L’Affaire du Luxembourg/01

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L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 241-271).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES


L’AFFAIRE DU LUXEMBOURG


I.

I. LES PREMIERS POURPARLERS. — II. LA CIRCULAIRE LA VALETTE. — III. LA COUR À COMPIÈGNE.


Il est des pays qui, par leur situation et par leurs conditions stratégiques, sont appelés à jouer dans les combinaisons de la politique, aux dépens de leur indépendance, un rôle considérable que ne justifie ni le chiffre de leur population, ni la superficie de leur territoire. Le grand-duché du Luxembourg, qui a donné des empereurs à l’Allemagne, des rois à la Bohême et à la Hongrie, des reines et des connétables à la France, a eu depuis plusieurs siècles ce triste privilège. Jamais pays n’a été l’objet de plus de convoitises et n’a passé sous plus de dominations diverses. Il a appartenu successivement aux maisons de Bourgogne, d’Espagne, de Habsbourg et de Nassau, sans parler des époques où, comme sous Louis XIV, il s’est trouvé passagèrement associé aux destinées de la France. Dans aucun temps, la diplomatie française ne l’a perdu de vue. Tous nos grands ministres, au XVIIe et au XVIIIe siècle, ont cherché à le rattacher à notre système défensif. Richelieu se le réserve dans le traité qu’en 1635 il signe avec la Hollande ; Mazarin en poursuit la conquête après la bataille de Rocroi et le réclame, à défaut du Roussillon, dans les négociations de Lyonne avec la cour de Madrid. En 1739, lors de la paix de Belgrade, le cardinal de Fleury essaie de se l’assurer comme prix de sa médiation et comme garantie des sommes qu’il a avancées à l’empereur Charles VI[1]. Le grand-duché figure de nouveau dans le traité d’alliance que Bernis conclut avec l’Autriche, et il reparaît en 1785 dans les pourparlers de Joseph II avec le cabinet de Versailles au sujet de la Bavière[2].

En 1797, le traité de Campo-Formio devait, pour bien peu d’années, il est vrai, réaliser le rêve de notre vieille diplomatie : le Luxembourg devenait un front d’attaque contre l’Allemagne. Mais en 1815, le congrès de Vienne en donnait un morceau à la Prusse et, par des liens artificiels, rattachait le reste à la Confédération germanique sous la souveraineté nominale du roi des Pays-Bas. Il retournait l’œuvre de Vauban contre la France, en faisait un boulevard de la sainte-alliance et, en la reliant au système défensif de l’Allemagne, il en confiait la défense à la Prusse.

Il suffit de la secousse de 1830 pour disjoindre cet échafaudage artificiel ; le Luxembourg se souleva contre la Hollande et se réunit spontanément à la Belgique[3]. Si le gouvernement naissant de Louis-Philippe, dans la crainte d’une guerre européenne, eut la sagesse de ne pas céder aux entraînemens de la révolution belge et de décliner la couronne offerte au duc de Nemours, sa diplomatie voulut du moins retirer un avantage effectif des événemens qui s’étaient passés à notre porte, sous notre inspiration, et avec notre appui. Le prince de Talleyrand se mit à l’œuvre. Ce fut sa dernière campagne diplomatique ; elle n’aurait rien ajouté à sa gloire, s’il faut en croire la correspondance intime de lord Palmerston[4], bien qu’il y ait dépensé sa prodigieuse activité et toutes les ressources de son esprit.

Il réclama le Luxembourg, dès sa première rencontre avec le chef du foreign office, comme une concession naturelle et légitime qui nous était bien due en retour de la neutralité belge et du retrait de l’armée française. Le ministre anglais répondit que le grand-duché était rattaché à la Confédération germanique et qu’il appartenait à un souverain ; que la question était réglée par les traités de 1815 et que ces traités ne pouvaient être modifiés sans l’assentiment des puissances. Il savait que les cours du Nord étaient irritées de la brèche faite aux traités de Vienne, qu’elles étaient mal disposées pour un gouvernement issu de la révolution et que, sans l’alliance de l’Angleterre, la France se trouverait en face de l’Europe coalisée. Le lendemain, M. de Talleyrand se prévalut de la faiblesse de nos frontières du nord pour demander Marienbourg et Philippeville ; il n’eut pas plus de succès. « Du moment que nous donnerions à la France un potager ou une vigne, écrivait lord Palmerston, nous déserterions les principes, tout deviendrait une question de plus ou de moins. Vraiment, ajoutait-il à titre de moralité, cela nous écœure de voir le gouvernement d’un grand pays, dans un moment de grande crise politique, disputer et intriguer pour des choses d’aussi peu d’importance. On dirait que la politique de la France ressemble à une épidémie adhérente aux murs de l’habitation royale et qui atteint l’un après l’autre tous ceux qui viennent l’occuper. » Mais M. de Talleyrand tenait absolument à se faire payer notre renonciation à la couronne belge. « Il se débat comme un hon, écrivait lord Palmerston ; le voici qui demande le château de Bouillon et le misérable territoire qui l’entoure, après avoir réclamé la démolition des forteresses qui commandent les frontières du nord de la France et insisté ensuite sur la nécessité de rattacher le Luxembourg à la neutralité belge. »

Convaincu qu’il n’obtiendrait rien du bon vouloir des Anglais, M. de Talleyrand se retourna du côté de la Prusse. Il savait qu’en s’adressant à ses appétits territoriaux, on était toujours certain d’être écouté. Il soumit à M. de Bulow, son ambassadeur à Londres, deux propositions : l’une garantissait à la Prusse la forteresse de Luxembourg et sa banlieue, et assurait à la France Marienbourg et Philippeville ; l’autre, plus vaste, avait pour objet la conclusion d’une alliance entre la France, la Prusse et la Hollande, qui se seraient partagé la Belgique et le Luxembourg à la barbe de l’Angleterre, à laquelle on ne réservait d’autre satisfaction que la neutralisation d’Anvers. Ce qu’il y a de piquant dans ces pourparlers, c’est que lord Palmerston en était informé en quelque sorte heure par heure. Il ne s’en inquiétait guère, à en juger par les lettres particulières qu’il adressait à lord Granville, son ambassadeur à Paris. En revanche, il ne se faisait pas faute de les caractériser sévèrement : « Quelle confiance, écrivait-il, pouvons-nous accorder à un gouvernement qui se jette dans une série d’intrigues, disant une chose dans un endroit et le contraire dans un autre, promettant par Bresson d’accepter et refusant par Talleyrand, changeant d’opinion, de déclarations et de principes à chaque perspective éphémère d’avantages temporaires ? » Lord Palmerston ne se méprenait pas davantage sur les doubles menées de la Prusse. « Je m’aperçois, écrivait-il encore, que Bulow a une envie terrible de la forteresse du Luxembourg avec un peu de territoire autour, non pas qu’il ait osé m’en parler, mais je le connais et vois au fond du puits. C’est ce qui explique l’accueil qu’à Berlin Werther a fait à l’idée de donner Philippeville et Marienbourg à la France. Nous repoussons tous ces grignotemens, ajoutait-il ; une fois que les grandes puissances commenceront à mordre au gâteau, elles ne seront pas satisfaites d’une bouchée, elles l’auront bientôt dévoré. »

Débouté de toutes ses demandes et irrité de l’obstination du ministre anglais, M. de Talleyrand s’appliqua à brouiller les cartes et à compromettre l’œuvre de la conférence. Il s’attaqua à la candidature du duc de Cobourg ; il dit à M. de Bulow que le duc Léopold était un pauvre sire, dépourvu des qualités nécessaires à un souverain, bon à être renvoyé à Claremont, que les Belges étaient un tas de lâches et de vagabonds indignes d’être indépendans, qu’on s’était fourré dans un guêpier, qu’il n’y avait décidément qu’une solution aux difficultés, c’était le partage, et que si la France et la Prusse voulaient s’entendre une bonne fois, l’affaire serait vite bâclée. Il alla jusqu’à lui parler d’une combinaison qu’avait poursuivie le roi Charles X en 1829[5] et que Napoléon III essaya un instant de reprendre en sous œuvre en 1866[6]. Il s’agissait de transplanter le roi de Saxe sur le Rhin, d’annexer ses états à la Prusse et de nous laisser prendre le Luxembourg.

