L’Affaire Lerouge/5

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Dentu (p. 113-143).

V

Dans le bail de madame Gerdy se trouvait compris, au rez-de-chaussée, un local qui autrefois servait de remise. Elle en avait fait comme un capharnaüm où elle entassait toutes les vieilleries du ménage, meubles inutiles, ustensiles hors de service, objets de rebut ou encombrants. On y serrait aussi la provision de bois et de charbon de l’hiver.

Cette ancienne remise avait, sur la rue, une petite porte longtemps condamnée. Depuis plusieurs années Noël l’avait fait réparer en secret, y avait adapté une serrure. Il pouvait, par là, entrer et sortir à toute heure, échappant ainsi au contrôle du concierge, c’est-à-dire de toute la maison.

C’est par cette porte que sortait l’avocat, non sans employer les plus grandes précautions pour l’ouvrir et pour la refermer.

Une fois dehors, il resta un moment immobile sur le trottoir, comme s’il eût hésité sur la route à prendre. Il se dirigeait lentement vers la gare Saint-Lazare, quand un fiacre vint à passer. Il fit signe au cocher, qui retint son cheval et amena la voiture sur le bord de la chaussée.

— Rue du Faubourg-Montmartre, au coin de la rue de Provence, dit Noël en montant, et bon train !

À l’endroit indiqué, l’avocat descendit du fiacre et paya le cocher. Quand il le vit assez loin, il s’engagea dans la rue de Provence, et après une centaine de pas, sonna à la porte d’une des plus belles maisons de la rue.

Le cordon fut immédiatement tiré.

Lorsque Noël passa devant la loge, le portier lui adressa un salut respectueusement protecteur, amical en même temps : un de ces saluts que les portiers de Paris tiennent en réserve pour les locataires selon leur cœur, mortels généreux à la main toujours ouverte.

Arrivé au second étage, l’avocat s’arrêta, tira une clé de sa poche, et entra comme chez lui dans l’appartement du milieu.

Mais au grincement, bien léger pourtant, de la clé dans la serrure, une femme de chambre, assez jeune, assez jolie, à l’œil effronté, était accourue.

— Ah ! monsieur !… s’écria-t-elle.

Cette exclamation lui échappa juste assez haut pour pouvoir être entendue à l’extrémité de l’appartement et servir de signal au besoin. C’était comme si elle eût crié « Gare ! » Noël ne sembla pas le remarquer.

— Madame est là ? fit-il.

— Oui, monsieur ! et bien en colère après monsieur. Dès ce matin, elle voulait envoyer chez monsieur. Ce tantôt elle parlait d’y aller elle-même. J’ai eu bien du mal à l’empêcher de désobéir aux ordres de monsieur.

— C’est bien, dit l’avocat.

— Madame est dans le fumoir, continua la femme de chambre, je lui prépare une tasse de thé ; monsieur en prendra-t-il une ?

— Oui, répondit Noël. Éclairez-moi, Charlotte.

Il traversa successivement une magnifique salle à manger, un splendide salon doré, style Louis XIV, et pénétra dans le fumoir.

C’était une pièce assez vaste dont le plafond était remarquablement élevé. On devait s’y croire à trois mille lieues de Paris, chez quelque opulent sujet du Fils du Ciel. Meubles, tapis, tentures, tableaux, tout venait bien évidemment en droite ligne de Hong-Kong ou de Shang-Haï.

Une riche étoffe de soie à personnages vivement enluminés habillait les murs et se drapait devant les portes. Tout l’empire du Milieu y défilait dans des paysages vermillon : mandarins pansus, entourés de leurs porte-lanternes ; lettrés abrutis par l’opium, endormis sous des parasols ; jeunes filles aux yeux retroussés trébuchant sur leurs pieds serrés de bandelettes.

Le tapis, d’un tissu dont la fabrication est un secret pour l’Europe, était semé de fruits et de fleurs d’une perfection à tromper une abeille. Sur la soie, qui cachait le plafond, quelque grand artiste de Péking avait peint de fantastiques oiseaux ouvrant sur un fond d’azur leurs ailes de pourpre et d’or.

Des baguettes de laque, précieusement incrustées de nacre, retenaient les draperies et dessinaient les angles de l’appartement.

Deux bahuts bizarres occupaient entièrement un des côtés de la pièce. Des meubles aux formes capricieuses et incohérentes, des tables à dessus de porcelaine, des chiffonnières de bois précieux encombraient les moindres recoins.

Puis c’étaient des étagères achetées chez Lien-Tsi, le Tahan de Sou-Tchéou, la ville artistique, mille curiosités impossibles et coûteuses, depuis les bâtons d’ivoire qui remplacent nos fourchettes jusqu’aux tasses de porcelaine plus mince qu’une bulle de savon, miracles du règne de Kien-Loung.

Un divan très-large et très-bas, avec des piles de coussins recouverts en étoffe pareille à la tenture, régnait au fond du fumoir. Il n’y avait pas de fenêtre, mais bien une grande verrière comme celle des magasins, double et à panneaux mobiles. L’espace vide, d’un mètre environ, ménagé entre les glaces de l’intérieur et celles de l’extérieur, était rempli des fleurs les plus rares. La cheminée absente était remplacée par des bouches de chaleur adroitement dissimulées qui entretenaient dans le fumoir une température à faire éclore des vers à soie, véritablement en harmonie avec l’ameublement.

