L’Affaire Crainquebille (1901)/Chapitre VI

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Édouard Pelletan (p. 71-80).

CHAPITRE VI

Crainquebille devant l’Opinion.



Crainquebille
, sorti de prison, poussait sa voiture rue Montmartre en criant : Des choux, des navets, des carottes ! Il n’avait ni orgueil, ni honte de son aventure. Il n’en gardait pas un souvenir pénible. Cela tenait dans son esprit, du théâtre, du voyage et du rêve. Il était surtout content de marcher dans la boue, sur le pavé de la ville, et de voir sur sa tête le ciel tout en eau et sale comme le ruisseau, le bon ciel de sa ville.
Il s’arrêtait à tous les coins de rue pour boire un verre ; puis, libre et joyeux, ayant craché dans ses mains pour en lubrifier la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait la charrette, tandis que, devant lui, les moineaux, comme lui matineux et pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chaussée, s’envolaient en gerbe avec son cri familier :
Des choux, des navets, des carottes ! Une vieille ménagère, qui s’était approchée, lui disait, en tâtant des céleris :

— Qu’est-ce qui vous est donc arrivé, père Crainquebille ? Il y a bien trois semaines qu’on ne vous a pas vu. Vous avez été malade ? Vous êtes un peu pâle.

— Je vas vous dire, m’ame Mailloche, j’ai fait le rentier.

Rien n’est changé dans sa vie, à cela près qu’il va chez le troquet plus souvent que d’habitude, parce qu’il a l’idée que c’est fête, et qu’il a fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre, un peu gai, dans sa soupente. Étendu dans le plumard, il ramène sur lui les sacs que lui a prêtés le marchand de marrons du coin et qui lui servent de couverture, et il songe : « La prison, il n’y a pas à se plaindre ; on y a tout ce qui vous faut. Mais on est tout de même mieux chez soi. »

Son contentement fut de courte durée. Il s’aperçut vite que les clientes lui faisaient grise mine.

— Des beaux céleris, m’ame Cointreau !

— Il ne me faut rien.

— Comment, qu’il ne vous faut rien ? Vous vivez pourtant pas de l’air du temps.

Et m’ame Cointreau, sans lui faire de réponse, rentrait fièrement dans la
grande boulangerie dont elle était la patronne. Les boutiquières et les concierges, naguère assidues autour de sa voiture verdoyante et fleurie, maintenant se détournaient de lui. Parvenu à la cordonnerie de l’Ange-Gardien, qui est le point où commencèrent ses aventures judiciaires, il appela :

— M’ame Bayard, m’ame Bayard, vous me devez quinze sous de l’autre fois.

Mais m’ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne daigna pas tourner la tête.

Toute la rue Montmartre savait que le père Crainquebille sortait de prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de sa condamnation était parvenu jusqu’au faubourg et à l’angle tumultueux de la rue Richer.
Là, vers midi, il aperçut Mme Laure, sa bonne et fidèle cliente, penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tâtait un gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d’abondants fils d’or largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand’chose, un sale coco, lui jurait, la main sur son cœur, qu’il n’y avait pas plus belle marchandise que la sienne. À ce spectacle le cœur de Crainquebille se déchira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit à Mme Laure, d’une voix plaintive et brisée :

— C’est pas bien de me faire des infidélités.

Mme Laure, comme elle le reconnaissait elle-même, n’était pas duchesse. Ce n’est pas dans le monde qu’elle s’était fait une idée du panier à salade et du Dépôt. Mais on peut être honnête dans tous les états, pas vrai ? Chacun a son amour-propre, et l’on n’aime pas avoir affaire à un individu qui sort de prison. Aussi ne répondit-elle à Crainquebille qu’en simulant un haut-le-cœur.

Et le vieux marchand ambulant, ressentant l’affront, hurla :

— Dessalée ! va !

Mme Laure en laissa tomber son chou vert et s’écria :

— Eh ! va donc, vieux cheval de retour ! Ça sort de prison, et ça insulte les personnes !

Crainquebille, s’il avait été de sang-froid, n’aurait jamais reproché à Mme Laure sa condition. Il savait trop qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans la vie, qu’on ne choisit pas son métier, et qu’il y a

du bon monde partout. Il avait coutume d’ignorer sagement ce que faisaient chez elles les clientes, et il ne méprisait personne. Mais il était hors de lui. Il donna par trois fois à Mme Laure les noms de dessalée, de charogne et de roulure. Un cercle de curieux se forma autour de Mme Laure et de Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs injures aussi solennelles que les premières, et qui eussent égrené tout du long leur chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui. Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans l’esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.