celle qui consiste à oublier ses devoirs naturels pour tendre vers une immolation beaucoup plus apparente que réelle, où l’orgueil humain se dilate en croyant s’abaisser. À un converti dominé par des prêtres, il eût semblé trop simple sans doute de rendre heureuse une femme aimée. Mieux valait, l’ayant enfermée derrière une grille, se faire un mérite de ses larmes.

Adélaïde protestait contre de telles accusations. Elle défendait Michel, rétablissait les faits. Mais elle se rendait compte que son frère exprimait une opinion qui serait celle de tous ses anciens amis et que partout où elle reparaîtrait, épave désolée d’un naufrage incompréhensible, elle fournirait à tous ceux qui la prendraient en pitié des armes contre l’homme qu’elle aimait toujours, contre l’Église qu’elle respectait. C’est pourquoi elle souhaitait disparaître, se dérober par l’absence à toute sollicitude, à toute compassion. Elle ne voulait plus chercher d’appui qu’en elle-même.

Lors de son entrée au couvent, prévoyant qu’elle en pourrait sortir, elle n’avait emporté que la dot exigée par la communauté, remettant le reste de sa fortune à son frère qui la gardait dans un coffre avec la sienne propre. Les revenus de sept années, capitalisés, lui constituaient une réserve importante, dont elle pouvait user pour se soigner dans les meilleures conditions. Dès qu’elle fut assez forte pour voyager, Maurice Verdon l’engagea à gagner un climat plus doux. Elle se prépara donc au départ

À plusieurs reprises, elle avait reçu des lettres de la mère Hermengarde auxquelles elle ne répondit pas. Elle fit promettre à son frère de ne jamais donner son adresse à Michel, si celui-ci s’inquiétait un jour de ce qu’elle était devenue. Elle voulait qu’entre eux toute communication fût impossible. Elle avait besoin d’échapper à toute influence, d’être seule avec son âme pour examiner en paix ce qu’elle pouvait faire de sa vie détruite. Sur ce point, Maurice l’approuvait pleinement. Il désirait la voir oublier au plus vite l’homme qu’elle avait la faiblesse d’aimer encore. Il ne prenait au tragique nulle peine, ne croyait nul regret éternel. Adélaïde était toujours belle. Il pensait qu’un nouvel amour s’offrirait bientôt à elle, l’arracherait à ses obsessions religieuses. Alors elle se remarierait sans doute ou prendrait un amant. Déjà, sans le lui dire, il la confiait aux forces irrésistibles de la vie qui lui rendrait peu à peu, croyait-il, l’appétit du bonheur.

Au début du printemps Adélaïde s’installa à Arcachon. Et, tout de suite, la nature la reprit avec tant de force qu’elle ne put durant longtemps s’appesantir sur aucune pensée. Nul sentiment ne subsistait en elle que celui de sa liberté. Et la première phrase qui lui revint à la mémoire fut celle que Claudel, dans le Repos du septième jour, prête à l’Empereur descendu chez les morts :

« Voici que je sais une chose : je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche et je sens sur ma main le souffle de mes narines. »

Elle célébra par ce cri son affranchissement. Elle échappait à l’air stagnant du cloître. Plus de grilles autour d’elle, de murs, ni de clôture. Elle reprenait contact avec l’univers, posait son pied nu sur le sable, touchait l’arbre et la fleur, plongeait son visage dans la masse mouvante du vent :

« Je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche… »

Ah ! qu’importait qu’elle fût seule, abandonnée. À certaines heures elle atteignait presque l’extase, quand la beauté du monde, déferlant sur elle ainsi qu’une vague, rejoignait les eaux brusquement soulevées de sa douleur. C’était la rencontre de deux flots d’égale puissance qui se fondaient en un même courant, roulant son âme, non consolée, mais ivre. Alors sa personnalité s’abolissait. Elle n’était plus qu’un écho répétant de confuses paroles, une chose qui vibrait et résonnait dans un tumulte lumineux. Elle accueillait passionnément la joie extérieure qui ne pouvait cependant lui suffire. Cette aptitude à se laisser distraire d’une peine profonde, sans pourtant l’oublier, ce pouvoir de résurrection qu’elle possédait était, elle le savait, moins une force qu’une infirmité. Malheur à ceux qui sont trop vivants. Les natures mornes et passives se résignent à la douleur ou en meurent vite. Mais elle qui avait tant de sang dans les veines et si riche, un cœur si vulnérable et si ardent était de celles qui ne peuvent vivre ni mourir. Elle devait éterniser sa souffrance en y résistant.

L’été vint. Touristes, étrangers, baigneurs affluèrent le long des côtes de l’Océan. Pour retrouver la solitude, elle rentra à Paris en pleine chaleur. Son frère étant absent, elle s’installa dans un hôtel à peu près vide. La ville morne, désertée par les trois quarts de sa population, n’offrait aux rares promeneurs que des arbres roussis, des perspectives ravagées par un soleil aveuglant. Adélaïde y vécut oisive derrière des persiennes closes. Sa liberté déjà lui pesait. Sa santé était meilleure. Elle avait dépassé la période enivrante de la convalescence où l’être qui sort de la mort se réaccorde avec la vie et, parce qu’il en a oublié le goût, lui trouve une saveur qu’elle n’a pas en réalité. L’enthousiasme sans raison qui l’avait soutenue, fait d’une sorte de suspension dans la pensée, prit fin. Il lui fallait maintenant commencer à examiner son âme et son destin.

Tout d’abord, elle se remit en présence de ce désastre essentiel : Michel était perdu pour elle, tellement perdu, de façon si irrémédiable qu’elle en vint à envier la douleur des veuves. La mort, en les privant seulement de la présence visible, supprime tous les risques de la mésintelligence et de la trahison. L’époux qu’elles pleurent demeure toujours tel qu’il fut autrefois, toujours fidèle. Elles peuvent choyer en paix cette image immuable. Mais qu’un être aimé qui continue à vivre se sépare de lui-même, nous devienne absolument étranger, voilà la grande catastrophe, le malheur sans consolation. Entre Michel, son mari, et le père Stéphane — Adélaïde l’avait constaté, lors de leur dernière entrevue, — il n’y avait plus qu’une lointaine ressemblance. Cependant elle persistait à chérir cet être transformé. Comme elle eût aimé Michel mort ou défiguré, elle l’aimait moine, avec ce cœur nouveau qu’elle ne comprenait pas.