Quand Noël entra, une femme jeune encore était pelotonnée sur le divan et fumait une cigarette. En dépit de la chaleur tropicale, elle était enveloppée de grands châles de cachemire.

Elle était petite, mais seules les femmes petites peuvent réunir toutes les perfections. Les femmes dont la taille dépasse la moyenne doivent être des essais ou des erreurs de la nature. Si belles qu’elles pussent être, toujours elles pèchent par quelque endroit, comme l’œuvre d’un statuaire qui, même ayant du génie, aborderait pour la première fois la grande sculpture.

Elle était petite mais son cou, ses épaules et ses bras avaient des rondeurs exquises. Ses mains aux doigts retroussés, aux ongles roses, semblaient des bijoux précieusement caressés. Ses pieds, chaussés de bas de soie presque aussi épais qu’une toile d’araignée, étaient une merveille. Ils rappelaient non le pied par trop fabuleux que Cendrillon fourrait dans une pantoufle de verre, mais le pied très-réel, très-célèbre et plus palpable dont une belle banquière aime à donner le modèle en marbre, en plâtre ou en bronze à ses nombreux admirateurs.

Elle n’était pas belle, ni même jolie ; cependant sa physionomie était de celles qu’on n’oublie guère, et qui frappent du coup de foudre de Beyle. Son front était un peu haut et sa bouche trop grande, malgré la provocante fraîcheur des lèvres. Ses sourcils étaient comme dessinés à l’encre de Chine ; seulement le pinceau avait trop appuyé et ils lui donnaient l’air dur lorsqu’elle oubliait de les surveiller. En revanche, son teint uni avait une riche pâleur dorée, ses yeux noirs veloutés possédaient une énorme puissance magnétique, ses dents brillaient de la blancheur nacrée de la perle et ses cheveux, d’une prodigieuse opulence, étaient fins et noirs, ondés, avec des reflets bleuâtres.

En apercevant Noël, qui écartait la portière de soie, elle se souleva à demi, s’appuyant sur son coude.

— Enfin, vous voici, fit-elle d’une voix aigrelette, c’est fort heureux !

L’avocat avait été suffoqué par la température sénégalienne du fumoir.

— Quelle chaleur ! dit-il ; on étouffe ici !

— Vous trouvez ? reprit la jeune femme, eh bien ! moi je grelotte. Il est vrai que je suis très-souffrante. Poser m’est insupportable, me prend sur les nerfs, et je vous attends depuis hier.

— Il m’a été impossible de venir, objecta Noël, impossible !

— Vous saviez cependant, continua la dame, qu’aujourd’hui est mon jour d’échéance et que j’avais beaucoup à payer. Les fournisseurs sont venus, pas un sou à leur donner. On a présenté le billet du carrossier, pas d’argent. Ce vieux filou de Clergeot, auquel j’ai souscrit un effet de 3,000 francs, m’a fait un tapage affreux. Comme c’est agréable !

Noël baissa la tête comme un écolier que son professeur gronde le lundi parce qu’il n’a pas fait les devoirs du dimanche.

— Ce n’est qu’un jour de retard, murmura-t-il.

— Et ce n’est rien, n’est-ce pas ? riposta la jeune femme. Un homme qui se respecte, mon cher, laisse protester sa signature s’il le faut, mais jamais celle de sa maîtresse. Pour qui donc voulez-vous que je passe ? Ignorez-vous que je n’ai à attendre de considérations que de mon argent ? Du jour où je ne paye plus, bonsoir…

— Ma chère Juliette, prononça doucement l’avocat…

Elle l’interrompit brusquement :

— Oui, c’est fort joli, poursuivit-elle, ma Juliette adorée, tant que vous êtes ici, c’est charmant, mais vous n’avez pas plutôt tourné les talons qu’autant en emporte le vent. Savez-vous seulement, une fois dehors, s’il existe une Juliette.

— Comme vous êtes injuste ! répondit Noël. N’êtes-vous pas sûre que je pense toujours à vous, ne vous l’ai-je pas prouvé des milliers de fois ? Tenez, je vais vous le prouver encore à l’instant.

Il tira de sa poche le petit paquet qu’il avait pris dans son bureau, et, le développant, il montra un charmant écrin de velours.

— Voici, dit-il, le bracelet qui vous faisait tant d’envie il y a huit jours à l’étalage de Beaugran.

Madame Juliette, sans se lever, tendit la main pour prendre l’écrin, l’entr’ouvrit avec la plus nonchalante indifférence, y jeta un coup d’œil et dit seulement :

— Ah !

— Est-ce bien celui-ci ? demanda Noël.

— Oui ; mais il me semblait beaucoup plus joli chez le marchand.

Elle referma l’écrin et le jeta sur une petite table placée près d’elle.

— Je n’ai pas de chance ce soir, fit l’avocat avec dépit.

— Pourquoi cela ?

— Je vois bien que ce bracelet ne vous plaît pas.

