L’Actualité de Victor Hugo

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L’Actualité de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 636-661).
L’ACTUALITÉ DE VICTOR HUGO

Cette quinzaine a ramené le trente-deuxième anniversaire de la mort de Victor Hugo. Un anniversaire, quand il s’agit des morts, c’est toujours un rappel de souvenirs, un essai de résistance à l’oubli, une volonté de rendre à nouveau vivante par un muet dialogue une chère voix qui s’est tue. Si le mort est un poète, la vraie manière de rajeunir et de glorifier sa mémoire, c’est moins de déposer sur sa tombe des fleurs et des vers que de relire ses œuvres. Et il arrive, quand ce poète est parmi les plus grands, que les événemens collaborent avec lui pour entretenir son culte. Ainsi en est-il pour Victor Hugo. C’est une épreuve singulièrement instructive que de reprendre en mains son œuvre immense et de la relire à la clarté du formidable conflit qui, depuis bientôt trois ans, bouleverse le monde. On est frappé de voir à quel point cette œuvre redevient actuelle. Certains poètes, qui naguère enchantaient nos loisirs, nous apparaissent comme lointains, et nous trouvent moins sensibles à leur prestige ou à leurs grâces coutumières. Lui, il est tout près de nous. Le son que rendent ses poèmes s’harmonise à nos présens besoins d’âme. S’il a eu ce mérite d’être pour son siècle un c écho sonore » et d’en exprimer tour à tour toutes les voix, il semble qu’il ait conservé par delà le tombeau ce glorieux privilège. Ne l’applaudit-on pas aujourd’hui aux Matinées nationales, comme, en 1870, on l’applaudissait à l’Opéra et à la Comédie-Française ? Il eût été le poète de cette guerre et cette guerre se souvient du poète qu’il a été.

D’autres avant lui ont aimé et célébré la France, depuis l’auteur de cette Chanson de Roland, où figure pour la première fois, remarque Gaston Paris, « cette divine expression, la douce France, dans laquelle s’est exprimé avec tant de profondeur l’amour que cette terre inspirait déjà à ses enfans ; » et depuis les poètes qui traduisirent au XIVe et au XVe siècle le sentiment national, une infinie tendresse pour le pays souffrant, une admiration sans bornes pour ses défenseurs ; Christine de Pisan, Italienne d’origine, mais Française de cœur, qui célébra Jeanne d’Arc,


Une fillette de seize ans.
Qui d’eux va France descombrant.
Mais tout ce fait Dieu qui la mène ;


le Champenois Eustache Deschamps qui chanta la mort de Du Guesclin, « la fleur des preux et la gloire de France ; » le Normand Alain Chartier, qui a condensé dans cette phrase de son Quadriloge l’essence même du patriotisme : « Nul labeur ne vous doit être grief pour ce pays sauver qui vous nourrit entre les vivans et entre les morts vous reçoit en sépulture ; » bien d’autres, jusqu’à Michelet qui, pendant les jours de la Révolution de Juillet, « dans une grande lumière aperçut la France. » D’autres aussi, poètes ou prosateurs, ont été d’admirables professeurs d’énergie, depuis Corneille qui s’est plu à dresser l’homme dans ses plus belles attitudes morales et à exalter l’austère beauté du sacrifice, jusqu’à Vauvenargues, épris d’action et de gloire, et qui a formulé un jour cette maxime digne d’être méditée par le peuple qui faiblirait devant le grand devoir : « La guerre n’est pas si onéreuse que la servitude. » L’auteur de la Légende des Siècles et de l’Année Terrible est de leur lignée : il met au service d’idées et de sentimens pareils l’ampleur et la variété de son inspiration, la souplesse comme la magnificence de son verbe. Cette guerre qui ouvre tant de tombes, mais qui fait jaillir tant de sources, vivant, il l’eût chantée ; mort, il ne partage avec aucun de ses contemporains l’honneur d’être encore à l’unisson de nos âmes, et d’en émouvoir la tendresse comme d’en exalter la vaillance. Ainsi il continue de remplir cette fonction de poète national qu’aussi bien il est seul dans l’histoire de notre littérature à avoir proposée au poète comme sa tâche suprême.

On sait quelles étaient ses idées à ce sujet : il les a exposées à plusieurs reprises dans les préfaces de ses recueils lyriques. Tandis que Lamartine « planait sans effort, » se définissait : « un amateur en poésie, » écrivait à un ami en 1838 : « Vous savez que ma vie de poète n’a jamais été que le douzième de ma vie réelle. La poésie n’a jamais été pour moi que le plus court des actes de la pensée humaine et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour ; » Victor Hugo maintient entre la poésie et la vie un contact permanent. Les chants du poète « célébreront sans cesse les gloires et les infortunes de son pays [1], » et pour que sa puissance « soit douce aux hommes, il faut que toutes les fibres du cœur humain vibrent sous ses doigts comme les cordes d’une lyre. » Définissant en 1840 [2] ce que devrait être selon lui « le poète complet, » il écrivait, se défendant de penser à lui, mais traçant en fait son propre portrait : « Il serait libre de se pencher sur toutes les misères, de s’agenouiller devant tous les dévouemens... Il s’assimilerait les événemens publics et en ferait entrer la signification dans son œuvre... Il mettrait dans ses poèmes le reflet tantôt éblouissant, tantôt sinistre des événemens contemporains, les panthéons, les tombeaux, les ruines, les souvenirs. » Qu’après cela, pénétré qu’il était de l’importance de sa mission, il en ait parlé tour à tour avec trop de complaisance et d’emphase, — emphase et complaisance qui lui ont été si souvent reprochées, — il n’en reste pas moins qu’une telle conception, soutenue par une richesse de moyens sans égale, le don notamment, disait Leconte de Lisle, de « transmuter la substance de tout en substance poétique, » lui confère une autorité singulière et fait de lui un des maîtres de l’heure.

Au surplus, critiques et poètes, depuis plus d’un demi-siècle, s’accordent à relever dans son œuvre certains traits généraux que la rude épreuve qui vient de nous révéler à nous-mêmes fait saillir en un relief vigoureux. Dès 1835, Sainte-Beuve, cherchant à caractériser par une formule expressive chacun des principaux poètes romantiques, écrivait [3] :


... Hugo, dur partisan,
Comme chez Dante on voit, florentin ou pisan,
Un baron féodal combattre sous l’armure,
Tenait haut sa bannière…

Leconte de Lisle, dans la série d’études qu’il fit paraître au

Nain jaune sur les poètes contemporains, lui reconnaissait pour « fonction supérieure, de sonner victorieusement dans un clairon d’or les fanfares éclatantes de l’âme humaine... » « Esprit très mâle, dit-il encore, force vivante et volontaire... poète viril. » Emile Montégut [4] trouvait en Hugo « une des volontés les plus indomptables qui se soient rencontrées dans le monde poétique... Il est le maître de tout ce qui est accablant : les spectacles effrayans et sublimes, l’orage, la mort, sont ceux que son imagination préfère. » Il a des images, dit M. Ernest Dupuy [5], « qui sonnent comme des clairons de combat. » Et, parlant de l’Art d’être grand-père : « Le poète ne recherche plus les effets de vigueur. Il a laissé l’épée, le harnais, le cheval de combat. » Nature mâle et virile, tempérament combatif, passionné de lutte et d’action, génie volontaire jusqu’à la « tension continue, » dit encore Charles Renouvier, jusqu’à forcer l’invisible à se faire visible :


Par la fixité calme et profonde des yeux,


si ces caractéristiques ne sauraient viser à embrasser dans sa totalité son œuvre immense, elles sont du moins de nature à en souligner la valeur d’actualité, que je voudrais préciser et dégager dans les pages suivantes.