Or, si elle l’avait perdu ici-bas, il importait qu’elle ne le perdît pas pour l’éternité. Elle désirait lui demeurer unie spirituellement sur la terre, afin de mériter qu’il lui fût, au ciel, à jamais rendu. Son unique espoir était de parvenir à l’aimer en Dieu au point de l’oublier pour Dieu. Elle s’y était déjà efforcée vainement et, tout en croyant s’abîmer dans l’infini, n’avait su qu’adorer un être humain dans un culte idolâtre. Le mal venait sans doute de ce qu’elle avait suivi une voie qui ne lui convenait aucunement, tout en restant trop près de Michel. Maintenant qu’elle avait fui le cloître, que nulle lettre, nulle nouvelle, nul signe ne viendrait plus jamais exalter sa passion, peut-être, avec le temps, se résignerait-elle à l’absence. Alors elle pourrait retrouver le calme et, tout en restant libre, mener dans le monde l’existence d’une religieuse, se dévouer aux pauvres, aux malades.

Par malheur, en échappant à l’influence de son mari, elle se trouvait obligée de remettre en question tous les problèmes qu’il avait résolus pour elle. Il lui fallait les examiner à nouveau, faire une fois encore un choix difficile, savoir si la foi catholique était bien pour elle aussi la vérité, dégager du chaos où son âme se débattait sa croyance personnelle. Elle rassembla les livres qui pouvaient lui être utiles et partit au début de septembre pour les Vosges où elle demeura tout l’automne, partageant son temps entre la promenade et l’étude.

Pascal, le premier auteur dont elle voulut s’aider, lui offrit sa théorie du jeu et du pari. Le plus sûr est de croire en Dieu. Parions qu’il existe. Si nous perdons, nous ne perdons rien. Si nous n’avons adoré qu’une image vaine, une illusion, nous ne le saurons même pas. Nous n’aurons sacrifié à notre foi qu’une vie dérisoire et sans lendemain pour sombrer quelque jour sans être détrompés dans l’ignorance. Au contraire, si le Dieu que nous avons rêvé nous attend par delà la mort, nous gagnons la récompense éternelle et l’éternel amour.

Ce raisonnement, bien que fort logique, ne plut pas à Adélaïde. Adopter une religion comme on prend une assurance contre le vol ou l’incendie, apporter à ses intérêts spirituels la même prudence qu’à ses intérêts matériels lui semblait assez mesquin. Si rien dans le monde ni dans son âme ne lui révélait la présence d’un créateur, le plus noble était de lui refuser sa foi et d’encourir le risque d’être rejetée par lui au dernier jour, car un Dieu puissant et vivant ne pouvait accorder nulle valeur aux hommages craintifs rendus à tout hasard à quelque probabilité. Elle ne comprit pas que ce pari, assez médiocre, ne représentait qu’un premier effort pour inviter les débutants à commencer une recherche entre toutes importante. Elle n’alla pas plus loin dans les Pensées.

Pour Descartes qu’elle ouvrit ensuite, l’idée de Dieu impliquait l’existence de Dieu comme l’effet suppose la cause, car cette idée serait inexplicable, si l’on n’admettait pas l’origine de son objet.

— La preuve de Dieu ? lui avait dit le père Athanase, mais elle est en nous. D’où nous viendraient ce désir de perfection, si trompé ici-bas, cet appétit de l’immuable et de l’éternel, alors que sous nos yeux tout passe et meurt, si cela ne correspondait pas à une réalité cachée que nous découvre une révélation intime. D’où nous viendraient surtout ces évidences morales, à quoi nous nous soumettons. Le devoir ne peut venir du monde qui nous entoure, ni de nous-mêmes, puisqu’il s’impose à nous. Impératif et absolu, il suppose un souverain bien, il suppose Dieu.

Jadis ces paroles l’avaient convaincue. Elle les accueillait aujourd’hui avec un scepticisme accablé. Son âme lasse et blessée ne percevait plus le divin, pas même dans cet univers où tant de philosophes en avaient vu des traces si nombreuses.

Dans un vieux livre elle retrouva l’enchantement de saint Augustin devant ce monde ordonné dont la splendeur exigeait Dieu. Elle avait lu les pages où saint Thomas démontrait un premier moteur, une première intelligence, une première cause, un premier Être. Puisque les créatures n’existent pas par elles-mêmes, il faut bien arriver à l’Être qui existe par soi. Rien ne vient de rien, disait Bossuet. Si nous posons au début le néant, éternellement rien ne sera. Ce qui existe aujourd’hui nous force de conclure qu’existe un Dieu éternel :

Les créatures, disait Albert le Grand, nous crient qu’il y a un Dieu. Les choses belles attestent la beauté suprême, les choses élevées la plus élevée, les choses pures la plus pure. Mais un cœur malheureux réfléchit mal la splendeur des choses et ne la comprend pas. Il rejette les raisons savantes qui ne touchent que la raison. Adélaïde discernait mal l’affirmation de la lumière et se laissait envelopper par la négation des ténèbres. Pourquoi d’ailleurs ces deux aspects du monde : d’un côté, l’aurore, l’été, le rayonnement du soleil, l’épanouissement des fleurs, la joie des heureux, la justice et la douceur des saints, la grandeur des génies et des héros ; de l’autre, l’ombre, l’hiver, les bouleversements de l’orage, la plainte des déshérités, l’orgueil des puissants, la guerre, le meurtre, la cruauté des forts envers les faibles ?