— Mais si, je le trouve charmant… d’ailleurs il me complète les deux douzaines.

Ce fut au tour de Noël de dire :

— Ah !…

Et comme Juliette se taisait, il ajouta :

— S’il vous fait plaisir, il n’y paraît guère.

— Vous y voilà donc ! s’écria la dame. Je ne vous semble pas assez enflammée de reconnaissance. Vous m’apportez un présent, et je dois immédiatement le payer comptant, remplir la maison de cris de joie et me jeter à vos genoux en vous appelant grand et magnifique seigneur.

Noël ne put retenir un geste d’impatience que Juliette remarqua fort bien et qui la ravit.

— Cela suffirait-il ? continua-t-elle. Faut-il que j’appelle Charlotte pour lui faire admirer ce bracelet superbe, monument de votre générosité ? Voulez-vous que je fasse monter le portier et descendre ma cuisinière pour leur dire combien je suis heureuse de posséder un amant si magnifique ?

L’avocat haussait les épaules en philosophe que ne sauraient toucher les railleries d’un enfant.

— À quoi bon ces plaisanteries blessantes ? dit-il. Si vous avez contre moi quelque grief sérieux, mieux vaut le dire simplement et sérieusement.

— Soit, soyons sérieux, répondit Juliette. Je vous dirai, cela étant, que mieux valait oublier ce bracelet et m’apporter hier soir ou ce matin les huit mille francs dont j’avais besoin.

— Je ne pouvais venir.

— Il fallait les envoyer ; il y a encore des commissionnaires au coin des rues.

— Si je ne les ai ni apportés, ni envoyés, ma chère amie, c’est que je ne les avais pas. J’ai été obligé de beaucoup chercher avant de les trouver, et on me les avait promis pour demain seulement. Si je les ai ce soir, je le dois à un hasard sur lequel je ne comptais pas il y a une heure, et que j’ai saisi aux cheveux, au risque de me compromettre.

— Pauvre homme ! fit Juliette d’un ton de pitié ironique. Vous osez me dire que vous êtes embarrassé pour trouver dix mille francs, vous !

— Oui, moi.

La jeune femme regarda son amant et partit d’un éclat de rire.

— Vous êtes superbe dans ce rôle de jeune homme pauvre, dit-elle.

— Ce n’est pas un rôle…

— Que vous dites, mon cher. Mais je vous vois venir. Cet aimable aveu est une préface. Demain, vous allez vous déclarer très-gêné, et après-demain… C’est l’avarice qui vous travaille. Cette vertu vous manquait. Ne sentez-vous pas des remords de l’argent que vous m’avez donné ?

— Malheureuse ! murmura Noël révolté.

— Vrai, continua la dame, je vous plains, oh ! mais considérablement. Amant infortuné ! Si j’ouvrais une souscription pour vous ? À votre place je me ferais inscrire au bureau de bienfaisance.

La patience échappa à Noël, en dépit de sa résolution de rester calme.

— Vous croyez rire ? s’écria-t-il ; eh bien ! apprenez-le, Juliette, je suis ruiné et j’ai épuisé mes dernières ressources. J’en suis aux expédients !…

L’œil de la jeune femme brilla ; elle regarda tendrement son amant :

— Oh ! si c’était vrai, mon gros chat ! dit-elle ; si je pouvais te croire !

L’avocat reçut ce regard en plein dans le cœur. Il fut navré.

— Elle me croit, pensa-t-il, et elle est ravie. Elle me déteste.

Il se trompait. L’idée qu’un homme l’avait assez aimée pour se ruiner froidement avec elle, sans jamais laisser échapper un reproche, transportait cette fille. Elle se sentait près d’aimer, déchu et sans le sou, celui qu’elle détestait riche et fier. Mais l’expression de ses yeux changea bien vite.

— Bête que je suis ! s’écria-t-elle, j’allais pourtant donner là-dedans et m’attendrir ! Avec cela que vous êtes bien un monsieur à lâcher votre monnaie à doigts écartés. À d’autres, mon cher ! Tous les hommes aujourd’hui comptent comme des prêteurs sur gages. Il n’y a plus à se ruiner que de rares imbéciles, quelques moutards vaniteux, et de temps à autre un vieillard passionné. Or, vous êtes un gaillard très-froid, très-grave, très-sérieux et surtout très-fort.

— Pas avec vous, toujours, murmura Noël.

— Bast ! laissez-moi donc tranquille, vous savez bien ce que vous faites. En guise de cœur vous avez un gros double zéro comme à Hombourg. Quand vous m’avez prise, vous vous êtes dit : je vais me payer de la passion pour tant. Et vous vous êtes tenu parole. C’est un placement comme un autre, dont on reçoit les intérêts en agrément. Vous êtes capable de toutes les folies du monde à raison de quatre mille francs par mois, prix fixe. S’il fallait vingt sous de plus, vous reprendriez bien vite votre cœur et votre chapeau pour les porter ailleurs, à côté, à la concurrence.

— C’est vrai, répondit froidement l’avocat, je sais compter, et cela m’est prodigieusement utile ! Cela me sert à savoir au juste où et comment a passé ma fortune.

— Vous le savez, vraiment ? ricana Juliette.

