L’Administration des forêts et le ministère de l’agriculture

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Revue des Deux Mondes tome 26, 1878
Jules Clavé

L’Administration des forêts et le ministère de l’agriculture


L'ADMINISTRATION DES FORÊTS
ET
LE MINISTERE DE L'AGRICULTURE

Au lendemain de nos désastres, il n’est personne qui n’ait senti la nécessité d’un remaniement complet de notre organisation administrative. Non-seulement cette organisation, dont nous étions si fiers, s’est effondrée au premier choc ; mais, aux yeux des gens clairvoyans, elle a été la cause principale de nos malheurs. C’est en effet au défaut de responsabilité des fonctionnaires qu’il faut attribuer l’insuffisance de nos ressources au début de la guerre et le désordre dont nos troupes ont tant souffert. Aussi n’est-il pas étonnant qu’à la suite de ces épreuves et sous le coup des dangers que la patrie venait de courir, une des premières préoccupations de l’assemblée nationale ait été la création d’une commission chargée d’étudier les réformes à opérer dans les services publics. Pénétrée de l’importance de sa tâche, cette commission, composée d’hommes compétens, et présidée par M. Corne, prit sa mission au sérieux, étudia consciencieusement tout notre organisme administratif, et proposa un certain nombre de réformes qu’elle ne réussit malheureusement pas à faire aboutir, en présence des questions personnelles qu’elles soulevèrent et des préoccupations politiques qui avaient remplacé dans l’assemblée l’amour du bien public. Parmi ces réformes figurait la translation de l’administration des forêts du ministère des finances à celui de l’agriculture et du commerce. Cette réforme eut alors le même sort que les autres, malgré le talent des orateurs qui la défendirent ; mais, plus heureuse que celles-ci, elle a fini par s’imposer, car un décret récent vient de prescrire cette translation réclamée depuis longtemps.

Les motifs qui militent en faveur de cette mesure, longuement développés dans le rapport présenté par M. de Bonald en 1873, résultent de la nature même de la propriété forestière et de la nécessité pour la société de conserver certaines régions à l’état boisé. Cette nécessité est justifiée, d’une part, par l’influence que les forêts exercent sur le climat d’une contrée et sur le régime des eaux ; d’autre part, par l’obligation où se trouve l’état de produire les bois de fortes dimensions, que les particuliers, soumis à toutes les vicissitudes de la fortune, ne peuvent fournir d’une manière normale et continue. C’est pour répondre aux intérêts de cette nature que l’ordonnance réglementaire du premier août 1827 a prescrit d’aménager en futaie toutes les forêts auxquelles ce régime est applicable, que des lois spéciales ont été faites pour le reboisement des montagnes et des dunes, que le défrichement des bois particuliers a été interdit dans certains cas déterminés, et c’est pour assurer la conservation des massifs boisés et garantir les générations futures contre les entraînemens de la génération présente que la gestion des forêts communales a été soustraite aux municipalités et confiée à l’administration forestière. Ces intérêts sont absolument étrangers au ministère des finances, dont le rôle, dans l’organisation administrative, est, non de rendre directement des services à la société, mais de recueillir les impôts qui permettent aux autres ministères de fonctionner.

Parce que les forêts rapportent annuellement de 35 à 40 millions, on les avait attribuées au ministère des finances, sans s’apercevoir que la question fiscale n’est ici que secondaire, et que c’est pour des motifs d’un tout autre ordre que l’état est propriétaire de bois. Cette confusion a eu des conséquences déplorables. D’abord elle a permis au gouvernement de ne considérer les forêts que comme une ressource dont il pouvait disposer dans les momens difficiles, et d’aliéner, depuis 1814, 355,811 hectares de bois domaniaux ; ensuite, elle a eu pour résultat d’engager le ministre des finances à exagérer les exploitations pour augmenter les produits immédiats, à sacrifier l’avenir au présent, et à faire plier les exigences culturales devant la nécessité d’équilibrer un budget. C’est ce qui a motivé, à une certaine époque, les nombreuses conversions de futaie en taillis qui ont amené la ruine de beaucoup de nos plus belles forêts, et qui, dans ces derniers temps, ont empêché de faire l’opération inverse. Transformer une futaie en taillis, c’est en effet réaliser un capital, tandis que revenir du taillis à la futaie, c’est diminuer le revenu annuel pour reconstituer le capital primitif représenté par les arbres sur pied, et l’on conçoit que, si la première de ces opérations sourit à un ministre des finances, la seconde doit le laisser beaucoup plus froid. Sans doute, l’administration forestière, composée d’hommes spéciaux et désintéressés, a le plus souvent opposé une certaine résistance à ces tendances abusives, et c’est grâce à elle que le mal n’a pas été plus grand ; mais comme après tout c’est le ministre qui décide et qui choisit les hommes, il n’est pas étonnant qu’il se soit presque toujours placé au point de vue qui le préoccupait tout d’abord, c’est-à-dire au point de vue exclusivement financier. Qu’il y ait eu des esprits élevés qui aient envisagé les choses d’une autre façon, cela n’est pas douteux ; mais c’est dans les institutions et non dans les hommes qu’il faut placer la sauvegarde des intérêts sociaux. Or ici l’esprit fiscal et l’esprit cultural sont en contradiction, puisque l’un cherche à créer des ressources immédiatement disponibles, tandis que l’autre tend avant tout, même au prix de sacrifices temporaires, au développement de la richesse et de la production territoriales.

Ces raisons, cependant si péremptoires, n’ont pas paru assez concluantes à l’assemblée nationale, qui, malgré les discours éloquens de MM. Corne et Cézanne, a repoussé, grâce aux efforts du ministre des finances, par 833 voix contre 253 le projet de la commission. Le principal argument qui a décidé ce vote a été la nécessité de faire contrôler la gestion des agens de l’administration forestière par les inspecteurs des finances, dont tout le monde s’est plu à reconnaître la haute capacité. Le ministre avait perdu de vue dans cette circonstance que les agens forestiers ne sont comptables à aucun degré ; que leurs fonctions consistent à gérer les forêts, dont les revenus entrent dans les caisses publiques par l’intermédiaire des trésoriers payeurs-généraux ou des receveurs des domaines, sans qu’ils aient eux-mêmes à toucher un centime ; que par conséquent, s’il est naturel de confier le contrôle financier aux inspecteurs des finances, il est absolument illogique de les charger également du contrôle technique, pour lequel ils sont incompétens. C’est faute d’avoir saisi cette distinction que l’assemblée nationale a émis le vote dont nous venons de parler. Cependant, avec une bonne foi qui l’honore et bien rare chez la plupart des hommes politiques, M. Léon Say, en reprenant le ministère le 13 décembre dernier, a loyalement déclaré qu’il s’était trompé en défendant en 1873 le maintien de l’administration forestière au ministère des finances ; il a déclaré que la véritable place de celle-ci était au ministère de l’agriculture et du commerce, et c’est sur sa demande que cette translation a été décrétée. Cette conduite lui fait trop d’honneur pour que nous ne nous empressions pas de l’en féliciter hautement.

Voici donc cette administration placée dans les attributions du ministère dont elle fait naturellement partie ; il s’agit maintenant de l’organiser de façon à lui permettre de rendre les services qu’on est en droit d’en attendre. Parmi les réformes qu’elle comporte, les unes sont générales, c’est-à-dire communes à tous les autres services publics, les autres sont spéciales, c’est-à-dire inhérentes à la nature même des fonctions qu’elle a à remplir.


