L’Affaire Lemoine/Dans les Mémoires de Saint-Simon

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Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 59-87).

IX

DANS LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

Mariage de Talleyrand-Périgord. — Succès remportés par les Impériaux devant Château-Thierry, fort médiocres. — Le Moine, par la Mouchi, arrive au Régent. — Conversation que j’ai avec M.  le duc d’Orléans à ce sujet. Il est résolu de porter l’affaire au duc de Guiche. — Chimères des Murat sur le rang de prince étranger. — Conversation du duc de Guiche avec M.  le duc d’Orléans sur Le Moine, au parvulo donné à Saint-Cloud pour le roi d’Angleterre voyageant incognito en France. — Présence inouïe du comte de Fels à ce parvulo. — Voyage en France d’un infant d’Espagne, très singulier.

Cette année-là vit le mariage de la bonne femme Blumenthal avec L. de Talleyrand-Périgord dont il a été maintes fois parlé, avec force éloges, et très mérités au cours de ces Mémoires. Les Rohan en firent la noce où se trouvèrent des gens de qualité. Il ne voulut pas que sa femme fût assise en se mariant, mais elle osa la housse sur sa chaise et se fit incontinent appeler duchesse de Montmorency, dont elle ne fut pas plus avancée. La campagne continua contre les Impériaux qui malgré les révoltes d’Hongrie, causées par la cherté du pain, remportèrent quelques succès devant Château-Thierry. Ce fut là qu’on vit pour la première fois l’indécence de M. de Vendôme traité publiquement d’Altesse. La gangrène gagna jusqu’aux Murat et ne laissait pas de me causer des soucis contre lesquels je soutenais difficilement mon courage si bien que j’étais allé loin de la cour, passer à la Ferté la quinzaine de Pâques en compagnie d’un gentilhomme qui avait servi dans mon régiment et était fort considéré par le feu Roi, quand la veille de Quasimodo un courrier que m’envoyait Mme de Saint-Simon me rendit une lettre par laquelle elle m’avisait d’être à Meudon dans le plus bref délai qu’il se pourrait, pour une affaire d’importance, concernant M.  le duc d’Orléans. Je crus d’abord qu’il s’agissait de celle du faux marquis de Ruffec, qui a été marquée en son lieu ; mais Biron l’avait écumée, et par quelques mots échappés à Mme de Saint-Simon, de pierreries et d’un fripon appelé Le Moine, je ne doutai plus qu’il ne s’agît encore d’une de ces affaires d’alambics qui, sans mon intervention auprès du chancelier, avaient été si près de faire — j’ose à peine à l’écrire — enfermer M.  le duc d’Orléans à la Bastille. On sait en effet que ce malheureux prince, n’ayant aucun savoir juste et étendu sur les naissances, l’histoire des familles, ce qu’il y a de fondé dans les prétentions, l’absurdité qui éclate dans d’autres et laisse voir le tuf qui n’est que néant, l’éclat des alliances et des charges, encore moins l’art de distinguer dans sa politesse le rang plus ou moins élevé, et d’enchanter par une parole obligeante qui montre qu’on sait le réel et le consistant, disons le mot, l’intrinsèque des généalogies, n’avait jamais su se plaire à la cour, s’était vu abandonné par la suite de ce dont il s’était détourné d’abord, tant et si loin qu’il en était tombé, encore que premier prince du sang, à s’adonner à la chimie, à la peinture, à l’Opéra, dont les musiciens venaient souvent lui apporter leurs livres et leurs violons qui n’avaient pas de secrets pour lui. On a vu aussi avec quel art pernicieux ses ennemis, et par-dessus tous le maréchal de Villeroy, avaient usé contre lui de ce goût si déplacé de chimie, lors de la mort étrange du dauphin et de la dauphine. Bien loin que les bruits affreux qui avaient été alors semés avec une pernicieuse habileté par tout ce qui approchait la Maintenon eussent fait repentir M.  le duc d’Orléans de recherches qui convenaient si peu à un homme de sa sorte, on a vu qu’il les avait poursuivies avec Mirepoix, chaque nuit, dans les carrières de Montmartre, en travaillant sur du charbon qu’il faisait passer dans un chalumeau où, par une contradiction qui ne se peut concevoir que comme un châtiment de la Providence, ce prince qui tirait une gloire abominable de ne pas croire en Dieu m’a avoué plus d’une fois avoir espéré voir le diable.

Les affaires du Mississipi avaient tourné court et le duc d’Orléans venait, contre mon avis, de rendre son inutile édit contre les pierreries. Ceux qui en possédaient, après avoir montré de l’empressement et éprouvé de la peine à les offrir, préfèrent les garder en les dissimulant, ce qui est bien plus facile que pour l’argent, de sorte que malgré tous les tours de gobelets et diverses menaces d’enfermerie, la situation des finances n’avait été que fort peu et fort passagèrement améliorée. Le Moine le sut et pensa faire croire à M.  le duc d’Orléans qu’elle le serait s’il le persuadait qu’il était possible de fabriquer du diamant. Il espérait du même coup flatter par là les détestables goûts de chimie de ce prince et qu’il lui ferait ainsi sa cour. C’est ce qui n’arriva pas tout de suite. Il n’était pourtant pas difficile d’approcher M.  le duc d’Orléans pourvu qu’on n’eût ni naissance, ni vertu. On a vu ce qu’étaient les soupers de ces roués d’où seule la bonne compagnie était tenue à l’écart par une exacte clôture. Le Moine, qui avait passé sa vie, enterré dans la crapule la plus obscure et ne connaissait pas à la cour un homme qui se put nommer, ne sut pourtant à qui s’adresser pour entrer au Palais Royal ; mais à la fin, la Mouchi en fit la planche. Il vit M.  le duc d’Orléans, lui dit qu’il savait faire du diamant, et ce prince, naturellement crédule, s’en coiffa. Je pensai d’abord que le mieux était d’aller au Roi par Maréchal. Mais je craignis de faire éclater la bombe, qu’elle n’atteignît d’abord celui que j’en voulais préserver et je résolus de me rendre tout droit au Palais Royal. Je commandai mon carrosse, en pétillant d’impatience et je m’y jetai comme un homme qui n’a pas tous ses sens à lui. J’avais souvent dit à M.  le duc d’Orléans que je n’étais pas homme à l’importuner de mes conseils, mais que lorsque j’en aurais, si j’osais dire, à lui donner, il pourrait penser qu’ils étaient urgents et lui demandais qu’il me fît alors la grâce de me recevoir de suite car je n’avais jamais été d’une humeur à faire antichambre. Ses valets les plus principaux me l’eussent évité, du reste, par la connaissance que j’avais de tout l’intérieur de sa cour. Aussi bien me fit-il entrer ce jour-là sitôt que mon carrosse se fût rangé dans la dernière cour du Palais Royal, qui était toujours remplie de ceux à qui l’accès eût dû en être interdit, depuis que, par une honteuse prostitution de toutes les dignités et par la faiblesse déplorable du Régent, ceux des moindres gens de qualité, qui ne craignaient même plus d’y monter en manteaux longs, y pouvaient pénétrer aussi bien et presque sur le même rang que ceux des ducs. Ce sont là des choses qu’on peut traiter de bagatelles, mais auxquelles n’auraient pu ajouter foi ceux des hommes du précédent règne, qui, pour leur bonheur, sont morts assez tôt pour ne les point voir. Aussitôt entré auprès du régent que je trouvai sans un seul de ses chirurgiens ni de ses autres domestiques, et après que je l’eusse salué d’une révérence fort médiocre et fort courte qui me fut exactement rendue : — Eh bien, qu’y a-t-il encore ? me dit-il d’un air de bonté et d’embarras. — Il y a, puisque vous me commandez de parler, Monsieur, lui dis-je avec feu en tenant mes regards fichés sur les siens qui ne les purent soutenir, que vous êtes en train de perdre auprès de tous le peu d’estime et de considération — ce furent là les termes dont je me servis — qu’a gardé pour vous le gros du monde.