— Et je puis vous le dire, ma chère. D’abord vous avez été peu exigeante… mais l’appétit vient en mangeant. Vous avez voulu du luxe, vous l’avez eu ; un mobilier splendide, vous l’avez ; une maison montée, des toilettes extravagantes, je n’ai rien su refuser. Il vous a fallu une voiture, un cheval, j’ai répondu : soit. Et je ne parle pas de mille fantaisies. Je ne compte ni ce cabinet chinois ni les deux douzaines de bracelets. Ce total est de quatre cent mille francs.

— Vous en êtes sûr ?

— Comme quelqu’un qui les a eus et qui ne les a plus.

— Quatre cent mille francs, juste ! il n’y a pas de centimes ?

— Non.

— Alors, mon cher, si je vous présentais ma facture, vous seriez en reste.

La femme de chambre, qui entrait apportant le thé sur un plateau, interrompit ce duo d’amour dont Noël avait fait plus d’une répétition. L’avocat se tut à cause de la soubrette. Juliette garda le silence à cause de son amant, car elle n’avait pas de secret pour Charlotte, qui la servait depuis trois ans et à laquelle, en bon cœur, elle passait tout, même un amoureux, joli homme, qui coûtait assez cher.

Madame Juliette Chaffour était Parisienne. Elle devait être née, vers 1839, quelque part, sur les hauteurs du faubourg Montmartre, d’un père complètement inconnu. Son enfance fut une longue alternative de roulées et de caresses également furieuses. Elle vécut mal, de dragées ou de fruits avariés ; aussi possédait-elle un estomac à toute épreuve. À douze ans, elle était maigre comme un clou, verte comme une pomme en juin et plus dépravée que Saint-Lazare. Prudhomme aurait dit que cette précoce coquine était totalement destituée de moralité.

Elle n’avait pas la plus vague notion de l’idée abstraite que représente ce substantif. Elle devait supposer l’univers peuplé d’honnêtes gens vivant comme madame sa mère, les amis et les amies de madame sa mère. Elle ne craignait ni Dieu ni diable, mais elle avait peur des sergents de ville. Elle redoutait aussi certains personnages mystérieux et cruels, dont elle entendait parler de temps à autre, qui habitent près du Palais-de-Justice et éprouvent un malin plaisir à faire du chagrin aux jolies filles.

Comme sa beauté ne donnait aucune espérance, on allait la mettre dans un magasin, quand un vieux et respectable monsieur, qui avait connu sa maman autrefois, lui accorda sa protection. Ce vieillard, prudent et prévoyant comme tous les vieillards, était un connaisseur et savait que pour récolter il est indispensable de semer. Il voulut d’abord badigeonner sa protégée d’un vernis d’éducation. Il lui donna des maîtres, un professeur de musique, un professeur de danse qui, en moins de trois ans, lui apprirent à écrire, un peu de piano et les premières notions d’un art qui a fait tourner la tête à plus d’un ambassadeur : la danse.

Ce qu’il ne lui donna pas, c’est un amant. Elle en choisit un elle-même, un artiste, qui ne lui apprit rien de bien neuf, mais qui l’enleva au vieillard avisé pour lui offrir la moitié de ce qu’il possédait, c’est-à-dire rien. Au bout de trois mois, en ayant assez, elle quitta le nid de ses premières amours avec toute sa garde-robe nouée dans un mouchoir de coton.

Pendant les quatre années qui suivirent, elle vécut peu de la réalité, beaucoup de cette espérance qui n’abandonne jamais une femme qui se sait de jolis yeux. Tour à tour elle disparut dans les bas-fonds ou remonta à fleur d’eau. Deux fois la fortune gantée de frais vint frapper à sa porte, sans qu’elle eût la présence d’esprit de la retenir par un pan de son paletot.

Elle venait de débuter à un petit théâtre avec l’aide d’un cabotin, et débitait même assez adroitement ses rôles quand Noël, par le plus grand des hasards, la rencontra, l’aima, et en fit sa maîtresse.

Son avocat, comme elle disait, ne lui déplaisait pas trop dans les commencements. Après quelques mois il l’assommait. Elle lui en voulait de ses manières douces et polies, de ses façons d’homme du monde, de sa distinction, du mépris qu’il dissimulait à peine pour ce qui est bas et vil, et surtout de son inaltérable patience, que rien ne démontait. Son grand grief contre lui, c’est qu’il n’était pas drôle, et encore qu’il se refusait absolument à la conduire dans les bons endroits où règne une gaieté sans préjugés. Pour se distraire, elle commença à gaspiller de l’argent. Et à mesure que grandissait son ambition et que croissaient les sacrifices de son amant, son aversion pour lui augmentait.

Elle le rendait le plus malheureux des hommes et le traitait comme un chien. Et ce n’était pas par mauvais naturel, mais de parti pris, par principe. Elle avait cette persuasion qu’une femme est aimée en raison directe des soucis qu’elle cause et du mal qu’elle fait.