I

L’administration, prise dans son ensemble, a pour objet de donner satisfaction aux besoins sociaux ; elle est locale ou publique. L’administration locale n’a en vue que les besoins nés de l’agglomération d’un certain nombre d’individus sur un même point ; elle comprend les intérêts communaux ou départementaux ; elle est attribuée, sous la surveillance des préfets, soit aux maires assistés des conseils municipaux, soit aux conseils généraux. L’administration publique au contraire embrasse les intérêts généraux du pays et la sauvegarde des droits primordiaux de l’individu ; elle est exercée par des fonctionnaires organisés en services spéciaux, répartis eux-mêmes entre divers ministères. C’est de cette dernière seulement que nous avons à nous occuper ici.

De tous les pays de l’Europe, c’est incontestablement la France qui possède l’administration la plus honnête et la plus scrupuleuse. A aucun degré de l’échelle, on ne rencontre d’agens trafiquant de leurs fonctions et disposés à se faire acheter leurs complaisances. Depuis les ministres et les directeurs généraux jusqu’aux simples préposés des forêts, des douanes ou des postes, les fonctionnaires sont en très grande majorité animés, avec plus ou moins de zèle et d’intelligence, de l’amour du bien public et soucieux de leurs devoirs. Ils sont souvent chargés de faire observer des règlemens vexatoires ; mais ils ne cherchent pas à s’y soustraire et ne se font pas payer pour les enfreindre.

Cette moralité administrative tient à plusieurs causes, d’abord à ce que les administrations publiques se recrutent en général dans les classes éclairées, qui, quoiqu’on en dise, sont encore les plus honnêtes ; ensuite parce qu’on exige de ceux qui veulent y entrer certaines garanties de capacité et d’honorabilité qui excluent les premiers venus. Pour les unes, il faut sortir des écoles spéciales après avoir passé par des épreuves difficiles et fait des frais d’études considérables ; pour les autres, il faut subir des examens préalables et faire un stage de plusieurs années. Les emplois subalternes sont généralement confiés à d’anciens sous-officiers bien notés qui trouvent, en entrant dans une administration, des traditions d’honnêteté dont ils sont rarement tentés de se départir. Enfin la stabilité des positions, la sécurité qu’elles donnent pour l’avenir, les font vivement rechercher et permettent par conséquent de faire porter les choix sur les plus méritans.

Il ne faut pas se dissimuler cependant que, depuis quelques années, les fonctions sont plus délaissées ou plutôt moins recherchées par les hommes capables de les remplir. Le renchérissement des objets nécessaires à la vie et l’accroissement général du bien-être ont démontré l’insuffisance de la plupart des traitemens, insuffisance qui fait perdre aux fonctionnaires une partie de la considération dont ils jouissaient jadis et qui naturellement écarte des emplois publics ceux qui se sentent capables de faire leur chemin d’une autre façon. Qui voudra consentir à faire les dépenses nécessaires pour subir les épreuves des concours et des écoles spéciales, si ces dépenses ne peuvent conduire qu’à une position ne permettant pas de vivre à celui qui l’occupe ? Il y a là un danger très sérieux auquel il faut parer sans retard, si l’on ne veut voir baisser rapidement le niveau moral et intellectuel de toutes les administrations. Ce n’est pas le nombre, mais la qualité des candidats qui diminuera, et, si la situation se prolongeait, il serait à craindre de voir apparaître chez nous cette plaie de la vénalité dont les États-Unis, aussi bien que la Russie, nous donnent le triste exemple, qui amène avec elle la corruption morale du pays, vicie l’esprit public, rend illusoires les meilleures lois et entrave tous les progrès. Mais pour pouvoir augmenter les traitemens sans grever le budget de nouvelles dépenses il faut procéder à une réforme complète de tout notre système administratif.

Un certain nombre d’auteurs et des plus autorisés, parmi lesquels figurent MM. Vivien, Béchard, Chevillard, de Broglie, ont proposé d’opérer par voie de décentralisation et demandé la reconstitution de la province. Ils pensent qu’entre les départemens et le pouvoir central la distance est trop grande et qu’il conviendrait de réunir ces derniers en plusieurs groupes sur lesquels un conseil provincial serait chargé de veiller ; ils espèrent que des circonscriptions administratives plus étendues permettraient la création de centres intellectuels, développeraient la vie locale et opéreraient une certaine décentralisation morale très désirable pour le pays. Se rappelant l’époque où les états provinciaux, en l’absence du pouvoir central, étaient souvent chargés des intérêts généraux, ils demandent que chaque province soit en quelque sorte autonome et que chaque chef-lieu devienne un centre administratif pour les diverses branches des services publics.

Ces auteurs nous paraissent s’être laissé égarer par leurs souvenirs historiques et avoir fait entre les administrations locales et les administrations publiques une confusion qui aurait aujourd’hui les plus fâcheuses conséquences. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que les intérêts locaux et les intérêts publics sont absolument distincts, puisque les uns ne concernent que certains groupes, et que les autres sont au contraire ceux de la nation tout entière. Les habitans d’une commune sont seuls intéressés à ce que celle-ci soit éclairée et bien pavée, à ce que ses biens soient convenablement administrés, tandis qu’il importe à tous les citoyens que la sécurité publique sort assurée, ou que les impôts se perçoivent régulièrement.

Les administrations publiques sont indépendantes non-seulement de l’administration locale, mais elles le sont aussi les unes des autres. Chacune d’elles a ses exigences propres, sa hiérarchie particulière et ses circonscriptions spéciales ; le ressort d’une cour d’appel n’a pas nécessairement la même étendue que la division militaire ; le service des postes est tout différent de celui des douanes ; il est inutile d’établir une académie dans une ville où les auditeurs font défaut, et une conservation forestière là où il n’y a pas de forêts. Toutes ces administrations doivent être organisées non pas pour amener une prétendue décentralisation morale, qui n’a rien à faire ici, mais en vue des services qu’elles ont à rendre, et pour lesquels elles ont été instituées.

Le premier problème qu’il faudra se poser est de savoir quelles sont les administrations qui répondent réellement à des besoins publics, et la première réforme consistera à supprimer celles qui ne sont pas dans ce cas. Mais ce n’est pas en quelques lignes, ni même en quelques pages, qu’on peut la trancher. Il faudrait des volumes pour discuter la question de savoir s’il faut conserver la juridiction administrative, accorder la liberté absolue d’enseignement, maintenir le monopole des poudres ou des tabacs, établir un impôt unique, en un mot pour passer en revue chacun des rouages de l’organisme administratif et pour chercher s’il ne serait pas possible de le supprimer ou de le remplacer par un autre plus simple sans gêner le jeu de la machine. Nous nous bornons à signaler la nécessité de cette enquête que les pouvoirs publics seuls peuvent entreprendre.

Après avoir déterminé celles des administrations qu’il convient de conserver, il faudra procéder à leur classement. Les unes sont destinées à rendre des services au public, les autres, créées dans un intérêt fiscal, ont pour objet d’alimenter le trésor. Les premières sont réparties entre les différens ministères, les dernières appartiennent au ministère des finances ; quant à celles qui ont un caractère mixte, c’est-à-dire qui, tout en rendant des services, sont productives de revenus, elles doivent être classées d’après le caractère qui l’emporte. Ainsi, en se réservant la fabrication des tabacs, l’état a en vue non la satisfaction d’un besoin social auquel les particuliers auraient pu pourvoir aussi bien que lui, mais le revenu en argent que cette fabrication lui procure ; aussi est-ce du ministère des finances que doit dépendre l’administration qui en est chargée. Il en est de même de celle des douanes, qui, si elle avait pour objet avoué de protéger l’industrie nationale, devrait être rattachée au ministère du commerce, mais qui, envisagée comme simple administration fiscale, relève de celui des finances. Suivant qu’elle dépendrait de l’un ou de l’autre de ces ministères, les principes qui la dirigeraient seraient tout différens. Par contre, l’administration des forêts est surtout appelée à rendre d’autres services que des services financiers, et c’est avec raison qu’on l’a transférée au ministère de l’agriculture.