Le gouvernement de Louis-Philippe, comme celui de l’empereur, en poursuivant la cession du Luxembourg, espérait conjurer ses embarras intérieurs et consolider son prestige par le succès d’une négociation territoriale. Tous les deux s’adressèrent à la Prusse, l’un en faisant appel à ses convoitises, l’autre en voulant se faire payer d’une neutralité périmée. Mais, en 1831, la diplomatie française ne s’engagea avec la diplomatie prussienne que dans des causeries fugitives qui ne compromirent personne et qui peut-être seraient restées ignorées sans la correspondance de lord Palmerston, récemment publiée, tandis qu’au commencement de 1867, les négociations que l’empereur poursuivait à La Haye, avec le secret assentiment du cabinet de Berlin, furent révélées brusquement au parlement du Nord, par une interpellation calculée, au moment où le traité qui assurait le Luxembourg à la France allait être signé par le roi des Pays-Bas. La réponse du chancelier, les manifestations du Reichstag et les déclamations haineuses de la presse prussienne projetèrent tout à coup sur ces pourparlers que la France et l’Europe avaient ignorés une sinistre clarté. On se demandait par quelle étrange fatalité ou par quelle rare perfidie des négociations ouvertes sur les incitations du cabinet de Berlin, dans la pensée de réconcilier la France avec les conquêtes de la Prusse, pouvaient compromettre la paix du monde à la veille de l’ouverture d’une exposition universelle.

Le péril fut conjuré, après de longues et angoissantes péripéties, en partie par le sang-froid et l’habileté de notre ministre des affaires étrangères, et surtout par l’intervention chaleureuse des grandes puissances. Mieux inspiré que ne le fut le duc de Gramont en 1870, M. le marquis de Moustier sut faire, sous le coup du danger, une évolution diplomatique des plus heureuses. Les négociations avaient été, du côté de la France, poursuivies avec un tel mystère que le directeur politique du ministère des affaires étrangères, M. Desprez, n’en eut connaissance que par les interpellations de M. de Bennigsen. M. de Moustier, pour en assurer le secret, chiffrait et déchiffrait lui-même les lettres et les dépêches qu’il échangeait avec Berlin et La Haye. Ce sont ces négociations, tenues si secrètes, que je vais essayer de raconter ; en dehors des dépêches contenues dans le livre jaune, il n’en reste pas de traces dans la correspondance du ministère des affaires étrangères[7]. Elles se rattachent étroitement à celles qui ont précédé et suivi Sadowa et dont j’ai fait ici même l’objet d’une étude sous le titre : la Politique française en 1866[8]. Bien que je n’y aie pris aucune part active, j’étais placé cependant de façon à les suivre de près et à signaler chaque jour à mon gouvernement, avec le dégagement d’esprit que laisse un poste d’observation, les calculs secrets de la politique prussienne et la pensée dont elle s’inspirait.


I. — LES PREMIERS POURPARLERS.

Après la rupture des négociations que notre ambassadeur avait, au lendemain de Sadowa, ouvertes à Nikolsbourg et poursuivies à Berlin, on devait croire que, pleinement édifié sur le bon vouloir et la sincérité de la Prusse, le gouvernement de l’empereur éviterait dorénavant de se compromettre dans de nouveaux pourparlers avec un ministre qui à l’oubli des promesses ajoutait l’oubli des procédés. Tout nous commandait, en effet, aussi bien le soin de notre dignité que le souci de notre sécurité, de renoncer à une politique que M. de Bismarck, après Frédéric II, avait appelée la politique des pourboires. Le temps des illusions était passé ; notre impuissance militaire s’était révélée de la façon la plus douloureuse dès le 3 juillet, lorsque, faute de 80,000 hommes, il nous fallut renoncer à la médiation armée et même à une simple démonstration sur le Rhin, et le 14 août, lorsqu’en face de l’attitude comminatoire de la Prusse, nous dûmes, pour échapper à la guerre, renoncer au Palatinat. D’ailleurs, à notre impuissance militaire s’ajoutait notre isolement diplomatique en Europe. M. de Bismarck s’était entendu à nos dépens avec le cabinet de Pétersbourg ; il avait sous main dénoncé à Londres nos convoitises sur la Belgique ; l’Italie était exaspérée de nous devoir la cession de Venise, et l’Autriche, qui nous considérait comme la cause première de ses malheurs, nous reprochait d’avoir méconnu le traité du 12 juin et de l’avoir sacrifiée à la Prusse.

Le recueillement s’imposait à notre politique ; elle ne pouvait plus avoir en face d’une situation aussi compromise que deux objectifs : réconcilier l’Europe avec nos erreurs et reconstituer nos forces militaires. Mais notre optimisme était à toute épreuve ; ni les expériences du passé ni les avertissemens du dehors ne pouvaient ébranler la confiance qu’avaient su nous inspirer le roi Guillaume et son premier ministre ; on persistait à croire qu’au fond ils restaient animés du désir sincère de s’entendre avec nous. On n’admettait pas que la Prusse, naguère si courtoise, si humble, nous obsédant de ses protestations amicales, sollicitant notre alliance, n’eût pas un intérêt véritable à se concilier nos sympathies et à s’assurer notre appui pour pouvoir constituer sa confédération du Nord, en face des jalousies que ses succès avaient éveillées en Europe et des haines que ses violences avaient suscitées contre elle en Allemagne. Sans doute elle s’était démesurément agrandie, le résultat de la guerre avait dépassé de beaucoup ses espérances. Surpris dans un moment de défaillance par M. de Goltz, l’empereur était allé, sous la crainte d’une guerre immédiate, jusqu’à lui permettre d’annexer le Hanovre, la Hesse électorale, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort, alors qu’elle ne demandait que trois cent mille âmes, juste de quoi combler les solutions de continuité de son territoire. Mais les calculs de notre politique ne l’avaient-ils pas séparée du midi de l’Allemagne, ne lui avaient-ils pas imposé la ligne du Mein avec la certitude que son ambition la porterait à vouloir la franchir ? Il nous restait donc de véritables atouts dans notre jeu, une amorce qui obligerait le cabinet de Berlin un jour ou l’autre à transiger avec nous, car sans une entente préalable avec le cabinet des Tuileries, il se trouverait en face de la France et de l’Autriche, qui sauraient le rappeler au respect du traité de Prague. Le langage que tenait M. de Goltz à Paris ne pouvait que nous fortifier dans ces idées. « Déjà l’ambassadeur de Prusse, écrivait M. Rouher, ne dissimule pas des convoitises vis-à-vis du groupe des confédérés du Sud, et le moment arrivera où nous pourrons stipuler pour notre alliance le prix que nous jugerons convenable[9]. »

