L’Affaire Blaireau/Chapitre 14

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XIV


Dans lequel Blaireau sent toute sa philosophie lui échapper.


— Toc ! toc ! toc !

— Entrez ! cria Bluette.

Et pendant que Blaireau faisait son apparition, ses longs bras ballant le long du corps, les doigts écartés et l’air tout souriant, M. le directeur s’efforçait de prendre une attitude administrative. Il s’était assis à son bureau, agitait un coupe-papier, toussaillait.

— Approchez, Blaireau.

— Me voici, monsieur le Directeur, me voici.

Blaireau se tint debout devant Bluette, semblant l’interroger du regard, comme pour lui dire : « Ah ça ! suis-je libre ? ou ne le suis-je pas ? »

Bluette s’accouda sur sa table, et eut un regard bienveillant pour son pensionnaire. Puis, avec une certaine emphase, il commença :

— Blaireau, dit-il, vous allez être libre dans un quart d’heure. Le temps de signer ce papier et toutes les portes s’ouvriront devant vous. Vous avez été condamné à trois mois de détention, vous avez fait trois mois et un jour, vous avez donc fini votre temps.

— Tiens ! fit Blaireau, en levant le nez. J’ai fait un jour de plus ?

— Mais oui, reprit tranquillement le Directeur.

— Pourquoi ?

— Vous me demandez pourquoi, Blaireau ?

— Dame !

Bluette réfléchit et ne trouvant pas d’explication qui lui parût plausible, il se contenta de répondre :

— C’est une vieille coutume administrative.

— Elle est drôle, votre vieille coutume administrative, dit Blaireau, en riant doucement… Bah ! ajouta-t-il avec philosophie.

C’est peut-être à cause des années bissextiles.

— Probablement, dit Bluette qui n’avait jamais lui-même cherché à se faire une opinion là-dessus.

Il tendit un registre vers Blaireau :

— Signez là… et là…

Blaireau prit gauchement la plume et semit à tracer son nom avec lenteur, non toutefois sans une certaine méfiance.

De temps en temps, il regardait Bluette comme pour s’assurer que celui-ci ne lui tendait pas un piège. Mais M. le directeur avait sa meilleure figure et le regard plein de sympathie.

— Eh ! eh ! Blaireau, savez-vous que vous avez une belle écriture ?

— Vous êtes trop bon, M. le Directeur.

Et il écrasa un superbe paraphe sur la page blanche.

— Là ! ça y est, je suis libre.

Bluette alors se leva, s’avança vers le braconnier et lui tendit amicalement la main. Blaireau allongea la sienne, très touché.

— Au revoir, mon ami, et donnez-moi de vos nouvelles… de loin en loin.

— Pour sûr ! s’écria Blaireau… Je n’oublierai pas vos bontés, monsieur le Directeur, et si vous aimez le gibier… ?

— Je l’aime beaucoup.

— Eh bien ! on vous en enverra un de ces jours qui ne vous coûtera pas cher.

Et Blaireau ajouta, en manière de réflexion :

« Ni à moi, non plus d’ailleurs. »

— Vous allez donc continuer le braconnage ? dit Bluette avec un léger accent de reproche.

— Dame ! tout le monde ne peut pas être fonctionnaire, monsieur le Directeur.

— Évidemment, mon ami, évidemment. Exercez donc ce métier, puisque c’est le vôtre, mais exercez-le avec modération.

— Je vous le promets.

— Sans violences ?

— Je suis très doux.

— Et tâchez de concilier les exigences decette profession avec le respect qu’un bon citoyen doit à l’autorité.

— Je ferai de mon mieux.

— Donc, Blaireau, à partir d’aujourd’hui, plus de coups au garde champêtre ?

— Il y tient, ne le contrarions pas », pensa Blaireau. Et il ajouta, conciliant :

— Je m’y engage, monsieur le Directeur, mais ce sera pour vous faire plaisir. Au revoir, monsieur Bluette.

— Au revoir Blaireau.

Pendant cette petite conversation, Bluette avait machinalement commencé à décacheter son courrier, et son attention avait été attirée d’abord par une lettre portant le timbre du parquet.