Une grande simplification à apporter serait celle de la réunion du service des chemins vicinaux, qui dépend du ministre de l’intérieur, à celui des routes nationales, qui relève du ministre des travaux publics. Aujourd’hui que les chemins de fer sillonnent tout le territoire, l’ancienne division des voies publiques en routes nationales, départementales, chemins de grande, moyenne et petite communication n’a plus de raison d’être, car toutes ces voies, à quelque catégorie qu’elles appartiennent, ne servent plus qu’à conduire à la gare la plus voisine les populations groupées sur leur parcours, et tel chemin vicinal est souvent plus fréquenté que tel ou tel tronçon de route nationale. Il résulterait de cette réunion des deux services, outre une grande économie, plus d’unité dans la législation et probablement une amélioration sensible dans la viabilité du pays.

Après le classement des administrations, il s’agit d’en assurer le fonctionnement en vue des services qu’elles ont à rendre. La première et la plus urgente des réformes est d’affranchir absolument les services publics du contrôle et de l’action des administrations locales, avec lesquelles ils n’ont rien de commun. Les autorités locales, et notamment les préfets, ne devraient pas intervenir dans les questions qui, à proprement parler, ne sont ni de leur compétence ni de leur ressort. Si la perception des impôts et l’instruction primaire sont des questions d’ordre public, pourquoi ces fonctionnaires auraient-ils à intervenir dans la nomination des percepteurs et des instituteurs ? Puisqu’il existe un corps spécial des ponts et chaussées, pourquoi ont-ils un avis à donner dans toutes les affaires concernant la viabilité publique ? Puisque la protection des personnes et des propriétés est du ressort du ministère de la justice, pourquoi les commissaires de police, les gardes champêtres et, dans une certaine mesure, les gendarmes dépendraient-ils des maires et des sous-préfets ? Cette subordination des administrations publiques à l’autorité préfectorale est toujours nuisible, ne serait-ce que parce qu’elle retarde la marche des affaires ; mais le plus souvent elle est désastreuse parce qu’elle fait intervenir la politique dans les questions qui devraient lui rester absolument étrangères.

Les fonctions des préfets, qui, outre la gestion des intérêts communaux et départementaux, comprennent la promulgation des lois, le recrutement militaire, les opérations électorales, etc., ont jusqu’ici toujours eu un caractère politique qu’il serait très désirable de leur voir enlever, car rien ne saurait exercer sur les populations une influence plus démoralisatrice que de leur laisser croire que c’est par des considérations personnelles, plus que. par la saine appréciation de leurs intérêts, que se tranchent les questions.

Si nous demandons de rendre les administrations publiques indépendantes des préfets, à bien plus forte raison est-il indispensable de les soustraire à l’ingérence dissolvante des corps politiques. Il faut à tout prix en écarter les députés qui usent de leur influence soit pour obtenir des ministres les solutions qu’ils désirent, soit pour leur arracher les nominations des personnes auxquelles ils s’intéressent, soit même pour leur demander la révocation ou le remplacement d’agens qui leur ont déplu, peut-être en faisant simplement leur devoir. Cette intervention de la politique dans l’administration est une des plaies de notre époque, car elle diminue le respect que doivent entraîner tous les actes de l’autorité, habitue les fonctionnaires à attendre leur avancement, non de leur zèle et de leurs capacités, mais de leurs complaisances envers les personnages influens, et a surtout pour effet de rendre toute réforme administrative extrêmement difficile, sinon tout à fait impossible. Les ministres, incertains du lendemain, obligés de compter avec la majorité, sont enclins à donner satisfaction aux exigences des députés et à éviter de léser certains intérêts ; ils s’abstiennent le plus qu’ils peuvent de provoquer des réformes qui font toujours quelques victimes et qui froissent des convenances, laissent les choses dans l’état où ils les ont trouvées, et se contentent de vivre au jour le jour avec les instrumens imparfaits qui leur ont été transmis par leurs prédécesseurs et qu’ils légueront à leurs successeurs. Dans les conditions qui leur sont faites, aucun de nos ministres ne pourrait entreprendre une réforme administrative sérieuse. Eût-il la volonté inflexible et le génie organisateur de Colbert et de Louvois, il serait incapable de briser les résistances qu’il rencontrerait et succomberait sous le poids des intérêts qui se coaliseraient contre lui. On l’a bien vu lorsqu’il s’est agi de la suppression des sous-préfets, réclamée par tant de bons esprits, et des modifications à introduire dans notre organisation militaire. Ce serait là cependant une œuvre digne d’un gouvernement républicain qui se pique de n’avoir en vue que l’intérêt public ; car, si ce régime est moins apte qu’une monarchie absolue à supprimer les abus, on ne sait vraiment pourquoi on le préférerait à celle-ci, et, comme le dit un refrain connu, pourquoi on a pris la peine de changer de gouvernement. Pour atteindre ce but, si tant est qu’on l’ait en vue, il importe donc d’abord de choisir les fonctionnaires en dehors de toute considération politique, et de leur donner des garanties qui leur permettent de faire leur devoir sans avoir à craindre d’encourir aucune disgrâce ; il faut ensuite leur laisser toute la responsabilité de leurs actes.

Ce qui caractérise en France l’organisation administrative, c’est à la fois la défiance à l’égard des fonctionnaires et l’absence de responsabilité de la part de ceux-ci. Ces deux caractères, qui semblent contradictoires, sont au contraire la conséquence l’un de l’autre. C’est par défiance qu’on enlève tout pouvoir aux agens d’exécution, qu’on ne les laisse jamais libres de prendre aucune détermination personnelle, et qu’on les oblige à obéir aveuglément aux ordres de leurs chefs ; mais par cela même on les met à couvert et on leur enlève toute responsabilité. Le plus souvent les agens actifs des divers services n’ont pas d’autorité effective ; ils sont chargés d’instruire les questions et d’élaborer les rapports sur lesquels statue l’administration supérieure, dont ils n’ont qu’à exécuter les ordres ; mais il ne peuvent jamais rien décider par eux-mêmes. Il en résulte beaucoup de paperasserie, bien des lenteurs dans l’expédition des affaires, et avec cela une absence complète de contrôle matériel ; car, pour ce qui concerne le maniement des fonds, le contrôle est surabondant. Ainsi, un ingénieur pourra recevoir des matériaux de qualité inférieure, un agent forestier exécuter des plantations dans de mauvaises conditions ; mais dans aucun cas ils ne pourront détourner les sommes qui leur ont été allouées pour leurs travaux. Les états d’émargemens constatent que, jusqu’au dernier centime, les dépenses ont été réellement effectuées et l’argent remis entre les mains de ceux qui devaient le recevoir ; mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que cette dépense a été utile et n’a pas été faite en pure perte.