Et d’abord il est, et il est fier d’être, le fils d’un soldat :


Étant petit, j’ai vu quelqu’un de grand, mon père.
Je m’en souviens : c’était un soldat ; rien de plus.


Il s’est plu à le rappeler en maint passage de ses œuvres, dans les Odes et Ballades, dans les Feuilles d’automne comme dans les Rayons et les Ombres. Et c’est à ce père qu’il a dédié en ces termes les Voix intérieures : « A Joseph-Léopold-Sigisbert comte Hugo, lieutenant général des armées du Roi. Non inscrit sur l’Arc de l’Etoile. Son fils respectueux. » Sa famille d’ailleurs était « toute militaire. » Si son père s’engagea comme volontaire à quatorze ans, ses quatre oncles allèrent comme lui aux armées. C’est Léopold Hugo qui raconte à son fils le combat de Talaveyra [6], en Espagne ; mais c’est l’oncle Louis qui fait à Victor et à ses frères le récit du Cimetière d’EyIau. La part d’hérédité est ici incontestable. Il y a autre chose que des images dans la pièce intitulée : Mon enfance, — la » crèche » posée sur un tambour, les « langes du berceau) faits des lambeaux d’une bannière usée, — il y a une part de vérité. Pendant son séjour à Avellino, en 1807, son père le fit inscrire sur les contrôles du régiment de Royal-Corse. « J’ai été enfant de troupe, écrit-il dans une lettre à Charles Hugo du 18 décembre 1869. J’ai une vieille sympathie pour l’armée. J’ai écrit quelque part :


J’aime les gens d’épée, en étant moi-même un.


Tout enfant il a aimé « les crinières flottantes des coursiers, » admiré le panache blanc des lanciers, « le casque gépide » des dragons, suivi « le vol des drapeaux triomphans. » il a eu pour premier hochet « le nœud d’or d’une épée ; » il a rêvé parfois qu’il « saisissait le glaive » de son père. A sept ans, il ne parle que « guerre, assauts et batailles » et souhaite de verser pour une noble cause les flots de « son sang jeune et pur. » Plus tard il a des gestes de soldat, en détente brusque, qui décèlent l’atavisme paternel. Lorsqu’en février 1827, au cours d’une réception à l’ambassade d’Autriche, et sur la suggestion du Cabinet de Vienne, le maréchal Oudinot, duc de Reggio, et le maréchal Soult, duc de Dalmatie, se voient infliger l’affront de s’entendre annoncer sans leurs titres de noblesse napoléonienne, « son sang de soldat ne fait qu’un tour, » et il écrit l’ode A la colonne de la place Vendôme. En 1840, le conseil municipal de la ville de Paris refuse de donner six pieds de terre, dans le cimetière du Père-Lachaise, pour le tombeau de la veuve de Junot, ancien gouverneur de Paris, et le ministre de l’Intérieur refuse également un morceau de marbre pour ce monument. C’est Hugo, c’est « le fils du soldat » qui relèvera l’insulte, chantera « le chant expiatoire » et ensevelira en des vers mélancoliques la mémoire de la noble femme. Pendant le siège de Paris, le 9 décembre, il manifeste son intention de sortir avec la batterie de la garde nationale dont ses deux fils font partie [7]. « Le 144e bataillon de la garde nationale se transporta chez le poète, avenue Frochot, et le chef de bataillon lui lut l’adresse suivante : « La garde nationale fait défense à Victor Hugo d’aller à l’ennemi, attendu que tout le monde peut aller à l’ennemi et que Victor Hugo seul peut faire ce que fait Victor Hugo. » Il y a en lui de l’athlète et du paladin, redresseurs de torts, Eviradnus français à qui manque l’armure, mais à qui la plume tient lieu d’épée. « J’engage donc le combat, écrit-il en 1854, avec le dominateur actuel de l’Europe. » Ses auteurs favoris, à Jersey, ce sont « les vieux lutteurs, » Dante, Agrippa, Montluc. Ses vers, Ultima verba, son refus écrit d’accepter l’amnistie offerte aux proscrits par le régime impérial ont des raideurs de riposte et des éclairs d’acier. Et quel est le soldat blessé qui ne proclamerait avec lui que


... La blessure est l’altière faveur
Que fait la guerre au brave illustre, au preux sauveur ?


L’influence atavique autant que la nature des spectacles que Victor Hugo enfant eut sous les yeux en Italie et en Espagne, et l’atmosphère de batailles créée autour de sa jeunesse par les événemens contemporains, expliquent le caractère non seulement militant, mais militaire, de son œuvre poétique. Les visions guerrières la traversent d’un bout à l’autre, l’animent de cliquetis d’épées, de chocs d’armures, de ruées frénétiques, de mêlées sanglantes. Le tableau de la guerre que Le Satyre fait succéder à l’âge d’or, au pur bonheur initial de l’humanité bientôt asservie par les tyrans,


Il dit la guerre ; il dit la trompette et le glaive,
La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remords...


se diversifie en vivantes images depuis les Odes et les Orientales jusqu’à Toute la Lyre. C’est, dans la septième Ballade, développé avec une significative abondance, le furieux combat que se livrent les deux armées de Halbert, baron normand, et Ronan, prince de Galles, les cuirasses froissées, les dagues trempées de sang, les fantassins mordant le poitrail de fer des grands destriers, la nuit tombant sur la rage inapaisée des adversaires. La guerre de l’indépendance hellénique a fourni plus d’un thème aux Orientales, et dans Navarin, qui porte en épigraphe un vers des Perses, Ἢ τρισκάλμοισιν, ἢ βάρισιν ὀλόμενοι, ce ne sont plus deux armées, mais deux flottes, qui s’affrontent dans le beau golfe que domine la blanche ville aux coupoles d’or. Vingt-cinq strophes déroulent complaisamment les évolutions des caravelles, des mahonnes, des felouques, des brigantines, l’abordage et le corps à corps, hache au poing, les brûlots rongeant les flancs des navires, les gueules des canons crachant la mitraille et la mort. Ici, sans doute, les événemens contemporains s’imposent au poète et ne lui laissent pas le libre choix de ses motifs. Mais ailleurs et jusque dans Les Chansons des Rues et des Bois, sous forme de toiles composées ou d’esquisses brèves, il affirme spontanément sa prédilection naturelle pour la poésie « de tumulte et de bruit, » pour la description des scènes de violence, où l’homme ne voit dans l’homme qu’un ennemi et pour l’abattre tend tout son effort physique et moral décuplé par la colère et la volonté de vivre. Une tirade des Burgraves[8] montre à nos yeux, comme en une eau-forte, les citadelles féodales prises d’assaut par Barberousse. Les cent vingt pages des Misérables[9] sur la bataille de Waterloo constituent, à ce point de vue, le plus probant des exemples. « Une des scènes génératrices du drame que nous racontons se rattache à cette bataille, » explique l’auteur. Et sans doute il nous montre Thénardier, le bourreau de Cosette, détroussant Pontmercy évanoui parmi les morts. Mais en réalité, il n’a fait que suivre la pente de son imagination : il a cédé au désir et au plaisir d’évoquer sur le plateau du Mont Saint-Jean les dragons et les cuirassiers de Ney sabrant l’infanterie anglaise.

