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L’Affaiblissement de la natalité française

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La Réforme sociale — Société d'économie sociale (p. Titre-14).

L’AFFAIBLISSEMENT
de
LA NATALITÉ FRANÇAISE

SES CAUSES. — SES REMÈDES

OBSERVATIONS
PRÉSENTÉES DEVANT LA SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE SOCIALE
le 15 avril 1891
par
M. E. CHEYSSON
Inspecteur général des Ponts et Chaussées
Ancien président de la Société de Statistique.

Extrait de la Réforme Sociale
(No du 1er juin 1891.)

PARIS
LIBBAIRIE GUILLAUMIN ET Cie
RUE RICHELIEU, 14

1891


L’AFFAIBLISSEMENT
DE
LA NATALITÉ FRANÇAISE


SES CAUSES. — SES REMÈDES

M. CHEYSSON. — À cette heure avancée, il serait sans doute prudent de renoncer à la parole. Si je ne me dérobe pas à mon tour d’inscription, je vais du moins m’efforcer d’être bref et d’éviter les redites, les orateurs qui m’ont précédé n’ayant guère laissé qu’à glaner après eux[1].

I

Il me semble que les points suivants sont acquis au débat :

Le ralentissement de la population française à côté de voisins prolifiques est inquiétant au point de vue économique, colonial, social, militaire : c’est « un péril national », dont il n’est pas permis de se désintéresser.

Bien que notre nuptialité décline (16 621 mariages de moins en 1889 qu’en 1884), elle n’a rien d’anormal : on a bien parlé d’atteindre les célibataires par des taxes spéciales ou par des rigueurs renouvelées de la loi Depponia, qui les déshéritait, « de sorte, dit Plutarque, que les Romains se mariaient, non pour avoir des héritiers, mais pour être des héritiers eux-mêmes[2]. » On a proposé aussi de dispenser les mariés de la caserne, en se rappelant sans doute combien cette perspective d’échapper à la conscription avait déterminé de vocations matrimoniales lors des guerres du premier empire (387 136 mariages en 1813 au lieu de 272 934 en 1889, ou pour 1 000 habitants 13 mariages au lieu de 7). Aux yeux des auteurs de ce système, la peur de la giberne serait pour les célibataires endurcis le commencement de la sagesse. Mais ce ne sont là que des propositions isolées et l’on s’accorde en général pour laisser la nuptialité hors de cause.

Notre mortalité, de son côté, se tient, par rapport à celle de l’Europe, dans une moyenne honorable. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait rien à faire de ce côté : M. Cacheux parlait tout à l’heure des progrès accomplis en Angleterre et qu’il semble légitime d’attribuer en partie à l’organisation d’un service sanitaire, le surplus pouvant être imputable à l’accroissement du bien-être, sinon même à la réduction de la natalité. Il aurait pu citer également la marge à gagner par l’amélioration des logements ouvriers. La mortalité a été en 1889 de 14 habitants sur 1 000 dans le VIIIe arrondissement, et de 33 habitants sur 1 000 dans le XIIIe. Elle est en partie une question de misère et de salubrité. Assainir la maison, c’est sauver les existences que fauche le taudis. À Birmingham, d’après M. Jules Simon, tandis que le taux moyen de la mortalité pour la ville entière était de 24 sur 1 000, elle n’était plus que de 15 sur 1 000 pour les locataires de la Société métropolitaine[3]. Si toute la mortalité parisienne était réduite au niveau de celle du VIIIe arrondissement, il mourrait par an à Paris 22 000 personnes de moins qu’aujourd’hui. De même, si la mortalité infantile entre zéro et un an était ramenée de son taux moyen de 16 % en 1886 au taux de 10 %, encore supérieur à celui auquel elle descend dans certains départements [Creuse 9 %, Vienne 7 %][4], on réaliserait une économie annuelle de 50 000 enfants. Sans nier que beaucoup ait été fait dans ce sens, on voit qu’il reste encore beaucoup à faire pour prévenir ces hécatombes humaines et ce massacre des innocents. C’est là une noble lâche assignée à la science des hygiénistes, comme au dévouement des œuvres publiques et privées qui se consacrent à l’assainissement de l’habitation populaire et à la protection de l’enfance.