A certains égards, cette centralisation présente quelques avantages que M. Vivien a eu soin de signaler dans ses Études administratives. Ainsi, elle donne une grande homogénéité aux principes qui dirigent les agens d’exécution, elle permet dans les questions d’affaires, sinon dans les questions de personnes, de résister à l’arbitraire, elle arrête les projets aventureux et empêche les surprises. Mais par contre elle favorise la routine et enraie toutes les initiatives. A moins de traiter lui-même toutes les affaires, un ministre ne peut vaincre la résistance de ses bureaux. La force d’inertie que ceux-ci sont à même de lui opposer défie toute attaque, surtout quand elle s’appuie sur les règlemens et la tradition. Irresponsables devant le pays, sans garanties contre l’arbitraire de leurs chefs, les fonctionnaires cherchent naturellement à complaire à ceux de qui dépend leur avenir et trop souvent à effacer leurs opinions devant celles qui leur sont imposées. Ils acquièrent ainsi une certaine souplesse de caractère qui diminue, quoi qu’on en dise, leur valeur morale, et amène, après quelques années de service, un certain scepticisme qu’on remarque surtout chez ceux qui sont arrivés aux emplois supérieurs. Sans doute, il y a des caractères qui ne savent pas plier et des chefs qui tolèrent la contradiction ; mais c’est l’exception et, tant que la position des fonctionnaires ne sera pas garantie par la loi, on verra toujours l’avancement donné à l’intrigue et à la médiocrité laborieuse plutôt qu’au mérite réel. Les employés les mieux notés sont ceux qui, avec une intelligence ordinaire et un caractère sans grande consistance, ont cependant l’ensemble des connaissances voulues pour remplir leurs fonctions sans rien innover. Aussi, s’il n’est pas rare de rencontrer dans les administrations publiques des esprits réellement distingués, il l’est extrêmement de les voir atteindre à des situations élevées. Ce n’est pas en suivant la voie hiérarchique, quelle que soit d’ailleurs la capacité dont ils fassent preuve, qu’ils arrivent aux directions générales ou au conseil d’état, c’est au contraire en abandonnant leurs fonctions et en se lançant dans les affaires ou la politique.

La modicité des traitemens rend très vives les compétitions pour l’avancement ; de là ces sollicitations abusives auxquelles les ministres ne peuvent pas toujours résister. Ceux qui ne vont pas assez vite au gré de leurs désirs prennent l’habitude de décrier leur administration et de critiquer les choix qui sont faits ; mécontens de leur sort, trouvant qu’ils en font toujours trop pour ce qu’ils gagnent, ils font retomber leur mauvaise humeur sur le public, et lui font payer leurs déceptions. Au lieu de se pénétrer de l’idée que leur devoir est de rendre au pays les services pour lesquels ils ont été institués en faisant le moins possible sentir leur autorité, ils affichent trop souvent une morgue déplacée et croient rehausser leur importance en multipliant les formalités et les vexations inutiles. Pour remédier à cet état de choses, il faut donner aux agens d’exécution des fonction bien définies et les laisser se mouvoir librement dans le cercle de leurs attributions, sous le contrôle de leurs chefs. En leur laissant une plus grande indépendance, tout en les rendant responsables de leurs actes, on supprimerait cette bureaucratie formaliste qui consiste à donner des avis sur des choses qu’on n’a pas vues, à faire des rapports sur des niaiseries, à dresser des états qu’on enfouit dans les cartons, à formuler des salutations qui varient suivant l’importance des personnages auxquels on s’adresse. Sans abandonner aucune des garanties nécessaires, il faut simplifier les règlemens, n’avoir que des employés peu nombreux, mais bien payés, pouvant statuer dans certains cas, de façon à ne soumettre l’administration centrale que les questions les plus importantes.

Il faudrait aussi, pour toutes les administrations qui ne se recrutent pas dans les écoles spéciales, mettre les emplois au concours, faire une loi garantissant les fonctionnaires contre tout arbitraire, soumettant leur avancement à des règles fixes et le rendant indépendant de toute sollicitation extérieure ; enfin augmenter les traitemens, ce que la suppression des rouages inutiles permettrait de faire sans grever le budget. On obtiendrait de cette façon une marche beaucoup plus rapide des affaires, et une classe d’administrateurs plus énergique et plus dévouée à ses devoirs.

Avant même d’entreprendre une réforme d’ensemble, on pourrait dès aujourd’hui, et sans d’ailleurs rien changer à l’organisation des services, mettre un terme aux abus de la bureaucratie. Ce qui dans les ministères et les préfectures se perd de temps en allées et venues, ce qui se gâche de papier en rapports inutiles, en lettres d’envoi, en formules vaines, est inimaginable. Au lieu de travailler de neuf heures à cinq heures, comme dans les maisons de banque, les employés arrivent à leur bureau à onze heures et s’en vont à quatre. Des affaires qui, comme la liquidation des retraites ou le remboursement des cautionnemens, pourraient, avec un peu de bonne volonté, être parfois traitées en quelques heures ou tout au moins en quelques jours, demandent des mois et des années pour aboutir, quand elles ne sont pas à jamais enterrées dans les cartons. La chambre des députés pourrait rendre au pays un signalé service en nommant une commission composée de personnes compétentes qui analyserait jour par jour et par le menu le travail effectif de chaque employé, qui, suivant les affaires depuis leur entrée au ministère jusqu’au moment où elles en sortent, se rendrait compte de la filière par laquelle on les fait passer, et qui pourrait alors en connaissance de cause proposer les réductions d’emplois si souvent réclamées et jamais obtenues. Il semble vraiment que jusqu’ici on ait toujours sacrifié le résultat au moyen, l’œuvre à l’ouvrier et la fonction au fonctionnaire. Il est grand temps de faire l’inverse, de se préoccuper surtout du but qu’on doit atteindre, qui est la satisfaction la plus complète et la plus rapide des besoins du public. C’est à ce but que doit être subordonné tout l’organisme administratif.

Ces principes généraux sont applicables à l’administration des forêts comme à toutes les autres ; mais l’annexion de celle-là au ministère de l’agriculture et du commerce lui offre de plus l’occasion d’opérer certaines réformes spéciales que nous allons examiner, et pour l’étude desquelles nous nous servirons en grande partie d’un travail très bien fait publié par M. Tassy[1], professeur à l’Institut agronomique, bien que nous ne partagions pas sur tous les points l’opinion de l’auteur.


II

L’administration forestière, telle qu’elle fut constituée par l’ordonnance de 1669, formait dix-huit arrondissemens forestiers ou grandes maîtrises, subdivisées elles-mêmes en 134 maîtrises. Chacune de celles-ci était composée d’un maître particulier, d’un lieutenant, d’un garde-marteau, d’un garde-général, de deux arpenteurs et d’un nombre indéterminé de simples gardes. Elle comprenait en outre un procureur du roi, un greffier, un receveur des amendes, un collecteur et un certain nombre d’huissiers, Ainsi, tout en étant chargée de la régie des forêts, elle était organisée en corps judiciaire et faisait elle-même les recouvremens. Ses tribunaux, dont la juridiction s’étendait sur tout le domaine forestier de l’état, jugeaient non-seulement les questions administratives, mais aussi les questions de propriété et prononçaient contre ceux qui commettaient des délits les peines édictées par l’ordonnance. Cette organisation subsista jusqu’en 1790, époque à laquelle la connaissance es délits et celle des affaires civiles fût donnée aux tribunaux ordinaires, et celle des questions administratives à des corps spéciaux créés pour cet objet. On sépara également la gestion forestière proprement dite de la perception des revenus, qui fut confiée aux administrations exclusivement financières. En 1801, le premier consul supprima les anciennes dénominations, créa 5 administrateurs, 30 conservateurs, 200 inspecteurs, 300 sous-inspecteurs, 300 gardes-généraux, 8,000 gardes et arpenteurs. Ce fut un grand progrès sur ce qui existait jusqu’alors ; malheureusement l’administration fut forcée de recruter dans l’armée une grande partie de ses agens, qui, apportant dans leurs fonctions les habitudes de la vie des camps et manquant d’ailleurs d’instruction pratique, compromirent par leur insuffisance l’existence même des forêts qu’ils avaient à gérer. Frappé de ces graves inconvéniens, le gouvernement de la restauration, qui avait au plus haut point le sentiment de la durée et celui de ses devoirs envers les générations futures, créa en 1824 une école forestière destinée à former des hommes spéciaux connaissant tous les détails techniques de leur métier et en état d’appliquer aux forêts de la France les vrais principes de la sylviculture, que M. Lorentz avait rapportés d’Allemagne. En 1827 fut promulgué le code forestier qui nous régit, et qui constitua l’administration sur les bases où elle est encore aujourd’hui.