De nouveau, elle se heurtait au problème du mal et de la douleur. La parole du poète : L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux, apparaissait ainsi qu’une éblouissante vérité. Elle donnait un sens à ce désordre visible sur la terre et qui ne semblait pas primordial, puisque la notion de l’ordre et d’un bien perdu y subsistait, mais expliquait-elle l’universel châtiment appliqué à la bête innocente comme à l’homme coupable et cette loi terrible du massacre qui ne permet à aucune vie de subsister, si ce n’est aux dépens d’une autre vie ?

Adélaïde avait toujours eu le sens de la pitié, qui s’accentuait depuis qu’elle était tombée du rang des créatures heureuses au rang des infortunées. Parce qu’elle souffrait, elle se sentait en communion constante avec l’universelle douleur. Lorsqu’elle marchait dans la nature, elle épiait le drame caché qui se joue sous le plus beau soleil, entre l’araignée et la mouche, le chat et l’oiseau, le chasseur et la proie. Oh ! cette lutte, songeait-elle, ce constant combat de la vie traquée par la souffrance et la mort, est-ce donc un bien voulu, permis par Dieu ?

Elle s’aperçut bientôt que ce qui la séparait de la religion et l’empêchait d’être une bonne chrétienne, c’était son pessimisme. Tous les catholiques, tous les croyants partaient de ce principe que la vie, même malheureuse, même impuissante demeure le plus merveilleux des présents. Le cri de Lacordaire : Si je n’étais esprit, je voudrais être matière, proclamait ce culte passionné de l’existence sous n’importe quelle forme, dans n’importe quelle condition. De ce sentiment découlaient naturellement des adorations infinies pour le créateur, toutes les épreuves se réduisant à rien en regard de ce don précieux de l’être.

Adélaïde au contraire se sentait portée à considérer la vie comme un mal, la douleur comme une chose irréparable qu’aucun paradis ne compenserait jamais. Bien qu’elle fût éprise de toutes les beautés terrestres, elle eût préféré maintenant ne les point connaître et n’être jamais née. Elle ne goûtait plus de joie que dans le sommeil, quand la longue journée achevée, elle sentait peu à peu ses pensées s’alentir, s’embrouiller, cesser enfin, à l’instant où tout le char pesant de sa vie versait dans l’abîme de l’inconscience. Elle ne soupirait que vers le vide, l’oubli, le néant.

Tout en cherchant sans cesse une certitude, elle trouvait assez naturel que l’esprit de l’homme, faible et borné, ne pût saisir que quelques vérités relatives et dût s’en contenter. Une phrase de Platon qu’elle lut un jour fut un phare dans sa nuit : Parmi les raisonnements humains, il faut choisir le meilleur, le plus sûr et, se faisant porter sur lui comme sur un radeau, faire la traversée de la vie en courant la chance du vrai. Mais entre toutes les probabilités qui se détruisaient souvent l’une l’autre, son cerveau féminin sans force et sans lucidité hésitait, indécis. En somme, ce qui nous fait pencher vers l’un ou l’autre système philosophique, vers la négation ou vers l’affirmation, n’était-ce qu’un simple attrait personnel, aussi parfaitement injustifié que celui qui nous porte à préférer la couleur bleue à la couleur rose ?

L’Église au reste enseignait que les lumières naturelles ne nous conduisent pas jusqu’à la foi, laquelle est un don gratuit de Dieu. Il fallait donc admettre qu’une certaine évidence, discernée par tout être que les passions n’aveuglent pas, le porte à désirer la foi, car sans elle c’est en vain qu’il applique au mystère toute l’attention de sa raison, son effort patient ressemble à celui de l’astronome qui voudrait, sans télescope, dénombrer les étoiles. La grâce est l’instrument approprié à l’infini qui permet de le comprendre. Mais il ne suffit pas de reconnaître son utilité, il faut la demander et la mériter par la prière et le sacrifice.

Là, Adélaïde se heurtait à une difficulté nouvelle, à la nécessité d’expliquer son échec spirituel. Elle reconnaissait que son point de départ n’était pas absolument pur, qu’elle avait immolé sa vie à Michel, non à Dieu. Toutes ses années de cloître n’étaient rien puisqu’elle ne les avait pas offertes vraiment à son Sauveur. Ne pas aimer Dieu, ne rien faire pour Dieu dans ses intentions profondes, n’était-ce pas se condamner soi-même, être réprouvée déjà.

Cette pensée la frappa à Nice où elle s’était installée au début de l’hiver. Ne sachant comment employer des heures trop longues, elle traînait sa méditation tragique dans des lieux faits pour le loisir heureux et, ce jour là, prenait le thé dans un petit restaurant sur la côte, au son d’un jazz, parmi des oisifs. Autour d’elle des mimosas, des violettes, et ces fleurs vivantes des visages fardés, des mains pâles, faibles et douces sous le scintillement des bijoux. Derrière les larges baies vitrées, un ciel d’hiver délicat et pur, rose à l’horizon, une mer dormante d’un bleu suave, presque blanc. C’est au milieu de ce décor qu’Adélaïde se sentit soudain atteinte dans l’essence même de son être et le contraste fut tel entre le cadre ravissant qui l’entourait et l’inimaginable misère où elle se sentit sombrer qu’elle eut l’impression nette, physique de l’enfer. Oui la damnation c’était cela : c’était cette vanité, ces fleurs, cette mer adorable étalées devant l’âme maudite, la joie offerte à qui n’y peut plus participer, la vie leurrant de ses plus riants mirages ceux qui sont déjà raidis dans une sorte de mort lucide. Adélaïde écoutait à la fois autour d’elle cette musique folle, endiablée, en elle cet affreux silence. Elle demeurait tranquille en apparence, maintenait sur ses lèvres un sourire vague, mondain, mais elle cédait tout entière à la tentation, s’avouait perdue. Tout amour lui était interdit, toute communication, toute fusion avec les êtres ou les choses. Elle était séparée de Michel, de ces vivants qui l’entouraient, de ce ciel calme où régnait Dieu. Jamais plus elle ne s’évaderait d’elle-même. Prisonnière de son propre néant, elle sentait comme une flamme froide qui dévorait sa chair, détruisait sa forme. Elle n’était plus qu’une créature obscure, aveugle, muette où subsistait la conscience d’une vie condamnée.