Et, le sentant outré de douleur, (d’où, malgré ce que je savais de sa débonnaireté, je conçus quelque espérance,) sans m’arrêter, pour me débarrasser en une fois de la fâcheuse pilule qu’il me fallait lui faire prendre, et ne pas lui laisser le temps de m’interrompre, je lui représentai avec le plus terrible détail en quel abandon il vivait à la cour, quel progrès ce délaissement, il fallait dire le vrai mot, ce mépris, avaient fait depuis quelques années ; combien ils s’augmenteraient de tout le parti que les cabales ne manqueraient pas de tirer scélératement des prétendues inventions du Moine pour jeter contre lui-même des accusations ineptes, mais dangereuses au dernier point ; je lui rappelai — et je frémis encore parfois, la nuit quand je me réveille, de la hardiesse que j’eus d’employer ces mots mêmes — qu’il avait été accusé à plusieurs reprises d’empoisonnement contre les princes qui lui barraient la voie au trône ; que ce grand amas de pierreries qu’on ferait accepter comme vraies l’aiderait à atteindre plus facilement à celui d’Espagne, pour quoi on ne doutait point qu’il y eut concert entre lui, la cour de Vienne, l’empereur et Rome ; que par la détestable autorité de celle-ci il répudierait Mme d’Orléans dont c’était pour lui une grâce de la Providence que les dernières couches eussent été heureuses, sans quoi eussent été renouvelées les infâmes rumeurs d’empoisonnement ; qu’à vrai dire, pour vouloir la mort de madame sa femme, il n’était pas comme son frère convaincu du goût italien — ce furent encore mes termes — mais que c’était le seul vice dont on ne l’accusât pas (non plus que n’avoir pas les mains nettes), puisque ses relations avec Mme  la duchesse de Berry paraissaient à beaucoup ne pas être celles d’un père ; que s’il n’avait pas hérité l’abominable goût de Monsieur pour tout le reste, il en était bien le fils par l’habitude des parfums qui l’avaient mis mal avec le roi qui ne les pouvait souffrir, et plus tard avaient favorisé les bruits affreux d’avoir attenté à la vie de la dauphine, et par avoir toujours mis en pratique la détestable maxime de diviser pour régner à l’aide des redites de l’un à l’autre qui étaient la peste de sa cour, comme elles l’avaient été de celle de Monsieur, son père, où elles avaient empêché de régner l’unisson ; qu’il avait gardé pour les favoris de celui-ci une considération qu’il n’accordait à pas un autre, et que c’étaient eux — je ne me contraignis pas à nommer Effiat — qui, aidés de Mirepoix et de la Mouchi, avaient frayé un chemin au Moine ; que n’ayant pour tout bouclier que des hommes qui ne comptaient plus depuis la mort de Monsieur et ne l’avaient pu pendant sa vie que par l’horrible conviction où était chacun, et jusqu’au roi qui avait ainsi fait le mariage de Mme d’Orléans, qu’on obtenait tout d’eux par l’argent, et de lui par eux entre les mains de qui il était, on ne craindrait pas de l’atteindre par la calomnie la plus odieuse, la plus touchante, qu’il n’était que temps, s’il l’était encore, qu’il relevât enfin sa grandeur et pour cela un seul moyen, prendre dans le plus grand secret les mesures pour faire arrêter Le Moine et, aussitôt la chose décidée, n’en point retarder l’exécution et ne le laisser de sa vie rentrer en France.

M.  le duc d’Orléans, qui s’était seulement écrié une ou deux fois au commencement de ce discours, avait ensuite gardé le silence d’un homme anéanti par un si grand coup ; mais mes derniers mots en firent sortir enfin quelques-uns de sa bouche. Il n’était pas méchant et la résolution n’était pas son fort :

— Eh quoi ! me dit-il d’un ton de plainte, l’arrêter ? Mais enfin si son invention était vraie ?

— Comment, Monsieur, lui dis-je étonné au dernier point d’un aveuglement si extrême et si pernicieux, vous en êtes là, et si peu de temps après avoir été détrompé sur l’écriture du faux marquis de Ruffec. Mais enfin, si vous avez seulement un doute, faites venir l’homme de France qui se connaît le mieux à la chimie comme à toutes les sciences, ainsi qu’il a été reconnu par les académies et par les astronomes, et dont aussi le caractère, la naissance, la vie sans tache qui l’a suivie, vous garantissent la parole. Il comprit que je voulais parler du duc de Guiche et avec la joie d’un homme empêtré dans des résolutions contraires et à qui un autre ôte le souci d’avoir à prendre celle qui conviendra :

— Oh bien ! nous avons eu la même idée, me dit-il. Guiche en décidera, mais je ne peux le voir aujourd’hui. Vous savez que le roi d’Angleterre, voyageant très incognito sous le nom de comte de Stanhope, vient demain parler avec le Roi des affaires d’Hollande et d’Allemagne ; je lui donne une fête à Saint-Cloud où Guiche se trouvera. Vous lui parlerez et moi pareillement, après le souper. Mais êtes-vous sûr qu’il y viendra ? ajoute-t-il d’un air embarrassé.