Juliette n’était pas méchante, et elle se jugeait très à plaindre. Son rêve aurait été d’être aimée d’une certaine façon, qu’elle sentait bien, mais qu’elle expliquait mal. Pour ses amants, elle n’avait été qu’un jouet ou un objet de luxe, elle le comprenait, et, comme elle était impatiente du mépris, cette idée la rendait enragée. Elle souhaitait un homme qui lui fût dévoué et qui risquât beaucoup pour elle, un amant descendant jusqu’à elle et ne cherchant pas à l’élever jusqu’à lui. Elle désespérait de ne le rencontrer jamais.

Les folies de Noël la laissaient froide comme glace ; elle le supposait fort riche, et, chose singulière, en dépit de sa très-réelle avidité, elle se souciait fort peu de l’argent. Noël l’aurait peut-être gagnée par une franchise brutale, en lui faisant toucher du doigt sa situation ; il la perdit par la délicatesse même de sa dissimulation, en lui laissant ignorer l’étendue des sacrifices qu’il faisait pour elle.

Lui l’adorait. Jusqu’au jour fatal où il la connut, il avait vécu comme un sage. Cette première passion l’incendia, et du désastre il ne sauva que les apparences. Les quatre murs restaient debout, mais la maison était brûlée. Les héros ont leur endroit faible : Achille périt par le talon ; les plus adroits lutteurs ont des défauts à leur cuirasse ; par Juliette, Noël était vulnérable et donnait prise à tout et à tous. Pour elle, en quatre ans, ce jeune homme modèle, cet avocat à réputation immaculée, ce moraliste austère avait dévoré non-seulement sa fortune personnelle, mais celle de madame Gerdy.

Il aimait sa Juliette follement, sans réflexion, sans mesure, les yeux fermés. Près d’elle il oubliait toute prudence et pensait tout haut. Dans son boudoir il dénouait le masque de sa dissimulation habituelle et ses vices s’étiraient à l’aise comme les membres dans une étuve. Il se sentait si bien sans courage et sans forces contre elle que jamais il n’essaya de lutter. Elle le possédait. Parfois il avait tenté de se roidir contre des caprices insensés, elle le faisait plier comme l’osier. Sous les regards noirs de cette fille, il sentait ses résolutions fondre plus vite que la neige au soleil d’avril. Elle le torturait, mais elle avait assez de puissance pour tout effacer d’un sourire, d’une larme et d’un baiser.

Loin de l’enchanteresse, la raison lui revenait par intervalles, et dans ses moments lucides, il se disait : « — Elle ne m’aime pas, elle se joue de moi ! » Mais la foi avait poussé dans son cœur de si profondes racines qu’il ne pouvait l’en arracher. Il faisait montre d’une jalousie terrible et s’en tenait à de vaines démonstrations. Il eut à différentes reprises de fortes raisons de suspecter la fidélité de sa maîtresse, jamais il n’eut le courage d’éclaircir ses soupçons. « Il faudrait la quitter, pensait-il, si je ne me trompais pas, ou alors tout accepter dans l’avenir. » À l’idée d’abandonner Juliette, il frémissait et sentait sa passion assez lâche pour passer sous toutes les fourches caudines. Il préférait des doutes désolants à une certitude plus affreuse encore.

La présence de la femme de chambre, qui mit assez longtemps à disposer tout ce qui était nécessaire pour prendre le thé, permit à Noël de se remettre. Il regardait Juliette, et sa colère s’envolait. Déjà, il en était à se demander s’il n’avait pas été un peu dur pour elle.

Quand Charlotte se fut retirée, il vint s’asseoir sur le divan, près de sa maîtresse, et, arrondissant son bras, il voulut la prendre par le cou.

— Voyons, disait-il d’une voix caressante, tu as été assez méchante comme cela ce soir. Si j’ai eu tort, tu m’as suffisamment puni. Faisons la paix, et embrasse-moi.

Elle le repoussa durement, en disant d’un ton sec :

— Laissez-moi. Combien de fois dois-je vous répéter que je suis très-souffrante ce soir.

— Tu souffres, mon amie, reprit l’avocat, où ? Veux-tu qu’on prévienne le docteur ?

— Ce n’est pas la peine. Je connais mon mal, il s’appelle l’ennui. Vous n’êtes pas du tout le médecin qu’il me faut.

Noël se leva d’un air découragé et alla prendre place de l’autre côté de la table à thé, en face de sa maîtresse. Sa résignation disait quelle habitude il avait des rebuffades. Juliette le maltraitait, il revenait toujours, comme le pauvre chien qui guette pendant des journées l’instant où ses caresses ne seront pas importunes. Et il avait la réputation d’être dur, emporté, capricieux ! Et il l’était !

— Vous me dites bien souvent depuis quelques mois, reprit-il, que je vous ennuie. Que vous ai-je fait ?

— Rien.

— Eh bien ! alors ?

— Ma vie n’est plus qu’un long bâillement, répondit la jeune femme, est-ce ma faute. Croyez-vous que ce soit un métier récréatif d’être votre maîtresse ? Examinez-vous donc un peu. Est-il un être aussi triste, aussi maussade que vous, plus inquiet, plus soupçonneux, dévoré d’une pire jalousie ?

— Votre accueil, mon amie, hasarda Noël, est fait pour éteindre la gaieté et glacer l’expansion. Puis on craint toujours quand on aime.

