L’Affaire Blaireau/Chapitre 21

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XXI


Dans lequel le baron de Hautpertuis fait tout ce qu’il faut pour justifier le mot de la fin.


Quand Bluette mit, provisoirement d’ailleurs, un dernier baiser sur la nuque d’Alice, en lui disant : « Je serai tout à toi dans quelques minutes, en ce moment mon bureau est plein de monde », il commit la grande faute de ne point préciser les noms et qualités des encombrants.Il aurait, de la sorte, évité, non point un malheur car l’aventure tourna mieux qu’on n’aurait pu l’espérer, mais une complication dangereuse.

Au nom du baron de Hautpertuis, Alice ou, si vous aimez mieux, Delphine de Serquigny eût bondi, comme dans les mélodrames :

— Cet homme, ici !

Le nom du baron n’avait jamais été prononcé entre Alice et Bluette. À quoi bon parler de ces choses-là ?

Et quand Bluette racontant au baron une partie de sa vie, citait sa mignonne Alice, M. de Hautpertuis était à cent lieues de croire que cette charmante femme constituait la même personne que sa bien-aimée Delphine, à lui.

Et voilà comme la vie ménage de ces surprises et de ces rencontres, beaucoup plusingénieuses que celles qu’imaginent nos ténébreux dramaturges ou nos vaudevillistes les plus farces, comme dit le critique.

Restée seule, la joyeuse Alice s’ennuyait ferme, et comme l’oisiveté est mauvaise conseillère, notre jeune amie n’hésita pas à commettre un de ces actes que les censeurs les plus indulgents sont unanimes à traiter d’anti-administratifs.

Découvrant dans un magasin un lot de vêtements destinés aux détenus, elle en choisit un à sa mesure approximative et s’en affubla.

Autant pour se mettre à son aise (du coutil, c’est frais, l’été !) que pour causer une surprise à Bluette quand il la reverrait ainsi costumée.

Ajoutons que notre petite camarade était tout à fait gentille sous ce généralement hideux uniforme, tant il est vrai que la jeunesse et la grâce suffisent à embellir, non seulement tout ce qu’elles parent, mais encore tout ce dont elles se parent !

. . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir dignement savouré cette pensée délicate et bien originale, rentrons au vif de l’action.

Comme il fait très chaud, Alice n’a rien trouvé de mieux que de pénétrer dans le plus frais cachot de la prison et de s’y installer, et d’y lire les journaux de Paris que, précisément, le facteur vient d’apporter.

Elle est bien à son aise avec ce léger costume qu’elle ne craint point de salir ; ses cheveux sont défaits et roulés dans une calotte de toile.

On la prendrait ainsi pour un pauvre petit jeune homme coupable sans doute, mais si gentil que le tribunal aurait bien dû l’acquitter.

Quand on a cette frimousse-là et ces grands yeux expressifs, on ne doit pas être un bien redoutable malfaiteur ! Pauvre petit prisonnier !

Cependant, Bluette faisait au baron les honneurs de son établissement.

Ils avaient visité les cellules, les ateliers, le réfectoire.

— Par là, ce sont les cachots où l’on enferme les malfaiteurs dangereux, provisoirement confiés à ma garde, ou les mauvaises têtes. Ces cachots, depuis ma direction, ont toujours été vides. Si vous désirez y jeter un coup d’œil…

Et, ainsi que le lecteur s’y attend peut-être, ce fut précisément le cachot où résidait Alice, dont Bluette entrouvrit la porte.

Ici, une véritable scène de théâtre facile à se figurer.

Grâce à son excessive myopie, le baronn’aperçut point les grimaces désespérées qu’Alice adressait à Bluette et dont ce dernier, par bonheur, devina la signification.

Pas de doute, l’ami, le seigneur et maître d’Alice, c’était lui, M. de Hautpertuis.

Épineuse, oh ! combien, la situation ! Bluette cherchait à emmener le baron, mais en vain, le baron venait d’affermir son monocle et murmurait :

— Voilà bien la plus étrange ressemblance que j’aie jamais constatée de ma vie !