S’il s’agit pour les mariages et les décès de faire mieux que nos voisins, c’est-à-dire de réaliser une sorte de tour de force au prix d’un effort exceptionnel, il n’en va plus de même pour les naissances[5] En effet, à ce point de vue, nous sommes les derniers de la liste. Notre natalité n’est que de 23 pour 1 000 habitants, tandis qu’elle varie de 30 à 45 dans le reste de l’Europe. C’est là et non ailleurs qu’est le mal ; c’est donc là qu’il faut l’étudier, comme à sa source, pour en découvrir les causes et, s’il se peut, les remèdes.

II

Les causes d’abord :

M. Rameau vient de faire justice de celle qui tiendrait à la race, en nous montrant la même race inégalement féconde suivant les milieux. Nous ne nous arrêterons pas davantage à l’explication optimiste et chauvine tentée par certains auteurs, entre autres par M. Gaetan Delaunay, qui affirme, avec force preuves à l’appui tirées du règne animal et du règne végétal, que la fécondité des espèces diminue au fur et à mesure de leur ascension dans l’échelle biologique : l’éléphant est moins fécond que la carpe et l’huître ; la rose, que la fougère et le champignon. Le ralentissement de notre population proviendrait donc uniquement de notre supériorité intellectuelle, et nous devrions nous en enorgueillir au lieu de nous en affliger. Arrière cette thèse engourdissante et fausse que tout dément chez nous-mêmes ! Non, la stérilité française ne tient pas à des causes physiologiques, matérielles, mais à des causes économiques, morales. On n’a pas d’enfants, parce qu’on n’en veut pas : c’est un fait de volonté.

Quels sont les facteurs qui agissent sur la volonté ? L’intérêt, l’instinct ou la passion, le devoir. Du moment où la natalité est régie par la volonté, elle sera sous la dépendance de ces facteurs, dont il importe d’analyser et de dégager l’influence.

Mais la difficulté devient extrême. La science sociale n’a pas, comme la physiologie, la ressource de l’expérimentation pour étudier tour à tour chacune des causes qui collaborent à un fait, et en découvrir la loi. Elle est tenue de prendre ce fait en bloc, tel qu’il apparaît, avec la complexité des causes qui ont concouru à le produire. Si ces causes sont contradictoires, tirent en sens inverse, il arrivera que telle ou telle d’entre elles sera masquée par telle ou telle autre qui aura prédominé dans la formation de la résultante. On pourra être ainsi conduit à nier l’influence de la première de ces deux causes en lui opposant la négation par le fait. Par exemple, l’on dira, avec M. Charles Richet, « qu’il est difficile d’attribuer aux sentiments religieux un rôle quelconque dans la fécondité, » puisque la natalité est deux fois et demie moindre dans les quartiers de la Madeleine et de Saint-Thomas-d’Aquin que dans ceux du Pont-de-Flandre et de la Goutte-d’Or. Ainsi encore, on montrera, avec M. Levasseur, que, malgré l’identité du régime successoral en France, en Belgique, en Hollande, dans la Prusse-Rhénane, ces pays offrent des natalités extrêmement dissemblables, qui vont de 23 à 39 pour 1 000, et l’on sera tenté d’en conclure que l’action des lois est, sinon nulle, du moins secondaire sur la fécondité. De même, enfin, pour refuser toute influence à la richesse sur ce phénomène, on montrera que la natalité est faible à la fois dans les départements pauvres[6] tels que le Gers [15], la Creuse [20], les Basses-Alpes [22], et dans les départements riches, tels que la Gironde [19], le Calvados [20] ; qu’elle est forte dans les départements les plus différents au point de vue de la richesse, comme la Lozère [28], le Finistère [31], d’une part, et de l’autre, comme le Nord et le Pas-de-Calais [30].