À ce moment, la situation de l’ambassadeur de Prusse à Paris s’était singulièrement modifiée. Il était en butte à d’amères récriminations. Toutes ses promesses étaient restées en souffrance. C’était à son instigation que le parti italien s’était, le 5 juillet, jeté à la traverse des résolutions énergiques arrêtées dans le conseil des ministres et que commandaient les circonstances ; c’était sous sa garantie en quelque sorte qu’on avait renoncé à la médiation armée ; c’était enfin en s’inspirant de ses conseils qu’après la signature des préliminaires de Nikolsbourg, alors que le moment était passé, on avait résolu d’introduire des demandes de compensation. Aussi s’en prenait-on à lui de nos déconvenues. On lui reprochait d’avoir abusé de la confiance de l’empereur, de l’avoir induit en erreur sur les véritables dispositions de sa cour, on lui battait froid et, à l’occasion, on ne se gênait pas pour émettre en sa présence, sur son souverain et son ministre, les jugemens les plus sévères. Mais il n’était pas homme à se décontenancer pour si peu ; son rire n’en était que plus saccadé et plus aigu. Nos plaintes, le désarroi qui régnait dans les cercles officiels, les attaques de la presse contre le gouvernement n’avaient rien que son patriotisme dût regretter. Nos reproches ne faisaient que mieux ressortir l’habileté et le dévoûment dont il avait fait preuve en travaillant au triomphe de la politique prussienne. Il jouissait de nos angoisses patriotiques : elles étaient son œuvre. Ce qui lui importait, c’était de ne pas perdre son crédit auprès de l’empereur et, pour le conserver, il usait de sa tactique habituelle, attribuant les refus que nous avions éprouvés à Berlin moins au mauvais vouloir de M. de Bismarck qu’aux maladresses de notre diplomatie. À l’entendre, M. Drouyn de Lhuys avait tout compromis par ses menées autrichiennes, et M. Benedetti, par son inexpérience, avait laissé échapper les occasions qui s’étaient offertes à lui. Ce n’était pas qu’il défendît les procédés de M. de Bismarck. Il déplorait que, sous l’empire d’une injuste défiance, il eût hésité à nous concéder la Belgique ; c’était une faute, car la France, satisfaite au nord, aurait fini par se désintéresser du côté du Rhin et les destinées de l’Allemagne se seraient accomplies sans secousses.

Il appartenait à la France aujourd’hui, disait-il, de faire preuve de sagesse, de calmer les susceptibilités germaniques en déclarant hautement que, fidèle à la politique proclamée par l’empereur, elle laissait à chaque nation le soin de se constituer librement au gré de ses aspirations. Ce point une fois acquis, rien ne s’opposerait plus, le roi Guillaume et l’opinion publique étant rassurés sur nos arrière-pensées d’ingérence, à ce que l’Allemagne, de son côté, facilitât à la France les moyens de s’étendre vers le nord et de rétablir ainsi l’équilibre rompu momentanément à son détriment. L’annexion immédiate de la Belgique soulèverait sans doute de grandes appréhensions en Europe et pourrait même provoquer un conflit avec l’Angleterre, mais rien ne nous empêcherait de la rendre fatale en la préparant insensiblement par tout un réseau de conventions économiques et de la consommer sûrement à l’heure voulue. Si M. de Bismarck n’avait pas satisfait sur-le-champ à nos désirs et avait cru devoir manifester des inquiétudes avant de signer un traité de garantie, c’est qu’il s’était senti froissé par l’attitude en quelque sorte comminatoire de notre ambassadeur, et qu’en face de l’opinion publique française, si hostile aux agrandissemens de la Prusse, la prudence conseillait au gouvernement du roi de ne pas rompre avec l’Angleterre pour obliger un allié peu sur, qui semblait ne vouloir s’emparer de la Belgique qu’à l’effet de mieux préparer une agression contre l’Allemagne.

Ce dont il fallait s’occuper avant tout et sans retard, c’était de réconcilier l’opinion publique française dans une mesure quelconque avec la transformation de l’Allemagne, et le gage était trouvé dans l’annexion du Luxembourg. M. de Goltz affirmait que, de ce côté, on ne rencontrerait à Berlin aucune objection. « Mon gouvernement, disait-il encore, serait trop heureux de conjurer à ce prix ses difficultés extérieures et de désarmer en Allemagne les résistances autonomes qui cherchent leur point d’appui en France. Du reste, ajoutait-il, les négociations seront reprises, sur les bases concertées avec l’ambassadeur, dès que M. de Bismarck sera revenu de Varzin ; il m’écrit qu’il en a donné l’assurance à M. Benedetti et qu’il ne négligera rien pour convertir le roi à ses idées. » Tel était le langage de l’ambassadeur du roi Guillaume et le genre d’argumens auquel il recourait pour réconcilier l’empereur avec les faits accomplis et pour l’amener à consacrer les conquêtes de la Prusse en proclamant officiellement le retour de la politique française au principe des nationalités.

Ce n’était pas la première fois qu’on nous offrait le Luxembourg. M. de Bismarck nous en avait parlé en toutes circonstances, et si nous avions voulu à Nikolsbourg lui donner quittance pour les faits accomplis en Allemagne, il nous l’eût garanti sur l’heure. À Berlin, dans les sphères gouvernementales, personne ne doutait alors de la cession immédiate du grand-duché. À la fin de juillet, M. de Thile, le chef de la direction politique, disait à notre chargé d’affaires : « Eh bien ! il paraît que les annexions sont à l’ordre du jour. — Vraiment, répondit M. Lefèvre de Béhaine, et qui donc annexe ? — Nous d’abord, vous ensuite. — Et de quel côté ? — Au nord. — Et quel pays ? — Une province qui porte le nom d’un de vos maréchaux les plus illustres. » M. Lefèvre de Béhaine ne jugea pas prudent de pousser plus loin un entretien auquel il n’était ni préparé ni autorisé. Les paroles du directeur politique furent transmises à Paris à titre d’indice, car si elles n’avaient pas de caractère officiel, elles reflétaient du moins fidèlement à coup sûr les dispositions de son gouvernement, et témoignaient du désir sincère qu’on avait alors de nous ménager une satisfaction. Les propos de M. de Thile ne furent pas relevés par le gouvernement de l’empereur. Ses ambitions à ce moment étaient plus vastes ; il allait revendiquer Mayence et le Palatinat, il réservait « le Luxembourg et la Belgique pour l’heure où se produiraient de nouveaux faits en Allemagne : le passage de la ligne du Mein[10]. »

Après ses entretiens avec l’ambassadeur de Prusse, l’empereur fut plus que jamais convaincu que la politique de pondération préconisée par M. Drouyn de Lhuys avait décidément fait son temps, qu’elle ne lui avait valu en le détournant de ses tendances personnelles que d’amères déceptions et qu’il était urgent de revenir aux idées que le chef de sa maison développait à Sainte-Hélène. Il arrêta les bases de la politique des grandes agglomérations et transmit à M. Drouyn de Lhuys un projet de note en la priant d’en développer les idées sous la forme d’une circulaire diplomatique. C’était lui demander de faire table rase de toutes ses convictions passées et de s’assimiler un programme qui leur était radicalement opposé. Il refusa de s’y prêter. Il était démissionnaire depuis le 20 août et ce n’était que par un sentiment de gratitude pour l’empereur, qui venait de le nommer membre de son conseil privé, qu’il avait consenti à garder par intérim son portefeuille, tant qu’on ne lui aurait pas trouvé de successeur. Le choix d’un nouveau ministre, dans de pareilles circonstances, n’était pas aisé. Notre diplomatie n’était ni préparée ni résolue à interpréter le programme qu’on se disposait à inaugurer, et d’ailleurs une succession chargée d’aussi lourdes responsabilités n’était guère enviable. On s’adressa à M. Benedetti ; son mérite, ses sympathies pour la cause italienne, et la part active qu’il avait prise aux derniers événemens le désignaient en quelque sorte comme le représentant le plus autorisé d’une alliance étroite entre la France, l’Italie et la Prusse. Mais il déclina l’honneur qu’on voulait lui conférer.

Le pouvoir avait peu d’attrait pour lui. Peut-être aussi espérait-il relever notre politique des échecs qu’elle avait subis. Le dernier entretien qu’il avait eu au commencement de septembre avec le président du conseil nous permettait en effet d’espérer que si la partie trop légèrement engagée avec le gouvernement prussien, sur de fausses combinaisons et sans s’être prémuni contre les retours de la fortune, était compromise, elle n’était pas encore irrévocablement perdue. M. de Bismarck, en beau joueur, était venu à la dernière heure nous offrir de la reprendre dans les meilleures conditions de succès, avec une spontanéité démonstrative qui ne pouvait laisser aucun doute sur son désir de nous réconcilier avec les événemens.