L’administration forestière comprend l’administration centrale et le service actif. La première, jusqu’ici composée d’un directeur-général, de 2 administrateurs, de 7 chefs de bureau, de 12 sous-chefs et de 24 commis de toute classe, a pour fonction de donner une certaine impulsion au service, de vérifier les travaux et de statuer sur toutes les questions qui lui sont soumises. Elle se recrute soit parmi les agens du service actif, soit parmi les jeunes gens à la recherche d’une position, sans qu’aucune règle détermine les droits des uns ou des autres. On a laissé ainsi une porte ouverte à la faveur en permettant au directeur-général de fixer son choix sur qui bon lui semble.

Le service extérieur ordinaire comprend 36 conservateurs au traitement annuel de 8,000 à 12,000 francs ; 141 inspecteurs au traitement de 4,000 à 6,000 francs ; 192 sous-inspecteurs au traitement de 2,600 à 3,400 francs ; 356 gardes-généraux au traitement de 1,800 à 2,200 francs ; 3,532 gardes-généraux adjoints, brigadiers et gardes au traitement de 600 à 1,500 fr. ; plus 5,500 gardes et brigadiers communaux qui ne touchent en moyenne guère plus de 600 francs. Indépendamment des agens du service ordinaire, 12 inspecteurs, 39 sous-inspecteurs et 20 gardes-généraux, sont groupés en commissions pour l’étude et l’exécution des travaux extraordinaires de reboisement, d’aménagement et de cantonnement de droits d’usage.

Les attributions du service ordinaire comprennent la surveillance et la gestion proprement dite. La surveillance est exercée par les gardes, qui sont chargés de la constatation des délits. Recrutés le plus souvent parmi d’anciens sous-officiers, vivant isolés au milieu des bois, pouvant par leur incurie ou leur improbité compromettre souvent les richesses importantes qui leur sont confiées, les gardes sont, pour la plupart, malgré la modicité de leurs traitemens, tout dévoués à leurs devoirs. Ils forment un personnel d’élite habitué à affronter le danger et qu’on a vu au premier rang pendant la guerre chaque fois qu’il y avait une mission périlleuse à accomplir.

La gestion des forêts est exercée par les agens dont le recrutement se fait, soit parmi les jeunes gens sortis de l’école forestière, soit parmi les gardes qui ont subi les examens constatant leur capacité. Le premier grade est celui de garde-général, qui, de même que le sous-inspecteur, remplit les fonctions de chef de cantonnement. Cet agent est la cheville ouvrière de toute la machine administrative ; il contrôle le service des gardes, fournit sur les affaires à traiter les renseignemens qui permettent à l’autorité supérieure de statuer, propose et fait exécuter tous les travaux que comporte la mise en valeur d’une forêt. Sans avoir un seul commis à sa disposition, il arpente les coupes à asseoir chaque année, surveille les exploitations, instruit les demandes de coupes extraordinaires dans les bois communaux et assiste l’inspecteur dans les opérations de martelage, quand toutefois il ne les fait pas tout seul.

L’inspecteur n’est pas précisément, comme son nom semblerait l’indiquer, un simple agent de contrôle, il participe lui-même à la gestion, et exerce une autorité directe sur les chefs de cantonnement. Il est spécialement chargé du balivage des coupes, des récolemens, des estimations et des ventes ; de plus, il représente l’administration forestière devant les tribunaux et poursuit la répression des délits commis dans les forêts. Le conservateur, en sa qualité d’ordonnateur secondaire, centralise la comptabilité. Il veille à la stricte observation des règlemens, correspond avec les préfets pour les forêts des communes et des établissemens publics, autorise la délivrance des menus produits, révise l’instruction des affaires qu’il transmet avec son avis à l’administration centrale.

Cette organisation laisse beaucoup à désirer, car les agens, à quelque grade qu’ils appartiennent, surchargés d’écritures, vont trop rarement en forêt ; les vérifications sont illusoires, et l’administration centrale n’exerce aucun contrôle pour s’assurer si ses ordres sont exécutés, si les règlemens sont interprétés partout de la même façon. De plus, les traitemens sont absolument insuffisans et l’avancement d’une lenteur à décourager les plus zélés. En sortant de l’école forestière, après avoir fait tous les sacrifices que comporte cette éducation dispendieuse et subi les épreuves des concours d’entrée et de sortie, le garde-général touche un traitement de 1,800 francs et végète pendant dix ans dans ce grade avant de passer sous-inspecteur. Une nouvelle période de dix années s’écoulera avant qu’il n’arrive au grade d’inspecteur ; ce n’est donc qu’après vingt ans de services, et au plus tôt à l’âge de quarante-cinq ans, qu’il touchera un traitement de quatre mille francs, suffisant pour lui seul, mais qui ne lui permettrait pas d’entretenir une famille et d’élever des enfans. Quant au grade de conservateur, c’est la faible minorité et les favorisés de la fortune qui y atteignent.

Malgré des conditions aussi désavantageuses, le personnel des agens forestiers n’est pas moins dévoué à ses devoirs que celui des gardes ; non-seulement on n’a jamais constaté de leur part aucune prévarication, mais la plupart des agens affectionnent leur métier et s’y consacrent tout entiers. L’honneur en revient en grande partie à deux hommes, MM. Lorentz et Parade, qui ont exercé une profonde influence sur tout le personnel de l’administration, qui l’ont en quelque sorte marqué de leur empreinte et animé de leur esprit, et qui, par leur exemple et leur enseignement, ont su inspirer, même aux générations d’agens qui ne les ont pas connus, une véritable vénération.

M. Lorentz[2], dont le fils, aujourd’hui inspecteur-général, continue dignement les traditions paternelles, né à Colmar en 1775, avait grandi au milieu des orages de la révolution et y avait puisé cette trempe singulière que les violentes commotions donnent aux natures d’élite. Il débuta dans la carrière forestière en 1799, dans le département du Mont-Tonnerre ; il passa ensuite dans le Hanovre, où il fit la connaissance des forestiers allemands les plus distingués et embrassa leurs doctrines avec ardeur. Quand les événemens l’eurent rappelé en France en 1806, il fut le premier à les appliquer chez nous et le plus zélé à les propager. Déplorant, comme autrefois Buffon et Duhamel, la disparition de nos futaies et convaincu que le taillis n’est qu’un régime contre nature, incompatible avec une sylviculture perfectionnée, il devint le plus ardent défenseur du régime de la futaie, et réussit après bien des efforts à faire sanctionner par l’ordonnance de 1827 cette idée cependant si simple que l’état doit, dans l’exploitation de ses forêts, viser, non au taux de placement le plus avantageux comme un simple particulier, mais à la production en matière la plus considérable et la plus utile à la société. En 1824, lors de la création de l’école forestière, M. Lorentz en avait été nommé directeur, et cette situation lui permit d’inculquer ses principes aux élèves qui lui passaient par les mains et qui allaient ensuite les répandre dans le public. Nul mieux que lui ne convenait à une pareille mission. D’un caractère plein de dignité et de bonté, ferme dans ses convictions, animé d’un grand amour du bien public, dépourvu de préjugés, n’obéissant qu’à la voix de la raison et de sa conscience, il inspirait à première vue l’estime et l’affection. Ces qualités étaient de nature à faire une profonde impression sur l’esprit des jeunes gens, qui, quoi qu’on en dise, sont plutôt portés vers le bien que vers le mal, et cette impression ne s’est jamais effacée chez ceux qui ont été à même de l’éprouver.