En un mot, il n’est pas de cause qui, soumise à cette épreuve, y résiste. On arrive ainsi par des éliminations successives à l’inexplicable, au fatalisme, et l’on peut dire, en s’installent en triomphateur sur les ruines des divers systèmes, ce que Pascal disait de l’homme : « Je le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible[7]. »

Je ne crois pas que nous soyons acculés à cette extrémité en ce qui Concerne la natalité française. De ce que les diverses causes se croisent, se contrarient et aboutissent à des effets contradictoires suivant leur prédominance respective, il ne s’ensuit pas que chacune d’elle ne garde son influence sur la résultante et qu’en agissant sur l’une ou l’autre d’entre elles on ne puisse agir sur cette résultante elle-même.

Débarrassés de cette fin de non-recevoir préalable, reprenons les divers facteurs de la volonté des parents et voyons comment ils influent sur la natalité.

L’instinct, la passion innée, poussent à la reproduction. C’est une force que la population a dans son jeu, qui conspire en sa faveur. Si elle n’est pas contenue par des forces antagonistes, elle tend à peupler le monde.

Tandis que l’instinct agit toujours dans le même sens, l’intérêt peut agir dans des sens opposés. Ici le père appréciera que les enfants sont une richesse pour lui, qu’ils l’aideront à cultiver son champ, à manœuvrer sa barque, à alimenter le ménage par leur salaire. L’instinct, servi par l’intérêt, fera son œuvre et la famille sera féconde. Là, au contraire, le père calculera les charges que lui imposeraient de nouveaux enfants : il faudra les élever, les mettre au collège, les doter, leur sacrifier son confortable. Il limitera donc sa postérité à la mesure de son égoïsme.

Le devoir lui-même pourra recevoir deux interprétations divergentes, qui se traduiront par des résultats différents. Les pères de famille, dominés par le sentiment religieux, obéiront sans hésiter au précepte : « croissez et multipliez » ; ceux-là ont la conviction que Dieu bénit les nombreuses familles. À côté d’eux, d’autres pères se feront une conception opposée de leur rôle et se croiront tenus de préparer à leurs enfants une vie aisée en en limitant le nombre. Si l’on a un enfant unique, il ne sera pas condamné à déchoir ; il conservera le domaine rural, l’atelier, sans avoir à le partager ; il se mariera dans son monde, à son gré, au lieu d’être voué à des choix inférieurs ou au célibat par une dot insuffisante. Avec de telles idées, la stérilité se réclame de la prévoyance et se hausse à la dignité du devoir.

Illustrons ces généralités par quelques applications, empruntées à l’observation courante.

Chacun sait que la misère est prolifique. Le pauvre qui ne compte plus que sur l’assistance publique, s’abandonne à l’instinct et procrée sans réflexion. L’un d’eux auquel on reprochait sa progéniture débordante s’écriait : « Que voulez-vous ? c’est le seul plaisir que l’on puisse avoir gratis[8]. » ― Voilà l’instinct pris sur le fait. ― « Les classes pauvres, a dit M. Baudrillart, ont autant d’enfants qu’il plaît à la nature de leur en donner et qui deviennent ensuite ce qu’ils peuvent[9]. » Les conseils de Malthus, qui étaient spécialement destinés à ces classes, n’ont aucune prise sur elles et, grâce à une singulière interversion des rôles, ces conseils ne sont appliqués que par les classes aisées, bien qu’ils ne soient pas à leur adresse. C’est du malthusianisme à rebours, qui fait reposer le recrutement de notre population sur la sélection des types inférieurs. Si un éleveur procédait ainsi, il arriverait vite à la dégénérescence de ses bœufs ou de ses chevaux. Ce procédé ne vaut guère mieux pour la race humaine. En outre, il compromet le bon recrutement des professions et court risque d’amoindrir la valeur de ceux qui les exercent[10].

Après l’instinct, veut-on voir à l’œuvre le devoir sous ses deux interprétations contradictoires ? Nul ne conteste que les familles religieuses sont les plus fécondes : c’est un fait établi par l’observation de tous les jours. Les familles de pasteurs protestants sont d’une fécondité légendaire : on ne se figure pas un pasteur sans un cortège de filles et de garçons. Le peuple juif s’accroît avec une rapidité que la statistique hésite elle-même à enregistrer, tant elle la juge invraisemblable[11]. En sens inverse, combien n’existe-t-il pas de pères des plus respectables, qui s’imaginent obéir à un véritable devoir en s’abstenant d’appeler au monde des enfants, auxquels ils ne pourraient assurer un assez brillant avenir.