On se rappellera peut-être[11] que M. Benedetti, après le refus du gouvernement prussien de nous céder Mayence et le Palatinat, avait été chargé de négocier un traité d’alliance offensive et défensive dont la durée était fixée à trois années. Ce traité comprenait deux parties. L’une était une convention secrète qui nous laissait la faculté d’annexer la Belgique au moment que nous jugerions opportun et dont l’exécution était assurée, au besoin, par le concours armé de la Prusse. La seconde était ostensible : on y stipulait la cession du Luxembourg à la France, moyennant une indemnité pécuniaire au roi de Hollande, et on reconnaissait que, par le fait de la dissolution de la Confédération germanique, le droit de garnison dans la place forte de Luxembourg, assuré à la Prusse, se trouvait éteint en raison de son incompatibilité avec l’indépendance des états de l’Allemagne méridionale. On sait qu’au dernier moment, alors que toutes les difficultés paraissaient écartées, M. de Bismarck, réconcilié avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, avait mis tout à coup notre sincérité en doute et prétendu que, si l’empereur Napoléon mettait tant d’insistance à lier la Prusse, ce n’était qu’avec l’arrière-pensée de la brouiller avec l’Angleterre. C’est au sortir de ce pénible entretien que M. Benedetti, plein d’amertume, écrivait à son gouvernement : « Quel degré de confiance pouvons-nous accorder à des interlocuteurs accessibles à de pareils calculs ? Si l’on refuse de nous écouter, c’est qu’on a obtenu ailleurs des assurances qui dispensent de compter avec nous. S’il faut à la Prusse, comme M. de Bismarck prétend l’avoir dit au roi, l’alliance d’une grande puissance, et si l’on décline celle de la France, c’est qu’on est déjà pourvu ou à la veille de l’être. »

Le ministre prussien avait prématurément découvert son jeu : il avait révélé à notre diplomatie indignée le fond de sa pensée. C’était une faute, il en mesura la portée, et se ravisa soudainement. Il comprit le danger de laisser partir l’ambassadeur de France avec la conviction que le gouvernement de l’empereur n’avait plus rien à attendre de la Prusse. En nous refusant Mayence et le Palatinat, il ne risquait rien ; il avait derrière lui l’Allemagne entière ; mais refuser la Belgique, et surtout le Luxembourg, c’était pousser le gouvernement impérial à des résolutions extrêmes. L’Autriche était encore frémissante, les populations annexées, aussi bien que les états du Midi, n’attendaient que le secours de l’étranger pour se soulever contre l’oppresseur, et l’armée n’était pas réorganisée. M. de Bismarck revit l’ambassadeur ; il lui dit d’un ton convaincu qu’il n’abandonnait pas l’idée de l’alliance, qu’il y attachait le plus grand prix et que, pour la cimenter, il s’offrait à nous faciliter par tous les moyens l’acquisition du Luxembourg ; non-seulement il ne ferait pas entrer le grand-duché dans la Confédération du Nord, mais il s’y opposerait si son entrée devait être réclamée par le parlement. « Le roi de Hollande, disait-il, peut disposer du Luxembourg comme il l’entend, il en est le souverain. » Il nous engageait à provoquer dans le grand-duché des manifestations qui démontreraient au roi Guillaume que les populations ne désiraient pas rester sous la protection de son armée, comme il se le figurait, et qu’il pouvait rappeler ses troupes sans manquer à aucun de ses devoirs. « Compromettez-vous, disait-il, et nous vous seconderons sans craindre de nous compromettre à notre tour. » Il demandait toutefois à ne pas être mêlé aux négociations que nous ouvririons à La Haye ; il désirait même les ignorer afin de conserver toute sa liberté d’action vis-à-vis des chambres. « Faites en sorte, ajoutait-il, que la cession du Luxembourg soit un fait accompli avant la réunion du Reichstag, et je me chargerai de faire avaler la pilule à l’Allemagne. » Mais il ajournait jusqu’à son retour de Varzin la conclusion de l’alliance impliquant les deux conventions : celle du Luxembourg, qui réglait les comptes du passé, et celle de la Belgique, qui devait être le prix de l’extension de la Prusse au-delà du Mein ; il avait besoin d’y préparer le roi et de neutraliser les influences qui pourraient se jeter à la traverse d’une union avec la France.

Après des assurances aussi formelles, données spontanément, on pouvait croire réellement que le gouvernement prussien était venu à résipiscence et que ses difficultés intérieures, dont on connaissait la gravité, lui faisaient un devoir impérieux de s’assurer le bon vouloir du gouvernement de l’empereur. Personne alors ne doutait de la sincérité du ministre prussien. « Nous avons les clés du Luxembourg en poche, » disaient d’un air mystérieux et béat les gens bien renseignés de la cour. Nous examinerons plus tard si, tout en admettant que le ministre prussien fût parfaitement sincère dans son désir de faire de la cession du Luxembourg un gage de réconciliation, il était sage, après de récentes et pénibles expériences, de courir les chances d’aventureuses négociations, en face des passions germaniques surexcitées, sans autre garantie que des assurances verbales.

Malheureusement on ne se préoccupait à Paris que des nécessités de notre politique intérieure, sans s’arrêter aux réticences du cabinet de Berlin et sans prendre en considération le sentiment nouveau que la Prusse avait de sa force. On tenait à calmer l’opinion publique, on voulait prouver par un résultat quelconque que notre prestige n’était pas atteint, comme se plaisaient à l’affirmer les partis hostiles, et que la Prusse, malgré ses victoires éclatantes, n’avait pas cessé de compter avec nous. Il importait aussi à ceux qui avaient paralysé notre politique aux heures décisives de démontrer qu’ils s’étaient inspirés de ses véritables intérêts et qu’en conjurant de redoutables complications, ils avaient su assurer à la France, non-seulement de sérieuses compensations stratégiques, mais aussi une alliance étroite avec la Prusse et l’Italie.

Après le refus de M. Benedetti d’accepter la succession de M. Drouyn de Lhuys, on songea à notre ambassadeur à Constantinople. Dans la combinaison suggérée à l’empereur, M. de Moustier n’était appelé à la direction du ministère des affaires étrangères que pour remplir l’entr’acte qu’exigeraient les pourparlers avec le roi de Hollande, il cédait le portefeuille à M. de La Valette aussitôt la cession du Luxembourg obtenue, et reprenait, avec la récompense du sénat, l’ambassade de ses prédilections. Le choix avait un double avantage : M. de Moustier connaissait l’Allemagne, et depuis cinq ans il était resté étranger à notre politique générale. Il réunissait donc les conditions les plus essentielles pour procéder sans parti-pris à la liquidation du passé et pour interpréter en toute liberté le programme de l’avenir. Il avait de plus la qualité préférée de Mazarin : il était heureux. Il avait en son étoile une foi aveugle. Tout lui réussissait sans que jamais il eût rien sollicité. « Je craindrais en faisant la moindre démarche, me disait-il souvent, de contre-carrer l’étoile qui préside à ma destinée. » Il est de fait que son étoile l’avait traité avec prodigalité. Beau, élégant, d’une intelligence vive et brillante, en possession d’une grande fortune doublée par un grand mariage, il représentait en 1849, à trente ans, le département du Doubs à l’assemblée législative. Il révélait dans les commissions une facilité de rédaction remarquable, un rare bon sens et, bien que légitimiste par les traditions de sa famille, un esprit ouvert à toutes les idées modernes. M. de Morny le signala à l’empereur, qui recrutait volontiers sa diplomatie au faubourg Saint-Germain, surtout parmi les noms qui se rattachaient au premier empire. En 1853, M. de Moustier était nommé ministre à Berlin, où il retrouvait le souvenir de son grand-père paternel et de M. de Laforest, son grand-père maternel, qui, tous les deux, sous des régimes bien différens, avaient représenté la France auprès de la cour de Prusse. Son père avait été ambassadeur sous la restauration ; il avait du sang de diplomate dans les veines. Il rendit à Berlin de signalés services. Par la loyauté et la fermeté de ses appréciations aussi bien que par l’ampleur et la sûreté de ses informations, il aida puissamment son gouvernement à conquérir cette prépondérance que la guerre de Crimée devait lui permettre d’exercer dans les conseils de l’Europe. Sa correspondance datée de Berlin rendra la tâche facile aux historiens qui, un jour, seront autorises à la consulter. Ils y trouveront vivante, retracée avec une clarté cristalline, toute notre politique extérieure depuis l’avènement de l’empire jusqu’à la paix de Paris. Si la diplomatie n’est pas toujours à la hauteur de ses devoirs, elle est parfois aussi l’auxiliaire le plus puissant du succès lorsqu’au talent elle unit l’amour du pays.