Tant que M. Lorentz resta à la tête de l’école forestière, son enseignement ne trouva que de rares et timides contradicteurs ; mais, lorsqu’appelé à Paris comme administrateur il voulut mettre ces principes en action, il trouva dans l’esprit fiscal qui animait l’administration des résistances contre lesquelles il ne cessa de lutter, et dont il finit par être la victime. Ne pouvant le forcer à se rendre complice des mesures qu’il jugeait fatales pour le pays, le directeur-général d’alors le fit mettre d’office à la retraite.

L’enseignement que M. Lorentz avait introduit à l’école forestière ne fut pas pour cela abandonné ; les doctrines qu’il avait professées trouvèrent dans son successeur, M. Parade, son gendre et son élève, un éloquent interprète. Alsacien comme lui, doué comme lui d’un caractère droit, quoique moins expansif, ayant comme lui des convictions inébranlables, l’horreur de la bassesse et de l’intrigue, doué d’un grand esprit de justice et d’une bienveillance sans bornes, M. Parade sut acquérir sur les élèves une autorité qu’aucun d’eux n’a jamais méconnue et leur inspirer une affection et un dévoûment qu’ils lui ont gardés jusqu’au tombeau. Ne revenant jamais sur sa parole, toujours maître de lui, n’hésitant jamais à faire ce qu’il croyait son devoir, dédaignant les petites habiletés, il fut pour tous ceux qui l’ont approché le type de l’honnête homme dans toute l’acception du mot, du vir probus dont parle le poète. De tous les hommes qu’il nous a été donné de rencontrer jusqu’ici, c’est celui qui à nos yeux s’est le plus rapproché de la perfection, celui dont l’amitié qu’il nous a témoignée nous a été la plus précieuse et dont nous nous sentons le plus honoré. Aidé des notes et des conseils de M. Lorentz, M. Parade publia son Cours élémentaire de culture des bois, dont la première édition remonte à 1836, et qui est un véritable chef-d’œuvre de clarté, de méthode et de concision. Mais c’est moins par cet ouvrage, véritable code de la science forestière, que par la noblesse de son caractère qu’il a exercé sur toutes les générations d’agens sortis de ses mains l’influence considérable qui se fait encore sentir aujourd’hui. C’est en communiquant à tous ceux qui l’approchaient la chaleur de ses convictions qu’il a rendu les plus signalés services.

Voilà les deux hommes qui ont fait de l’administration forestière ce qu’elle est, et ce qu’il faut qu’elle reste pour ne pas déchoir. Les premiers, ils ont déclaré la guerre à l’esprit fiscal qui présidait à la gestion du domaine forestier de l’état et en compromettait l’existence, les premiers par conséquent ils ont fait comprendre, quoique sans oser le dire encore, que ce n’est pas du ministère des finances, mais de celui de l’agriculture, que l’administration forestière doit faire partie pour pouvoir rendre les services qu’on est en droit d’en attendre. L’idée a germé, elle a fait son chemin, et aujourd’hui qu’elle vient de triompher il est juste de leur en attribuer tout l’honneur.

Quels doivent donc être les effets de cette translation, et quelles sont les mesures à prendre pour donner aux intérêts culturaux la prédominance sur les intérêts fiscaux ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Nous l’avons déjà dit plusieurs fois dans le cours de cette étude, ces deux tendances contraires se sont surtout manifestées dans le mode de traitement à appliquer aux forêts. Si l’on se place au point de vue cultural, c’est en futaie qu’il faut les traiter pour en obtenir à la fois les produits les plus considérables et les plus utiles ; si c’est au point de vue fiscal, il faut au contraire en raccourcir le plus possible la révolution de manière à diminuer le capital qu’elles représentent et en obtenir le taux de placement le plus élevé : c’est alors au régime du taillis qu’il faut donner la préférence. La première conséquence de la nouvelle mesure qui vient d’être prise doit donc être l’application du régime de la futaie à toutes les forêts de l’état que des raisons particulières ne commandent pas de conserver en taillis, c’est-à-dire la mise en application du principe déjà proclamé par l’ordonnance de 1827. Cette transformation ne devra pas se faire subitement ; il faudra ménager la transition et ne pas sacrifier absolument le présent à l’avenir ; mais il faudra marcher résolument dans cette voie, en y mettant d’ailleurs tous les tempéramens nécessaires.

Ce changement de régime aura sans doute les plus heureux résultats, mais il ne suffirait pas pour mettre nos forêts en pleine valeur et pour permettre d’en tirer tous les produits qu’elles peuvent fournir. Beaucoup de ces forêts renferment des vides nombreux que l’insuffisance des ressources mises à la disposition de l’administration des forêts a jusqu’ici empêché de repeupler ; il serait indispensable de les regarnir et de transformer ainsi en terrains productifs des surfaces aujourd’hui stériles. Il faudrait pour cela doubler au moins la somme de cinq cent mille francs portée annuellement au budget pour cet objet, et ce serait de l’argent bien placé. Il en serait de même de celui qu’on emploierait à la création et à l’amélioration des routes dans les régions forestières. La difficulté des transports, en restreignant les débouchés, est la principale cause de la dépréciation du prix des bois ; et si, faute d’accès pour enlever les arbres du milieu des massifs, on est obligé de les laisser périr sur pied, ou de les débiter en chauffage au lieu d’en tirer des bois de service, il en résulte un préjudice pour la société non moins que pour le trésor public. Chaque route que l’on ouvre dans les forêts qui en sont dépourvues élargit le marché et provoque le plus souvent une hausse dans les prix, qui au bout de très peu d’années rembourse le sacrifice qu’on a fait. Les exemples ne sont pas rares où la plus-value obtenue dans la vente des bois représente un placement à plus de dix pour cent du capital employé à ces travaux. On pourrait même citer des cas, notamment dans l’Aude, où le placement s’est élevé à plus de 25 pour 100. Si donc le gouvernement n’hésite pas à dépenser des milliards pour racheter certaines lignes de chemins de fer, peut-être jugera-t-il qu’il conviendrait de traiter les forêts avec moins de parcimonie, et que ce ne serait pas faire une mauvaise spéculation que de consacrer chaque année quelques millions à l’ouverture et à l’entretien des routes forestières[3].

Il est une autre catégorie de travaux qui ne mérite pas moins son attention, c’est celle du reboisement des montagnes. On se rappelle que sur l’initiative de M. de Forcade la Roquette, directeur-général des forêts, le gouvernement d’alors proposa en 1860 et fit adopter par le corps législatif une loi en vertu de laquelle l’administration forestière était chargée de déterminer les terrains qu’il importait de reboiser, et de faire exécuter ces travaux soit d’office dans certains cas déterminés, soit au moyen de primes offertes aux particuliers. Le but qu’on avait en vue était d’arriver à l’extinction des torrens qui désolent nos départemens méridionaux, à la régularisation du régime des eaux et à la diminution des ravages occasionnés périodiquement par les inondations[4]. Une somme de dix millions fut consacrée, à raison d’un million par an, à cette grande opération. Malgré des tâtonnemens inévitables, malgré la résistance que l’on rencontra de la part des populations pastorales, l’œuvre entreprise a déjà donné des résultats remarquables et sur bien des points arrêté complètement les dévastations des torrens. Si elle n’a pas cependant répondu à toutes les espérances, c’est parce que trop souvent l’administration forestière s’est trouvée impuissante à triompher des intérêts ligués contre elle ; c’est parce qu’au lieu de concentrer ses efforts sur certains points, elle les a disséminés ; c’est surtout parce qu’elle a dépensé une grande partie des fonds mis à sa disposition en primes données aux particuliers pour des travaux dont bien peu avaient une utilité réelle. Il importe aujourd’hui de revenir à d’autres erremens et de commencer par retirer le projet de loi actuellement soumis aux délibérations du sénat après avoir été déjà voté par la chambre des députés. Ce projet, s’il était adopté, aggraverait le mal, puisqu’il a surtout pour objet de substituer le système des primes à celui de l’exécution directe des travaux par les soins de l’administration[5].