Il en déchiffrait les premières lignes juste au moment où Blaireau, après l’avoir plusieurs fois respectueusement salué mettait lamain sur le bouton de la porte et s’apprêtait à sortir.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria tout-à-coup M. le Directeur.

— Qu’y a-t-il donc ? murmura Blaireau, en se retournant.

— Par exemple ! Ça, c’est fantastique ! continua Bluette en se penchant sur la lettre comme pour la lire plus attentivement.

— Je m’en vas, monsieur le Directeur, je m’en vas, dit Blaireau en s’éloignant avec discrétion.

Bluette leva les yeux.

— Mais non, sapristi ! ne partez pas.

— Que je ne parte pas ?

— J’ai à vous parler… Avancez…

Et tandis que Blaireau traversait le bureau directorial de son pas traînard, Bluette lisait et relisait :

« Le véritable coupable a fait des aveuxcomplets et s’est mis à la disposition de la justice. »

Il passa la main sur son front et regarda Blaireau. Ainsi, Blaireau ne le trompait pas, quand il soutenait qu’il était innocent ! Ainsi, on était en présence d’une erreur judiciaire ! Oui, c’était fantastique ! tout à fait fantastique. Ça lui ferait un souvenir pour ses vieux jours, un chapitre intéressant de ses futurs mémoires de Directeur de prison. « Quand je vais raconter ça à Alice, songea Bluette, elle sera joliment contente. »

Une erreur judiciaire, voici qui est bon pour rompre la monotonie d’une carrière administrative !

Blaireau, arrivé devant la table, attendit en silence, respectant les réflexions auxquelles se livrait visiblement Bluette.

Alors, celui-ci, fixant le braconnier d’un regard profond, lui demanda :

— Qu’est-ce que vous répondriez, Blaireau, si je vous apprenais que vous êtes innocent ?

Notre homme eut un haut-le-corps.

— Moi !

— Oui, vous…

Blaireau se remit rapidement et répliqua :

— Mais, monsieur le directeur, je vous répondrais que je le savais.

— Vous êtes innocent, Blaireau ; vous aviez raison, absolument raison…

Et Bluette, qui n’en revenait pas, répétait les termes de la lettre officielle :

« Aveux complets. L’innocence du nommé Blaireau est reconnue. Après les formalités indispensables, on le mettra en liberté le plus tôt possible. »

— Pardi ! fit Blaireau. J’en étais bien sûr que j’étais innocent, mais ça fait plaisir tout de même. Il me semble que j’en suis encoreplus sûr. Et, ajouta-t-il, le vrai coupable, sans indiscrétion, qui est-ce ?

— C’est un professeur, il paraît.

— Un professeur ! s’écria Blaireau en levant les bras… Ah ! bien si les professeurs s’y mettent, maintenant !

— Un nommé Fléchard (Jules). Il ne faut pas lui en vouloir, Blaireau.

— Je ne lui en veux pas… mais il aurait pu se dénoncer plus tôt. Juste au moment où j’ai fini… ! Ce n’était pas la peine, pour ainsi dire.

— Beaucoup, à sa place, remarqua judicieusement Bluette, ne se seraient pas dénoncé du tout.

— Enfin ! murmura Blaireau.

M. le directeur continua :

— Quoi qu’il en soit, mon ami, je suis très heureux pour vous de la façon dont cette affaire se termine.

Il tendit encore une fois la main à Blaireau, puis froissant la lettre :

— Le parquet va se hâter. De mon côté, je n’épargnerai aucune démarche et vous serez remis en liberté le plus tôt possible.

— Vous dites ?

Bluette appuya :

— Le plus tôt possible, je vous le promets.

Blaireau eut un gros rire bon enfant qui lui secoua les épaules :

— Mais, monsieur le Directeur vous oubliez quelque chose.

— Et quoi donc, mon cher Blaireau ?

— Vous oubliez que vous venez de me mettre en liberté et que je vas sortir tout de suite.

— Non, pas tout de suite, répliqua froidement Bluette.

— Hein ?

