L’Affaire Blaireau/Chapitre 12

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XII


Dans lequel notre excellent camarade Blaireau continue à manifester une grandeur d’âme exceptionnelle et un caractère des plus accommodants.


Le matin de ce jour qu’il croit être le dernier de sa détention, Blaireau s’est levé dès l’aurore et sa chanson joyeuse réveille les pensionnaires de l’établissement.

(Cela rentre dans le système du directeur de laisser chanter les détenus, car la musique non seulement adoucit les mœurs, mais encore les probifie.)

Dans la cour où il va fumer sa pipe, il rencontre Victor, un des gardiens.

— Tiens, Blaireau ! Déjà levé ?

— Oui, Victor, me voilà déjà levé ! Et demain matin, probable que je serai levé encore plus bonne heure. C’est tout de même pas trop tôt qu’on me lâche !

— Ah ! je te conseille de te plaindre ! Jamais tu n’as été si heureux que pendant ces trois mois-là.

— Oh ! je ne me plains pas, mais, tu as beau dire, ça ne vaut pas la liberté.

— Ça dépend des goûts.

— Et puis, il n’aurait plus manqué que ça qu’on me fasse des misères, à moi, un innocent !

— Oh ! non, Blaireau, je t’en prie, ne nous rase pas avec tes sornettes. Innocent ! Je comprenais que tu dises ça en entrant, mais aujourd’hui, ça n’est plus la peine.

— Remarque bien, mon vieux, que je n’insiste pas. Au commencement, j’ai ragé, oh ! oui, j’ai ragé ! Mais, maintenant, ça m’est égal, j’en ai pris mon parti. M. Bluette est un brave homme, toi tu es un bon garçon, les camarades sont des chouettes types. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance à tous… Il y a même des moments où je ne me souviens pas si je suis innocent ou coupable… Je suis forcé de faire des efforts de mémoire.

— Farceur, va !… Tiens, voilà le patron !… Il est matinal, aujourd’hui, le patron. C’est peut-être à cause de la dépêche qu’on vient de lui apporter.

M. Bluette tenait en effet à la main un télégramme dont la lecture semblait le jeter dans une vague perplexité.

— Bonjour, Blaireau, bonjour, Victor. Je crois que nous n’allons pas avoir froid aujourd’hui… Enfin, c’est la saison ! Dites-moi, Victor…

— Monsieur le directeur ?

— Vous allez préparer la chambre bleue, la faire à fond et tout disposer pour recevoir quelqu’un…

— Bien, monsieur le directeur.

— J’attends… quelqu’un… une dame… une cousine qui vient passer quelques jours ici… pendant que son mari fait ses treize jours.

— Pauvre homme ! dit Blaireau, en voilà un qui ne va pas avoir froid non plus, si on lui fait faire un peu de pas gymnastique !

M. Bluette avait en effet oublié, dans son pieux mensonge, que le ministère de la guerre ne convoque pas les treize jours en cette saison.

— Oh ! rectifia-t-il, le mari de cette dame n’aura pas trop à souffrir de la chaleur… Il fait son temps comme directeur adjoint dans les prisons territoriales.

— À l’ombre, quoi ! sourit Blaireau. Grand bien lui fasse. Moi, l’ombre, j’en ai assez !

— C’est juste, mon ami, vous nous quittez aujourd’hui… Vous avez payé, comme disent les gens graves, votre dette à la société.

— Oh ! ma dette…

— Victor, conduisez notre ami Blaireau au vestiaire et remettez-lui les vêtements qu’il portait en arrivant ici.

— Bien, monsieur le directeur.

— Après quoi, Blaireau, vous me rejoindrez dans mon cabinet, où nous accomplirons les petites formalités en usage… Je vous regretterai, Blaireau.

— Moi aussi, monsieur le directeur.

— Et je garderai de vous un excellent souvenir. D’abord, vous êtes entré dans la prison de Montpaillard le même jour que moi… vous en sortez un peu avant…

— Je reviendrai vous voir de temps en temps, si vous le permettez.

— Vous me ferez toujours plaisir…

J’aime à croire que cette petite mésaventure vous aura servi de leçon, et que, dorénavant, vous renoncerez tout à fait au braconnage…

— Oui, monsieur le directeur

— Et que vous vous montrerez plus respectueux envers l’autorité.

— Je vous le promets, monsieur le directeur.

— Le fait de rosser un garde champêtre n’est pas déshonorant, mais il est excessif.

— Je ne le ferai plus.

Mais soudain Blaireau frappa la table d’un grand coup de poing.

— Qu’avez-vous, Blaireau ? fit Bluette étonné, vous êtes tout drôle.

— J’ai… j’ai, monsieur le directeur que… zut !… j’ai que… je suis là à vous promettre de ne pas recommencer, mais je n’ai rien fait… Je ne dis pas, parbleu ! que je n’ai pas braconné de temps en temps, par-ci par-là, mais pour ce qui est d’avoir flanqué une volée à Parju, ça non, je le jure, monsieur Bluette, pour ça, je suis innocent comme le petit agneau qui vient de naître !

— Je vous en prie, Blaireau, ne recommençons pas cette rengaine ! Vous êtes un excellent sujet, vous pêchez à la ligne comme pas un et vous jetez l’épervier d’une façon remarquable. Il est vraiment fâcheux que de si belles qualités soient gâtées par cette ridicule manie de jouer à l’innocent.

— Mais, monsieur le directeur…

— C’est usé, mon pauvre Blaireau, ça ne se dit plus.

— Écoutez, monsieur Bluette, vous avez été trop gentil pour moi, je ne veux pas vous faire de la peine. Ça vous ferait-il plaisir que je dise que je suis coupable ?

— Je le préfèrerais.

— Eh bien, je suis coupable ; êtes-vous content ?… Ça n’est pas vrai, mais je suis coupable.

— À la bonne heure, Blaireau ! Enfin, vous voilà raisonnable ?

— Et puis, que je sois coupable ou non !… Comme je sors aujourd’hui, ça n’a pas beaucoup d’importance.

— Il y a encore ce point de vue.

— Alors, monsieur le directeur, je vais me changer…

— C’est cela… Moi, je cours à la gare attendre ma parente, après quoi je vousmettrai en liberté. Vous n’êtes pas pressé ?

Blaireau cligna de l’œil d’un air suprêmement malin :

— Je suis pressé, dit-il, mais pas encore tant que vous, monsieur Bluette. J’attendrai bien que vous soyez revenu avec votre… cousine.

— Qu’est-ce à dire, Blaireau ?

— Rien, monsieur le directeur… Si c’est par le train de huit heures qu’elle arrive, votre petite dame, vous n’avez que le temps.

— J’y cours.