Quant à l’intérêt, son influence s’atteste par de nombreux et concordants résultats. C’est l’égoïsme, la peur de la gène, des souffrances de la maternité, des soucis de l’éducation et de l’établissement, qui expliquent cette stérilité américaine dont M. Rameau nous faisait tout à l’heure entrevoir les scandales sur la foi de documents authentiques. C’est le calcul qui tarit la fécondité normande, et qui accroît au contraire celle des paysans et des ouvriers quand ils voient dans leurs enfants des auxiliaires de leur travail ou des sources de revenus[12]. Là où les enfants trouvent un débouché fructueux, ils pullulent sans restriction.

Tous ces éléments moraux s’entremêlent pour contenir ou seconder l’instinct et c’est du conflit ou de la composition de toutes ces forces que résulte la natalité.

III

Après avoir établi l’influence des trois forces en jeu, examinons les moyens de les faire concourir à accroître la population. La première d’entre elles, l’instinct, nous est favorable. Restent les deux autres, le devoir, l’intérêt, qui tantôt nous servent, et tantôt nous combattent. Est-il possible de les fortifier dans le sens de la fécondité ?

Pour le devoir dans ses rapports avec la population, rien ne paraît de nature à suppléer le sentiment religieux. Un philosophe qui croyait à la décadence certaine de ce sentiment, M. Guyau, a consacré, dans son livre, à certains égards remarquable, sur l’Irreligion de l’avenir, un chapitre très curieux à ce problème et s’y demande avec anxiété comment l’on pourra remplacer l’influence religieuse pour sauver la fécondité de la race. Il exprime l’espérance que la science fera désormais ce que la religion a fait jusqu’ici. Mais, en attendant la réalisation de cette espérance plus ou moins problématique, il est certain que tout déclin de la religion, toute détente du frein moral, tout progrès de l’égoïsme et de la domination du capital[13], se traduisent par un amoindrissement de la natalité. Il y a donc là un vaste champ d’action ouvert aux prédications des moralistes, qui se chargeront d’enseigner ou de rappeler aux pères de famille leur devoir social.

En ce qui concerne l’intérêt, c’est un mobile puissant qu’il est dangereux d’avoir contre soi : il importe donc de supprimer les motifs qui le dressent contre la natalité. Or la loi, telle qu’elle est faite dans notre pays, produit précisément ce résultat. On a démontré péremptoirement que tout notre système fiscal semblait conçu de manière à faire expier la fécondité par un supplément de charges, c’est-à-dire à peser plus lourdement sur les familles nombreuses que sur les autres, aussi bien l’impôt direct que l’impôt indirect, aussi bien les droits de mutation par décès que ceux de mutation entre-vifs. La Réforme sociale publiait dernièrement à ce sujet un vigoureux article, qu’on n’a certainement pas oublié et auquel je n’ai qu’à me référer[14]. Il ne serait que justice d’effacer de nos lois fiscales ces inégalités et d’épargner aux pères de nombreuses familles ce surcroît pour le reporter sur les célibataires ou sur les ménages plus ou moins stériles.

Mais c’est surtout en matière de succession que le Code combat la fécondité et tend contre elle le ressort de l’intérêt. C’est la peur du partage de l’atelier ou du domaine qui met en jeu le restreint moral recommandé par Malthus. Plutôt que de voir détruite à sa mort l’œuvre séculaire des aïeux ou la sienne propre, le père renonce à multiplier ses enfants ; il tourne la loi du partage forcé en supprimant les cadets. « L’ancien régime, a dit Viel-Castel, faisait des fils aînés ; le régime actuel fait des fils uniques. » — « Le paysan, dit de son côté M. Guyau, n’admet pas plus la division de son champ que le gentilhomme n’admet l’aliénation du château de ses ancêtres. Tous les deux aiment mieux mutiler leur famille que leur domaine[15]. » Après avoir constaté cette funeste influence, M. Paul Leroy-Beaulieu conclut par ces graves paroles : « Si des lois ont pour effet de pousser la plus grande partie de la population à n’avoir qu’un enfant par famille, il faut avouer que ces lois, pour sacro-saintes qu’on les tienne, non seulement outragent la morale, mais encore conspirent contre la grandeur nationale[16]. »

