L’Académie française - Réception de M. A. de Saint-Priest
Le fait est désormais avéré : l’Académie française subsiste, et la révolution expire à la porte de l’Institut. Cette noble et vieille compagnie soutient aujourd’hui le choc des ébranlemens politiques avec le même calme qu’elle avait subi, pendant un siècle et demi, tout le feu des plaisanteries de ses détracteurs. Les vociférations des clubs n’ont pas plus étouffé sa voix qu’autrefois les quolibets des cafés où déclamait Fréron et soupirait le Pauvre Diable. Nous avons entendu l’autre jour le directeur de l’Académie invoquer un usage fondé sur un précédent de 1776. En quel autre lieu de France les amateurs du passé trouveraient-ils une pareille bonne fortune ? Tel est le sort des institutions, sérieuses ou frivoles, mais fondées en conformité véritable avec le génie d’un pays, et placées, pour ainsi dire, dans le courant de l’esprit national. Ce courant les emporte avec lui, elles surnagent à sa surface. Bien long-temps avant qu’il y eût une politique au monde, l’Académie française en faisait, comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir. Au milieu d’une société dont les divers rangs étaient profondément divisés et sourdement hostiles, où l’impertinence qui tombait d’en haut ne cessait d’alimenter l’envie qui grondait en bas, ce fut dans une compagnie littéraire que le privilège et le talent se rencontrèrent, pour la première fois, sur un pied d’égalité un peu conventionnelle, mais prélude d’une égalité véritable. Ce qu’elle n’avait jamais voulu faire sur les bancs des états-généraux ni même du parlement, l’aristocratie française y consentit sur les fauteuils de l’Académie. Elle fit à son goût, ou, si l’on veut, à ses prétentions littéraires, le sacrifice qu’elle avait refusé à ses intérêts politiques. L’Académie française est le seul théâtre où l’égalité ait été concédée sans avoir besoin d’être conquise.
C’est par là que l’Académie française représente éminemment un des faits les plus frappans de notre histoire : le mélange de l’esprit littéraire à tout le développement social et politique du pays. Peu savante d’ordinaire, lisant peu et surtout impatiemment, la nation française est pourtant, qui ne l’a remarqué ? imbue de littérature jusqu’à la moelle de ses os. Les lettres ont éclairé ses jours de gloire, et l’ont consolée dans ses jours d’humiliation passagère : elle est restée littéraire dans ses plus sombres jours de crime. Sa première révolution fut préparée dans les académies, inaugurée dans les théâtres, et resta académique et théâtrale jusqu’au pied de l’échafaud. Que de têtes roulèrent alors pour arrondir une période ! Comme l’instrument de mort frappait avec la froide symétrie d’une antithèse de rhétorique ! Et, hier encore, tout un peuple frémissant ne s’arrêtait-il pas ébloui par le faux éclat d’une métaphore et charmé par les accens pompeux d’une voix moins juste que sonore ! Avec un peu d’amour-propre et moins de patriotisme, l’Académie pouvait se dire qu’après tout la révolution de février n’était faite que pour porter à la tête des affaires un de ses membres au lieu d’un autre. Ce ne serait donc pas un des moins bons moyens d’apprécier en France le véritable état de l’opinion et d’essayer quelque prévision de l’avenir, que de regarder dans quel sens se porte le mouvement littéraire. Là où est la vive et saine littérature du pays, là sont ses véritables sentimens, là doit s’arrêter le succès définitif. À ce compte, nous devrions reprendre confiance, car si, il y a cinquante ans, la littérature portait à pleine voile vers la révolution, elle y résiste aujourd’hui par ses meilleurs organes. Elle attaquait alors, elle se défend maintenant ; elle détruisait, elle conserve ; ce fut un adversaire dangereux, c’est un allié que nous ne devons pas dédaigner. Miracle pour miracle, assurément, il lui a été plus facile alors d’abattre les murailles de Jéricho au son de la trompette qu’il ne lui serait aujourd’hui de relever, par une harmonie nouvelle, les remparts détruits de Thèbes ; mais enfin la littérature a enfanté la société nouvelle : c’est bien le moins qu’elle la protège. Elle nous a faits tels que nous sommes, qu’elle tâche de nous conserver comme elle nous a faits. Il y va de son sort comme du nôtre. Au sein de tentatives révolutionnaires qui puisent uniquement cette fois leur force dans des appétits matériels, il n’y aurait plus de place pour l’intelligence. La révolution qui nous menace n’aurait, en fait de poésie, pas même de Marseillaise possible. À entendre dès à présent ses promoteurs, on voit où elle irait chercher le vocabulaire de son éloquence, et la mort où elle nous enverrait serait véritablement la mort sans phrases.