L’homme qui les envoyait « mourir dans cette fête » et qu’ils saluaient, tels les gladiateurs antiques, du cri de : « Vive l’Empereur ! », celui vers qui, par delà tout un siècle, nos espoirs tremblans se sont souvent reportés aux jours d’angoisse, dans l’idée peut-être illusoire que vivant il eût été le palladium et l’épée victorieuse, Napoléon, devait tenir et tient dans l’œuvre du poète une place prépondérante. Sensible à la poésie du passé comme il était attentif aux événemens de son époque, gardien vigilant des « gloires de l’Empire, » Victor Hugo, dans ses rêves d’enfant et d’adolescent comme dans sa pensée d’homme fait et de vieillard, n’a cessé d’être obsédé par l’image du vainqueur d’Iéna et d’Austerlitz ; et malgré les oscillations d’un sentiment qui, tour à tour, cédait et résistait au prestige du « géant historique, » ses vers restent tout illuminés de la splendeur d’une destinée sans pareille. Tout jeune, il prêtait l’oreille à la fanfare napoléonienne, et, au collège de Madrid, il livrait des combats « pour le grand empereur. » A sept ans, dans une fête, au Panthéon, il le vit au milieu de ses grenadiers, furieusement acclamé par la foule,


Passer muet et grave ainsi qu’un dieu d’airain ;


et un peu plus tard, parmi les canons sautant sur les pavés et les volées de cloches, disparaître « dans un flot de poussière dorée. » Dès lors, Napoléon est pour lui « l’homme ineffaçable. » Il peut bien, à vingt ans, dans la ferveur passagère de sa foi royaliste, écrire Buonaparte [10], condamner le despote et son immense orgueil, et l’inscrire au rang des « faux dieux, » ou encore, l’année suivante [11], dénoncer celui qui, dans sa folie, voulait « tous les trônes pour marchepied. » Le même recueil contient aussi la pièce Les Deux Iles [12], écrite deux ans après, où un diptyque nous montre d’abord l’enfant écoutant les chants mystérieux qui lui prédisent sa grandeur future, l’essor de ses aigles portant son tonnerre dans leurs ongles, les rois veillant aux portes de son palais ; — puis le captif écoutant en lui et autour de lui les voix accusatrices de ses victimes, les malédictions des morts. La postérité se souviendra-t-elle de la Corse ou de Sainte-Hélène, du berceau ou de la tombe ? Le poète se dérobe à l’instant de conclure ; mais déjà on sent chez lui une grande pitié pour l’avortement d’un grand rêve.

Désormais et pendant trente ans, il se fait le panégyriste sans nuances de Napoléon ; il est le « Memnon » de ce « soleil, » le prêtre de ce Dieu. Si, dans l’ode ; A la Colonne de la place Vendôme, il ne le présente encore que de biais, dans les Orientales il le dresse « de toute sa hauteur » et l’exalte dans toutes ses incarnations, jeune consul « pâle sous ses longs cheveux noirs ; » empereur « grave et serein ; » prisonnier surveillé par un porte-clefs anglais, seul en face de sa pensée tumultueuse et stérile, grand partout, grand surtout dans cette cage sans air où l’enferment les rois. Le 7 octobre 1830, plusieurs pétitionnaires demandaient que la Chambre intervînt pour faire transporter les cendres de Napoléon sous la Colonne Vendôme. Après une seconde délibération, la Chambre crut devoir passer à l’ordre du jour. Ce fut pour Victor Hugo l’occasion d’écrire la seconde Ode à la Colonne [13], où le vainqueur de l’Europe apparaît « glanant » les canons ennemis, les jetant par brassées dans la cuve bouillonnante pour que de ce bronze en fusion jaillisse le pilier colossal « fait de gloire et d’airain. » Les années passent. Rien n’efface ou même n’obscurcit la vision éblouissante. Victor Hugo jette-t-il un regard dans une mansarde où travaille une fille du peuple [14] ? Il cloue au mur de la chambre, près de la cheminée, entre une statuette de la Vierge et le buis de l’année, une image de Napoléon ; et près de cette image brille une croix d’honneur, fierté d’un vieux soldat qui n’est plus. Et la pensée de Victor Hugo s’évade de la cellule : avec des mots émouvans, il évoque les revues où l’Empereur décorait ses grognards tremblans de joie, une extase dans leurs yeux fixés sur leur idole. Lorsqu’on 1840 Louis-Philippe, qui commandait en même temps à Horace Vernet une série de tableaux de guerre, chargea le prince de Joinville d’aller recueillir à Sainte-Hélène les cendres du héros, Victor Hugo jeta sur le papier des strophes triomphales. Ce retour des Cendres, il l’avait souhaité, prédit, promis dans l’Ode à la Colonne :


Dors ! Nous t’irons chercher. Ce jour viendra peut-être...
Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles.


On peut dire qu’il l’avait préparé par l’ardeur et la fidélité de son enthousiasme. Une fois de plus, en images éclatantes, l’essaim bruissant des victoires françaises, Iéna, Arcole, Lodi, Marengo, monte dans l’air lumineux [15]. Mais par delà la mort, une suprême conquête éclipse toutes les autres ; c’est la conquête de Paris, la cité sacrée. Car pour la mériter, il faut mêler la grandeur « de l’Océan immense à la majesté du tombeau. » Pourtant l’attentat du 2 décembre réveille chez Victor Hugo le souvenir longtemps endormi du dix-huit Brumaire. En 1852, il est républicain ; il a marché avec le siècle. Il écrit donc cette trilogie : L’Expiation. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène, n’ont fait que commencer un châtiment divin que devait parachever seulement la parodie de la gloire napoléonienne. Mais ici encore continue d’agir le prestige de « l’homme étrange » qui avait « enivré l’histoire. » Dans les vers qui le frappent il y a plus de tristesse que de colère, de la pitié et du respect. Le justicier reste l’admirateur, le condamné reste le héros. « Chêne vivant, » la hache peut bien « l’insulter ; » le Destin peut bien clouer le prisonnier sur le rocher de Sainte-Hélène : ce crucifié, c’est « le voleur du tonnerre » et du feu céleste ; c’est Prométhée sur le Caucase... La mission, une des missions des grands poètes, est de ne pas laisser tomber en déshérence le legs d’un illustre passé. Si pendant les quarante-quatre ans qui se sont écoulés depuis notre défaite de 1870, tout décidés que nous étions à ne pas déchaîner une guerre de revanche que nous savions devoir être mondiale, nos yeux restaient obstinément fixés sur le « passant prodigieux » dont le seul nom voilà cent ans nous gagnait des batailles, à l’heure où le réveil de l’âme héréditaire nous recrée un patrimoine d’impérissables souvenirs, quel poète est plus digne de notre gratitude que celui qui, consacrant le génie de l’art au génie de l’action, magnifia le plus somptueux pourvoyeur de gloire que la France ait jamais connu ? Cela, d’autant plus que son patriotisme associa toujours à l’éloge de l’incomparable entraîneur d’hommes la louange du soldat français.