La cause de ces difficultés, c’est l’impossibilité de concilier les intérêts pastoraux avec les intérêts forestiers. Lorsqu’on veut reboiser certaines montagnes, il faut bien en écarter les bestiaux, qui sans cela ravageraient toutes les plantations ; il en résulte pour les populations, pour lesquelles le pâturage est l’unique moyen d’existence, une privation de jouissance qu’elles ressentent, vivement et contre laquelle elles ne cessent de protester. Il faut cependant en prendre son parti, et, si l’on reconnaît que le reboisement de ces régions est une question de salut public, on ne doit pas reculer devant les moyens d’y arriver. Puisque la dégradation des montagnes est due à l’abus du pâturage, c’est à la réglementation de celui-ci qu’on doit recourir pour empêcher le mal de s’aggraver ; il faut par conséquent limiter le nombre des animaux à envoyer à la pâture, et autant que possible favoriser la substitution de la race bovine à la race ovine. Ce sont là des questions qui sont surtout de la compétence du ministre de l’agriculture et dont il aura à s’occuper tout d’abord, en y mettant un grand1 esprit d’équité, mais en même temps une fermeté et une votante qui ont jusqu’ici fait absolument défaut. Ce ministre peut compter pour cela sur le personnel de l’administration forestière, dont le dévoûment lui sera assuré, pourvu qu’il soit convenablement dirigé.

Pour ce qui est du service extraordinaire, il y a peu de chose à y changer ; les travaux d’aménagement de reboisement, de cantonnement de droits d’usage, sont des travaux de longue haleine que ne peuvent entreprendre les agens du service actif, déjà chargés de tous les détails de La gestion ; ces travaux ne peuvent être exécutés que par des commissions spéciales relevant de l’administration centrale. Ces commissions subsistent déjà ; tout au plus y aurait-il à en augmenter le nombre et à leur indiquer de quel esprit elles devront à l’avenir s’inspirer. Il n’en est pas de même du service ordinaire, qui exige au contraire un remaniement complet.

Tout d’abord il nous paraît indispensable de supprimer le double mode de recrutement de l’administration. Pour remplir convenablement les fonctions de garde-général, il faut des connaissances spéciales qu’un simple garde ne peut acquérir dans l’exercice de son métier et que l’école forestière seule peut donner ; c’est donc de cette école que devront sortir tous les agens, sauf à en faciliter l’accès, au moyen de bourses, aux gardes méritans qui se seraient montrés capables d’en suivre les cours. Par un faux sentiment d’égalité, bien des personnes demandent qu’en entrant dans une carrière un employé quelconque puisse en gravir tous les échelons ; c’est une erreur, car c’est perdre de vue que l’employé doit être fait pour l’emploi et non celui-ci pour l’employé, que l’ancienneté ni les services rendus dans un poste subalterne ne sont des titres suffisans pour occuper un poste supérieur, et que ceux-là seuls ont droit à une fonction qui sont en état de la remplir convenablement. Les écoles spéciales sont ouvertes à tous ceux qui ont subi les épreuves exigées pour y entrer, et ne sont exclusives que pour l’incapacité. On ne saurait donc voir aucun caractère antidémocratique dans la masure qui prescrirait le recrutement de l’administration parmi les élèves de l’école forestière, à moins qu’on n’admette que la démocratie doit être le règne de l’ignorance.

Nous avons dit que le chef de cantonnement, qu’il ait le grade de garde-général ou celui de sous-inspecteur, était surtout un agent d’instruction et qu’il n’avait aucune autorité par lui-même. C’est là, suivant nous, un grand inconvénient. Il se présente journellement dans le service des affaires peu importantes sur lesquelles il serait désirable qu’il fût statué immédiatement, pour lesquelles il est puéril de faire des rapports et de provoquer la décision de l’autorité supérieure, puisqu’il est impossible de les apprécier à distance. Telles sont les demandes en délivrance de menus produits, feuilles, bruyères, herbes, etc, que le chef de cantonnement devrait être autorisé à accueillir sous certaines conditions, sauf à en fournir un état mensuel à ses chefs. Il serait utile aussi qu’il pût être déchargé d’une partie de la besogne purement matérielle du métier, qui, comme la reconnaissance des chablis, le dénombrement des coupes d’éclaircie, etc., pourrait être confiée aux brigadiers. Il aurait ainsi plus de temps à consacrer à la gestion proprement dite et à l’exécution des travaux de toute nature qu’elle comporte.

Les chefs de cantonnement devraient correspondre directement avec les conservateurs, dont le nombre serait augmenté et les attributions étendues. Sans entrer ici dans des détails techniques peu intéressans pour la plupart des lecteurs, bornons-nous à dire qu’on pourrait abandonner à ces agens le soin de décider, sous leur responsabilité et en se conformant aux instructions, toutes les questions qui n’engagent pas l’avenir des forêts, telles que la location de la chasse, la vente et l’exploitation des coupes d’éclaircie, les travaux d’entretien des routes, le repeuplement des vides, l’ouverture des fossés d’assainissement, etc. A cet effet, le budget de chaque conservation serait arrêté à l’avance, et les conservateurs, autorisés à se mouvoir dans la limite des crédits accordés, pourraient ordonnancer les dépenses prévues dans ce budget sans être tenus de demander des crédits nouveaux pour chaque travail à entreprendre. On diminuerait ainsi de beaucoup le nombre des affaires sur lesquelles l’administration centrale aurait à se prononcer.

Quant aux inspecteurs qui aujourd’hui sont les intermédiaires entre les chefs de cantonnement et les conservateurs, nous pensons qu’il conviendrait de leur retirer tout rôle actif dans la gestion proprement dite et d’en faire exclusivement des agens de contrôle. Si l’on donne plus d’autorité aux chefs de cantonnement, il est nécessaire de s’assurer qu’ils l’exercent conformément aux instructions qu’ils reçoivent, parce que toute négligence et toute fausse interprétation peuvent compromettre les intérêts les plus graves. Placés sous les ordres des conservateurs, les inspecteurs seraient chargés de recueillir les élémens indispensables à ces agens supérieurs pour préparer leur budget, d’étudier les propositions des chefs de cantonnement, de vérifier à fond tous les détails de leur service, de s’assurer si les travaux de toute nature ont été convenablement exécutés, si les exploitations ont été terminées en temps utile, si les coupes ont été assises conformément aux prescriptions des aménagemens, si les estimations sont bien faites, si la comptabilité est en règle, etc., toutes choses dont aujourd’hui ces agens ne peuvent s’occuper parce que le travail de bureau absorbe tout leur temps et les empêche le plus souvent de mettre les pieds en forêt autrement que pour les opérations de balivage.