La fortune toutefois avait refusé à M. de Moustier un don précieux pour un ministre : celui de l’exactitude. Il n’avait pas le sentiment de l’heure. À l’étranger, ses habitudes irrégulières n’étaient un sujet de désespoir que pour ses attachés ; mais à Paris elles mécontentèrent souvent l’empereur, et elles fournirent à ses adversaires l’arme qui devait déterminer du même coup sa chute et sa mort, si prématurée, et l’on peut dire, si dramatique[12]. Mais bien qu’en apparence distrait, son cerveau était toujours en travail, et tandis qu’on le croyait adonné aux choses futiles de la vie, il méditait ses dépêches et préparait ses entretiens[13]. Il avait un autre défaut : d’une timidité hautaine, il négligeait de se créer des relations et se refusait aux compromissions que le pouvoir exige de nos jours. Il se dérobait au souci qu’imposent en France à tous les ministres les questions de personnes ; sa porte restait fermée aux quémandeurs. N’ayant jamais rien demandé pour lui-même, il restait inaccessible aux sollicitations. Il négligeait la presse, qui le lui rendait en laissant ses services dans l’ombre, tandis qu’elle exaltait et transformait en hommes d’état des personnalités sans portée, mais âpres à la réclame. Il ne se préoccupait que de l’empereur, auquel il était sincèrement dévoué, et de M. Rouher, dont il appréciait l’intégrité et admirait le talent. Tel était avec ses qualités, mais aussi avec ses imperfections, le ministre que, dans une heure de crise, l’empereur appelait dans les conseils de son gouvernement.

On ne doutait pas de son acceptation, d’autant que l’offre avait presque le caractère d’un ordre. Mais, sans décliner absolument la tâche qu’on lui proposait, il se défendit. Il aimait Constantinople et ne se souciait pas d’échanger la vie indépendante du Bosphore contre les charges et les responsabilités du pouvoir. Il argua de son éloignement, de son ignorance des événemens : « Étranger aux négociations qui ont préparé et suivi la guerre de Bohème, écrivait-il, je ne crois pas pouvoir, dans des circonstances aussi difficiles ; rendre les services que l’empereur attend de mon dévoûment. » Mais sa nomination était arrêtée. Les raisons qu’il invoquait pour motiver et colorer son refus étaient précisément celles qui l’avaient désigné au choix du souverain. On estimait que pour une politique nouvelle il fallait un homme nouveau. Il se soumit plutôt qu’il n’accepta ; mais il refusa d’assumer la paternité de la circulaire qui devait annoncer à l’Europe notre retour solennel à la politique des nationalités. Quelle autorité son nom pouvait-il donner à un manifeste qu’il n’avait ni conçu ni rédigé et qui n’était que la justification d’une politique à laquelle il était resté absolument étranger ? On n’avait pas craint cependant, pour vaincre ses résistances, d’escompter l’avenir ; on lui avait dit que tout était prêt pour lui permettre d’attacher son nom à une importante et glorieuse négociation territoriale. Les lauriers qu’on lui laissait entrevoir le tentaient peu. Il annonça sa nomination à sa famille, les larmes aux yeux, comme un coup funeste du destin. Il pressentait que le pouvoir serait le sacrifice de son bonheur et de sa vie. On dut lui envoyer, au nom de l’empereur, dépêches sur dépêches, pour le décider à quitter Constantinople. Ce n’est que vers la fin de septembre qu’il s’embarqua. Il se rendit directement à Biarritz pour y prendre les ordres du chef de l’état. L’empereur le remercia avec effusion d’avoir répondu à son appel dans des circonstances aussi difficiles, mais il se maintint dans les généralités ; il ne désespérait pas de ses rapports avec la Prusse, il avait lieu de croire qu’on était désireux de s’entendre avec nous, et même de nous donner le Luxembourg comme un gage immédiat et effectif de ces bonnes dispositions. C’est la conviction que M. Benedetti avait rapportée de ses derniers entretiens avec M. de Bismarck, et cette conviction était confirmée et fortifiée par le langage et l’attitude du comte de Goltz. On se reverrait du reste avant peu à Compiègne, et, là, on aviserait aux moyens de mettre en application le programme tracé dans la circulaire du 16 septembre.

M. de Moustier, on le voit, n’était pas appelé à faire prévaloir ses idées personnelles ; il prenait la direction du ministère des affaires étrangères sans instructions déterminées, sans que l’empereur eût même jugé utile de débattre et d’arrêter avec lui les bases de la négociation territoriale qu’on se proposait d’engager avec le roi de Hollande. Dans le mécanisme gouvernemental tel que l’avait créé l’empereur, les questions de personnes restaient sans influence sur la marche des affaires. Il changeait ses ministres, mais en prenant des hommes nouveaux, il n’entendait pas, comme dans un gouvernement parlementaire, adopter une politique nouvelle. « Le souverain décide, disait-il au prince Albert lors de l’entrevue de Boulogne, et les ministres exécutent. »

Vichy avait raffermi la santé de l’empereur. Il avait repris les rênes de son gouvernement avec le sentiment des fautes commises et avec l’ardent désir de les réparer. La circulaire qui devait réconcilier le pays avec les événemens accomplis et annoncer à l’Europe l’évolution de notre politique était son œuvre personnelle. Elle résumait en quelque sorte une brochure publiée en 1865 sous l’inspiration de l’ambassade de Prusse, à une époque où le cabinet de Berlin recourait à tous les moyens pour nous séduire et nous gagner à ses combinaisons. Développer dans une brochure retentissante les idées chimériques qui germaient aux Tuileries et leur donner le caractère de la politique de l’avenir ne laissait pas que d’être habile, mais le comble de l’habileté, c’était de faire croire que non-seulement ces idées étaient appréciées à Berlin, mais que déjà le roi et son ministre se les étaient assimilées.

C’est à M. le marquis de La Valette, alors chargé de l’intérim du ministère des affaires étrangères, que l’empereur confia le soin de développer sous forme diplomatique les bases de son nouveau programme. C’était mettre son dévoûment à l’épreuve, car, élevé dans nos vieilles traditions, son esprit sagace se refusait à rompre ouvertement avec les souvenirs de notre histoire. Sa rédaction ne fut pas agréée. C’était le langage de la diplomatie, réservé, contenu, atténuant sans doute les fautes commises, mais évitant de rompre les ponts et d’engager l’avenir. M. de Moustier s’était catégoriquement refusé à prêter son nom ; M. de La Valette dut s’y résigner. On dit qu’il ne négligea aucun effort pour réduire la manifestation impériale aux proportions d’un simple document de chancellerie. Son crédit, alors tout-puissant aux Tuileries, lui permettait plus qu’à tout autre de présenter des objections et même de combattre les idées de celui que la reine Hortense appelait « le doux entêté. » Il était, avec le comte Walewski, le seul ministre qui eût à la cour tout son franc parler. Mais on l’écoutait plus volontiers, sa franchise étant aimable, persuasive, et parfois gauloise, tandis que celle du comte Walewski était souvent chagrine. L’un s’autorisait de sa naissance, l’autre des charmes et des ressources de son esprit. Tous les deux appartenaient à la jeunesse élégante et raffinée de 1830, dont M. de Morny était le type accompli. La diplomatie les attira, elle leur donna l’expérience et la maturité qui leur permit plus tard de jouer un rôle important dans la politique de leur pays. L’histoire, si friande d’autographes, ne trouvera pas à se satisfaire en dehors de leur correspondance officielle lorsqu’elle voudra tracer la biographie de ces deux personnalités, dont le point de départ a été le même, mais dont les qualités et les aptitudes différaient essentiellement. Parmi tant de lettres recueillies dans les épaves des Tuileries, après le 4 septembre, il ne s’est pas trouvé une ligne de leur main. Ils étaient de l’école du prince de Talleyrand, ils préféraient la parole à la plume.