L’histoire dira ce que fut le soldat français durant la guerre de 1914, ses témérités meurtrières du début, son adaptation rapide à une forme de défensive et d’offensive imprévue, sa ténacité dans l’effort, la grandeur de son abnégation. Et il nous plaît donc de trouver à travers l’œuvre de Hugo qui a si souvent glorifié les armes de la France, dans la défaite comme dans la victoire, sinon une psychologie détaillée, du moins une image, ou plutôt une fresque des ancêtres de nos héros d’aujourd’hui, affirmant la continuité des vertus guerrières de la race. Dans quelques-unes des plus belles pièces de la Légende, des Châtimens et de l’Année Terrible, le poète a évoqué les soldats de l’an II, ceux du Premier Empire, et ceux de 70. Tous ignorent pareillement la faiblesse et la peur. Pieds nus, coudes percés, boueux, de l’eau jusqu’au ventre, sans sommeil et sans vivres, les fantassins de Marceau et de Joubert armés de vieux fusils effacent sous leurs pas les frontières, culbutent les rois éperdus, font rouler les trônes comme des feuilles sèches. A Waterloo, sous un déluge de mitraille, les lanciers et les grenadiers de Napoléon s’avancent à pas lents, calmes, l’arme au bras, musique en tête. A Eylau, cent vingt hommes défendent le cimetière. Ils tiennent pendant douze heures sous la neige, sous les obus, sous l’écroulement du clocher et de l’église, épuisés, sanglans, sublimes. Les Français vont à la mort comme à une fête, la fête du grand sacrifice consenti. Ils ont la bravoure spirituelle, l’héroïsme joyeux, et le rire de Kléber est de même source que la chanson de Gavroche sous les balles. Vainqueurs, ils sont démens. Le général Hugo pardonne au blessé espagnol qu’il s’apprêtait à secourir et dont la balle vient de siffler à son oreille. Ils ne tuent pas pour tuer ni ne se battent pour la conquête. Le principe de leur effort et de leur endurance est de qualité plus haute et plus pure. Ils répondent à l’appel de la patrie en danger ; mais ils entendent aussi les plaintes des nations meurtries ; ils luttent pour défendre leurs libertés, mais aussi pour libérer les peuples opprimés par les tyrans. Ils sont les chevaliers errans non de la légende, mais de l’histoire.


Ce sont les bienfaisans, ce. sont les invincibles...
Ils sont les bienvenus pattout où quelqu’un souffle.


Ainsi Victor Hugo atteste ce que fut la vertu française aux plus tragiques tournans de la vie du pays ; il porte témoignage pour la beauté d’une âme toujours pareille à elle-même et se révélant de pur métal aux heures de suprême péril.


il n’a pas porté sur l’âme allemande un moins décisif témoignage, et c’est d’elle aussi que l’on peut dire qu’elle fut toujours pareille à elle-même. Ici, le poète avait d’abord été dupe et, aux beaux temps du romantisme, il avait partagé l’erreur commune. II s’était attendri sur le compte de la vieille et bonne Allemagne. De cette erreur, qu’attestent des pages fameuses, le spectacle de la tragique réalité l’avait entièrement désabusé. Si nous aussi, nous avions oublié les leçons de l’histoire, l’Année Terrible nous aide à nous convaincre que nous n’assistons pas aujourd’hui à une crise de brutalité allemande que démentirait un long passé d’humanité, mais à une nouvelle explosion d’instincts irrépressibles, irréductibles. On sait les faits. Le 4 septembre, pendant que l’armée prussienne victorieuse marchait sur Paris, la république fut proclamée. Le 5, Victor Hugo, qui était à Bruxelles, prit un train de nuit et à dix heures du soir arrivait à la gare du Nord. Une foule considérable l’y attendait ; il lui dit : « Je viens ici faire mon devoir. Je vous remercie de vos acclamations. Mais je les rapporte toutes à cette grande angoisse, la patrie en danger. » Cependant l’armée allemande avançait : elle était aux portes de Paris le 17 septembre. Ce jour-là Hugo publia un appel « Aux Français. » Ce cri de guerre, on lui demanda d’aller le jeter lui-même par toute la France ; mais il avait promis de partager le sort de Paris : il resta. Il vécut le drame, « l’hiver fameux du grand bombardement. » Par des aubes froides et blêmes, il suivit les bataillons sortant de la ville bloquée, les enfans tenant leur père par la main, les femmes portant sur leurs épaules le fusil de leur mari et le lui rendant, à la minute de l’adieu, « après l’avoir baisé. » Et sous la dictée des événemens, d’août 1870 à juillet 1871, il écrivit heure par heure le journal des tristesses françaises. Beaucoup de ces pages dessinent par touches successives le portrait du Teuton, du féodal raidi dans son antique armure, s’efforçant d’étrangler l’avenir ; elles dégagent le fond intime et l’essence même de la race ; et telle est l’âpre verve du polémiste, restée intacte à soixante-huit ans, qu’on pourrait les croire détachées du livre des Châtimens, dont l’édition parisienne venait précisément de paraître.

Le poète a vu les Allemands tels alors que nous les voyons aujourd’hui. Ce sont les Huns qui reviennent « ainsi qu’au temps de Frédégaire. » Poussés par leurs sept chefs, les sept peuples saxons marchent sur Paris, pour le punir d’être l’idée et la lumière. La guerre qu’ils font n’est pas guerre de chevaliers loyaux, mais d’espions, de larrons et de traîtres. Vainqueurs, ils déshonorent leur victoire par des procédés de reîtres et de soudards. « Exterminons ! » c’est le cri des chefs et des soldats ; et c’est leur idéal de poignarder dans le dos leurs adversaires, de mettre sous leurs bottes la vérité, la justice, les lois, de décréter que la force prime le droit, crée le droit, de faire « prévaloir les ténèbres. » Leur armée peut être une puissante armée, c’est aussi une bande, et les exploits de cette bande sont prouesses de pirates. Leur frénésie de dévastation s’aggrave d’une fureur de pillage [16]. Bijoux, montres, glaces, vêtemens, tout est de bonne prise. Certes on se bat, on tue, on brûle, mais en même temps


... On pense à son petit ménage :
On médite, ajoutant Shylock à Galgacus,
De meubler son amante aux dépens des vaincus ;


et l’on se fait détrousseur de cadavres, cambrioleur de maisons abandonnées. Dans les cours des châteaux, tandis que les châtelains agonisent en des mares de sang, les marteaux rythmiques clouent les caisses d’emballage. La blonde fiancée y trouvera un cadeau de son Fritz bien-aimé, et la vue d’une pendule ou de pièces de linge fanfreluche mouillera ses yeux de douces larmes... L’ironie s’aiguise en ces vers. Mais ailleurs quels accens d’émotion profonde ! Et quelle inexprimable souffrance en effet d’assister au pillage d’abord, puis au dépècement de la patrie envahie, surtout quand cette patrie est une terre bénie entre toutes et dont le souvenir est une fierté, la France ardemment aimée et désirée par le poète durant dix-huit ans d’exil, revue enfin, mais blessée et saignante, et, semble-t-il, désormais impuissante à remplir sa mission traditionnelle.


L’amour de la terre française a suscité chez nous et dès longtemps toute une littérature pathétique. Cet amour est au fond de l’œuvre de Ronsard qui, avant d’écrire ses Discours, avait chanté dès sa jeunesse la campagne du Vendômois, les rives du Loir et de la Braye. Et Chateaubriand nous dit en des lignes émouvantes le cas de ce Français, obligé de fuir pendant la Terreur, achetant pour quelques deniers une barque sur le Rhin, chassé d’une rive à l’autre, vivant au milieu du fleuve et dont « toute la consolation était, en errant dans le voisinage de la France, de respirer quelquefois un air qui avait passé sur son pays. » Chateaubriand, et combien d’autres ! Le thème que Victor Hugo a d’abord traité et à mainte reprise, c’est la nostalgie de l’exilé. Si la « corde d’airain » vibre à l’ordinaire dans Les Châtimens, on y lit aussi une chanson douce et triste [17], — plus triste à nos oreilles d’exprimer la détresse lointaine de tant de Français, — la chanson du proscrit que torture le souvenir du sol natal, du champ d’orge et de la charrue abandonnés, de la maison aux vitres claires, égayée de fleurs, et qui meurt de n’avoir plus qu’une moitié de son âme.


On ne peut pas vivre sans pain :
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie.