Cette intime solidarité entre la politique et la littérature explique pourquoi deux fois depuis un mois l’Académie a disputé l’attention publique à l’assemblée nationale, et pourquoi la politique y a pénétré, presque à l’insu de ceux-là même qui l’y introduisaient. Assurément, M. de Noailles et M. de Saint-Priest avaient cent bonnes raisons pour ne pas parler de politique à l’Académie, et entre autres le sentiment de réserve qui porte toujours les hommes de goût à ne pas trop parler des affaires de leur métier. Il n’y a pas eu moyen cependant de l’éviter. La politique s’est retrouvée sous leurs plumes, non pas cette politique bruyante qui vit d’émotions et s’exalte pour des noms propres, mais la politique élevée, paisible, qui se nourrit de méditations, qui se mêle à tous les mouvemens de l’ame, et qui finit par pénétrer, en quelque sorte, à tel point l’intelligence, que toutes les pensées en portent l’empreinte. Cette politique a pris, chez M. de Noailles, une teinte mélancolique qui convenait au génie dont il consacrait le souvenir, et au passé dont il réveillait la cendre éteinte. M. de Saint-Priest lui a donné, au contraire, un tour vif, railleur, il l’a répandue sur tout son discours avec une légèreté élégante. Entre ces deux procédés si divers, il y a plus de rapports qu’on ne le pense. L’ironie et la mélancolie sont deux formes du doute, et le doute est, quoi qu’on fasse, au fond de l’esprit de tous ceux qui, de nos jours, ont réfléchi ou travaillé pour voir leurs réflexions déçues et leurs travaux emportés.
M. de Saint-Priest s’est montré, dans son discours, tel que les lecteurs de cette Revue le connaissent : toujours net et piquant dans son style, toujours impartial et sensé dans ses jugemens ; du XVIIIe siècle, par la précision et la sobriété de la forme, par un certain cachet de distinction, d’originalité personnelle, qui manque d’ordinaire à notre âge, toujours imitateur et trop souvent vulgaire ; du XIXe, par la largeur de la critique et l’intelligence des idées d’autrui. Cette critique large, cette intelligence étendue, avaient beau jeu pour se développer. De M. Ballanche à M. Vatout, quelle distance à parcourir ? que de cordes à toucher d’un bout à l’autre du clavecin ! M. de Saint-Priest a insisté avec goût sur ce rapprochement que le hasard amenait et que l’art eût évité : il ne savait pas ou n’a pas pu dire que l’orateur achevait le piquant contraste formé par la réunion des deux oraisons funèbres. M. de Saint-Priest, qui sait toujours ce qu’il dit et même un peu plus qu’il n’en dit, ne ressemblait guère, en ce point, à M. Ballanche, et sa plaisanterie, toujours prise au fond de sa pensée et soigneusement cachée derrière ses mots, n’est pas précisément celle de M. Vatout. Cette plaisanterie est pourtant ce qui lui a permis de donner à son discours l’unité qui manquait au sujet. Il n’y avait que son esprit délié qui pût parcourir avec cette heureuse volubilité tant de tons divers. Il n’y avait que sa phrase élégante pour faire descendre les pensées de M. Ballanche à la portée de la foule et élever les jeux de mots de M. Vatout à la hauteur académique.