Allons bon, ça y était ! Il allait la reconnaître maintenant et que se passerait-il ensuite ? Comment expliquer… Bluette n’en menait pas large !

Alice, elle, n’avait pas perdu son sang-froid un seul instant.

— Quelle étrange ressemblance ! répétait le baron. Qu’est ce jeune homme, mon cher Bluette ?

— C’est un garçon qui vient d’être condamné pour vagabondage, un excellent sujet, à part ce détail.

— Avez-vous une famille, mon ami, des parents ?

Alice se souvint qu’elle avait joué la comédie, jadis.

Elle prit une attitude humble et donna à sa voix le timbre rocailleux des personnes de basse culture mondaine.

— Hélas ! oui, mon bon monsieur répondit-elle, j’ai une famille, une brave famille dont je fais le désespoir ! Ma pauvre sœur surtout…

— Ah ! vous avez une sœur mon ami ? De quel âge ?

— Vingt-trois ans, monsieur.

— Ah ! mon Dieu !

— Qu’avez-vous, monsieur le baron ? demanda Bluette.

« Juste l’âge de Delphine ! » pensait Hautpertuis.

— Où habite-t-elle ? continua-t-il en s’adressant au jeune détenu.

— À Paris, monsieur. Je puis bien dire que je lui en ai causé du désagrément à ma pauvre sœur !

— Son nom !

— Delphine, monsieur.

— Mon pressentiment ne me trompait pas. Oh ! c’est affreux ! Mon cher monsieur Bluette, ce pauvre garçon est le frère de Delphine, le propre frère de mon amie.

— Étrange rencontre, baron ! Ah ! on ne pourra jamais soupçonner les drames qui se passent dans les prisons !

— Continuez, mon ami. Racontez-moi votre existence. Pourquoi êtes-vous ici ?

— M. le directeur vous l’a dit, monsieur, pour vagabondage. Toute ma vie, je n’ai faitque vagabonder. C’est plus fort que moi, il faut que je vagabonde. Ma sœur a beau m’envoyer de l’argent, je le dépense à mesure. Ah ! je peux dire que je lui coûte cher à celle-là !

— Votre sœur vous envoie de l’argent !

— Pas à moi seulement, monsieur, mais à toute la famille, à deux ou trois frères que nous avons dans le Midi, à son vieil oncle infirme, à une tante malade…

— Elle s’y trouve, en ce moment, chez cette tante malade. Pauvre Delphine, quel cœur ! Brave, brave fille !

— C’est la providence de la famille, monsieur. Sans elle, nous serions tous morts de faim depuis longtemps. Mais voilà, elle ne pourra peut-être pas toujours nous en envoyer de l’argent, et alors…

M. de Hautpertuis eut un beau geste.

— Rassurez-vous, mon jeune ami, jamaisvotre sœur ne manquera d’argent, je crois pouvoir vous l’affirmer !

— Vous la connaissez donc, monsieur ?

— J’ai cet honneur.

— Pauvre Delphine ! Sans nous, elle serait restée une honnête fille… Elle n’aurait pas été obligée de mal tourner.

— Mais, mon ami, ne croyez pas que votre sœur ait mal tourné, vous vous tromperiez beaucoup. Elle n’est pas positivement mariée, mais elle a un ami sincère, dévoué, riche, qui ne la laissera jamais manquer de rien, ni pour elle, ni pour sa famille.

— Elle le mérite bien.

— Quant à vous, mon jeune ami, prenez ceci en attendant.

Il lui glissa un billet de cent francs dans la main.

— Merci, monsieur, vous êtes trop bon.

— Par amitié pour moi, M. le directeurvoudra bien vous traiter avec indulgence, n’est-ce pas, monsieur Bluette ?

— Je le traiterai de mon mieux, répondit modestement le fonctionnaire.

— Au revoir, mon cher directeur. Ah, cette rencontre m’a serré le cœur !

— La vie est pleine d’étranges choses.

— Et vous, mon jeune ami, bon courage !

— Je ne me plains pas… M. le directeur est très bon pour moi.

Quand elle fut seule, Alice ne put s’empêcher de murmurer :

— Décidément c’est un brave homme ; mais, quelle poire !