Je compris qu’il n’osait faire mander le duc de Guiche au Palais Royal, où, comme on peut bien penser et par le genre de gens que M.  le duc d’Orléans voyait et avec lesquels Guiche n’avait nulle familiarité, hors avec Besons et avec moi, il venait le moins souvent qu’il pouvait, sachant que c’étaient les roués qui y tenaient le premier rang plutôt que des hommes du sien. Aussi le Régent craignant toujours qu’il chantât pouilles sur lui, vivait à son égard dans des inquiétudes et des mesures perpétuelles. Fort attentif à rendre à chacun ce qui lui était dû et n’ignorant pas ce qui l’était au propre fils de Monsieur, Guiche le visitait aux occasions seulement, et je ne crois pas qu’on l’eût revu au Palais Royal depuis qu’il était venu lui faire sa cour pour la mort de Monsieur et la grossesse de Mme d’Orléans. Encore ne restât-il que quelques instants, avec un air de respect il est vrai, mais qui savait montrer avec discernement qu’il s’adressait, plutôt qu’à la personne, au rang de premier prince du sang. M.  le duc d’Orléans le sentait et ne laissait pas d’être touché d’un traitement si amer et si cuisant.

Comme je quittais le Palais Royal, au désespoir de voir remettre au parvulo de Saint-Cloud un parti pris et qui ne serait peut-être pas exécuté s’il ne l’était à l’instant même, tant étaient grandes la versatilité et les cavillations habituelles de M.  le duc d’Orléans, il m’arriva une curieuse aventure que je ne rapporte ici que parce qu’elle n’annonçait que trop ce qui devait se passer à ce parvulo. Comme je venais de monter dans mon carrosse où m’attendait Mme de Saint-Simon, je fus au comble de l’étonnement en voyant que se préparait à passer devant lui le carrosse de S. Murat, si connu par sa valeur aux armées, et celle de tous les siens. Ses fils s’y sont couverts d’honneur par des traits dignes de l’antiquité ; l’un, qui y a laissé une jambe, brille partout de beauté ; un autre est mort, laissant des parents qui ne se pourront consoler ; tellement qu’ayant montré des prétentions aussi insoutenables que celles des Bouillon, ils n’ont point perdu comme eux l’estime des honnêtes gens.

J’aurais pourtant dû être moins surpris par cette entreprise du carrosse, en me rappelant quelques propositions assez étranges, comme à un des derniers marlis où Mme Murat avait tenté le manège de céder à Mme de Saint-Simon, mais fort équivoquement et sans affecter de place, en disant qu’il y avait moins d’air là, que Mme de Saint-Simon le craignait et qu’à elle au contraire Fagon le lui avait recommandé ; Mme de Saint-Simon ne s’était pas laissée étourdir par des paroles si osées et avait vivement répondu qu’elle se mettait à cette place non parce qu’elle craignait l’air, mais parce que c’était la sienne et que si Mme Murat faisait mine d’en prendre une, elle et les autres duchesses iraient demander à Mme  la duchesse de Bourgogne de s’en plaindre au Roi. Sur quoi, la princesse Murat n’avait répondu mot, sinon qu’elle savait ce qu’elle devait à Mme de Saint-Simon, qui avait été fort applaudie pour sa fermeté par les duchesses présentes et par la princesse d’Espinoy. Malgré ce marli fort singulier, qui m’était resté dans la mémoire et où j’avais bien compris que Mme Murat avait voulu tâter le pavé, je crus cette fois à une méprise, tant la prétention me parut forte ; mais voyant que les chevaux du prince Murat prenaient l’avance, j’envoyai un gentilhomme le prier de les faire reculer, à qui il fut répondu que le prince Murat l’eût fait avec grand plaisir s’il avait été seul, mais qu’il était avec Mme Murat, et quelques paroles vagues sur la chimère de prince étranger. Trouvant que ce n’était pas le lieu de montrer le néant d’une entreprise si énorme, je fis donner l’ordre à mon cocher de lancer mes chevaux qui endommagèrent quelque peu au passage le carrosse du prince Murat. Mais fort échauffé par l’affaire du Moine, j’avais déjà oublié celle du carrosse, pourtant si importante pour ce qui regarde le bon fonctionnement de la justice et l’honneur du royaume, quand le jour même du parvulo de Saint-Cloud, les ducs de Mortemart et de Chevreuse me vinrent avertir, comme qui avait au cœur le plus juste souci des anciens et incontestables privilèges des ducs, véritable fondement de la monarchie, que le prince Murat, à qui on avait déjà fait la complaisance si dangereuse de l’eau bénite, avait prétendu à la main, pour le souper, sur le duc de Gramont, appuyant cette belle prétention sur être le petit-fils d’un homme qui avait été roi des Deux-Siciles, qu’il l’avait exposée à M. d’Orléans par Effiat, comme ayant été le principal ressort de la cour de Monsieur son père, que M.  le duc d’Orléans, embarrassé au dernier point et n’ayant pas d’ailleurs cette instruction claire, nette, profonde, dont le décisif met à néant les chimères, n’avait pas osé se prononcer fermement sur celle-ci, avait répondu qu’il verrait, qu’il en parlerait à la duchesse d’Orléans. Étrange disparate d’aller remettre les intérêts les plus vitaux de l’État, qui repose sur les droits des ducs, tant qu’il n’est pas touché à eux, à qui n’y tenait que par les liens les plus honteux et n’avait jamais su ce qui lui était dû, encore bien moins à Monsieur son époux et à la pairie tout entière. Cette réponse fort curieuse et inouïe avait été rendue par la princesse Soutzo à MM. de Mortemart et de Chevreuse qui, étonnés à l’extrême, m’étaient aussitôt venus trouver. Il est suffisamment au su de chacun qu’elle est la seule femme qui, pour mon malheur, ait pu me faire sortir de la retraite où je vivais depuis la mort du Dauphin et de la Dauphine. On ne connaît guère soi-même la raison de ces sortes de préférences et je ne pourrais dire par où celle-là réussit, là où tant d’autres avaient échoué. Elle ressemblait à Minerve, telle qu’elle est représentée sur les belles miniatures en pendants d’oreilles que m’a laissées ma mère. Ses grâces m’avaient enchaîné et je ne bougeais guère de ma chambre de Versailles que pour aller la voir. Mais je remets à une autre partie de ces Mémoires qui sera surtout consacrée à la comtesse de Chevigné, de parler plus longuement d’elle et de son mari qui s’était fort distingué par sa valeur et était parmi les plus honnêtes gens que j’aie connu. Je n’avais quasi nul commerce avec M. de Mortemart depuis l’audacieuse cabale qu’il avait montée contre moi chez la duchesse de Beauvilliers pour me perdre dans l’esprit du Roi. Jamais esprit plus nul, plus prétendant au contraire, plus tâchant d’appuyer ce contraire de brocards sans fondement aucun qu’il allait colporter ensuite. Pour M. de Chevreuse, menin de Monseigneur, c’était un homme d’une autre sorte et il a été ici trop souvent parlé de lui en son temps pour que j’aie à revenir sur ses qualités infinies, sur sa science, sur sa bonté, sur sa douceur, sur sa parole éprouvée. Mais c’était un homme, comme on dit, à faire des trous dans la lune et qui vainement s’embarrassait d’un rien comme d’une montagne. On a vu les heures que j’avais passées à lui représenter l’inconsistant de sa chimère sur l’ancienneté de Chevreuse et les rages qu’il avait failli donner au chancelier pour l’érection de Chaulnes. Mais enfin, ils étaient ducs tous deux et fort justement attachés aux prérogatives de leur rang ; et comme ils savaient que j’en étais plus jaloux moi-même que pas un qui fût à la cour, ils étaient venus me trouver parce que j’étais de plus ami particulier de M.  le duc d’Orléans, qui n’avais jamais eu en vue que le bien de ce prince et ne l’avais jamais abandonné quand les cabales de la Maintenon et du maréchal de Villeroy le laissaient seul au Palais Royal. Je tâchai d’arraisonner M.  le duc d’Orléans, je lui représentai l’injure qu’il faisait non seulement aux ducs, qui se sentiraient tous atteints en la personne du duc de Gramont, mais au bon sens, en laissant le prince Murat, comme autrefois les ducs de La Tremoïlle, sous le vain prétexte de prince étranger et de son grand-père, si connu par sa bravoure, roi de Naples pendant quelques années, avoir pendant le parvulo de Saint-Cloud, la main qu’il se garderait bien de ne pas exiger ensuite à Versailles, à Marly, et qu’elle servirait de véhicule à l’Altesse, car on sait où conduisent ces sourdes et profondes menées de princerie quand elles ne sont pas étouffées dans l’œuf. On en a vu l’effet avec MM. de Turenne et de Vendôme. Il y aurait fallu plus de commandement et un savoir plus étendu que n’en avait M.  le duc d’Orléans. Jamais pourtant cas plus simple, plus clair, plus facile à exposer, plus impossible, plus abominable à contredire. D’un côté, un homme qui ne peut pas remonter à plus de deux générations sans se perdre dans une nuit où plus rien de marquant n’apparaît ; de l’autre, le chef d’une famille illustre connue depuis mille ans, père et fils de deux maréchaux de France, n’ayant jamais compté que les plus grandes alliances. L’affaire du Moine ne touchait pas à des intérêts si vitaux pour la France.