Le public a vivement goûté le ton de raillerie fine qui domine d’un bout à l’autre du discours de M. de Saint-Priest. Entraîné par la rapidité du style, ce public vraiment français s’est moqué de lui-même de la meilleure grace du monde. Guidés par des appréciations toujours justes, mais aussi toujours critiques, nous avons raillé tous nos essais passés, tous nos espoirs futurs de gouvernement. Nous avons raillé, sans respect pour les dieux, cette époque inimitable, de l’empire devenue si tôt une légende et presque une religion. Nous avons raillé, sans égard pour des mésaventures qui sont celles de tout le monde, ces délicates conceptions de la théorie politique à l’ombre desquelles nous avions vécu pourtant et même grandi pendant trente années, et qui ont disparu emportées par un tourbillon dans un sombre jour d’hiver assez semblables à une de ces mécaniques savantes dont la science moderne a parsemé nos vallées, et qu’un troupeau d’animaux sauvages, chassé des forêts par la faim, serait venu dévaster tout d’un coup. L’auditoire a suivi avec complaisance tous les traits décochés par M. de Saint Priest contre tout ce qui a été déjà et ce qui peut rêver d’être encore. Il l’a vu accabler les novateurs de cette forte expression : les architectes du vide, sourire de pitié aux prophètes du passé, et, sévère pour les systèmes absolus, se montrer aussi sans rémission pour tous les mélanges. Le mariage morganatique du droit divin et de la souveraineté populaire, cette douce et pacifique espérance des ames conciliantes, est sorti tout meurtri de cette séance impitoyable. Ce jugement rapide, toujours suivi d’une exécution sommaire, ne s’est arrêté que pour se recueillir dans des termes pleins d’émotion devant la majesté des infortunes royales et devant le spectacle touchant d’une mort prématurée couronnant un exil volontaire. En un mot, au bout de cette heure qui a paru si courte à ceux qui l’ont passée en compagnie de M. de Saint-Priest, après avoir écouté les conseils salutaires qui ont terminé son discours, chacun est sorti dans une disposition d’esprit parfaitement appropriée au temps où nous vivons, avec une énergique résolution de sauver la société menacée et une assez grande incertitude sur les moyens d’y parvenir, avec une forte volonté d’arriver et une complète ignorance du but à atteindre, avec l’abîme en face et des ruines autour de soi.
Nous ne reprocherons pas à M. de Saint-Priest, à Dieu ne plaise ! le résultat un peu pénible où il nous a amenés sans avoir l’air d’y toucher et par un chemin si riant. Nous nous sommes bien trop amusés pour nous plaindre. Puis l’artiste s’inspire de ce qu’il voit, et tout ce qu’on voit aujourd’hui de la France appelle assez naturellement la critique. D’ailleurs, le don de saisir à ce degré le ridicule et de le faire passer tout d’un trait dans l’esprit d’un auditoire est un de ces talens qui dominent ceux qui le possèdent. Le sarcasme est comme l’enthousiasme de l’antiquité, il maîtrise le devin qu’il anime. Je soupçonne fort M. de Saint-Priest de ne pas être au fond si sévère pour la France, ni même pour son état social et politique, de ne pas désespérer autant de nous que sa verve moqueuse le ferait souvent penser. Les écrits qui l’ont illustré, à défaut d’autres preuves, viendraient à notre aide dans cette supposition. L’écrivain qui, dans l’Histoire de la conquête du royaume de Naples, nous a montré la France toute-puissante en Europe, par l’ascendant du génie et des armes, dès le temps même de saint Louis, bien avant les malheurs de Crécy et d Azincourt, qui nous fait retrouver ainsi tout un premier siècle de gloire enseveli dans les ténèbres qui l’ont suivi, sait mieux que personne qu’une nation douée d’une telle force de vie peut avoir plus d’une éclipse sans toucher encore à son déclin. Sans chercher de démonstration ailleurs que dans l’occasion présente, plus d’un passage de son discours, et entre autres le parallèle entre M. Ballanche et M. de Maistre, ce morceau capital qui résume toute la pensée de l’orateur, suffirait pour protester contre le caractère de désenchantement un peu trop général dont certains traits sont empreints. M. de Saint-Priest, qui reproche si sévèrement à M. de Maistre d’avoir maudit la France, ne voudrait pas faire quelque chose d’analogue en la décriant tout-à-fait.