M. de La Valette a inspiré de durables amitiés et d’implacables inimitiés. On ne jouit pas de la haute et double faveur d’un empereur et d’une impératrice sans éveiller des jalousies, ni sans froisser des intérêts. D’après les uns, il aurait toujours parlé le langage de la raison et réagi en toute occasion contre les tendances belliqueuses ; d’après les autres, il aurait exercé sur les résolutions du souverain l’influence la plus néfaste. Ses détracteurs lui reprochent de s’être fait à la cour et dans les conseils du gouvernement, sous l’influence du prince Napoléon, inspiré lui-même par M. Nigra et le comte de Goltz, le représentant officiel et véhément de la politique prusso-italienne ; ils l’accusent surtout d’avoir empêché, au lendemain de Sadowa, en invoquant des devoirs et des périls imaginaires, une démonstration militaire qui, d’après eux, eût suffi pour sauvegarder les intérêts traditionnels de la France, car ni l’Italie, qui avait à se remettre d’une défaite, ni la Prusse, dont l’armée était décimée par le choléra, n’auraient osé, ayant encore sur les bras l’Autriche et les états du Midi, repousser nos demandes et à plus forte raison nous déclarer la guerre[14].

M. de La Valette n’a jamais nié ni jamais regretté l’action déterminante que, le 5 juillet 1866, il avait, de compte à demi avec le prince Napoléon, exercée sur les résolutions de son souverain[15]. Il est resté convaincu qu’en contre-carrant M. Drouyn de Lhuys qui conseillait la convocation instantanée du corps législatif, la demande d’un emprunt d’un milliard, et l’envoi d’une armée sur le Rhin, il avait sauvé la dynastie et préservé la France d’une guerre immédiate et désastreuse, car d’après lui nous n’avions pas cinquante mille hommes à mettre en ligne pour soutenir nos prétentions. M. de La Valette m’a raconté peu de semaines avant sa mort la scène dramatique qui eut lieu au palais de Saint-Cloud dans la journée du 5 juillet : c’est une page d’histoire qui mérite d’être fixée, on me saura gré de l’avoir retenue.

« En arrivant à Saint-Cloud, me disait-il, je fus fort étonné d’apprendre que l’empereur et l’impératrice tenaient conseil avec le ministre d’État et avec le ministre des affaires étrangères. On avait, sur la demande formelle de M. Drouyn de Lhuys qui redoutait ma présence, négligé de me convoquer. J’entrai dans la salle du conseil sans me faire annoncer ; ce fut un coup de théâtre. L’empereur me mit aussitôt au courant des délibérations et des résolutions qui venaient d’être prises. Je lui représentai que ces déterminations étaient en opposition flagrante avec le rôle de médiateur qu’il avait revendiqué la veille et qui avait été accepté aussitôt de la meilleure grâce par le roi Victor-Emmanuel, aussi bien que par le roi de Prusse. Sans doute, ajoutai-je, les conseils que Votre Majesté transmet aux deux quartiers généraux soulèvent des objections et rencontrent des résistances, mais si l’Italie est irritée de ses défaites et la Prusse grisée par ses victoires, il appartient au médiateur, à sa sagesse et à sa modération, de calmer leurs passions et de les amener par la persuasion à souscrire à l’œuvre qu’il a entreprise. L’empereur a présidé à l’alliance de la Prusse avec l’Italie ; peut-il aujourd’hui demander au roi Victor-Emmanuel de manquer à l’honneur et de violer le traité qu’il lui a conseillé de signer ? Que dirait Votre Majesté si le gouvernement italien, contraint de justifier son attitude, venait à publier les documens qui révéleraient à la France et à l’Europe que le traité du 8 avril a été non seulement approuvé, mais conseillé par le gouvernement impérial ?

« M. Drouyn de Lhuys resta silencieux ; l’empereur se leva et, vivement impressionné, l’entraîna dans son cabinet, suivi de l’impératrice. Je me trouvai seul avec M. Rouher. — Eh quoi ! lui dis-je, vous n’avez pas soufflé mot ? vous m’avez laissé seul combattre les résolutions funestes qui vont être mises à exécution ? « — Vous avez trop bien parlé, pour avoir besoin de mon assistance, » me répondit le ministre d’État. En rentrant dans la salle du conseil, l’empereur me dit qu’après avoir longuement discuté le pour et le contre, il croyait devoir persister dans ses déterminations premières. — Que Votre Majesté, répondis-je, veuille me permettre un instant de lui manquer de respect, en l’interpellant, et de lui demander si, militairement du moins, elle est en mesure de soutenir une politique qui, d’après les dépêches reçues par Nigra et par Goltz, provoquera une guerre infaillible, et, je le crains, désastreuse, avec la Prusse et l’Italie. Je me suis enquis des forces dont nous disposions. Votre Majesté sait-elle que le Mexique a tout absorbé, que nous n’avons ni chevaux, ni matériel, ni effectifs, qu’elle n’aura qu’une quarantaine de mille hommes, incomplètement munitionnés, à mettre en ligne, et ne prévoit-elle pas que ses soldats, quelle que soit leur vaillance, seront impressionnés par le fusil à aiguille qui a déterminé le succès foudroyant de la campagne de Bohême ? — L’empereur, visiblement troublé par mon interpellation, finit par reconnaître qu’en effet l’armée n’était pas prête pour provoquer à la fois la Prusse et l’Italie. — Et c’est vous, monsieur, dis-je en me retournant vers M. Drouyn de Lhuys, qui n’avez été préoccupé que de l’Autriche, qui de parti-pris avez repoussé obstinément toute entente avec la Prusse, qui osez aujourd’hui conseiller une politique pareille, sans même vous être rendu compte des forces dont vous disposerez pour la soutenir ? — M. Drouyn de Lhuys ne trouvant rien à répondre, l’empereur leva la séance sous le coup d’une indicible émotion. »

Tel est le récit que me faisait le marquis de La Valette, il y a peu de mois. Il confirme, en les complétant, les détails que j’ai donnés ici même sur le conseil de Saint-Cloud du 5 juillet, où deux politiques rivales se trouvaient aux prises à une heure décisive et s’efforçaient d’entraîner un souverain faible et perplexe dans deux voies diamétralement opposées. L’empereur n’a pas sanctionné le jugement porté sur M. de La Valette par ses adversaires. Il a persisté jusque dans la captivité, où tombent toutes les illusions, à le considérer comme un de ses meilleurs conseillers, u Vous m’avez toujours donné les plus sages conseils, lui écrivait-il de Wilhelmshöhe, et votre dévoûment n’a failli dans aucune épreuve. » M. de La Valette, en me communiquant la lettre de l’empereur, me recommandait de n’en pas faire usage. Je ne crois pas manquer à ses recommandations en me bornant à reproduire, pour la justification de sa mémoire, le passage qui répond le mieux aux appréciations souvent passionnées dont il a été l’objet.

L’histoire contemporaine a ses écueils, mais elle a aussi ses avantages ; elle voit de près les acteurs qu’elle est appelée à mettre en scène, elle peut saisir sur le vif leurs qualités et leurs défauts, et elle est à même de réunir les élémens qui permettent de mettre en saillie et de fixer les traits des hommes qui, par leurs actes, plus que par leurs écrits et leurs paroles, ont exercé une influence considérable sur les événemens. C’est à ce titre que le portrait de M. le marquis de La Valette méritait d’être esquissé.