Dans le même temps, Delaire épousa une Rohan et prit très étrangement le nom de comte de Cambacérès. Le marquis d’Albuféra, qui était fort de mes amis et dont la mère l’était, porta force plaintes qui, malgré l’estime infime et, on le verra par la suite, bien méritée que le Roi avait pour lui, restèrent sans effet. Et il en est maintenant de ces beaux comtes de Cambacérès (sans même parler du vicomte Vigier, qu’on imagine toujours dans les Bains d’où il est sorti), comme des comtes à la même mode de Montgomery et de Brye que le Français ignorant croit descendre de G. de Montgomery, si célèbre pour son duel sous Henri II, et appartenir à la famille de Briey, dont était mon amie la comtesse de Briey, laquelle a souvent figuré dans ces Mémoires et qui appelait plaisamment les nouveaux comtes de Brye, d’ailleurs gentilshommes de bon lieu quoique d’un moins haut parage, « les non brils ».

Un autre et plus grand mariage retarda la venue du roi d’Angleterre, qui n’intéressait pas que ce pays. Mlle Asquith, qui était probablement la plus intelligente d’aucun, et semblait une de ces belles figures peintes à fresque qu’on voit en Italie, épousa le prince Antoine Bibesco, qui avait été l’idole de ceux où il avait résidé. Il était fort l’ami de Morand, envoyé du Roi auprès de leurs Majestés Catholiques, duquel il sera souvent question au cours de ces Mémoires, et le mien. Ce mariage fit grand bruit, et partout d’applaudissement. Seul, un peu d’Anglais mal instruits, crurent que Mlle Asquith ne contractait pas une assez grande alliance. Elle pouvait certes prétendre à toutes, mais ils ignoraient que ces Bibesco en ont avec les Noailles, les Montesquiou, les Chimay, et les Bauffremont qui sont de la race capétienne et pourraient revendiquer avec beaucoup de raison la couronne de France, comme j’ai souvent dit.

Pas un des ducs ni un homme titré n’alla à ce parvulo de Saint-Cloud, hors moi, à cause de Mme de Saint-Simon par la place de dame d’atour de Mme  la duchesse de Bourgogne, acceptée de vive force, sur le péril du refus et la nécessité d’obéir au Roi, mais avec toute la douleur et les larmes qu’on a vues et les instances infinies de M.  le duc et de Mme  la duchesse d’Orléans ; les ducs de Villeroy et de La Rochefoucauld par ne pouvoir se consoler de n’être plus que de peu, on peut dire de rien et vouloir pomper un dernier petit fumet d’affaires, qui s’en servirent, aussi comme d’une occasion d’en faire leur cour au régent ; le chancelier, faute de conseil, dont il n’y avait pas ce jour-là ; à des moments, Artagnan, capitaine des gardes, quand il vint dire que le Roi était servi, un peu après, à son fruit, apporter des biscotins pour ses chiennes couchantes ; enfin quand il annonça que la musique était commencée, dont il voulut ardemment tirer une distinction qui ne put venir à terme.