Cette comparaison était appelée par le sujet même. On ne pouvait faire l’éloge de M. Ballanche sans parler de M. de Maistre qu’il a tour à tour admiré et combattu. Élevés dans les mêmes opinions monarchiques et religieuses, éprouvant au spectacle des mêmes horreurs une même indignation, attirés l’un et l’autre par une aspiration pareille vers une philosophie plus profonde que celle qui avait enivré le XVIIIe siècle, M. Ballanche et M. de Maistre étaient entrés de bonne heure, même sans se connaître, dans cette correspondance secrète qui, d’un bout du monde à l’autre, unit les esprits d’élite. Les considérations éloquentes que le bruit éloigné des massacres de Paris inspirait à l’émigré savoyard à la cour de Saint-Pétersbourg retentissaient dans le cœur de l’humble bourgeois de Lyon, qui avait vu le sang couler à flots pressés dans les rues de sa ville natale. Devant cet assemblage effrayant de gloire et d’iniquités, dans ces alternatives d’héroïsme et de fureur, entre le bruit du canon de Jemmapes et les cris des victimes de l’Abbaye, l’un et l’autre durent se poser cette question redoutable, qui n’est pas encore résolue : Mais qu’est-ce, donc que cette révolution française ? Est-ce le terme de la civilisation européenne ? ou doit-elle en sortir renouvelée ? Est-ce une crise ? est-ce une mort ? est-ce une expiation ? est-ce un supplice ? est-ce le mal ? est-ce le bien ? Étrange événement dont, depuis soixante ans qu’il dure, le caractère ne peut pas encore être défini, qui tour à tour apparaît comme un bienfait inappréciable ou comme un mal irréparable, qui a retiré à l’arbre social des racines sans lesquelles il semble qu’il ne peut plus vivre, et lui a fait pourtant porter des fruits d’égalité et de justice auxquels on ne peut plus renoncer dès qu’on les a goûtés, qui nous a assuré toutes sortes de libertés précieuses, excepté, dirait-on, la liberté d’être ! Véritable signe de contradiction élevé parmi les hommes, tournant comme un phare à demi éclairé sur son pivot mobile, qui tantôt illumine la mer de ses feux, tantôt laisse le nautonnier aux prises dans la nuit avec la tempête ! L’esprit plus profond qu’étendu de M. de Maistre n’hésita, pas. Il porta sur la révolution française un jugement sans restriction, et qui fut aussi sans appel. Il la déclara satanique dans son principe ; il lui reprocha moins encore ses crimes que son esprit, et 93, à ses yeux, ne fut que le châtiment de 89. M. de Maistre prononça cet arrêt dès 1795 ; il vécut trente ans depuis sans le rapporter. Ni les pompes de l’empire, ni la sagesse du code civil, ni le premier éclat des luttes parlementaires sous la restauration, ni cette apparence d’une société régénérée que prit, sous ses yeux, la France glorieuse d’abord et puis libre, rien ne put ébranler son jugement. Hélas ! que dirait-il aujourd’hui ? M. Ballanche fut moins téméraire ou moins ferme. Averti peut-être par l’atmosphère qui l’entourait, par la classe d’où il sortait, par la perspicacité naturelle de son esprit, de l’impossibilité de faire un pas en arrière vers le passé, il vit que, s’il condamnait le présent sans ménagement, il faudrait désespérer sans retour de l’avenir : il craignit qu’il n’y eût quelque impiété dans ce désespoir. Moins confiant pourtant que le libéralisme moderne dans la puissance des constitutions écrites pour remplacer les traditions, moins sûr que la philosophie rationaliste du temps d’arrêt que la raison saurait trouver elle-même, il passa toute sa vie, il épuisa tous ses efforts à opérer entre des idées d’origines contradictoires, entre des regrets, des craintes, des scrupules qui se heurtaient, une conciliation qui ne porte jamais la paix dans son esprit ni la clarté dans ses écrits. Ce n’est pas tout-à-fait à nous, dans les ténèbres où nous sommes aujourd’hui plongés, de lui reprocher de ne pas avoir vu plus clair. Si dans d’autres temps le regard de M. Ballanche nous sembla parfois un peu trouble, c’est peut-être que, plus étendu que le nôtre, il apercevait plus de nuages à l’horizon et embrassait plus d’objets à la fois.