II. — LA CIRCULAIRE LA VALETTE.

Le pays commençait à s’inquiéter, il sentait que la voix de la France n’était plus écoutée. Le moment arrivait où l’on allait demander compte à l’empereur des résultats de sa politique. « L’opinion publique a des retours subits auxquels il faut s’attendre, lui avait écrit M. Magne dès le 25 juillet, et le sentiment national serait profondément froissé si, en fin de compte, la France n’avait obtenu de son intervention d’autre résultat que de s’être attaché aux flancs deux voisins dangereux par leur puissance démesurément agrandie[16]. » Déjà, dans les premiers jours d’août, le sentiment public avait été mis en éveil par les correspondances du Siècle datées de Berlin, assurant que M. de Bismarck avait refusé d’accorder les compensations que nous réclamions sur le Rhin et que des exigences qui blesseraient le sentiment national des Allemands seraient repoussées. On n’admettait pas, en raison des immenses services que nous avions rendus à la Prusse et à l’Italie par notre attitude, qu’une part ne nous revînt pas dans les remaniemens qui allaient s’opérer en Europe. On tenait le cabinet de Berlin pour lié par des engagemens formels, car on se refusait à croire que le gouvernement eût laissé se dérouler les événemens sans s’être prémuni. L’empereur, dans son manifeste du 11 juin, n’avait-il pas dit avec une absolue quiétude qu’il était assuré par les déclarations de toutes les cours engagées dans le conflit que, quel que fût le résultat de la guerre, aucune des questions qui nous toucheraient ne serait résolue sans notre assentiment ? Il avait déclaré, il est vrai, que la France repoussait toute idée d’agrandissement territorial, mais il avait eu soin d’ajouter : « tant que l’équilibre européen ne serait pas rompu, » et il n’avait pas caché, « qu’elle serait forcée de songer à l’extension de ses frontières si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance. »

Le désenchantement n’en fut que plus amer lorsqu’après la signature du traité de Prague, la triste vérité se révéla tout entière. Le doute n’était plus permis. La carte de l’Europe était profondément modifiée, « au profit exclusif d’une grande puissance » et sans compensation pour la France. « La grandeur est une chose relative, disait M. Magne ; un pays peut être diminué tout en restant le même, lorsque de nouvelles forces s’accumulent autour de lui[17]. » L’événement n’avait que trop vite justifié les prévisions de M. Thiers. L’empire de Charles-Quint que, depuis Marignan, nous avions mis deux siècles à couper en deux, se relevait à nos frontières, s’appuyant cette fois sur l’Italie au lieu de s’appuyer sur l’Espagne. L’œuvre laborieusement édifiée pièce à pièce par nos hommes d’État et nos hommes de guerre était compromise inopinément sans que nous eussions tiré l’épée. Quelle responsabilité pour ceux qui avaient présidé à une telle politique ! Et déjà l’Italie agrandie nous payait d’ingratitude, déjà la Prusse triomphante méditait notre démembrement ! Le pays n’était pas préparé à de telles vicissitudes ; il croyait sortir d’un rêve. La presse officieuse s’évertuait en vain à calmer les esprits en démontrant que le gouvernement ne s’était pas écarté de nos grandes traditions nationales, qu’il n’avait fait qu’exécuter la pensée de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV en arrachant l’Italie des griffes de la maison de Lorraine, notre ennemie séculaire : le sentiment public ne s’en irritait que davantage. Il se retournait contre l’empereur et s’attaquait à ses conseillers. Le silence n’était plus permis, l’heure des justifications était venue ; le patriotisme indigné mettait le gouvernement en demeure de s’expliquer. Le 16 septembre paraissait, dans le Moniteur officiel, le manifeste de l’empereur que l’histoire retiendra sous le nom de circulaire La Valette.

On rompait ouvertement avec la politique de compensations dont M. Drouyn de Lhuys était le représentant convaincu. On apprenait à la France déçue et attristée que l’empereur, en s’associant aux idées nationales qui travaillaient l’Italie et l’Allemagne, loin de trahir les intérêts du pays, les avait au contraire mieux compris que ses détracteurs ; on lui disait que la politique devait s’élever au-dessus des préjugés étroits et mesquins d’un autre âge, que c’était une erreur de croire que la grandeur d’un pays dépendît de l’affaiblissement des peuples qui l’entourent, qu’on avait tort de s’émouvoir de la dissolution de la Confédération germanique, de l’agrandissement de la Prusse et de la constitution de la nationalité Italienne. On proclamait la liberté des alliances. Oubliant la guerre glorieuse faite en Orient avec le concours de l’Angleterre et du Piémont et les coups qu’il avait portés à l’Autriche en 1859, sans que la Confédération germanique eût remué un homme ou un canon, l’empereur affirmait que, dans l’ancien état de choses, la France se trouvait gênée dans tous ses mouvemens par d’habiles et perfides combinaisons territoriales, que la moindre difficulté sur la Meuse, sur la Moselle, sur le Rhin, ou dans le Tyrol, faisait retourner contre nous toutes les forces de la sainte-alliance, et que la Confédération germanique avec ses 80 millions d’habitans, soutenue par cinq places fortes, nous entourait d’un cercle de fer.

« La France, disait-il, en chargeant sa palette des plus sombres couleurs, n’avait alors aucune possibilité de contracter une alliance, et si elle avait pu maintenir la paix et se procurer une sécurité précaire, ce n’était qu’au prix de son effacement dans le monde. » Il s’indignait que l’opinion publique, par une sorte d’hallucination, s’obstinât à voir, non des alliés, mais des ennemis, dans les nations affranchies d’un passé qui nous avait été hostile. Il n’y a rien, affirmait-il, dans la distribution des forces européennes, qui put nous inquiéter. L’empereur Napoléon Ier prévoyait les changemens qui étaient survenus lorsqu’il avait déposé le germe de nationalités nouvelles, en créant le royaume d’Italie, et en supprimant en Allemagne deux cent cinquante-trois états indépendans ; il avait compris qu’une puissance irrésistible poussait les populations aux grandes agglomérations et condamnait les états secondaires à disparaître. Aussi Napoléon III jugeait-il qu’en face de l’accroissement prodigieux de la Russie et des États-Unis, il était de l’intérêt des états du centre européen de ne pas rester morcelés. Il se refusait à préconiser la politique de conquête, mais il laissait percer ses arrière-pensées sur le Luxembourg et la Belgique, en disant que la France ne comprenait que l’annexion des populations ayant les mêmes mœurs et le même esprit national que nous. Il semblait, après un tel exposé des changemens qui venaient de s’opérer à nos portes dans l’état territorial de l’Europe, que la France, débarrassée des traités de 1815, entourée de nations satisfaites, et certaine de leur reconnaissance, n’aurait plus dorénavant qu’à se consacrer, avec une absolue quiétude, au développement de sa prospérité intérieure. Mais le souverain, malgré la confiance qu’il affectait et les argumens qu’il invoquait pour rassurer le pays, partageait au fond les émotions que manifestait le sentiment public, si bien qu’il en arrivait à conclure qu’en face des graves enseignemens qui ressortaient de la dernière guerre, il était de notre devoir de songer à la défense de notre territoire et de perfectionner sans délai notre organisation militaire.