Plus tard, elle réagit pourtant contre son désespoir et son premier soin fut de quitter Nice dont l’atmosphère factice doublait son malaise. À Lyon, où elle acheva l’hiver, elle voulut travailler encore, creuser les questions philosophiques et religieuses qui seules l’intéressaient. Mais, privée de toute direction, elle oscillait, sans méthode, d’un système à l’autre et son faible esprit tout enténébré de tristesse ne voyait rien qui lui parût clair. Ce repliement sur elle-même ne la menait à rien. Elle s’aperçut que l’effort constant de la pensée rend fou, que toute vie méditative a besoin de se détendre dans un peu d’action extérieure. La parole de saint Paul : « Si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain sonnant, une cymbale retentissante, » lui indiqua une voie nouvelle. Par la charité, par le don de moi, se dit-elle, j’irai peut-être à Dieu, plus sûrement que par l’étude et la prière.

Mais faire le bien n’est pas chose facile. Il ne suffit pas de chercher la misère pour la découvrir, ni de la plaindre pour la soulager. Adélaïde eut beaucoup de peine à se faire indiquer quelques familles malheureuses. Elle ne sut que prodiguer çà et là, souvent mal à propos, de grosses sommes d’argent, toujours insuffisantes pour combler le gouffre sans fond de la misère. Elle s’aperçut qu’il faut, pour pratiquer la charité avec fruit, un don spécial. D’autres cœurs, moins tendre que le sien, pouvaient avoir reçu ce don qu’elle ne possédait pas. Pénétrée d’une immense pitié pour toutes les infortunes, elle n’avait pas l’habitude des milieux populaires où elle pénétrait pour la première fois. Elle ne savait pas parler aux simples. Le sentiment de son impuissance l’accablait devant les malades. Elle ne se sentait pas le droit d’exhorter à la résignation ces pauvres êtres frappés dans leur chair, alors qu’elle était épargnée. Elle les considérait avec une stupeur triste, adressait en silence à Dieu une interrogation désolée et sa présence restait stérile.

Une fois cependant sa compassion fut douce à une créature déshéritée, par qui elle se sentit aimée et dont elle s’occupa durant plusieurs mois. C’était une jeune ouvrière de corps fragile, d’âme délicate qui se mourait de tuberculose. Son père et son frère qui travaillaient au dehors devaient l’abandonner tout le jour. Elle accueillit avec joie l’étrangère qui lui apportait des livres, la comblait de cadeaux, écoutait avec bonté le récit de ses découragements et de ses espoirs. Dans cette vie désolée et qui allait s’éteindre, la sollicitude attentive d’une femme jeune, agréable et belle fut un bonheur inattendu, trop grand, par cela même dangereux. La reconnaissance que l’enfant éprouvait pour sa bienfaitrice se changea vite en passion triste. Elle pleurait dès qu’Adélaïde demeurait un jour sans venir la voir, réclamait sans cesse sa présence. Elle s’inquiétait de l’avenir, suppliait.

— Promettez-moi que vous ne m’abandonnerez jamais. Oh ! quand vous quitterez Lyon, je serai guérie. Vous m’emmènerez.

Adélaïde qui la savait perdue acquiesçait doucement. Mais l’exigeante affection dont elle était l’objet lui fit mesurer les limites de la charité. En admettant qu’elle eût pu soigner à temps et sauver cette jeune fille, qu’en eût-elle fait ? Leur éducation, leur âge, leur milieu étaient trop différents pour leur permettre de mêler leur vie dans une égalité tendre. L’enfant qui avait fait ce rêve n’eut point le temps d’en discerner l’inanité. Le mal s’aggrava vite. Adélaïde la fit transporter dans une clinique. Un matin, venant la voir, elle la trouva en agonie et, seule, assista à ses derniers moments. Elle vit ce pauvre être agité, douloureux et plaintif s’immobiliser, se retrancher dans la paix d’un sommeil sans fissure dont nulle souffrance ne pourrait l’éveiller, La mort lui parut bonne et miséricordieuse. Pourquoi n’était-il point permis de la chercher volontairement, puisqu’elle guérissait seule la vie, ce mal cruel ?

Parmi les médicaments qu’Adélaïde avait achetés pour sa protégée, le matin même de sa mort se trouvait une potion à base d’atropine qui la soulageait dans ses crises d’asthme. Au moment de détruire l’inutile et dangereux remède, elle hésita et décida de le conserver. Ce seul mot « Poison » sur l’étiquette lui donnait une sorte de sécurité. Il lui semblait doux d’avoir entre ses mains un instrument de délivrance, si quelque jour elle ne pouvait plus supporter.

Ayant tenté l’expérience du dévouement pour n’aboutir qu’à un échec, elle se trouva plus libre et plus désemparée que jamais.

— Que peut-on pour les êtres, songeait-elle tristement ? Tout juste offrir un peu d’argent à ceux qui n’en ont pas. Dans l’ordre spirituel je suis trop pauvre pour que ma pitié soit bienfaisante. Je ne puis donner aux autres un Dieu auquel je crois à peine, ni la paix que je ne possède pas, et mon cœur n’appartient qu’à un seul être.

Elle remit aux sœurs de Saint-Vincent de Paul une somme importante pour les familles auxquelles elle s’était intéressée et, certaine que cet argent serait plus sagement distribué que par elle, partit pour les montagnes.

IV

Un an s’était écoulé depuis sa sortie du cloître, année stérile. Ni par la pensée, ni par l’action, elle n’avait pu s’élever vers Dieu. Elle ne pratiquait plus que juste autant qu’il le fallait pour ne pas être en dehors de cette Église dont Michel faisait partie. L’idée religieuse l’obsédait sans jamais l’apaiser, et, selon que la douleur pesait plus ou moins sur elle, lui semblait plausible ou inconcevable.