Mais il faut laisser exposer à M. de Saint-Priest cette différence de jugement entre deux hommes si rapprochés de croyance, qui ne tarda pas à dégénérer en polémique. Si M. de Saint-Priest n’avait suivi que ses sympathies d’écrivain et d’homme de talent, à coup sûr il aurait donné la préférence à M. de Maistre. La force de la pensée, la précision du style, la puissance de l’ironie, ces mérites éminens de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, sont des qualités auxquelles M. de Saint-Priest n’a pas le droit d’être insensible, tandis qu’il en a dû coûter à son esprit, qui aime à marcher droit, d’avoir à se démener l’espace de quatre gros volumes dans les régions où habitait trop souvent la pensée de M. Ballanche. Malgré ce penchant naturel qu’il a dû avoir à combattre, M. de Saint-Priest n’hésite pas à donner dans le différend l’avantage au partisan éclairé de la société nouvelle, à celui des deux chrétiens qui joignit à une foi aussi pure, bien que moins sévère, une charité plus bienveillante pour les individus, et une meilleure espérance de la bonté de Dieu pour le monde.
« Tous deux, dit-il, partirent du même principe, tous les deux donnèrent à leur système la base éminemment chrétienne de la chute du premier homme… Mais, à l’aspect des crimes qui décimaient et souillaient la patrie, M. Ballanche n’avait point douté de son avenir, ni désespéré de la société. M. de Maistre l’avait maudite. Il avait surtout maudit la France, et, comme pour mieux la défier, il lui avait emprunté sa langue. À cet instrument affaibli et faussé, il avait su restituer quelque chose de sa force première. Fils des montagnes, il avait rendu à notre idiome cette saveur native qui semblait perdue. Comme tous les grands écrivains d’un temps de décadence, M. de Maistre était doué d’un caractère d’esprit à la fois subtil et rude, âpre et maniéré, mais original, mais animé, mais vivant ! Son style sonne comme un écho excessif de Malebranche et de Pascal, M. Ballanche fut frappé de cette véhémence souvent naturelle et sincère, quelquefois factice et préméditée, de cette verve aventureuse du sophisme de bonne foi qui force l’attention en provoquant l’impatience. Il se sentit attiré par l’éloquence abrupte du théocrate savoyard ; mais, lorsqu’il le vit adopter le passé tout entier sans vouloir en rien distraire, le couvrir d’une protection hautaine, s’armer de toutes les ruines pour en écraser la génération présente, poursuivre de ses dédains et de ses sarcasmes les plus beaux génies, éternel honneur de la France, commenter avec complaisance les abus les plus odieux de la tyrannie, insulter la paix, diviniser la guerre, chercher des circonstances atténuantes pour la torture, faire du plus étrange des fonctionnaires publics l’arc-boutant de la société, M. Ballanche ne put contenir son ame courageuse et tendre devant une théorie si cruelle. »
Nous connaissons peu d’exemples d’un plus heureux mélange de la critique littéraire et du jugement philosophique que ce morceau achevé dans toutes ses parties. Les admirateurs de M. de Maistre (et nous nous comptons dans le nombre) trouveront satisfaction dans cette explication intelligente des ressorts de son talent. Les amis absolus de la partie contestable de ses doctrines s’en plaindront peut-être ; ils regretteront que M. de Saint-Priest, en prononçant le mot clé cruauté, n’ait pas rappelé en présence de quels faits l’ame irritée de M. de Maistre s’était exhalée dans ses écrits. C’était une génération nourrie par des déclamations sur la tolérance, par de larmoyantes idylles sur l’humanité, qui tout d’un coup s’enivrait de sang humain. Les rhéteurs de la convention avaient passé leur jeunesse à tresser des bouquets à Chloris et à répéter des comédies sentimentales. Cette littérature doucereuse des dernières années du XVIIIe siècle, arrivant avec l’écho des cris de la populace, avait je ne sais quelle saveur à la fois fade et sanglante qui soulevait le cœur. Ce fut le dégoût encore plus que l’indignation qui fit M. de Maistre orateur, et lui inspira ces élans d’éloquence abrupte. S’il a excusé la torture, c’était en pensant à Fouquier-Tainville ; s’il a défendu l’inquisition, c’était au lendemain du comité de salut public. Les bourreaux philosophes de Paris ne tarissaient pas de sensibilité dans leurs paroles : par un mensonge plus excusable, et pour ne les imiter en rien, le chrétien de Saint-Pétersbourg fut souvent dur dans son langage. On perdait l’humanité en la flattant. M. de Maistre voulut trop souvent la sauver en l’offensant. Ce fut un tort, nous l’avons toujours pensé ; mais il n’en fut pas moins, depuis Bossuet et Fénelon, le premier écrivain de génie qui eût, en français, parlé aux hommes d’autre chose que de leurs passions, de leurs intérêts et de la terre. Voilà ce que M. Ballanche pensa sans doute, et voilà pourquoi, après avoir combattu M. de Maistre, il ne cessa jamais d’en parler avec une sincère admiration et versa même quelques larmes sur sa tombe.