Il était de la maison de Montesquiou ; une de ses sœurs avait été fille de la Reine, s’était accommodée et avait épousé le duc de Gesvres. Il avait prié son cousin Robert de Montesquiou-Fezensac, de se trouver à ce parvulo de Saint-Cloud. Mais celui-ci répondit par cet admirable apophtegme qu’il descendait des anciens comtes de Fezensac, lesquels sont connus avant Philippe-Auguste, et qu’il ne voyait pas pour quelle raison cent ans — c’était le prince Murat qu’il voulait dire — devraient passer avant mille ans. Il était fils de T. de Montesquiou qui était fort dans la connaissance de mon père et dont j’ai parlé en son lieu, et avec une figure et une tournure qui sentaient fort ce qu’il était et d’où il était sorti, le corps toujours élancé, et ce n’est pas assez dire, comme renversé en arrière, qui se penchait, à la vérité, quand il lui en prenait fantaisie, en grande affabilité et révérences de toutes sortes, mais revenait assez vite à sa position naturelle qui était toute de fierté, de hauteur, d’intransigeance à ne plier devant personne et à ne céder sur rien, jusqu’à marcher droit devant soi sans s’occuper du passage, bousculant sans paraître le voir, ou s’il voulait fâcher, montrant qu’il le voyait, qui était sur le chemin, avec un grand empressement toujours autour de lui des gens des plus de qualité et d’esprit à qui parfois il faisait sa révérence de droite et de gauche, mais le plus souvent leur laissait, comme on dit, leurs frais pour compte, sans les voir, les deux yeux devant soi, parlant fort haut et fort bien à ceux de sa familiarité qui riaient de toutes les drôleries qu’il disait, et avec grande raison, comme j’ai dit, car il était spirituel autant que cela se peut imaginer, avec des grâces qui n’étaient qu’à lui et que tous ceux qui l’ont approché ont essayé, souvent sans le vouloir et parfois même sans s’en douter, de copier et de prendre, mais pas un jusqu’à y réussir, ou à autre chose qu’à laisser paraître en leurs pensées, en leurs discours et presque dans l’air de l’écriture et le bruit de la voix qu’il avait toutes deux fort singulières et fort belles, comme un vernis de lui qui se reconnaissait tout de suite et montrait par sa légère et indélébile surface, qu’il était aussi difficile de ne pas chercher à l’imiter que d’y parvenir.

Il avait souvent auprès de lui un Espagnol dont le nom était Yturri et que j’avais connu, lors de mon ambassade à Madrid, comme il a été rapporté. En un temps où chacun ne pousse guère ses vues plus loin qu’à faire distinguer son mérite, il avait celui, à la vérité fort rare, de mettre tout le sien à faire mieux éclater celui de ce comte, à l’aider dans ses recherches, dans ses rapports avec les libraires, jusque dans les soins de sa table, ne trouvant nulle tâche fastidieuse si seulement elle lui en épargnait quelqu’une, la sienne n’étant, si l’on peut dire, qu’écouter et faire retentir au loin les propos de Montesquiou, comme faisaient ces disciples qu’avaient accoutumé d’avoir toujours avec eux les anciens sophistes, ainsi qu’il appert des écrits d’Aristote et des discours de Platon. Cet Yturri avait gardé la manière bouillante de ceux de son pays, lesquels à propos de tout ne vont pas sans tumulte, dont Montesquiou le reprenait fort souvent et fort plaisamment, à la gaieté de tous et tout le premier d’Yturri même, qui s’excusait en riant sur la chaleur de la race et avait garde d’y rien changer, car cela plaisait ainsi. Il se connaissait en objets d’autrefois dont beaucoup profitaient pour l’aller voir et consulter là-dessus, jusque dans la retraite que s’étaient ajustée nos deux ermites et qui était sise, comme j’ai dit, à Neuilly, proche de la maison de M.  le duc d’Orléans.

Montesquiou invitait fort peu et fort bien, tout le meilleur et le plus grand, mais pas toujours les mêmes et à dessein, car il jouait fort au roi, avec des faveurs et des disgrâces jusqu’à l’injustice à en crier, mais tout cela soutenu par un mérite si reconnu, qu’on le lui passait, mais quelques-uns pourtant fort fidèlement et fort régulièrement, qu’on était presque toujours sûr de trouver chez lui quand il donnait un divertissement, comme la duchesse Mme de Clermont-Tonnerre de laquelle il sera parlé beaucoup plus loin, qui était fille de Gramont, petite-fille du célèbre ministre d’État, sœur du duc de Guiche, qui était fort tourné, comme on l’a vu, vers la mathématique et la peinture, et Mme Greffulhe, qui était Chimay, de la célèbre maison princière des comtes de Bossut. Leur nom est Hennin-Liétard et j’en ai déjà parlé à propos du prince de Chimay, à qui l’Électeur de Bavière fit donner la Toison d’or par Charles II et qui devint mon gendre, grâce à la duchesse Sforze, après la mort de sa première femme, fille du duc de Nevers. Il n’était pas moins attaché à Mme de Brantes, fille de Cessac, dont il a déjà été parlé fort souvent et qui reviendra maintes fois dans le cours de ces Mémoires, et aux duchesses de la Roche-Guyon et de Fezensac. J’ai suffisamment parlé de ces Montesquiou à propos de leur plaisante chimère de descendre de Pharamond, comme si leur antiquité n’était pas assez grande et assez reconnue pour ne pas avoir besoin de la barbouiller de fables, et de l’autre à propos du duc de la Roche-Guyon, fils aîné du duc de La Rochefoucauld et survivancier de ses deux charges, de l’étrange présent qu’il reçut de M.  le duc d’Orléans, de sa noblesse à éviter le piège que lui tendit l’astucieuse scélératesse du premier président de Mesmes et du mariage de son fils avec Mlle de Toiras. On y voyait fort aussi Mme de Noailles, femme du dernier frère du duc d’Ayen, aujourd’hui duc de Noailles, et dont la mère est La Ferté. Mais j’aurai l’occasion de parler d’elle plus longuement comme de la femme du plus beau génie poétique qu’ait vu son temps, et qui a renouvelé, et l’on peut dire agrandi, le miracle de la célèbre Sévigné. On sait que ce que j’en dis est équité pure, étant assez au su de chacun en quels termes j’en suis venu avec le duc de Noailles, neveu du cardinal et mari de Mlle d’Aubigné, nièce de Mme de Maintenon, et je me suis assez étendu en son lieu sur ses astucieuses menées contre moi jusqu’à se faire avec Canillac avocat des conseillers d’État contre les gens de qualité, son adresse à tromper son oncle le cardinal, à bombarder Daguesseau chancelier, à courtiser Effiat et les Rohan, à prodiguer les grâces pécuniaires énormes de M.  le duc d’Orléans au comte d’Armagnac pour lui faire épouser sa fille, après avoir manqué pour elle le fils aîné du duc d’Albret. Mais j’ai trop parlé de tout cela pour y revenir et de ses noirs manèges à l’égard de Law et dans l’affaire des pierreries et lors de la conspiration du duc et de la duchesse du Maine. Bien différent, et à tant de générations d’ailleurs, était Mathieu de Noailles, qui avait épousé celle dont il est question ici et que son talent a rendu fameuse. Elle était la fille de Brancovan, prince régnant de Valachie, qu’ils nomment là-bas Hospedar, et avait autant de beauté que de génie. Sa mère était Musurus qui est le nom d’une famille très noble et très des premières de la Grèce, fort illustrée par diverses ambassades nombreuses et distinguées et par l’amitié d’un de ces Musurus avec le célèbre Érasme. Montesquiou avait été le premier à parler de ses vers. Les duchesses allaient souvent écouter les siens, à Versailles, à Sceaux, à Meudon, et depuis quelques années les femmes de la ville les imitent par une mécanique connue et font venir des comédiens qui les récitent dans le dessein d’en attirer quelqu’une, dont beaucoup iraient chez le Grand Seigneur plutôt que de ne pas les applaudir. Il y avait toujours quelque récitation dans sa maison de Neuilly, et aussi le concours tant des poètes les plus fameux que des plus honnêtes gens et de la meilleure compagnie, et de sa part, à chacun, et devant les objets de sa maison, une foule de propos, dans ce langage si particulier à lui que j’ai dit, dont chacun restait émerveillé.