À mesure qu’elle perdait l’espoir d’arriver à une solution, elle renonçait à l’effort sur soi-même et, au lieu de résister à sa passion, lui cédait. Où qu’elle fut, Michel était toujours à ses côtés et leur entretien se prolongeait jusqu’au moment où la réalité dissipant les mirages d’une présence imaginaire la frappait comme un coup de couteau. Cette pensée ; « Vivant mais perdu à jamais pour moi ! » lui donnait le vertige. Déjà elle n’acceptait plus l’idée d’une séparation définitive, d’un total oubli.

C’était dur ce silence autour d’elle, cette absence de tout échange ! Elle se surprenait parfois à parler tout haut dans les bois ou la nuit, pour éprouver si le sceau qui pesait sur sa bouche n’était pas celui de la mort. À vrai dire, sa volonté seule la frustrait de toute société humaine. Dans les hôtels où elle passait, elle excitait une curiosité extrême, généralement sympathique. Sa beauté la faisait remarquer et plus encore sa solitude. Des avances lui furent faites ; elle s’y dérobait avec grâce. Parfois elle se sentait attirée vers certaines personnes : vieilles dames à l’air indulgent, jeunes filles malades ; elle engageait au hasard des rencontres de brèves conversations. Puis, dès qu’un commencement d’intimité semblait naître, elle s’effrayait à la pensée qu’on pourrait l’interroger, chercher à pénétrer le mystère de sa vie. Son malheur lui semblait trop exceptionnel pour être jamais avoué. Elle en avait honte comme d’un crime, tremblait de le voir découvert. Dès qu’elle se trouvait trop connue dans un hôtel, elle partait. Elle fit ainsi plusieurs stations de Haute-Savoie. En dernier lieu elle s’arrêta dans une pension de famille, située au flanc des Voyrons.

Le pays était beau. Des prairies inclinées, où le soleil et l’ombre chatoyaient magnifiquement, alternaient avec des forêts solennelles où, par le temps le plus beau, on marchait dans un demi-jour frais et vert.

Un après-midi, Adélaïde étant montée au sommet des Voyrons y fut surprise par un violent orage qui l’obligea à se réfugier pendant plusieurs heures dans une auberge abandonnée. Quand elle put se remettre en route, le brouillard enveloppait la montagne. Elle ne retrouva pas son chemin, descendit au hasard et la plupart du temps à pic sur des versants détrempés, glissants comme des patinoires, où elle fit plusieurs chutes très rudes. Le jour déclinait déjà quand elle faillit s’embourber dans une prairie marécageuse. Elle atteignit à grand’peine un plateau couvert de forêts. Là, tandis qu’elle cherchait à s’orienter, l’obscurité s’accrut rapidement, se changea en ténèbres. Il devenait impossible de trouver un point de repère. L’air était frais. Des rafales de vent passaient par moments sur la cime des bois. La pluie tombait alors par masses des hautes branches secouées. Adélaïde avançait les bras en avant, tâtonnant, touchant les arbres qu’elle ne voyait pas. Ses pieds butaient contre les souches saillantes des sapins. Prisonnière de la nuit, elle s’arrêta bientôt, trop lasse pour continuer plus longtemps cette lutte inutile. Ayant rencontré le tronc d’un arbre coupé, elle s’y assit.

Il n’y avait qu’à rester là jusqu’au lendemain, perspective peu agréable. Elle était partie sans autre vêtement qu’une grande écharpe de laine, maintenant saturée d’humidité et dont le contact la faisait frissonner. Ses souliers n’étaient plus qu’une boule de boue gluante, ses bas trempés collaient à ses jambes glacées. Elle n’avait rien mangé depuis midi, elle avait faim et froid. Sa faiblesse physique la portait à prendre au tragique sa situation pénible. Certainement il n’existait sur terre aucun être dont l’abandon fût comparable au sien. Un chien, un cheval, un agneau, n’importe quel animal domestique égaré, eût été cherché par son maître, mais elle, créature humaine, pouvait se perdre au fond des bois, avoir froid, avoir peur sans que personne ici-bas s’en inquiétât. Elle pouvait mourir là, cette nuit. Son corps serait tôt ou tard découvert, mais nul ne saurait, guidé par son seul nom, retrouver la place qu’elle occupait autrefois parmi les vivants, ni avertir celui qui était encore son mari.

Son mari ! Elle soupira et ses pleurs débordèrent. Habituée à souffrir par Michel, elle le rendait responsable de tous les maux qu’elle endurait. On eût dit qu’il l’avait livrée, en la chassant de son cœur, aux éléments déchaînés, à l’ombre inhumaine. C’est parce qu’il l’avait abandonnée qu’elle était pauvre, démunie, fugitive ici-bas et la plainte du roi Lear lui revint aux lèvres.

Ô détresse sans asile !

Et voici qu’elle entendit à travers le bruit du vent et le craquement des arbres une voix humaine qui hélait longuement dans le lointain. Sans doute un être très aimé s’était perdu que sa famille, ses amis cherchaient avec anxiété. Elle pouvait profiter d’une méprise qui lui permettrait de retrouver sa route, l’hôtel, un lit. Elle héla à son tour de toute sa force et fut entendue. La voix masculine jeta d’autres appels, puis se rapprocha, guidée par ses réponses. Bientôt elle distingua à travers les arbres le faible faisceau d’une lampe électrique qui oscillait, fouillait l’ombre. Soudain une question lui fut posée ;

— Où êtes-vous ?

En même temps, le rayon lumineux s’arrêta sur elle, l’éblouit, puis aussitôt l’étranger retourna sa lampe sur lui, sans doute pour qu’elle le vît bien et ne s’effrayât pas. Ainsi, le soir d’hiver où il l’avait conduite jusqu’au seuil de l’abbaye d’Helmancourt, Michel, avant de la quitter pour toujours, avait examiné dans la nuit son visage puis déplacé la clarté afin qu’elle contemplât le sien. Et Adélaïde, abusée par la similitude des deux scènes, crut reconnaître une silhouette chère, les traits aimés. Un cri lui échappa :

— Michel !

Puis un autre cri, plus fort :

— Êtes-vous mort ou vivant ?