Pour mesurer la portée de cet obstacle, il n’y a qu’à comparer la stérilité actuelle de la Normandie avec la magnifique expansion de ses rejetons au Canada. Ils étaient 60 000 en 1763, lorsque Louis XV céda aux Anglais ces « quelques arpents de neige ». Aujourd’hui la population franco-canadienne dépasse 1 500 000 âmes, sans compter plus de 500 000 Canadiens Français établis aux États-Unis. Ce contraste amène à se demander si la sève des rejetons transplantés au Canada y est devenue plus vigoureuse que celle du vieux tronc normand, ou si elle n’a pas puisé dans la liberté de tester dont jouit la famille canadienne la conservation d’une vigueur qu’appauvrissent ici les lois actuelles de la métropole.

En Russie, l’on sait que le partage périodique du territoire du mir se fait soit par tête d’habitant mâle, soit par ménage. « On voit tout de suite l’encouragement que donne à la population ce système de partage. Chaque fils venant au monde ou arrivé à l’âge d’homme apporte à la famille un nouveau lot de terre. Au lieu de diminuer le champ paternel en le divisant, une nombreuse progéniture l’agrandit… Aussi la Russie est-elle le pays de l’Europe où il y a le plus de mariages et où ils sont le plus féconds[17]. » Voilà ce que peut le régime successoral sur la natalité.

Chez nous-mêmes, là où le Code n’a pas de prise sur les calculs paternels, les enfants abondent. C’est le cas du prolétariat qui, n’ayant rien à partager, n’a nul souci du partage. C’est aussi le cas des pêcheurs qui exploitent un domaine impartageable, la mer. On a essayé à tort d’expliquer leur fécondité par leur alimentation. Ici encore, le fait n’est pat physiologique, mais social. Les pêcheurs ont des enfants, parce qu’ils peuvent en avoir beaucoup impunément, sans morceler l’héritage et parce que chaque mousse apporte en naissant son lot comme l’enfant du mir russe apporte le sien.

Dans son remarquable exposé de la question, M. Charles Richet nous a dit que « le Code civil n’avait rien à voir avec la morale et la justice. » Sur ce point spécial, je lui demande la permission de n’être pas de son avis, pour me ranger à celui de Bossuet, qui assigne comme véritable fin à la politique « de rendre la vie commode et les peuples heureux ». Tout code repose sur un principe, sur une conception idéale, sur une philosophie. Le partage forcé lui-même se réclame du droit égal des enfants et des bienfaits prétendus du morcellement. Sur ce point, notre code a cru réaliser ainsi la justice domestique et l’intérêt social. À mon avis, il s’est trompé, mais on ne peut lui refuser le mérite de ses aspirations.

En présence des progrès de cet égoïsme débordant qui menace de déposséder la bourgeoisie au profit du quatrième état, et même de l’anéantir par cette stérilité volontaire qui équivaut à une sorte de suicide, il est très regrettable que le code vienne prendre parti contre la fécondité et fortifier encore une tendance, qui n’a déjà que trop d’appui dans la décadence des mœurs. Si la famille américaine est devenue inféconde, la loi du moins n’a rien à se reprocher dans cette stérilité. Nous ne demandons pas à la loi d’intervenir pour prescrire au citoyen d’avoir des enfants[18], mais il ne nous semble pas excessif de souhaiter qu’elle s’inspire d’une préoccupation favorable à la formation des familles nombreuses, loin de leur susciter des obstacles ou de leur imposer des surcharges[19].

S’il est vrai que le mal soit moral et qu’il appelle surtout des remèdes moraux, la loi devrait au moins s’abstenir d’organiser les impôts comme un châtiment de la fécondité et d’aggraver par les contraintes successorales les calculs de l’égoïsme, qui n’a certes pas besoin de cette incitation légale.