Mais toute médaille a son revers. Cet homme d’un mérite si hors de pair, où le brillant ne nuisait pas au profond, cet homme, qui a pu être dit délicieux, qui se faisait écouter pendant des heures avec amusement pour les autres comme pour lui-même, car il riait fort de ce qu’il disait comme s’il avait été à la fois l’auteur et le parleur, et avec profit pour eux, cet homme avait un vice : il n’avait pas moins soif d’ennemis que d’amis. Insatiable des derniers, il était implacable aux autres, si l’on peut ainsi dire, car à quelques années de distance, c’était les mêmes dont il avait cessé d’être engoué. Il lui fallait toujours quelqu’un, sous le prétexte de la plus futile pique, à détester, à poursuivre, à persécuter, par où il était la terreur de Versailles car il ne se contraignait en rien et de sa voix qu’il avait fort haute lançait devant qui ne lui revenait pas les propos les plus griefs, les plus spirituels, les plus injustes, comme quand il cria fort distinctement devant Diane de Peydan de Brou, veuve estimée du marquis de Saint-Paul, qu’il était aussi fâcheux pour le paganisme que pour le catholicisme qu’elle s’appelât à la fois Diane et Saint-Paul. C’était de ses rapprochements de mots dont personne ne se fût avisé et qui faisaient trembler. Ayant passé sa jeunesse dans le plus grand monde, son âge mûr parmi les poètes, revenu également des uns et des autres, il ne craignait personne et vivait dans une solitude qu’il rendait de plus en plus stricte par chaque ancien ami qu’il en chassait. Il était fort de ceux de Mme Straus, fille et veuve des célèbres musiciens Halévy et Bizet, femme d’Émile Straus, avocat à la cour des Aides, et de qui les admirables répliques sont dans la mémoire de tous. Sa figure était restée charmante et aurait suffi sans son esprit à attirer tous ceux qui se pressaient autour d’elle. C’est elle qui, une fois dans la chapelle de Versailles où elle avait son carreau, comme M. de Noyon dont le langage était toujours si outré et si éloigné du naturel demandait s’il ne lui semblait pas que la musique qu’on entendait était octogonale, lui répondit : « Ah ! monsieur, j’allais le dire ! » comme à quelqu’un qui a prononcé avant tous une chose qui vient naturellement à l’esprit.