La voix, brusquement tremblante, reprit :

— N’ayez pas peur, madame Adrian. Je suis Bernard Vallin, de votre hôtel.

Par hasard, elle avait entendu nommer ce jeune homme qui, depuis quelques jours, prenait ses repas à une table près de la sienne. Il ressemblait un peu à Michel : même stature, même coupe de visage. Trompée par la fatigue et l’émotion, elle venait de le prendre pour un autre. Lui cependant crut que, malade ou blessée, elle délirait. Il s’était agenouillé à ses côtés, examinait à la lueur de la lampe son visage extrêmement pâle, mais dont le regard était normal. Il toucha ses vêtements humides, enleva son écharpe trempée et l’enveloppa d’une pèlerine qu’il avait sur le bras. Puis il porta à ses lèvres une petite gourde dont il s’était muni. Elle but une gorgée de cognac dont la force la ranima. Elle murmura un faible merci. Alors il interrogea, anxieux.

— Souffrez-vous, madame ? Pourrez-vous marcher jusqu’à l’hôtel ? Ce n’est pas très loin, cinq cents mètres à peine. Désirez-vous que j’aille chercher du secours ?

Elle le rassura. Elle n’était pas malade, seulement un peu engourdie par l’immobilité.

Dès qu’elle eut fait quelques pas à son bras elle se sentit mieux. Il la guidait avec sollicitude, lui désignant les moindres obstacles : racines d’arbres, branches cassées, pierres. Ils rejoignirent enfin la route. Alors seulement elle songea à la déception qu’avait dû éprouver son compagnon en retrouvant une étrangère au lieu de l’ami perdu qu’il appelait :

— Mais vous cherchiez quelqu’un ? dit-elle. À sa grande surprise, il affirma :

— Oui, vous. Tout l’hôtel est inquiet. Au dîner votre table ne fut pas occupée. Le portier pensait que vous étiez allée au sommet des Voyrons, car vous l’aviez interrogé hier sur la longueur de la route. La nuit venue, nous avons craint quelque accident. Tous les hommes sont partis dans des directions différentes avec des lanternes et j’ai eu le grand bonheur de vous retrouver.

Elle dit, touchée de tant de sollicitude :

— Comme vous êtes tous bons et aimables. Dans le hall de l’hôtel les pensionnaires l’attendaient. Elle eut l’impression de retrouver une grande famille là où elle n’avait laissé que des étrangers. Cet incident la lia d’un seul coup avec ses compagnons de villégiature.

— Je suis trop connue, songeait-elle, il va falloir que je m’en aille.

Elle resta cependant. La sympathie qu’on lui témoignait lui était douce. Elle ne passait plus parmi les vivants ainsi qu’une ombre que nul ne semblait remarquer. Les visages s’éclairaient à sa vue, des mains se tendaient vers la sienne. Elle pouvait échanger chaque jour quelques mots, quelques idées avec des créatures humaines et ces entretiens, bien que superficiels, allégeaient un peu sa tristesse. Entre tous ses nouveaux amis, le plus assidu était Bernard Vallin et les droits qu’il avait à sa reconnaissance prêtaient à leurs relations un caractère d’intimité. Elle sentait qu’il s’intéressait à elle d’une façon toute particulière, qu’il s’était, le premier, inquiété d’elle le soir de l’orage et que tous les autres, sans lui, se fussent endormis tranquilles sans songer à la chercher. Maintenant il veillait sur elle avec une sollicitude constante. Était-elle en retard pour dîner, il l’attendait à la porte de l’hôtel, l’accueillait avec un soupir de soulagement. Quand il la voyait partir, il recommandait « ne vous perdez pas ! » Il l’avertissait dès que le temps semblait peu sûr. Il lui indiquait les plus belles promenades. Comme il connaissait très bien le pays, où il revenait depuis deux ans soigner une légère lésion pulmonaire, il lui proposa un jour de la conduire jusqu’à une forêt lointaine où elle n’était encore jamais allée. Il parut si malheureux, si terrifié en attendant sa réponse qu’elle n’eut pas le courage de refuser l’audacieuse proposition. Dès lors ils sortirent souvent ensemble.

Elle ne se trompait pas sur la nature des sentiments qu’elle inspirait mais n’en voulait pas voir les dangers. Après tant d’années d’humiliation, il lui était agréable d’exister à nouveau pour quelqu’un. Elle reprenait l’orgueil de sa beauté à la voir reflétée avec adoration par les yeux qui l’observaient et qui avaient un peu le regard de Michel. Les sursauts cachés de ce cœur vers elle communiquaient à sa vie une ardeur plus forte, doublaient la valeur des instants inutiles. Bernard lui plaisait par un abandon, une spontanéité bien rares chez les hommes. Il avait, bien qu’incroyant, une âme religieuse, moins occupée d’ailleurs à chercher la vérité qu’à creuser sa propre inquiétude. Leur commun amour de la nature les rapprochait. Leur amitié grandit vite. Au cours de leurs entretiens Bernard parlait volontiers de lui-même, de sa famille. Il avait trente-cinq ans, vivait à Paris avec sa mère. Il avait trois sœurs mariées qu’il chérissait et il avouait ne se plaire que dans la société des femmes. Prudente, Adélaïde ne livrait rien de son passé. Il n’osait solliciter des confidences, se bornait à essayer d’approfondir les vagues renseignements que, par hasard, durant leurs conversations elle donnait parfois sur sa vie.

— Quand j’habitais Paris, dit-elle un jour. Il interrogea aussitôt :

— Vous n’y habitez plus ?

Elle répondit négativement sans lui fournir l’indication qu’il désirait. Une autre fois, il crut saisir une piste nouvelle. Elle disait :

— À Lyon, cet hiver…

Il demanda encore :

— C’est à Lyon que vous habitez ?

— Non, dit-elle, je voyage.

À l’hôtel, le courrier arrivait chaque jour à l’heure du déjeuner. Il remarqua avec stupeur qu’elle ne recevait jamais de lettres et n’en attendait pas, car cette distribution qui agitait tout le monde la laissait toujours indifférente. Il sut ainsi qu’elle n’avait ni demeure, ni famille, ni amis, personne, et que le sort de cette femme qui semblait faite pour rassembler sur elle tous les bonheurs et toutes les tendresses était le plus amer qui fût au monde.