En résumé, que les moralistes se mettent à l’œuvre pour tendre le frein moral et prêcher le devoir, que les économistes multiplient leur démonstration de l’accord entre l’intérêt et le devoir au regard de la fécondité ; que les législateurs retranchent du code tout élément de conflit entre ces deux facteurs et tout encouragement même involontaire et indirect à la stérilité ; enfin que les bons citoyens se groupent comme en une vaste croisade en vue d’émouvoir et de convaincre l’opinion publique : ce ne sera pas trop de tous ces efforts convergents pour endiguer ce grand mal qui, suivant une parole cruelle prononcée au Reichstag, équivaut pour nous chaque jour à la perte d’une bataille et qui, s’il se prolongeait, « dispenserait dons quelque temps les ennemis de la France d’avoir à compter avec elle[20]. »

E. CHEYSSON.
  1. Voir, pour le détail des données numériques avec de nombreuses illustrations, la Question de la population en France et à l’étranger, par E. Cheysson. – (La Réforme sociale, numéro de juillet 1883, t. VI. 1ère série, p. 37-65).
  2. À Sparte, les femmes pouvaient se saisir des célibataires, les traîner nus dans les temples d’Hercule et leur infliger une correction sévère. À Rome, Camille força les célibataires à épouser les veuves des citoyens morts en défendant la patrie. Des lois d’Auguste réservaient les emplois de l’État aux gens mariés et reportaient sur les célibataires la charge des impôts des familles nombreuses. En France, plusieurs lois de la Révolution majoraient les contributions des célibataires et réduisaient les secours à leur accorder.
  3. Le Travail, par Jules Simon, p. 271.
  4. D’après la Statistique annuelle de la France pour 1886, la mortalité infantile dans le département des Landes n’aurait été en 1886 que de 171 pour 7 572 naissances, ce qui correspondrait à 2,2 %. Ce chiffre a besoin de confirmation.
  5. La diminution de la natalité réagit : sur la mortalité, pour l’affaiblir ; sur la nuptialité, pour l’augmenter. Il se peut donc qu’une mortalité et une nuptialité satisfaisantes tiennent au fond, non à des progrès dont on ait le droit de s’applaudir, mais à une faible natalité.

    Le groupe des enfants de zéro à un an présente en France 9 fois plus de chances de mort que les autres groupes de la population. Soient : ce rapport entre la mortalité infantile et la mortalité des autres groupes ; la natalité et la mortalité générale, rapportées l’une et l’autre à 1 000 habitants.

    Si l’on admet que le rapport ne varie pas, malgré les variations de la natalité, on trouve entre ces diverses expressions la relation suivante :

    En y introduisant les données numériques qui conviennent à la France (1888) elle devient :

    Elle montre que, toutes choses restant égales ailleurs, si la natalité se réduit de 40 à 20 pour 1 000 habitants ou de 50 %, la mortalité se réduit de 24,4 à 21,4 ou de 12 %.

    De même pour la nuptialité. La proportion des adultes de 15 à 60 ans est de 61 % en France et de 52 % en Allemagne. L’effectif mariable devrait donc assurer à la nuptialité française une supériorité de 15 % par rapport à la nuptialité allemande, du fait seul de notre moindre natalité.

  6. Nous avons pris, comme critérium de la richesse des départements, la valeur du centime départemental. Voici la valeur de ce coefficient, en 1887, pour les départements cités dans le texte (la moyenne étant de 41 885 fr.) :
    Gers, 24 223 fr. — Creuse, 12 124 fr. ― Basses-Alpes, 9 510 fr. — Lozère, 8 518 fr. — Finistère, 32 621 fr. — Gironde, 95 295 fr. — Calvados 62 704 fr. — Nord, 148 581 fr. ― Pas-de-Calais, 67 367 fr.
  7. Les Pensées, article VIII, p. 155.
  8. L’Irréligion de l’avenir, par Guyau, p. 274.
  9. État moral des populations de la Picardie.
  10. « Alors même que le droit à l’héritage ne détruirait pas chez les enfants l’esprit de travail et d’initiative, la stérilité laisserait aux parents peu de chances de trouver parmi eux un successeur apte à continuer l’œuvre de la famille. » (F. Le Play, la Réforme sociale, t. II, p. 88.)