Au fond, et à le bien prendre, le point du débat entre eux, débat qui dure encore et dont nous ne verrons pas la solution, c’est de savoir si les sociétés chrétiennes doivent périr comme ont péri les sociétés païennes. Si la révolution française considérée en masse, tout le bien et tout le mal compensé, est la décadence de la civilisation, comme elle est aussi, non pas dans ses crimes assurément (nous ne donnerons jamais aux crimes ces excuses fatalistes), mais dans ses idées générales et dans ses résultats sociaux, le développement assez naturel de tous les principes déposés au sein des sociétés modernes depuis l’ère chrétienne, il s’ensuivrait que ces sociétés ont trouvé leur mort au bout de leur développement même. Elles seraient alors semblables aux corps mortels qui commencent de décliner le jour où ils ont atteint leur plénitude de croissance. Elles ne seraient pas comme l’ame chrétienne, qui ne cesse jamais de s’élever et de grandir. Gage d’immortalité pour les individus dans une autre existence, le christianisme ne le serait point pour les sociétés sur cette terre. À la rigueur, cela se peut, car l’Évangile, qui a tout fait pour les sociétés, ne leur a rien promis. Il n’a fait appel directement qu’à l’individu. Mais un chrétien est excusable de vouloir espérer de lui un bienfait de plus, et de croire que le christianisme communique à tout ce qu’il touche, homme, société, civilisation, patrie, une flamme qui peut s’obscurcir, mais non pas s’éteindre, et qui se rallumera toujours à travers les âges. Était-ce là ce que voulait dire M. Ballanche sous ce nom un peu métaphysique de palingénésie sociale ? Était-ce cette régénération dont il parlait ? Nous serions porté à le penser ; mais c’est à M. de Saint-Priest que nous le demanderons. Nous craindrions, faut-il le dire ? d’aller le vérifier nous même. Nous aimerons toujours mieux contempler la pensée de M. Ballanche dans le miroir limpide où son panégyriste la reproduit.
Nous voilà bien loin de l’Académie, bien loin surtout de M. Vatout, dont l’éloge mérité et vivement senti forme la conclusion du discours. Tout est dans tout cependant, et rien n’est absolument sans rapport avec rien, dans cette grande unité que les révolutions établissent entre les hommes. Le nom de M. Vatout se rattache d’une façon inséparable à l’une des plus belles œuvres de ce règne pour lequel la justice de la postérité aura tant à faire, puisque l’injustice des contemporains a dépassé la mesure commune : la restauration des palais royaux et la réconciliation au sein de la gloire de tous les grands souvenirs de la France. S’il y a eu un jour où on a pu croire que la révolution française était finie, c’est le jour où Versailles a été ouvert. Versailles rendait un passé à la France, sans lui enlever son présent. Il n’y eut jamais d’œuvre plus anti-révolutionnaire. La révolution liait le passé, et ses images lui causent des accès véritablement frénétiques. Les tableaux, les statues, sont les premiers objets de ses fureurs ; elle y reconnaît ses ennemis. Le roi qui a consacré dans ce sanctuaire la mémoire de tous les grands hommes, le prince, royal qui marchait sur leurs traces, n’ont plus eux-mêmes une statue qui les rappelle à la France. La voix courageuse de M. de Saint-Priest aura la première fait entendre aux exilés les premiers mots du jugement de l’avenir.
L’émotion de ces vicissitudes mystérieuses, les souvenirs d’une amitié sincère pour M. Vatout avaient communiqué au discours de M. Dupaty une sensibilité qui a été partagée par l’assemblée. L’appréciation très fine du genre de talent de M. de Saint-Priest a été aussi très applaudie par un auditoire qui venait d’avoir le modèle sous les yeux, et a dignement terminé cette séance, une des plus animées dont l’Académie garde le souvenir.
ALBERT DE BROGLIE.