— Joli ! Alors on cherche une femme exprès pour soi, on se la commande sur mesure ; on l’enferme dans sa cave et on se la fait monter une fois par jour, après le dîner, au dessert, en même temps que le vin de Champagne, histoire de s’égayer.

— J’aurais aussi bien fait de ne pas venir, murmura l’avocat.

— C’est cela. Je serais restée seule sans autre distraction que ma cigarette et quelque bouquin bien endormant ! Vous trouvez que c’est une existence, vous, de ne bouger de chez soi ?

— C’est la vie de toutes les femmes honnêtes que je connais, répondit sèchement l’avocat.

— Merci ! je ne leur en fais pas mon compliment. Heureusement, moi, je ne suis pas une femme honnête et je puis dire que je suis lasse de vivre plus claquemurée que l’épouse d’un Turc avec votre visage pour unique distraction.

— Vous vivez claquemurée, vous !

— Certainement, continua Juliette avec une aigreur croissante. Voyons, avez-vous jamais amené un de vos amis ici ? Non, monsieur me cache. Quand m’avez-vous offert votre bras pour une promenade ? jamais, la dignité de monsieur serait atteinte si on le voyait en ma compagnie. J’ai une voiture, y êtes-vous monté six fois ? peut-être, mais alors vous baissiez les stores. Je sors seule ; je me promène seule…

— Toujours le même refrain, interrompit Noël, que la colère commençait à gagner, sans cesse des méchancetés gratuites. Comme si vous en étiez à apprendre pourquoi il en est ainsi !

— Je n’ignore pas, poursuivit la jeune femme, que vous rougissez de moi. J’en connais cependant, et de plus huppés que vous, qui montrent volontiers leur maîtresse. Monsieur tremble pour ce beau nom de Gerdy que je ternirais, tandis que les fils des plus grandes familles ne craignent pas de s’afficher dans des avant-scènes avec des grues.

Pour le coup, Noël fut jeté hors de ses gonds, à la grande jubilation de madame Chaffour.

— Assez de récriminations ! s’écria-t-il en se levant ; si je cache nos relations, c’est que j’y suis contraint. De quoi vous plaignez-vous ? Je vous laisse votre liberté et vous en usez si largement que toutes vos actions m’échappent. Vous maudissez le vide que je fais autour de vous ? À qui la faute ? Est-ce moi qui me suis lassé d’une douce et modeste existence ? Mes amis seraient venus dans un appartement respirant une honnête aisance, puis-je les amener ici ? En voyant votre luxe, cet étalage insolent de ma folie, ils se demanderaient où j’ai pris tout l’argent que je vous ai donné.

Je puis avoir une maîtresse, je n’ai pas le droit de jeter par les fenêtres une fortune qui ne m’appartient pas. Qu’on vienne à savoir demain que c’est moi qui vous entretiens, mon avenir est perdu. Quel client voudrait confier ses intérêts à l’imbécile qui s’est ruiné pour une femme dont tout Paris a parlé. Je ne suis pas un grand seigneur, moi, je n’ai à risquer ni un nom historique, ni une immense fortune. Je suis Noël Gerdy, avocat ; ma réputation est tout ce que je possède. Elle est menteuse, soit. Telle qu’elle est il faut que je la garde, et je la garderai.

Juliette, qui savait son Noël par cœur, pensa qu’elle était allée assez loin. Elle entreprit de ramener son amant.

— Voyons, mon ami, dit-elle tendrement, je n’ai pas voulu vous faire de peine. Il faut être indulgent… je suis horriblement nerveuse ce soir.

Ce simple changement ravit l’avocat et suffit pour le calmer presque.

— C’est que vous me rendriez fou, reprit-il, avec vos injustices. Moi qui m’épuise à chercher ce qui peut vous être agréable ! Vous attaquez perpétuellement ma gravité, et il n’y a pas quarante-huit heures nous avons enterré le carnaval comme deux fous. J’ai fêté le mardi gras comme un étudiant. Nous sommes allés au théâtre, j’ai endossé un domino pour vous accompagner au bal de l’Opéra, j’ai invité deux de mes amis à venir souper avec nous.

— C’était même bien gai ! répondit la jeune femme en faisant la moue.

— Il me semble que oui.

— Vous trouvez ! c’est que vous n’êtes pas difficile. Nous sommes allés au Vaudeville, c’est vrai, mais séparément, comme toujours, moi seule en haut, vous en bas. Au bal, vous aviez l’air de mener le diable en terre. Au souper, vos amis étaient folâtres comme des bonnets de nuit. J’ai dû, sur vos ordres, affecter de vous connaître à peine. Vous avez bu comme une éponge, sans que j’aie pu savoir si vous étiez gris ou non.

— Cela prouve, interrompit Noël, qu’il ne faut pas forcer ses goûts. Parlons d’autre chose.

Il fit quelques pas dans le fumoir, et tirant sa montre :

— Une heure bientôt, dit-il ; mon amie, je vais vous laisser.

— Comment, vous ne me restez pas ?

— Non, à mon grand regret ; ma mère est dangereusement malade.

Il dépliait et comptait sur la table les billets de banque du père Tabaret.