    « Dans les contrées où la loi morale a conservé son empire, où rien n’entrave le libre développement des tendances naturelles, les pères de familles ont un motif principal pour conserver la fécondité : ils veulent instituer un héritier capable de continuer les bonnes traditions des ancêtres et leur choix est d’autant meilleur qu’il peut être fait dans une progéniture plus nombreuse. » (F. Le Play, Les Ouvriers européens, t. VI, p. 387.)

  11. Voir dans le Journal de la Société de statistique (no d’avril 1891, p. 119) un article de M. Arthur Raffalovich sur la Natalité juive en Russie. La population juive en Russie doublerait en 30 ans au plus, tandis que la population russe en général, déjà si exceptionnellement féconde, demanderait 90 ans pour ce doublement.
  12. « Aux environs de Caen, de Bayeux, de Cherbourg, la fabrication des dentelles s’exerce par les mains des femmes et des jeunes gens, et n’occupe pas moins de 70 000 personnes. Elle retient les femmes au foyer. Les enfants y trouvent de bonne heure à s’occuper. Le paysan ne craint pas là comme ailleurs de voir s’accroître sa famille. » (Rapport sur les conditions des populations agricoles de la Normandie, par M. Baudrillart.)
  13. M. Guyau fait remarquer que l’avènement relativement récent du capital tend à restreindre la fécondité. « Le capital, sous sa forme égoïste, est ennemi de la population, parce qu’il l’est du partage et que la multiplication des hommes est toujours plus ou moins une division de la richesse. » (Ibid., p. 267.)
  14. La Famille devant les droits de mutation, par M. Mathieu (Réforme sociale, octobre 1890, p. 563).
  15. Cf. les études de M. Baudrillart sur la Normandie, la Picardie. « Ce qui préoccupe le paysan normand, c’est l’idée qu’après lui son bien sera morcelé ou aliéné. » — « En Picardie, dans les classes riches ou simplement aisées, il y a parti pris de n’avoir pas plus d’un ou de deux enfants. » — « Tout le monde, disait récemment M. Raynal à la Chambre des députés, sait qu’il y a des départements dans lesquels le paysan croit de son intérêt de ne pas avoir trop d’enfants, et il fait mettre dans le contrat de mariage qu’après un enfant, on n’en aura pas davantage. » (Séance du 12 mai 1891.)
  16. Économiste français, 13 mars 1890.
  17. L’Empire des Tsars, par Anatole Leroy-Beaulieu. T. 1, p. 520.
  18. À Sparte, on restait soldat tant qu’on n’avait pas donné trois fils à l’État. Au quatrième on était dispensé de tout service militaire. (Aristote, Polit. II, 6, 13.)
  19. Il ne serait pas nécessaire d’aller, si l’opinion publique ne le tolère pas encore, jusqu’à la liberté complète de tester. Le Play a rangé parmi les pays de liberté testamentaire ceux où la quotité disponible atteignait la proportion de moitié, comme l’Italie, l’Autriche, la Prusse. — Voir, sur les atténuations de notre régime successoral, la savante étude de M. Glasson (Réforme sociale, 16 août 1889, p. 209) et l’appendice annexé par M. Claudio Jannet à la troisième édition de l’Organisation de la famille, par Le Play (p. 308-416). On trouvera dans ce remarquable travail le programme des réformes très pratiques que réclame l’école de la Paix sociale et qui, en même temps qu’à l’accroissement de la population, donneraient satisfaction à tous les autres intérêts en jeu.
  20. Au Congrès de 1815, le diplomate anglais, n’ayant pu obtenir de restreindre nos frontières autant qu’il le désirait, s’écria : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leur régime de succession. » (Cité par M. F. Le Play, d’après M. le comte de Rayneval, Réforme sociale, I, p. 278.)