Les roses mêmes du printemps n’ont pour lui ni parfums, ni couleurs. Car au pays d’exil le ciel est étroit, la lumière avare, elle mois de mai sans la France, « ce n’est pas le mois de Mai. » — Ainsi songeaient déjà au Ve siècle, après l’invasion de Xerxès, Cynthée l’Athénien et le Spartiate Méphialtès [18] ; tous deux bannis, ils ne pouvaient que faire des vœux pour qu’Athènes fût chérie du ciel, et Sparte « invincible à jamais. » — Mais le régime impérial s’écroule dans la tourmente. Le poète repasse la frontière à l’heure où l’étranger la viole ; il assiste à l’effondrement de la France vaincue par la Prusse, à « l’arrachement de Metz et de Strasbourg. » Alors ce sont des hymnes de tendresse, des cris d’amour : « O ma douce patrie ! O ma colombe ! » Français, Hugo souhaiterait presque de ne pas l’être par la naissance, afin d’élire la France comme patrie. Lui qui répandait sa pitié sur tous les souffrans, il souffre « dans la France, » il n’est plus que le fils qui voit saigner sa mère.

Et quelle mère !... Depuis le début de cette guerre, et aux plus sombres jours, ça été un de nos réconforts de voir grandir dans le monde, émerveillé de ses vertus, le prestige moral de notre pays. C’est d’Annunzio qui, la veille de l’intervention italienne, écrivait à la fin d’un sonnet : « France ! France ! sans toi le monde serait seul ! » C’est l’Américain Edison qui, dans une déclaration récente, proclamait son enthousiasme pour la Fiance, « la nation la plus splendide que le monde ait jamais connue, » et dont la ruine serait la plus grande catastrophe qui put frapper la civilisation. Ce sentiment que la mort de la France laisserait l’univers orphelin, que capable de tous les relèvemens, prêtresse d’un feu sacré qui ne doit pas s’éteindre, semeuse d’idées et créatrice d’idéal, elle a joué dans l’histoire un rôle unique que nul peuple à son défaut ne pourrait soutenir, nul ne l’a éprouvé avec plus de force que Victor Hugo ni ne l’a traduit avec plus d’éloquence. Déjà dans les Odes [19] il écrivait : « C’est le coq gaulois qui réveille le monde, » et dans les Chants du Crépuscule [20], parlant à la jeunesse : « Vous êtes bien les fils de cette France


Qui fait quand il lui plaît pour l’exemple du monde
Tenir un siècle dans un jour !


« Mon nom sous le soleil est France ! » crie à Mahomet II sous les murs de Constantinople le géant chevalier de la Légende [21]. L’Élégie des Fléaux [22] reprend le même thème et lui donne toute son ampleur dans un dialogue entre le Poète et le Chœur, dont le lyrisme fervent est pour nous gonfler le cœur d’orgueil et d’amour. Attaquer la France, c’est attaquer l’avenir. La France ne peut pas mourir. Le monde a besoin qu’elle vive, et la chute de tous les empires disparus dans le lointain des âges, l’anéantissement des plus antiques civilisations ne seraient rien « au prix de son éclipse énorme. » Car son génie fait de rectitude et de clarté est fait aussi de bonté. Son geste héréditaire est celui d’une âme qui se penche vers une autre âme pour la consoler. Le cœur immense de l’humanité bat dans la poitrine de la France.

Et le cœur de la France bat dans Paris. Combien de fois Hugo n’a-t-il pas glorifié Paris et le peuple parisien dans l’Année Terrible, dans les Actes et Paroles, dans Les Quatre Vents de l’Esprit ! On l’en a raillé abondamment. Mais ce qu’il a dit du Paris d’alors, nos écrivains et nos orateurs ne l’ont-ils pas dit depuis bientôt trois ans du Paris d’aujourd’hui. « Paris ! on peut tout lui dire et tout lui demander. Il ne faut pas le juger d’après une surface. Le Paris des grandes circonstances, on le trouvera quand on voudra. » Ainsi s’exprimait ici même M. Maurice Dounay dans sa pièce : Le Théâtre aux Armées. En décembre dernier, Me Henri Robert s’écriait à la Sorbonne, au cours d’une conférence sur l’effort de Paris : « Nous l’aimons, ce peuple représentatif de toute la vie française, ce peuple qui, dans les momens les plus tragiques, s’est toujours montré à la hauteur des événemens et qui sut résumer à travers une glorieuse histoire tout l’esprit, tout le courage de la noble race de France. » Pendant le siège, Hugo a vu les femmes de Paris endurer stoïquement toutes les privations, la faim, le froid, les stations frissonnantes au seuil des boucheries, tandis que l’enfant est sans pain et l’âtre sans flammes ; il a vu les pères, les maris, les frères de ces femmes résolus à mourir « pour que la France vive. » Son admiration, il l’a criée dans ses vers :


O ville ! tu feras agenouiller l’Histoire,


dans la prose de son appel aux Français : « Que l’Europe s’attende à un spectacle impossible ; qu’elle s’attende à voir grandir Paris ; » dans celle de son discours aux obsèques de Paul Meurice : « Vénérons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons à genoux devant la cité sacrée. » Qui de nous, se rappelant le Paris de la mobilisation, et la veillée des armes, et la subite communion des âmes, de toutes les âmes, ne ferait sienne cette formule d’un raccourci si expressif : « Le formidable est sorti du frivole ? » Et la pièce Le Parisien du Faubourg [23], à la lueur des événemens d’hier, a-t-elle rien perdu de sa justesse et de sa vérité ? Oui, le Parisien déconcerte l’observateur superficiel. Il a des insouciances d’enfant, une âme changeante, de subites violences et des gaités inattendues. Mais vienne le péril, la menace étrangère, il se lève soudain, une flamme dans les yeux, grandit et se transfigure, et achève sa chanson par ce cri ; « Léonidas ! »


L’œuvre de Victor Hugo, et on ne l’a pas assez dit, est le plus riche répertoire de formules patriotiques que nous offre notre littérature. Elles ont le relief des médailles neuves et le luisant des épées. Elles traduisent nos plus nobles raisons d’agir, le principe même de notre action présente, la valeur du sacrifice accepté, la mort payée de la gloire, tout le meilleur de l’homme arraché à son moi et tourné vers les cimes. Soldats français, vous êtes, vous avez toujours été ceux


... dont la marche olympique
D’un coin de terre obscur lait une plaine épique.


Pour arrêter l’envahisseur vous avez lutté, vous avez souffert, connu d’atroces agonies, et le rude chemin de votre martyre est semé


De vos gouttes de sang qu’on prend pour des étoiles.


Mais le poète par la magie de son verbe fait,


... Quand un mort glorieux est sous terre,
Sortir un vert laurier de son tombeau dormant.


D’ailleurs, les morts sont plus vivans que les vivans. Nous les croyons absens ; ils sont en nous, nous pensons par eux, nous agissons par eux :


C’est un prolongement sublime que la tombe.


Parfois Victor Hugo choisit un porte-paroles. C’est Thémistocle conseillant aux commandans de la flotte de tenter la bataille dans le détroit de l’Euripe :


Consentir à mourir, c’est consentir à vaincre.
Car devant un héros la mort est la moins forte.


Plus souvent sans interprète il jette à poignées les devises lapidaires découpées dans le même métal que les maximes cornéliennes :


Monter, c’est s’immoler. Toute cime est sévère...
Penser à ses aïeux, c’est penser à ses fils...
Car entrer dans la mort, c’est entrer dans le temple...
Le devoir est un Dieu qui ne veut point d’athée...


devises conseillères d’énergie, et partant auxiliaires aussi de la victoire.