On ferait un volume si l’on rapportait tout ce qui a été dit par elle et qui vaut de n’être pas oublié. Sa santé avait toujours été délicate. Elle en avait profité de bonne heure pour se dispenser des Marly, des Meudon, n’allait faire sa cour au Roi que fort rarement, où elle était toujours reçue seule et avec une grande considération. Les fruits et les eaux dont elle avait fait en tous temps un usage qui surprenait, sans liqueurs, ni chocolat, lui avaient noyé l’estomac, dont Fagon n’avait pas voulu s’apercevoir depuis qu’il diminuait. Il appelait charlatans ceux qui donnent des remèdes ou n’avaient pas été reçus dans les Facultés, à cause de quoi il chassa un Suisse qui aurait pu la guérir. À la fin, comme son estomac s’était déshabitué des nourritures trop fortes, son corps du sommeil et des longues promenades, elle tourna cette fatigue en distinction. Mme  la duchesse de Bourgogne la venait voir et ne voulait pas être conduite au delà de la première pièce. Elle recevait les duchesses, assise, qui la visitaient tout de même tant c’était un délice de l’écouter. Montesquiou ne s’en faisait pas faute ; il était fort aussi dans la familiarité de Mme Standish, sa cousine, qui vint à ce parvulo de Saint-Cloud, étant l’amie la plus anciennement admise en tout et dans la plus grande proximité avec la reine d’Angleterre, la plus distinguée par elle, où toutes les femmes ne lui cédèrent point le pas comme cela aurait dû être et ne fut pas par l’incroyable ignorance de M.  le duc d’Orléans, qui la crut peu de chose parce qu’elle s’appelait Standish, alors qu’elle était fille d’Escars, de la maison de Pérusse, petite-fille de Brissac, et une des plus grandes dames du royaume comme aussi l’une des plus belles et avait toujours vécu dans la société la plus trayée dont elle était le suprême élixir. M.  le duc d’Orléans ignorait aussi que H. Standish était fils d’une Noailles, de la branche des marquis d’Arpajon. Il fallut que M. d’Hinnisdal le lui apprît. On eut donc à ce parvulo le scandale fort remarquable du prince Murat, sur un ployant, à côté du roi d’Angleterre. Cela fit un étrange vacarme qui retentit bien loin de Saint-Cloud. Ceux qui avaient à cœur le bien de l’État en sentirent les bases sapées ; le Roi, si peu versé dans l’histoire des naissances et des rangs, mais comprenant la flétrissure infligée à sa couronne par la faiblesse d’avoir anéanti la plus haute dignité du royaume, attaqua de conversation là-dessus le comte A. de La Rochefoucauld, qui l’était plus que personne et qui, commandé de répondre par son maître, qui était aussi son ami, ne craignit pas de le faire en termes si nets et si tranchants qu’il fut entendu de tout le salon où se jouait pourtant à gros bruit un fort lansquenet. Il déclara que, fort attaché à la grandeur de sa maison, il ne croyait pas pourtant que cet attachement l’aveuglât et lui fît rien dérober à quiconque, quand il trouvait qu’il était — pour ne pas dire plus — un aussi grand seigneur que le prince Murat ; que pourtant il avait toujours cédé le pas au duc de Gramont et continuerait à faire de même. Sur quoi le roi fit faire défense au prince Murat de ne prendre en nulle circonstance plus que la qualité d’Altesse et le traversement du parquet. Le seul qui eût pu y prétendre était Achille Murat, parce qu’il a des prérogatives souveraines dans la Mingrélie qui est un État avoisinant ceux du czar. Mais il était aussi simple qu’il était brave, et sa mère, si connue pour ses écrits et dont il avait hérité l’esprit charmant, avait bien vite compris que le solide et le réel de sa situation était moins chez ces Moscovites que dans la maison bien plus que princière qui était la sienne, car elle était la fille du duc de Rohan-Chabot.

Le prince J. Murat ploya un moment sous l’orage, le temps de passer ce fâcheux détroit, mais il n’en fut pas davantage et on sait que maintenant, même à ses cousins, les lieutenants-généraux ne font point difficulté, sans aucune raison qui se puisse approfondir, de donner le Pour et le Monseigneur, et le Parlement, quand il va les complimenter, envoie ses huissiers les baguettes levées, à quoi Monsieur le Prince avait eu tant de peine d’arriver, malgré le rang de prince du sang. Ainsi tout décline, tout s’avilit, tout est rongé dès le principe, dans un État où le fer rouge n’est pas porté d’abord sur les prétentions pour qu’elles ne puissent plus renaître.

Le roi d’Angleterre était accompagné de milord Derby qui jouissait ici, comme dans son pays, de beaucoup de considération. Il n’avait pas au premier abord cet air de grandeur et de rêverie qui frappait tant chez B. Lytton, mort depuis, ni le singulier visage et qui ne se pouvait oublier de milord Dufferin. Mais il plaisait peut-être plus encore qu’eux par une façon d’amabilité que n’ont point les Français et par quoi ils sont conquis. Louvois l’avait voulu presque malgré lui auprès du Roi à cause de ses capacités et de sa connaissance approfondie des affaires de France.

Le roi d’Angleterre évita de qualifier M.  le duc d’Orléans en lui parlant, mais voulut qu’il eût un fauteuil, à quoi il ne prétendait pas, mais qu’il eut garde de refuser. Les princesses du sang mangèrent au grand couvert par une grâce qui fit crier très fort mais ne porta pas d’autre fruit. Le souper fut servi par Olivier, premier maître d’hôtel du Roi. Son nom était Dabescat ; il était respectueux, aimé de tous, et si connu à la cour d’Angleterre que plusieurs des seigneurs qui accompagnaient le Roi le virent avec plus de plaisir que les chevaliers de Saint-Louis récemment promus par le Régent et dont la figure était nouvelle. Il gardait une grande fidélité à la mémoire du feu Roi et allait chaque année à son service à Saint-Denis, où, à la honte des courtisans oublieux, il se trouvait presque toujours seul avec moi. Je me suis arrêté un instant sur lui, parce que par la connaissance parfaite qu’il avait de son état, par sa bonté, par sa liaison avec les plus grands sans se familiariser, ni bassesse, il n’avait pas laissé de prendre de l’importance à Saint-Cloud et d’y faire un personnage singulier.