Pour compléter ce changement d’attributions, il faudrait également décharger les inspecteurs de la poursuite des délits forestiers, qui constitue aujourd’hui une de leurs principales occupations. Nous avons dit que l’administration forestière, telle qu’elle était constituée autrefois, était un corps judiciaire, et que, juge et partie dans sa propre cause, elle avait ses tribunaux particuliers qui furent supprimés en 1790. Le code forestier, lui a conservé dans une certaine mesure ces prérogatives, en ce sens que, si ce n’est plus elle qui juge, c’est encore elle qui poursuit. Elle poursuit, non pas seulement comme partie civile, mais correctionnellement, au même titre que le ministère public, sur citations directes délivrées par les gardes, qui sont dans ce cas assimilés à des officiers de police judiciaire. C’est là, dans notre législation, une anomalie qu’il n’y a aucune raison de maintenir, et qui ne se retrouve nulle autre part. Nous n’ignorons pas que, confiée à l’administration forestière, la poursuite des délits ne soit plus efficace que si elle était abandonnée au ministère public ; mais nous ferons observer que la protection des forêts particulières n’est pas moins digne d’intérêt que celle des forêts de l’état et que cependant les particuliers, non-seulement ne poursuivent pas directement les délinquans, mais que, pour obtenir contre eux un jugement, ils sont obligés de se constituer partie civile et de faire l’avance des frais de justice. Du reste, pour assurer aux unes comme aux autres la protection à laquelle elles ont droit, il suffirait de donner des instructions en conséquence aux procureurs-généraux, et surtout de modifier le code forestier de façon à assimiler les délits forestiers à des vols ordinaires et à les punir comme tels. Dans cette hypothèse, le chef de cantonnement, sur le vu du procès-verbal du garde et suivant l’importance du délit, fixerait l’indemnité à réclamer au délinquant à titre de transaction. Le procès-verbal serait transmis au receveur des domaines, qui serait chargé du recouvrement de cette indemnité, et, en cas de non-paiement, serait envoyé par celui-ci au procureur de la république, qui, poursuivant d’office, demanderait au tribunal la punition du coupable, et ferait exécuter les condamnations prononcées.

M. Tassy, dans la brochure dont nous avons déjà parlé, repousse la création d’inspecteurs ambulans, et propose de confier aux conservateurs le contrôle de la gestion locale. Il donne à l’appui de son opinion des argumens sérieux et qui méritent d’être pesés. Nous partagerions son avis, si les conservateurs étaient assez nombreux pour pouvoir, sans négliger le travail de bureau, passer une partie de l’année en tournées ; mais, s’il n’en est pas ainsi, nous croyons que notre projet répond mieux que le sien aux exigences du service ; quel que soit d’ailleurs celui qu’on adopte, le rôle de l’administration centrale sera singulièrement simplifié. Au lieu d’entrer elle-même dans tous les détails de la gestion, celle-ci n’aurait plus qu’à imprimer une direction uniforme aux agens et à statuer sur les questions relatives au personnel et sur celles qui peuvent engager l’avenir des massifs forestiers. Ces questions pourraient être groupées ainsi qu’il suit :

1° Propriété, contentieux civil, cantonnement des droits d’usage ; 2° aménagement des forêts domaniales, assiette et vente des coupes annuelles ; 3° soumission au régime forestier, aménagement et exploitation des forêts communales ; 4° ouverture de routes nouvelles, et construction de maisons forestières ; 5° travaux des reboisement des montagnes et réglementation des pâturages ; 6° comptabilité générale. Sept bureaux, y compris celui du personnel et du contrôle, composés chacun d’un chef ayant le grade de conservateur, et de deux sous-chefs ayant rang d’inspecteur, suffiraient à la besogne, surtout si, comme nous l’avons dit dans la première partie de cette étude, on exigeait d’eux un travail plus assidu qu’on ne le fait aujourd’hui. Ces employés seraient pris exclusivement dans le service actif, parmi les agens les mieux notés et les plus expérimentés, parce qu’ayant à apprécier les travaux qui leur sont transmis, il importe qu’ils connaissent à fond tous les détails du service et qu’ils soient à même d’émettre un avis en connaissance de cause. Toutes les affaires, après avoir été examinées par les bureaux, seraient soumises à la délibération du conseil d’administration, composé du directeur-général et de six inspecteurs-généraux, qui statuerait définitivement.

La création des inspecteurs-généraux, qui d’ailleurs vient d’être prescrite, répond à un besoin ressenti depuis longtemps, celui d’exercer sur le service actif un contrôle supérieur, de remplacer avec plus de compétence les inspecteurs des finances et d’établir entre les agens des départemens et. l’administration centrale un trait d’union qui fait actuellement défauts ayant chacun, comme ceux des ponts et chaussées, leur circonscription déterminée, les inspecteurs-généraux s’assureraient, en la parcourant périodiquement, que les instructions sont rigoureusement suivies et étudieraient sur les lieux les questions importantes qui pourraient se présenter.

Voilà pour l’organisation générale du service ; quant aux traitemens, ils devraient être au minimum fixés, suivant les classes, de 700 à 1,000 francs pour les gardes ; de 1,100 à 1,400 francs pour les brigadiers ; de 2,500 à 4,000 francs pour les chefs de cantonnement ; de 5,000 francs à 7,000 francs pour les inspecteurs et les sous-chefs de bureau ; de 8,000 à 10,000 francs pour les conservateurs et les chefs de bureau ; de 12,000 à 15,000 francs pour les inspecteurs-généraux et 20,000 francs pour le directeur-général. Il serait alloué en outre aux agens des indemnités de tournée et des frais de bureau proportionnés aux charges qui leur incomberaient.

Ces changemens amèneraient sans doute une certaine augmentation dans les dépenses du personnel, balancée en partie par la diminution de nombre des inspecteurs et des employés de l’administration centrale. Mais, quelle que soit cette augmentation, elle serait bien compensée par les résultats, c’est-à-dire par la constitution d’une administration forte, homogène, composée d’agens satisfaits de leur sort et dévoués à leurs devoirs.

Telles sont les réformes que nous croyons devoir indiquer, non à titre définitif, mais comme pouvant servir de base à une discussion. Nous devons d’autant plus faire des réserves à ce sujet, qu’un grand nombre de personnes également compétentes ont formulé des projets de réorganisation qui diffèrent tous plus ou moins les uns des autres. Ces divergences prouvent que la question est complexe et que ceux qui cherchent à la résoudre ayant une tournure d’esprit différente ne l’envisagent pas tous de la même façon ; mais elles montrent surtout combien les réformes sont urgentes puisqu’elles sont réclamées de tant de côtés à la fois.

Il est d’autres points que, pour ne pas entrer dans des détails trop techniques, nous avons dû passer sous silence. De ce nombre sont notamment l’enseignement de l’école forestière, la question des retraites, et surtout la révision du code forestier, dont certaines dispositions sont surannées ou inutiles, et dont certaines autres sont en désaccord avec les principes du droit moderne. Toutes ces questions auront leur tour, et s’imposeront forcément à la discussion dans un avenir plus ou moins prochain. Quant à présent, tenons-nous-en à l’organisation même de l’administration ; les résistances intéressées qu’elle provoquera seront assez vives, pour qu’il soit inutile d’y ajouter des difficultés d’un autre ordre. Nous n’opérons pas tout à fait sur une table rase, et, bien que l’esprit français soit généralement disposé à entreprendre les réformes dans leur ensemble pour former un tout homogène, il est des cas où la prudence exige qu’on n’y procède que progressivement et par parties, pourvu toutefois qu’on ait un programme bien défini et qu’on sache à l’avance où l’on veut aller. Nous nous trouvons aujourd’hui dans cette situation et nous devrons nous estimer très heureux si la réforme que nous proposons est favorablement accueillie.


JULES CLAVE.

  1. La Réorganisation du service forestier, par M. Tassy, broch. in-8o ; 1875.
  2. Voyez Lorentz et Parada, par M. L. Tass. Paris, 1866.
  3. Dans la forêt de Gérardmer (Vosges), 60 kilomètres de chemins en terrain naturel, ayant coûté 160,000 francs, ont eu pour effet d’augmenter le revenu annuel de 130,000 francs. Dans l’Aude et les Pyrénées orientales, une dépense de 650,000 francs consacrée à l’établissement de 180 kilomètres de routes a fait réaliser à l’état une plus-value annuelle de 100,000 francs. Le réseau total des routes dans les forêts de l’état est de 4,800 kilomètres. On estime que pour les terminer, il faudrait en construire encore 3,300, qui coûteront environ 13 millions.
  4. Voyez notre étude sur le Reboisement des montagnes et le régime des eaux, dans la Revue du 1er février 1859.
  5. Voyez la Restauration des montagnes, par M. L. Tassy, 1877.