J’ajouterai : conseillères de haine, de haine grave et généreuse. Au lendemain d’un conflit qui nous laissera pour longtemps meurtris, il ne doit y avoir place en nos cœurs ni pour la pitié, — ce serait trahir nos morts, — ni pour le dédain, les Allemands seront toujours redoutables, — mais seulement pour la fidélité d’une indéfectible mémoire. En pleine tourmente, et alors que la France saigne par tant de plaies, il est superflu sans doute de le prêcher. Mais demain ? L’âme des enfans est légère. Beaucoup vont grandir qui auront vu couler des larmes sans en comprendre la cause. Il faudra qu’ils sachent ce que leur pays a souffert, et ce sera la tâche sacrée des éducateurs de ne jamais permettre à la jeune Patrie d’oublier le monstrueux guet-apens où la France faillit périr. Mais la tâche sera malaisée. La haine, nourriture amère d’une âme inapaisée, n’est pas un sentiment français. Dix siècles de culture nous la déconseillent. La Bruyère la traitait de faiblesse, et elle semblait à Montesquieu « un sentiment douloureux. » Nous savons mieux aimer. Les lettres françaises sont toutes pénétrées de mansuétude et d’humanité. Il faudra pourtant faire aux générations montantes des âmes viriles, fermées à la douceur de l’impossible oubli, raidies par un impérissable souvenir. Des ligues comme la Ligue du Souvenir, la parole, l’image, les pèlerinages aux cimetières où dorment déjà, où dormiront tant de nos soldats, la leçon des ruines s’ajoutant à la leçon des tombes concourront à faire chez nos enfans l’éducation de la haine allemande. Les livres y aideront, les livres de saveur âpre et tonifiante. Et quel plus puissant tonique que L’Année Terrible ? La force de rancune de Victor Hugo, qui fait mentir le mot de Joubert : « Hors les affections domestiques, tous les longs sentimens sont impossibles aux Français, » nous est une leçon et un exemple. Semeur de paix et d’union, le poète n’était pas fait pour la haine. « Haïr m’est dur. » Mais « l’amour devient haine en présence du mal. » Il a donc vu sans pitié les cadavres prussiens flotter sur la Seine,


Sur le souple oreiller de l’eau molle et profonde.


Il a béni le canon qui portait son nom, et il écrivait en octobre 1870 à la Société des Gens de Lettres : « Que ce canon venge les mères, les orphelins et les veuves ; qu’il venge la conscience humaine insultée par cette guerre abominable où la barbarie balbutie des sophismes. » Tandis que se négociaient en février les préliminaires du traité de Francfort, il y avait des Français qui — déjà ! — reparlaient de concorde et de fraternité. Aimer les Allemands ! s’écrie Hugo de toute la force de son indignation : le dédain et la haine, c’est la seule attitude qui sied aux vaincus. Honte à qui, tant que la France pleure, relâcherait quelque chose de sa rancune et consentirait à « cette lâcheté qu’on appelle l’oubli ! » Il l’a redit inlassablement, en novembre 1872, dans la pièce Alsace-Lorraine, où il a rugi sa haine contre les soudards bottés qui foulaient le sol de la Patrie :


Non ! nous n’oublierons pas ! Lorraine, Alsace, ô villes.
O chers Français, pays sacrés...


en septembre 1873, au moment de la libération du territoire :


Non, remparts, non. clochers superbes, non, jamais
Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz,


Quatre ans plus tard, dans l’Élégie des Fléaux, il adjure encore la France d’avoir sans cesse présente à la pensée l’ennemi héréditaire, de toujours garder dans sa mémoire les villes arrachées, les provinces sanglotantes. Et jusque dans l’Art d’être Grand-Père, après Jeanne endormie, il a écrit Patrie, où il plaint « le malheur sacré de la France » et affirme l’obstination de son ressentiment. Ainsi gronde en ces brûlans poèmes une âme de colère et de violence, et la volonté des destins fait que cette âme est sœur de nos âmes.

Et combien, s’il eût vécu les « années terribles » que nous vivons, sa haine de patriote se serait-elle aggravée de sa haine d’artiste passionné pour les monumens du passé, pour les splendeurs architecturales de la France ! Il disait, en 1832, dans la préface de Notre-Dame de Paris : « Conservons les monumens anciens. Inspirons à la nation l’amour de l’architecture nationale. L’auteur a déjà dans plus d’une occasion plaidé sa cause. Il sera infatigable à défendre vos édifices historiques. » Sans doute il faisait allusion à l’ode qu’il écrivait en 1823, sous Ce titre : La Bande Noire.


 O débris ! Ruines de France...
Arceaux tombés, voûtes brisées ;
Vestiges des races passées.
Comme une gloire dérobée,
Comptons chaque pierre tombée.

Admirateur des « vastes symphonies » que sont nos cathédrales gothiques, chantre de Notre-Dame, de nos hôtels de ville, de l’Arc de Triomphe, Victor Hugo a été vraiment le poète des pierres, il a fait siennes les pages du Génie du Christianisme où Chateaubriand célèbre la magnificence de l’art médiéval. La genèse de Notre-Dame de Paris a été une pensée d’esthétique. Avant d’être un roman c’est un plaidoyer, un éloquent plaidoyer non seulement pour l’église-cathédrale de Paris, mais pour « toutes les églises de la chrétienté au Moyen Age, » trésors inestimables que les Germains, ceux d’Arras, ceux de Reims, ceux de Meaux et de Bapaume, s’acharnent à détruire avec une sauvagerie de Vandales. Cette phrase de Charles Nodier qui sert d’épigraphe à La Bande Noire, « Voyageur obscur, mais religieux, au travers des ruines de la Patrie... Je priais, » il n’aurait que trop de motifs pour la redire avec une douleur infinie en présence des débris sacrés qui jonchent notre sol, et son œuvre contient donc implicitement la flétrissure des attentats commis contre la beauté française.


Même restreinte à son intérêt d’actualité, on voit quelle est l’envergure et la portée unique de cette œuvre. Elle répond à nos besoins d’émotion accrus par la cruelle violence de l’épreuve ; elle atteint les portions les plus hautes et à la fois les plus frémissantes de notre sensibilité. Mais ce qui plus encore désigne Victor Hugo comme le poète de la guerre, c’est d’une part l’énormité de son imagination, pièce maîtresse de son génie, et sa vision épique du monde ; et de l’autre, sa philosophie ou du moins sa conception même de l’histoire.