Cette découverte la lui rendit plus chère encore. Sa beauté lui parut plus émouvante parce qu’entourée d’ombres et de douleurs secrètes. L’attrait de son visage devint moins grand pour ce rêveur que celui d’une vie mystérieuse qu’il eût tout donné pour connaître. Et l’amour qu’elle lui inspirait se changea en curiosité pathétique, dont elle sentait toujours autour d’elle le frémissement passionné.

Un soir, après le dîner, comme ils faisaient selon leur habitude quelques pas sur la route, Bernard, à dessein, parla de la solitude. Il disait l’aimer, mais non point d’une façon constante. Il la recherchait parfois pour s’y retremper l’âme, comme, en été, la nature. À la longue, elle lui semblait pesante et cruelle. S’il perdait sa mère, il devrait se marier. Il ne pourrait supporter d’être toujours en face de lui-même, de rentrer dans un foyer vide où nul ne l’attendrait. Elle dit tristement :

— On s’y habitue, comme à l’absence, à l’exil, à la prison, à tout ici-bas. C’est affreux, cette résistance sans limites de l’homme au plus dur destin. Il n’y a pas de tourment assez fort pour tuer. Notre cœur souffre, saigne, mais il supporte sans se briser.

Bernard interrompant ces généralités revint à son point de départ :

— Vous vivez absolument seule ?

— Oui, depuis…

Elle allait dire : Depuis ma sortie du couvent, mais elle se reprit et acheva :

— Depuis mon veuvage.

Première découverte ! pour lui fort importante. Elle était veuve, libre par conséquent. Il voulut savoir depuis combien de temps. Elle répondit : « Un an, » Il s’excusa d’avoir ranimé par ses questions une douleur encore si récente, mais, en même temps, il regardait avec étonnement sa robe qui était de toile écrue à grandes fleurs orange. Elle ne voulut pas qu’il pût la croire fausse, prompte à inventer des malheurs imaginaires pour se rendre intéressante.

— Je m’exprime mal, reprit-elle. Veuve, je le suis en effet, mais d’un vivant et il est moins cruel peut-être de perdre un être par la mort que par l’abandon.

— L’abandon ! Il répéta le mot avec une stupeur qui parut très douce à Adélaïde.

— Ah ! Michel, songeait-elle, voyez comme il semble surpris de ce que vous avez fait. Je ne suis pas une femme qu’on délaisse.

Pour Bernard, en effet, elle était l’unique merveille, la créature désirable entre toutes dont il ne se fût jamais lassé. Et il s’indignait contre l’homme qui, ayant une telle femme, avait pu la quitter. C’était certainement un être inférieur, absolument indigne d’elle. Pourtant elle semblait l’aimer :

— Pourquoi, disait-elle, ce désaccord entre les cœurs ? Dans un couple, il n’y a jamais qu’un seul des deux qui aime et c’est toujours la femme.

Il allait protester avec chaleur, mais il s’aperçut qu’elle pleurait. Alors il lui prit la main, doucement, fraternellement. Il l’appela très bas « mon amie ! » Et quelque chose entre eux commença : un échange, une intimité faite de confiance, de pitié, de désir. Ils étaient environnés par une sorte de rumeur musicale à travers laquelle ils s’entendaient magiquement, comme en rêve.

Les jours qui suivirent furent émouvants pour Adélaïde, où elle goûta la douceur un peu trouble de pouvoir librement se plaindre devant un être qui l’aimait. Sa tristesse n’était plus une eau stagnante en elle, mais un torrent intarissable qui trouvait enfin une issue, débordait sur un autre cœur. Bernard se montrait un confident héroïque. Il se laissait patiemment blesser par elle, l’écoutait parler de Michel sans manifester sa jalousie Mais quelque effort que la passion fasse pour s’élever jusqu’à l’abnégation, elle reste égoïste et intéressée. L’homme qui voit souffrir la femme qu’il convoite peut feindre de s’oublier pour elle. Il ne songe, en s’apitoyant, qu’au moment où il lui sera permis de consoler. Adélaïde, inconsciemment cruelle, jouant avec l’amour qu’elle acceptait sans vouloir le combler, crut pouvoir indéfiniment en arrêter l’aveu. Elle bravait avec sécurité le péril des longs tête-à-tête, des heures tentatrices. Les promenades qu’elle faisait avec Bernard au coucher du soleil se prolongèrent jusqu’à la nuit. Un soir, comme il la quittait au seuil de sa chambre, il referma ses bras sur elle.

Tout de suite, elle se dégagea, sans avoir besoin pour cela d’aucun effort de volonté ni de courage, si bien qu’elle s’applaudit de sa froideur. Elle ne ressentit qu’après quelques instants l’impression physique du baiser qui avait effleuré ses lèvres. La commotion tardive, se propageant en profondeur, l’ébranla tout entière et elle ne fut bientôt plus qu’une femme folle et misérable qui passionnément appelait, non pas Bernard ni un être distinct, mais l’amour quel qu’il fût. Oh ! accepter n’importe quelle tendresse, s’abattre sur n’importe quel cœur ! Debout à son balcon, seule, face à face avec la nuit divine, elle consentait à une première chute et prévoyait déjà toutes les autres. Le souvenir de Michel qui ne la quittait pas n’était plus à ce moment une sauvegarde. Un certain instinct de vengeance lui faisait souhaiter de se perdre et qu’il le sût, afin qu’atteint, si ce n’est dans son cœur du moins dans sa conscience, il comprît qu’il l’avait, en l’abandonnant, assassinée. Son âme était trop haute cependant pour céder à ce besoin d’avilissement qui tente tôt ou tard ceux qui sont déchus de leurs rêves. Quand le sommeil eut dissipé l’ivresse confuse de son esprit et de ses sens, quand elle s’examina sous les yeux purs du jour, elle comprit la nécessité de fuir au plus vite les dangers qu’elle avait bravés avec complaisance. L’aventure un instant désirée révélait son insuffisance. Le désenchantement précédait l’expérience. Peut-être était-elle déjà lasse des faibles joies goûtées. L’habitude du malheur lui rendait tous les renoncements faciles. D’ailleurs elle avait pitié de Bernard qui l’aimait sincèrement, alors qu’il ne représentait pour elle qu’une illusion. Mieux valait interrompre au plus tôt ce jeu où il risquait de se briser le cœur.