— Ma petite Juliette, reprit-il, voici non pas huit mille francs mais dix mille. Vous ne me verrez pas d’ici quelques jours.

— Quittez-vous donc Paris ?

— Non, mais je vais être absorbé par une affaire d’une importance immense pour moi. Oui, immense ! Si elle réussit, mignonne, notre bonheur est assuré, et tu verras bien si je t’aime.

— Oh ! mon petit Noël, dis-moi ce que c’est ?

— Je ne puis.

— Je t’en prie, fit la jeune femme en se pendant au cou de son amant, se soulevant sur la pointe des pieds comme pour approcher ses lèvres des siennes.

L’avocat l’embrassa ; sa résolution sembla chanceler.

— Non ! dit-il enfin, je ne puis, là, sérieusement. À quoi bon te donner une fausse joie… Maintenant, ma chérie, écoute-moi bien. Quoi qu’il arrive, entends-tu, sous quelque prétexte que ce soit, ne viens pas chez moi, comme tu as eu l’imprudence de le faire, ne m’écris même pas. En me désobéissant, tu me causerais peut-être un tort irréparable. S’il t’arrivait un accident, dépêche-moi ce vieux drôle de Clergeot. Je dois le voir après-demain, car il a des billets à moi.

Juliette recula, menaçant Noël d’un geste mutin.

— Tu ne veux rien me dire ? insista-t-elle.

— Pas ce soir, mais bientôt, répondit l’avocat qu’embarrassait le regard de sa maîtresse.

— Toujours des mystères ! fit Juliette dépitée de l’inutilité de ses chatteries.

Ce sera le dernier, je te le jure.

— Noël, mon bonhomme, reprit la jeune femme d’un ton sérieux, tu me caches quelque chose. Je te connais, tu le sais, depuis plusieurs jours, tu as je ne sais quoi, tu es tout changé.

— Je t’affirme…

— N’affirme rien, je ne te croirais pas. Seulement, pas de mauvaise plaisanterie, je te préviens, je suis femme à me venger.

L’avocat, bien évidemment, était fort mal à l’aise.

— L’affaire en question, balbutia-t-il, peut aussi bien échouer que réussir…

— Assez ! interrompit Juliette. Ta volonté sera faite, je te le promets. Allons, monsieur, embrassez-moi, je vais me mettre au lit.

La porte n’était pas refermée sur Noël que Charlotte était installée sur le divan près de sa maîtresse. Si l’avocat eût été à la porte, il eût pu entendre madame Juliette qui disait :

— Non, décidément, je ne puis plus le souffrir. Quelle scie ! mon enfant, que cet homme-là ! Ah ! s’il ne me faisait pas si peur, comme je le lâcherais. C’est qu’il serait capable de me tuer !

La femme de chambre essaya de défendre Noël, mais en vain ; la jeune femme n’écoutait pas ; elle murmurait :

— Pourquoi s’absente-t-il et que complote-t-il ? Une éclipse de huit jours, c’est louche. Voudrait-il se marier, par hasard ? Ah ! si je le savais !… Tu m’ennuies, mon bonhomme, et je compte bien te laisser en plan un de ces matins, mais je ne te permets pas de me quitter le premier. S’il se mariait ?… C’est que je ne souffrirai pas cela. On ira aux informations…

Mais Noël n’écoutait pas aux portes. Il descendit la rue de Provence aussi vite que possible, gagna la rue Saint-Lazare et rentra comme il était sorti, par la porte de la remise.

Il était à peine installé dans son cabinet depuis cinq minutes lorsqu’on frappa.

— Monsieur, disait la bonne, au nom du ciel ! monsieur, parlez-moi !

Il ouvrit la porte en disant avec impatience :

— Qu’est-ce encore ?

— Monsieur, balbutia la domestique tout en pleurs, voici trois fois que je cogne et que vous ne répondez pas. Venez, je vous en supplie, j’ai peur, madame va mourir.

L’avocat suivit la bonne jusqu’à la chambre de madame Gerdy. Il dut la trouver horriblement changée, car il ne put retenir un mouvement d’effroi.

La malade, sous ses couvertures, se débattait furieusement. Sa face était d’une pâleur livide, comme si elle n’eût plus eu une goutte de sang dans les veines, et ses yeux, qui brillaient d’un feu sombre, semblaient remplis d’une poussière fine. Ses cheveux dénoués tombaient le long de ses joues et sur ses épaules, contribuant à lui donner un aspect terrifiant. Elle poussait de temps à autre un gémissement inarticulé ou murmurait des paroles inintelligibles. Parfois, une douleur plus terrible que les autres lui arrachait un grand cri : — « Ah ! que je souffre ! » Elle ne reconnut pas Noël.

— Vous voyez, monsieur, fit la bonne.

— Oui, qui pouvait se douter que son mal marcherait avec cette rapidité ?… Vite, courez chez le docteur Hervé ; qu’il se lève et qu’il vienne tout de suite, dites bien que c’est pour moi.

Et il s’assit dans un fauteuil, en face de la malade.