Dans l’ordre matériel comme dans l’ordre moral la guerre actuelle a reculé les bornes du possible. Si, en 1870, dans sa Lettre à une femme, Hugo écrivait : « Schmitz fait des bulletins plats sur la guerre énorme, » comment qualifierait-il le conflit d’aujourd’hui qui non seulement heurte des millions de combattans, comme les batailles de jadis en mettaient aux prises des milliers, mais qui ébranle les assises des « vieilles nations » et renverse brutalement « les vieilles couronnes, » qui s’étend de l’Europe à l’Amérique et à la Chine, qui sévit sur la mer et dans les airs comme sur la terre et sous la terre ? Tout y est démesuré, sa durée même, la multiplicité de ses champs de bataille, l’horreur de ses engins meurtriers, le chiffre de ses victimes, et plus que tout la somme de vaillance, d’endurance et d’abnégation dépensée avec une telle prodigalité par nos armées. Les soldats de France écrivent aujourd’hui et signent de leur sang la plus splendide des « épopées. » Le mot se rencontre sous la plume de la plupart de nos écrivains et de nos chroniqueurs de guerre. C’est M. Henry Bordeaux qui écrit la « Geste » du fort de Vaux ; c’est M, Charles Le Goffic qui proclame dans l’introduction de son Dixmude : « Un miracle de résistance... dans un enfer... Une épopée, telle fut Dixmude. » M. Gustave Lanson dans un article, L’épopée à l’Officiel, a senti « qu’il se trouvait en face d’une Iliade ou d’une Chanson de Roland. Les citations ont dans leur précision un art d’évocation énorme. » Pour que nos soldats, à Verdun, sur l’Yser, aient fait ce qu’ils ont fait, il a fallu qu’ils fussent plus que des hommes. Leurs mots, leurs gestes, leurs souffrances, la grandeur aussi et l’horreur des tableaux composés sur tous les fronts par les tonnerres des batteries, les flammes des éclatemens, les fumées et les fusées multicolores, tout tient du surnaturel. Les lettres de certains combattans en font foi. L’un écrit : « Au son de la charge on n’est plus des hommes, on est des fantômes. » Un autre : « Jamais je ne reverrai quelque chose de plus fantastique que ces milliers de jambes rouges en rangs serrés qui chargeaient [24]. » Et le capitaine Delvert qui se bat dans la région de Vaux : « Cette fois, c’est bien l’enfer. La vallée semble un gouffre géant entouré de collines fantastiques. A travers l’air lourd, irrespirable, ce ne sont que rugissemens, craquemens effroyables. Est-ce le Crépuscule des Dieux ? La terre s’entr’ouvrant et l’effondrement dans un abime de feu de ce monde sauvage dont la gueule a failli dévorer l’humanité [25] ? »

A cette terrible poésie des faits quelle poésie d’imagination aurait pu mieux convenir que celle d’un Victor Hugo, qui non seulement se plaît aux scènes de force débridée, mais encore transforme spontanément la vie dans le sens du grandiose, qui, en les amplifiant, détruit le rapport habituel des choses avec la faiblesse de nos sens, qui dresse dans le donjon des Burgraves les vieillards centenaires, qui, lançant Tiphaine à la poursuite d’Angus, crée pour cette chasse « prodigieuse » un décor de cauchemar


Et dans la forêt spectre ils deviennent fantômes ?


Si ! décrit une bataille, il la voit gigantesque, et la transfigure, non toujours en beauté, mais en surhumanité. Telle la bataille de Waterloo. La cavalerie française descend la colline de la Belle-Alliance : « C’étaient des hommes géans sur des chevaux colosses. Les escadrons énormes s’ébranlèrent. On entendait ce piétinement colossal. On croyait voir s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige. Il semblait que cette masse était devenue monstre. Chaque escadron se gonflait comme un anneau du polype. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres… Là-dessus les cuirasses comme les écailles sur l’hydre. » Soudain la cavalerie débouche sur le plateau : « Et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre. Les chevaux tombaient gigantesques au milieu de ces quatre murs vivans… La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient des cratères. Ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage. La lave combattait la foudre. » Si l’âme du poète est un cristal sonore, son œil est un verre grossissant. Il n’y a là que des hommes, des bras et des cœurs, et la volonté de vaincre. Et pourtant, pour extérioriser cette vision de mêlée ardente qui s’impose à lui, Hugo est contraint de faire appel aux forces naturelles déchaînées en un paroxysme de brutalité. Epopée ! disait-on avant la guerre. Mais aujourd’hui, c’est de l’épopée vécue. Chaque assaut donné par nos soldats y ajoute un chant, et le verbe du poète tendu à l’extrême n’exprime plus seulement de dramatiques hyperboles, mais se trouve à la hauteur de nos quotidiennes réalités.

L’imagination de Victor Hugo va plus loin encore, si le voyant qui était en lui a matérialisé un jour, de façon merveilleuse, la scène apocalyptique suggérée à bien des âmes par la monstruosité de la barbarie allemande. Un tel élargissement du champ de la douleur humaine, tant de sang versé et tant de larmes, et le jardin des supplices enrichi de si sombres fleurs ! Agonie des vieillards martyrisés avant le coup mortel ! Râles des blessés gisans et frappés à coups de crosses ! Sanglots des mères devant les cadavres mutilés de leurs enfans ! La justice humaine est impuissante à châtier de tels crimes. C’est vers le ciel, pensons-nous, que doit monter la plainte des martyrs, et nous imaginons les âmes tragiques se pressant au tribunal du Dieu tout-puissant, et requérant vengeance. Ce rêve hallucinatoire, Victor Hugo l’a rêvé ; ce tableau, il l’a conçu et brossé avec une admirable largeur dans La Vision du Dante. Sept anges tenant sept trompettes sont debout dans une clarté blême et crépusculaire, au seuil de l’infini. Un archange ailé tenant dans ses mains les morceaux d’un glaive et portant écrit sur sa tête le mot : Justice, apparaît. Il crie : « Trépassés, trépassés, levez-vous, accourez ! Sortez des nuits, sortez des tombes !


Car Dieu veut que les morts lui parlent des vivans.


Alors, sortant de leurs fosses, monte vers les nuées une armée de spectres. Ce sont des corps sans tête, des femmes montrant leurs seins déchirés, des enfans morts tenant encore leurs jouets, des vieillards tirant avec leurs doigts des balles de leurs os, touchant leurs yeux crevés, soutenant de leurs mains leurs entrailles. Et tous, les mères, les veuves, les vieillards, mais les enfans surtout, en une rumeur grossissante d’orage, clament : « Seigneur ! Seigneur ! Justice pour la terre ! O Dieu bon, punissez ! » — « Quels sont vos meurtriers ? dit l’Ange. — Les soldats. » Et voici la horde des soldats. Des huées les accueillent : « Malheur aux assassins ! » — « Répondez, dit l’Ange. — Ce n’est pas nous : ce sont nos capitaines. Nous étions le glaive ; ils étaient la main. » Et les capitaines accusent les juges : « Nous étions le bras ; ils étaient la pensée. » Et les juges accusent les Rois. Et les Rois surgissent de l’abime, et le dernier d’entre eux


Était à chaque marche encombré de squelettes
Et de cadavres froids aux bouches violettes...
Il posait les deux mains sur sa face morose
Comme pour empêcher qu’on y vît quelque chose.
Quand parfois il ôtait ses mains en se baissant,
On lisait sur son front ces trois mots : Je le jure...


« Je jure, disait le Kaiser, que je n’ai pas voulu cette guerre... » Il y a toujours eu du prophète chez les poètes de génie.

Hugo ne semble-t-il pas encore dans la Légende des siècles avoir préfiguré par la représentation simplifiée qu’il se fait de l’humanité à travers les âges l’image synthétisée du monde à l’heure présente ? A mesure que s’éclaire la conscience des peuples et que la guerre s’annexe de nouveaux théâtres, nous assistons de plus en plus à un duel gigantesque entre la Force et le Droit, entre la Civilisation et la Barbarie. Le spectacle se précise de toutes les forces libératrices dressées contre les forces de destruction, d’une coalition de races groupées autour d’un drapeau et d’une idée que d’autres races veulent abattre et détruire. Or l’unité de la Légende repose sur une antithèse essentielle entre les bons et les méchans, les victimes et les bourreaux. Ce sont d’un côté les héros bienfaisans et les soldats de la justice éternelle, de l’autre les fauteurs d’injustices et les destructeurs de vies innocentes. Les premiers sont le sel de la terre ; les seconds en sont les fléaux. Les héros, ce sont Roland, vainqueur des infans et de leur bande, sauveur du roitelet chétif que guettait le cloitre obscur ou le ravin profond, le Cid, les grands vieillards, Eviradnus, le chevalier d’Alsace, Welf, Fabrice, le comte Félibien, Jean Chouan, qui se sacrifie pour sauver Jeanne-Madeleine, et le père de Hugo lui-même. Et il y a aussi, pour nous émouvoir davantage par l’analogie tragique des réalités récentes, le chœur des enfans héros, parfois des enfans martyrs, l’enfant grec qui, assis sur les ruines de Chio, sa patrie, a désappris le sourire ; Aymerillot, le petit compagnon vêtu de serge et qui prit Narbonne que nul preux ne voulait prendre ; l’enfant anonyme qui sur la barricade, esclave de sa parole, était prêt à mourir comme mourut Gavroche ; et ce téméraire et charmant Jacques, lord d’Angus, seize ans, blond et vermeil, vêtu de lin et de soie, plume au front, qui marche si gaiement et si crânement à sa première bataille,


O jeunes gens déjà risqués, à peine éclos !