Le régent fit à Mme Standish la remarque fort juste qu’elle ne portait pas ses perles comme les autres dames, mais d’une façon qu’avait imitée la reine d’Angleterre. Guiche se trouvait là, qui y avait été mené comme au licou par la peur de s’attirer pour toujours le régent et n’était pas fort aise d’y être. Il se plaisait bien plus à la Sorbonne et dans les Académies dont il était recherché plus que personne. Mais enfin le régent l’avait fait prendre, il sentit ce qu’il devait au respect de la naissance, sinon de la personne, au bien de l’État, peut-être à sa propre sûreté, ce qu’il y aurait de trop marqué à ne pas venir, ne pas y avoir de milieu entre se perdre et refuser, et il sauta le bâton. À ce mot de perles, je le cherchai des yeux. Les siens, très ressemblants à ceux de sa mère, étaient admirables, avec un regard qui, bien que personne n’aimât autant que lui à se divertir semblait percer au travers de sa prunelle, dès que son esprit était tendu à quelque objet sérieux. On a vu qu’il était Gramont, dont le nom est Aure, de cette illustre maison considérée par tant d’alliances et d’emplois depuis Sanche-Garcie d’Aure et Antoine d’Aure, vicomte d’Aster, qui prit le nom et les armes de Gramont. Armand de Gramont, dont il est question ici, avec tout le sérieux que n’avait pas l’autre, rappelait les grâces de ce galant comte de Guiche, qui avait été si initié dans les débuts du règne de Louis XIV. Il dominait sur tous les autres ducs, ne fût-ce que par son savoir infini et ses admirables découvertes. Je peux dire avec vérité que j’en parlerais de même si je n’avais reçu de lui tant de marques d’amitié. Sa femme était digne de lui, ce qui n’est pas peu dire. La position de ce duc était unique. Il était les délices de la cour, l’espoir avec raison des savants, l’ami sans bassesse des plus grands, le protecteur avec choix de ceux qui ne l’étaient pas encore, le familier avec une considération infinie de José Maria Sert qui est l’un des premiers peintres de l’Europe pour la ressemblance des visages et la décoration sage et durable des bâtiments. Il a été marqué en son temps comment, quittant ma berline pour des mules en me rendant à Madrid pour mon ambassade, j’avais été admirer ses ouvrages dans une église où ils sont disposés avec un art prodigieux, entre la rangée des balcons des autels et des colonnes incrustées des marbres les plus précieux. Le duc de Guiche causait avec Ph. de Caraman-Chimay, oncle de celui qui était devenu mon gendre. Leur nom est Riquet et celui-là avait vraiment l’air de Riquet à la Houppe tel qu’il est dépeint dans les contes. Nonobstant son visage promettait l’agrément et la finesse et tenait ses promesses, à ce que m’ont dit ses amis. Mais je n’avais nulle habitude avec lui pour ainsi dire pas de commerce, et je ne parle dans ces Mémoires que des choses que j’ai pu connaître par moi-même. J’entraînai le duc de Guiche dans la galerie pour qu’on ne pût nous entendre : — Eh bien ! lui dis-je, le régent vous a-t-il parlé du Moine. — Oui, me répondit-il en souriant, et pour ce coup, malgré ces cunctations, je crois l’avoir persuadé. Pour que notre bref colloque ne fût pas remarqué nous nous approchâmes fort à côté du régent, et Guiche me fit remarquer qu’on parlait encore de pierreries, Standish ayant conté que dans un incendie tous les diamants de sa mère, Mme de Poix, avaient brûlé et étaient devenus noirs, pour laquelle particularité, fort curieuse en effet, on les avait portés au cabinet du roi d’Angleterre où ils étaient conservés : — Mais alors si le diamant noircit par le feu, le charbon ne pourrait-il être changé en diamant, demanda le régent en se tournant vers Guiche d’un air embarrassé, qui haussa les épaules en me regardant confondu par cet ensorcellement d’un homme qu’il avait pensé convaincu.

On vit pour la première fois à Saint-Cloud le comte de Fels, dont le nom est Frich, qui vint pour faire sa cour au roi d’Angleterre. Ces Frich, bien que sortis autrefois de la lie du peuple, sont fort glorieux. C’est à l’un d’eux que la bonne femme Cornuel répondit, comme il lui faisait admirer la livrée d’un de ses laquais et ajoutait qu’elle lui venait de son grand-père : — Eh ! là, monsieur, je ne savais pas que monsieur votre grand-père était laquais. » La présence au parvulo du comte de Fels parut étrange à ceux qui s’étonnent encore ; l’absence du marquis de Castellane les surprit davantage. Il avait travaillé plus de vingt ans avec le succès que l’on sait au rapprochement de la France et de l’Angleterre où il eût fait un excellent ambassadeur, et du moment que le roi d’Angleterre venait à Saint-Cloud, son nom, illustre à tant d’égards, était le premier qui fût venu à l’esprit. On vit à ce parvulo une autre nouveauté fort singulière, celle d’un prince d’Orléans voyageant en France incognito sous le nom très étrange d’infant d’Espagne. Je représentai en vain à M.  le duc d’Orléans que, si grande que fût la maison d’où sortait ce prince, on ne concevait pas qu’on pût appeler infant d’Espagne qui ne l’était pas dans son pays même, où on donne seulement ce nom à l’héritier de la couronne, comme on l’a vu dans la conversation que j’eus avec Guelterio lors de mon ambassade à Madrid ; bien plus que d’infant d’Espagne à infant tout court, il n’y avait qu’un pas et que le premier servirait de chausse-pied au second. Sur quoi M.  le duc d’Orléans se récria qu’on ne disait le Roi tout court que pour le Roi de France, qu’il avait été ordonné à M.  le duc de Lorraine, son oncle, de ne plus se permettre de dire le Roi de France, en parlant du Roi, faute de quoi il ne sortirait oncques de Lorraine et qu’enfin si l’on dit le Pape, sans plus, c’est que tout autre nom ne serait pour lui de nul usage. Je ne pus rien répliquer à tous ces beaux raisonnements, mais je savais où la faiblesse du régent le conduirait et je me licenciai à le lui dire. On en a vu la fin et qu’il y a beau temps qu’on ne dit plus que l’infant tout court. Les envoyés du roi d’Espagne l’allèrent chercher à Paris et le menèrent à Versailles, où il fut faire sa révérence au Roi qui resta enfermé avec lui durant une grande heure, puis passa dans la galerie et le présenta, où tout le monde admira fort son esprit. Il visita près de la maison de campagne du prince de Cellamare celle du comte et de la comtesse de Beaumont où s’était déjà rendu le roi d’Angleterre. On a dit avec raison que jamais mari et femme n’avaient été faits si parfaitement l’un pour l’autre, ni pour eux leur magnifique et singulière demeure sise sur le chemin des Annonciades où elle semblait les attendre depuis cent ans. Il loua la magnificence des jardins en termes parfaitement choisis et mesurés, et de là se rendit à Saint-Cloud pour le parvulo, mais y scandalisa par la prétention insoutenable d’avoir la main sur le régent. La faiblesse de celui-ci fit que les discussions aboutirent à ce mezzo-termine fort inouï que le régent et l’infant d’Espagne entrèrent en même temps, par une porte différente, dans la salle où se donnait le souper. Ainsi crut-on couvrir la main. Il y charma de nouveau tout le monde par son esprit, mais ne baisa aucune des princesses et seulement la reine d’Angleterre, ce qui surprit fort. Le Roi fut outré d’apprendre la prétention de la main et que la faiblesse du régent lui eût permis d’éclore. Il n’admit pas d’avantage le titre d’infant et déclara que ce prince serait reçu seulement à son rang d’ancienneté, aussitôt après le duc du Maine. L’infant d’Espagne essaya d’arriver à son but par d’autres voies. Elles ne lui réussirent point. Il cessa de visiter le Roi autrement que par un reste d’habitude et avec une assiduité légère. À la fin il en essuya des dégoûts et on ne le vit plus que rarement à Versailles où son absence se fit fort sentir et causa le regret qu’il n’y eût pas porté ses tabernacles. Mais cette disgression sur les titres singuliers nous a entraînés trop loin de l’affaire du Moine.

(à suivre.)