Le docteur Hervé était un des amis de Noël, son ancien condisciple, son compagnon du quartier latin. L’histoire du docteur Hervé est celle de tous les jeunes gens qui, sans fortune, sans relations, sans protections, osent se lancer dans la plus difficile, la plus chanceuse des professions qui soient à Paris, où l’on voit, hélas ! de jeunes médecins de talent réduits, pour vivre, à se mettre à la solde d’infâmes marchands de drogues.

Homme vraiment remarquable, ayant conscience de sa valeur, Hervé, ses études terminées, s’était dit : Non, je n’irai pas végéter au fond d’une campagne, je resterai à Paris, j’y deviendrai célèbre, je serai médecin en chef d’un hôpital et grand’croix de la Légion d’honneur.

Pour débuter dans cette voie terminée à l’horizon par le plus magnifique des arcs de triomphe, le futur académicien s’endetta d’une vingtaine de mille francs. Il fallait se meubler, s’improviser un intérieur, les loyers sont chers.

Depuis, armé d’une patience que rien ne peut rebuter, armé d’une volonté indomptable et sans intermittence, il lutte et il attend. Or, qui peut imaginer ce que c’est qu’attendre dans certaines conditions ? Il faut avoir passé par là pour s’en douter. Mourir de faim en habit noir, rasé de frais et le sourire aux lèvres ! Les civilisations raffinées ont inauguré ce supplice qui fait pâlir les cruautés du poteau des sauvages. Le docteur qui commence soigne les pauvres qui ne peuvent pas payer. Puis le malade est ingrat. Convalescent, il presse sur sa poitrine son médecin en l’appelant : mon sauveur. Guéri, il raille la faculté, et oublie facilement les honoraires dus.

Après sept ans d’héroïsme, Hervé voit enfin se grouper une clientèle. Pendant ce temps il a vécu et payé les intérêts exorbitants de sa dette, mais il avance. Trois ou quatre brochures, un prix remporté sans trop d’intrigues ont attiré sur lui l’attention.

Seulement ce n’est plus le vaillant jeune homme plein d’espérance et de foi de sa première visite. Il veut encore, et plus fortement que jamais, arriver, réussir, mais il n’espère plus nulle jouissance de son succès. Il les a escomptées et usées les soirs où il n’a pas eu de quoi dîner. Si grande que soit sa fortune dans l’avenir, il l’a payée déjà, et trop cher. Pour lui, parvenir n’est plus que prendre une revanche. À moins de trente-cinq ans, il est blasé sur les dégoûts et sur les déceptions et ne croit à rien. Sous les apparences d’une universelle bienveillance, il cache un universel mépris. Sa finesse, aiguisée aux meules de la nécessité, lui a nui, on redoute les gens pénétrants : il la dissimule soigneusement sous un masque de bonhomie et de légèreté joviale.

Et il est bon, et il est dévoué, et il aime ses amis.

Son premier mot en entrant, à peine vêtu, tant il s’était hâté, fut :

— Qu’y a-t-il ?

Noël lui serra silencieusement la main et pour toute réponse lui montra le lit.

Le docteur, en moins d’une minute, prit la lampe, examina la malade et revint à son ami.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il brusquement. J’ai besoin de savoir.

L’avocat tressaillit à cette question.

— Savoir quoi ? balbutia-t-il.

— Tout ! répondit Hervé. Nous avons affaire à une encéphalite. Il n’y a pas à s’y tromper. Ce n’est point une maladie commune, en dépit de l’importance et de la continuité des fonctions du cerveau. Quelles causes l’ont déterminée ? Ce ne sont pas des lésions du cerveau ni de la boîte osseuse, ce seront donc de violentes affections de l’âme, un immense chagrin, une catastrophe imprévue…

Noël interrompit son ami du geste et l’attira dans l’embrasure de la croisée.

— Oui, mon ami, dit-il à voix basse, madame Gerdy vient d’être éprouvée par de mortels chagrins ; elle est dévorée d’angoisses affreuses. Écoute, Hervé, je vais confier à ton honneur, à ton amitié, notre secret : madame Gerdy n’est pas ma mère ; elle m’a dépouillé, pour faire profiter son fils de ma fortune et de mon nom. Il y a trois semaines que j’ai découvert cette fraude indigne ; elle le sait, les suites l’épouvantent, et depuis elle meurt minute par minute.

L’avocat s’attendait à des exclamations, à des questions de son ami. Mais le docteur reçut sans broncher cette confidence, il la prenait comme un simple renseignement indispensable pour éclairer ses soins.

— Trois semaines, murmura-t-il, tout s’explique. A-t-elle paru souffrir pendant ce temps ?

— Elle se plaignait de violents maux de tête, d’éblouissements, d’intolérables douleurs d’oreille ; elle attribuait tout cela à des migraines. Mais ne me cache rien, Hervé, je t’en prie ; cette maladie est-elle bien grave ?

— Si grave, mon ami, si habituellement funeste, que la médecine en est à compter les cas bien constatés de guérison.

— Ah ! mon Dieu !

— Tu m’as demandé la vérité, n’est-ce pas, je te la dis. Et si j’ai eu ce triste courage, c’est que je sais que cette pauvre femme n’est pas ta mère. Oui, à moins d’un miracle, elle est perdue. Mais ce miracle, on peut l’espérer, le préparer. Et maintenant, à l’œuvre !