Angus, frère d’Euryale et de Pallas, fauché comme eux dans sa fleur, frère aussi, du droit de la poésie, de tant de jeunes officiers qui, en août 1914, mettaient leurs gants blancs et leurs plumets de. saint-cyriens pour courir à la mort... En face d’eux il y a les rois bourreaux, les goujats couronnés, les tueurs de femmes et d’enfans. C’est en pensant à eux qu’Emile Montégut écrivait [26] : « Comme Hugo sait faire luire à nos yeux l’incendie des villes !… Pour peindre les tyrans, il a tiré des charniers de l’histoire tout ce qu’ils contenaient de charognes infectes, de chaînes rouillées, de suppliciés en putréfaction. » Les Ratbert, les Othon, les Pancho, les Gesufal, les Ascagne ont avili la guerre, en ont ravalé la tragique grandeur. Où ils ont passé les maisons brûlent, d’acres tourbillons se tordent sous les nuées et d’horribles râles sortent des fournaises. Ascagne, fils de Jayme, a pris d’assaut Abraz qui lui refusait le passage. Ses soldats ont enfreint les lois de guerre aragonaises : des enfans ont été jetés vivans dans les flammes, et, après trois jours de pillage, le chef a ramené ses gens dans la montagne. Ratbert, fils de Rodolphe et roi d’Arles, après avoir tenu un conseil à Ancône sur le droit qu’il a de conquérir le fief de Final, surprend la citadelle sans défense. La garnison est massacrée. Les tours flambent comme des torches. Et voici que passe une civière que recouvre un linceul : deux pieds d’enfant sortent du brancard. Le drap soulevé, un cadavre apparait, celui d’Isora, une enfant de cinq ans, étranglée, crispée, livide. Et tandis que Fabrice son aïeul se roule en sanglotant sur la petite morte, le porte-glaive tranche d’un seul coup la tête vénérable.

De poème en poème, les atrocités s’aggravent ; l’iniquité des rois fait reculer « la limite effroyable des crimes. » Dans la pièce. Le Jour des Rois, quatre grandes villes en Bigorre, en Aragon et en Catalogne brûlent à la fois, et les quatre embrasemens se confondent en un gigantesque foyer. Flamme au Nord : c’est Vich incendiée. Au Midi, c’est Girone. À l’Orient, c’est Lumbier. À l’Occident, c’est Téruel. Don Pancho, roi d’Oloron ; Gil, roi de Luz ; Ariscat, roi d’Aguas ; Gesufal, loi du Mont-Jaxa, sont les incendiaires. Ils fêtent leur jour, le jour des Rois. Ils n’ont même pas épargné le couvent des Filles de la Croix ; des soudards ivres en ont brisé les portes et


Tout s’est évanoui dans un rire féroce.


Et tandis que fuient les manans éperdus, mêlés aux troupeaux de moutons et de bœufs, s’écrasant, cohue sans défense, entre les parapets d’un vieux pont de granit, les soldats arrachent aux mères leurs petits et les jettent morts ou vivans dans l’Ebre… Bouleversés que nous sommes au plus profond de notre être par la sauvagerie de la guerre allemande, l’âme accablée par le souvenir, par le spectacle des crimes de nos ennemis, lorsque nous relisons ces pages de sang et de boue où l’art de Victor Hugo atteint à des effets d’une si rare intensité visuelle, pouvons-nous n’être pas saisis de constater un tel accord entre la vérité et la fiction ? Cette sombre poésie est de l’histoire, histoire d’hier, toute chaude et palpitante encore de larmes et de frissons humains, et la guerre d’aujourd’hui est comme une page suprême, plus émouvante d’être réelle, de la Légende des siècles.


Après les grandes secousses de l’histoire, la conscience collective d’une époque requiert un interprète de ses émois et de ses gloires. Sans nul doute une poésie se dégagera, — dans dix ans ? dans quinze ans ? — de l’immense bouleversement qui aura transformé la face du monde. Le poète qui chantera la victoire de la civilisation sur la barbarie, je l’imagine rêvant devant les infinis, et tantôt levant les yeux vers le flamboiement stellaire, tantôt les ramenant vers les lointains de l’ombre. Les images se déposent en lui, les sensations s’élaborent, germe et gestation des tableaux futurs. Son âme sans mesure s’ouvre à tous les sentimens humains et devient un monde. Tour à tour élégiaque, épique, satiriste, il aura des larmes pour les victimes, des hymnes pour les vainqueurs, des imprécations pour les bourreaux. Et comme la France sortira grandie de l’épreuve, il aura surtout des paroles françaises qui nous remueront jusqu’aux entrailles. Son verbe inépuisable se coulera dans toutes les strophes, s’assujettira tous les rythmes. Les mots, tous les mots, seront à sa voix comme un troupeau discipliné. Ceux-ci moduleront la mélancolie des plaintes ; ceux-là clameront des fanfares triomphales... Autant dire que, si la poésie née de la guerre vivra de thèmes renouvelés, elle sera nécessairement dans le sens de la poésie de Victor Hugo. Et ainsi c’est bien lui, « toujours lui, lui partout, » qui est au seuil de la littérature moderne, plus vivant que jamais après trente ans écoulés, plus Français, plus nôtre, et semblable à l’un de ces Mages qu’il a si magnifiquement chantés dans les Contemplations, et parmi lesquels, « lorsqu’une forme du mal se lève, »


Dieu choisit quelque grand athlète
De la stature du fléau.


LEON CURY.

  1. Odes et Ballades. Préface de 1823.
  2. Les Rayons et les Ombres. Préface.
  3. Pensées d’août. Lettres à Villemain.
  4. Mélanges critiques, 1859.
  5. Victor Hugo. L’homme et le poète.
  6. Toute la Lyre, I, 2.
  7. Choses vues. Nouvelle série.
  8. Les Burgraves. Partie I. Sc. 2.
  9. Les Misérables. Partie II. Livre 1er .
  10. Odes, I, 11, 1822.
  11. Odes, II, 4, 1823. A mon père.
  12. Odes, III, 6.
  13. Chants du Crcpvscule, II.
  14. Les Rayons et les Ombres, IV.
  15. Le retour de l’Empereur.
  16. L’Année Terrible. Décembre : Prouesses borusses.
  17. Les Châtimens. Livre VII, 6.
  18. Légende des siècles. Nouvelle série, I, 5. Les Bannis.
  19. Odes, III, 7.
  20. Chants du Crépuscule, I. Dicté après juillet 1830.
  21. Légende des siècles. Première série, VI, 2.
  22. Légende des siècles. Nouvelle série, II, 22.
  23. Les Quatre Vents de l’Esprit, t. II, 51.
  24. Cité par M. Victor Giraud.
  25. Cité par M. Henry Bordeaux
  26. Emile Montégut, op. cit.