Elle accepta le jour suivant la proposition qu’il avait faite d’aller lui chercher des livres à Genève. Dès qu’il fut parti, elle fit sa malle, demanda un taxi, régla sa note d’hôtel. Elle ne laissa pour Bernard qu’un mot d’adieu, vague et courtois, nulle adresse.

Elle se remit à voyager, visita Chambéry, Annecy, excursionna autour du lac du Bourget. Elle regrettait Bernard en tant qu’ami et sa solitude, un moment interrompue, lui semblait plus difficile à supporter. Septembre commençait. L’automne était proche. Elle n’avait encore nul projet pour l’hiver, ne pouvait se résoudre à rien, sachant bien qu’aucun genre d’activité sociale et charitable ne convenait à sa nature. Mais après tout pourquoi cherchait-elle ainsi toujours un but, une grande tâche, alors que tant d’existences avortent, que tant d’êtres parviennent à vivre machinalement, sans idéal, sans foi précise, sans devoirs. Vers le milieu de l’âge la plupart des femmes se trouvent dépouillées de tout : mères dont les enfants sont mariés, épouses ou amantes dont la beauté décline et qui ne sont plus aptes à plaire, jeunes filles qui n’ont pas rencontré l’amour et dont la longue attente est finie. Toutes se résignent plus ou moins. Quelques occupations médiocres : soins du ménage, relations de famille et d’amitié, les aident à passer le temps, à ne pas s’apercevoir qu’elles n’ont rien ici-bas. Adélaïde pouvait rentrer à Paris. Elle aimait assez les livres, la musique pour se créer quelques occupations intéressantes. Elle souffrirait encore, puis peu à peu les crises s’espaceraient, elle atteindrait la vieillesse et la mort. Ce programme, sage après tout, cette abdication qu’acceptent tous les blessés de la terre la révoltaient comme une trahison. « J’étais faite pour autre chose, se disait-elle, pour un seul amour, pour un seul être ! Mais Michel l’avait abandonnée et chaque jour elle le perdait un peu plus. Elle ne se rappelait plus le timbre exact de sa voix, les traits de son visage, seulement son nom et le parfum affolant de sa vie.

Une nuit où, après avoir trop longtemps évoqué les heures les plus douces de son passé, elle éprouvait jusqu’à la torture le regret du bonheur perdu, la tentation lui vint de mettre fin à ce supplice. Un silence profond se fit alors en elle. La douleur pesant de tout son poids imposait sa monstrueuse exigence. La chair et le cœur surchargés cédaient, tendaient vers l’éternel sommeil. L’âme stupéfaite se taisait. Elle eut un sursaut d’effroi au moment où la main d’Adélaïde toucha le flacon d’atropine, soigneusement gardé. Doucement, elle protestait, opposant au désir terrible la patience des faibles, avec des arguments timides : « Plus tard, il sera toujours temps… » Ainsi elle gagnait une seconde après l’autre, suspendait le geste mortel, jusqu’au moment où dans tout l’être, détendu par la peur bienfaisante, revint le goût de la vie.

Alors, tremblante encore du danger couru, Adélaïde dans un déluge de pleurs, ne pouvant plus prier, cria vers Michel comme vers son sauveur. Et c’était cela en effet qu’il était pour elle. Elle constatait enfin, après une longue épreuve, qu’elle ne croyait qu’en lui. Soustraite à son influence, elle n’était qu’une bête anxieuse et malade. Sans vouloir renouer des liens à jamais rompus, elle avait acquis par un long sacrifice le droit de retourner vers lui, de réclamer son aide, de lui exposer son mal. Lui seul pouvait en découvrir la cause, en discerner la gravité, lui indiquer le remède. La pensée qu’elle allait peut-être détruire sa paix ne l’effrayait pas. Il lui apparaissait avec évidence que leurs sorts ne pouvaient être séparés. Elle avait souffert pour le donner à Dieu, il pouvait maintenant souffrir pour la sauver. Elle ne prévit pas les dangers d’un tel retour et les limites qu’imposerait à la charité du prêtre le souvenir de leur ancien amour. Dès qu’elle eut réalisé dans son esprit le fait qu’elle pouvait le rejoindre, tout fut dit. L’espoir, comme une lame de fond qui se soulève, l’emporta vers Michel. Elle partit, regagna Paris, s’y arrêta juste une nuit, repartit pour Évolayne et, par un beau soir apaisé, elle aperçut enfin, penchée à la portière du train, les deux tours de l’abbaye dans le poudroiement du soleil.

À l’hôtellerie de la Drachme perdue, elle ne reconnut personne. Les patrons, le personnel étaient nouveaux. Elle en éprouva d’abord un soulagement, puis une crainte subite. Même en ce lieu où la vie changeait peu, bien des événements avaient pu se produire. Parfois les moines étaient envoyés en mission ou dans d’autres couvents. Michel était peut-être absent, malade. Durant le dîner elle interrogea l’hôtelier :

— C’est toujours Dom Wilfrid qui est abbé ?

— Toujours !

— Et le père Athanase, toujours ici ?

— Oui.

Elle nomma quelques autres moines, reçut la même réponse et enfin, le cœur battant, interrogea :

— Et le père Stéphane ?

L’hôtelier s’exclama :

— Ah oui ! celui qui était marié. Il a prêché l’autre dimanche. Il parle bien. Mais vous connaissez tous nos pères, madame.

— À peu près, dit-elle négligemment. J’ai passé plusieurs années ici.

Elle se tut. Elle avait le cœur plein de joie, de tendresse et d’effroi.