— Oui, continua le Directeur en reprenant l’air bonhomme qui lui était habituel. La lettre du Parquet dit « le plus tôt possible ».

— Eh bien ?

— Eh bien ! je ne peux pas prendre sur moi de vous relâcher immédiatement.

Blaireau faisait de grands efforts pour comprendre.

— Mais puisque j’ai fini mon temps !

M. le Directeur ne parut pas touché de cet argument si raisonnable pourtant au premier abord. Il sourit avec indulgence !

— Vous avez fini votre temps comme coupable, mon cher Blaireau. Mais aujourd’hui, on m’apprend tout à coup que vous êtes innocent. La solution est donc modifiée et nous nous trouvons en présence de nouvelles formalités à remplir.

Les yeux de Blaireau commençaient à s’écarquiller furieusement.

— Alors, si je voulais sortir maintenant, je ne pourrais pas ?

— Non, mon ami.

— Vous m’en empêcheriez ?

— Sans violence, mon cher Blaireau, mais enfin je vous en empêcherais tout de même.

— Et tout à l’heure, pourtant, j’étais libre ?

— Vous l’étiez, Blaireau.

— Et je ne le suis plus ?

— Ou du moins pas immédiatement.

Blaireau éclata :

— Alors, comme ça, nom d’un chien, c’est parce que je suis innocent qu’il faut que je reste en prison un peu plus ?

— Ce n’est pas la seule raison, reprit ironiquement M. le Directeur.

Oubliant son respect coutumier, Blaireau se mit à arpenter le cabinet en hochant la tête et en poussant des exclamations de colère.

— C’est trop fort ! c’est trop fort !… Non…

— Hé ! calmez-vous, mon ami, dit Bluette en lui mettant amicalement la main sur l’épaule. Tout n’est pas perdu…

— Il ne manquerait plus que ça.

— Je me rendrai tout à l’heure chez le procureur de la République, je lui expliquerai votre situation et un de ces jours, j’espère…

— Un de ces jours ! hurla Blaireau.

— Demain peut-être…

— Oh !

— Et même, qui sait… ce soir, à la rigueur.

Blaireau tomba sur une chaise, non sans une nuance de découragement.

— Vous m’avouerez, monsieur Bluette, que celle-là… !

— Que diable ! mon cher Blaireau, ayez de la patience. La loi est la loi. Pour êtreemprisonné, il n’est pas absolument nécessaire d’être coupable, mais, d’un autre côté, pour être mis en liberté, il ne suffit pas toujours d’être innocent !

— Ce n’est pas que je regrette, au moins, remarqua poliment Blaireau, de rester quelques heures de plus chez vous…

— Vous êtes trop aimable, Blaireau.

— Mais quelle drôle d’idée, il a eu de se dénoncer, ce professeur !

— En effet.

— Ça allait si bien !

— Enfin, mon ami, rassurez-vous. On finira par vous remettre en liberté tout de même.

— Non, mais je l’espère bien, par exemple !

Ils se mirent à rire tous les deux, de concert, et sans aucun souci de la distance sociale qui les séparait.

Blaireau eut tout à coup une idée pratique :

— Est-ce que je ne pourrais point demander une petite indemnité ?

— Je ne vous le conseille pas, répondit Bluette.

Un quidam entra.

— Quelqu’un qui demande à parler tout de suite à M. le Directeur, voici sa carte.

Bluette lut : « André Guilloche, avocat. (Pour l’affaire Blaireau).

— Hé ! Hé ! dit Bluette, voici un avocat qui a affaire à vous, Blaireau.

Celui-ci se méfiait instinctivement.

« Qu’est-ce que c’était encore que celui-là ? Un avocat pour l’affaire Blaireau ! Comment ! condamné à trois mois de prison, pour un délit qu’il n’avait pas commis, aujourd’hui, il allait sortir, sa prison accomplie jusqu’au bout. Et voilà qu’on le gardait en prison !Et voilà qu’un avocat voulait lui parler ! Qu’est-ce qui allait encore lui arriver… »

— Ah ! malheur de malheur ! s’écria-t-il. C’est ça qu’ils appellent la justice.