On croit rêver en relisant de sang-froid, après nos revers, cette étonnante page d’histoire, mélange d’idées napoléoniennes et d’aspirations cosmopolites. Personne n’ignorait que la facilité des communications, l’échange incessant des idées, la solidarité intérêts économiques tendaient à faire tomber peu à peu les préventions internationales et, qu’avec l’aide du temps et de beaucoup de liberté, il se produirait dans le monde une réaction salutaire contre les exagérations du militarisme. Mais la France n’avait pas donné mission à son gouvernement d’assurer prématurément le triomphe de ces tendances au détriment de sa propre grandeur ; elle n’avait aucun intérêt à accélérer au profit exclusif de l’Italie et surtout de la Prusse la puissance irrésistible qui, disait-on, poussait les peuples à supprimer les états secondaires comme des rouages incommodes et à se constituer en grandes agglomérations. Il avait pu convenir à Napoléon Ier, pour justifier la désastreuse campagne de 1813, de prédire à l’Europe qu’avant peu elle serait cosaque, et à M. de Bismarck, pour nous amorcer, de faire de la Russie, dans ses entretiens de Biarritz, un colosse que la Prusse, forte et indépendante, serait appelée à contenir. Mais la France ne partageait aucunement ces inquiétudes. Elle voyait au contraire dans la grandeur de la Russie et des États-Unis un contre-poids précieux à la puissance de l’Allemagne et de l’Angleterre. Si Napoléon, dans l’intérêt de ses combinaisons, avait créé un royaume italien et fait une hécatombe de deux cent cinquante-trois souverains allemands, l’expérience avait démontré, en 1813 et 1815, qu’il avait méconnu ses propres intérêts aussi bien que ceux de la France ; mais Napoléon était avant tout un conquérant, il ne bouleversait et ne remaniait le continent que pour satisfaire ses besoins de domination militaire. L’ancienne France n’existait pas pour lui, il était d’origine italienne, et d’ailleurs, avec des armées comme celles qu’il savait organiser, il pouvait à la rigueur ne pas tenir compte des lois et des nécessités de notre histoire. Il entendait assurer sa prépondérance, non par la persuasion, au moyen de congrès et d’arbitrages, mais par la force, et, lorsqu’il faisait litière des nombreuses souverainetés dont l’existence et le maintien avaient coûté tant d’efforts à notre vieille diplomatie, il détenait une partie de la rive gauche du Rhin, il agrandissait la Bavière et le Wurtemberg aux dépens de l’Autriche, il créait le royaume de Westphalie aux dépens de la Prusse, et se constituait le grand protecteur de la Confédération du Rhin. Il n’était pas homme à sacrifier au sentiment et encore moins à s’en remettre au bon vouloir et à la bonne foi de ministres aventureux. Quand il convoitait une province, il avait une armée sous la main pour s’en emparer.

« L’empereur Napoléon III, a dit George Sand dans un portrait écrit sous l’émotion de 1870 et avec les ressentimens non effacés de 1852, eut un rêve de grandeur française qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre, il n’avait point d’instruction réelle, mais beaucoup d’intelligence, les rudimens et même les éclairs d’un génie plutôt littéraire que philosophique, et plutôt philosophique que politique. » C’étaient là, en effet, les traits caractéristiques de sa nature. Intelligent et bon, l’empereur, contrairement aux préceptes de Frédéric II, qui disait qu’un souverain doit avoir le cœur dans la tête, subordonnait sa raison aux élans de son cœur et de son imagination. Il se forgeait une Europe idéale et il obéissait à la logique de son système en faisant, comme son oncle, litière du passé. Peu lui importaient les origines de la France et les causes qui avaient présidé à son développement. Ses vues rétrospectives ne s’étendaient pas au-delà de la révolution de 1789. Il avait étudié César bien qu’il n’aspirât qu’au rôle d’Octave ; mais il avait négligé l’étude de nos archives nationales. Il s’était pénétré de la correspondance du chef de sa famille et du Mémorial de Sainte-Hélène, mais il n’avait médité ni le testament de Richelieu, ni les instructions que Mazarin et Louis XIV adressaient à leurs ambassadeurs. La guerre de trente ans, qui domine toute notre histoire, car elle a fait la France et défait l’Allemagne, était sans enseignement pour lui. Il oubliait, ou ignorait, que la paix de Westphalie, préparée de loin par les alliances de François Ier et de Henri II avec les protestans allemands, nous avait permis pendant deux siècles, en vouant l’Allemagne à l’impuissance, de porter la guerre sur son territoire, de lutter contre des coalitions européennes, et de les vaincre parfois. Que l’Allemagne ait cherché à réagir contre un si long et si humiliant destin, on le comprend, mais qu’un souverain français se soit prêté bénévolement à l’en relever, c’est ce que l’histoire ne saurait expliquer si elle ne se rendait pas compte de l’éducation première de l’empereur, des tendances fatalistes de son esprit, de sa nature sujette aux illusions, accessible aux idées généreuses, se livrant sans défense à ceux qui, pour le convaincre, savaient le circonvenir.

La parole de l’empereur, si écoutée dans les temps heureux, resta sans effet. Le charme était rompu ; on ne croyait plus à son infaillibilité. Les prophéties de Sainte-Hélène, le spectre de la sainte-alliance et de la coalition européenne, les aspirations et la reconnaissance des peuples, le colosse russe et le colosse américain, étaient des argumens démodés qui ne portaient plus. Les esprits étaient envahis par une inquiétude sourde que les déclarations optimistes du gouvernement ne parvenaient pas à dissiper. Il était évident pour tous que la politique impériale était débordée par les événemens et qu’elle avait subi une de ces défaites dont on ne se relève plus.

La Prusse en faisait foi par ses hauteurs et l’Italie par la véhémence de son ingratitude ; ces deux puissances rendaient la tâche difficile à ceux qui avaient préconisé, soit dans les conseils du gouvernement, soit dans la presse, la cause décevante des nationalités. Il en coûte en face d’un mécompte de reconnaître ses erreurs et d’en assumer sa part de responsabilité. L’empereur paya pour tout le monde. Ses fautes étaient indéniables, mais l’opinion publique faussée ne l’avait-elle pas poussé dans la voie fatale où il s’était engagé et la France, bien avant son avènement, n’avait-elle pas pris en main la cause de l’affranchissement des peuples ? Ce sera son excuse aux yeux de l’histoire.

L’empereur n’ignorait pas le revirement de l’opinion contre lui. Une note secrète, trouvée dans les papiers des Tuileries, montre que son préfet de police le tenait fidèlement au courant des manifestations de l’esprit public et des appréciations sévères dont sa politique était l’objet. « De quelque côté que l’on regarde, disait M. Pietri, on se heurte à des inquiétudes sincères ou à des défiances qu’inspirent des hostilités ardentes. La partie agissante de la société accentue plus que jamais son opposition radicale et systématique. Elle seconde activement les hommes de parti, elle se complaît dans les attaques de la presse, elle va répétant que l’empire est atteint dans son prestige extérieur, dans les garanties mêmes qu’il donnait à l’ordre social. Les masses ne sont pas encore gagnées par cette désaffection ; mais ne faut-il pas craindre que, mobiles et impressionnables, elles ne suivent, à un moment donné, l’entraînement des classes dirigeantes et ne leur prêtent pour une œuvre révolutionnaire leur concours ? On demande ce que veut l’empereur, quelle est son action, quel est le but poursuivi par son gouvernement ? On se plaint, ajoutait M. Pietri, de voir les pensées du chef de l’état paralysées par les intermédiaires, dans leur passage de la conception à l’exécution. La quiétude dans laquelle vivent les ministres amoindrit le profit qu’on pourrait tirer de leur valeur. La somnolence de leur sécurité pour leur situation éteint chez eux l’esprit d’initiative, l’activité dans la direction de leurs départemens. »

Malgré l’intérêt et les enseignemens que peut présenter l’histoire lorsqu’elle est racontée par ceux qui l’ont vécue, dégagés de tout esprit de parti, sans autre souci que l’amour de la vérité, on hésite à apprécier la politique du souverain que l’on a servi. Mais les hésitations tombent lorsque, certain d’ailleurs de ne manquer ni au devoir de l’équité, ni au respect de l’infortune, on voit avec quelle sévérité des serviteurs dévoués, dans les lettres qu’ils adressaient à l’empereur, appréciaient l’inconséquence et les défaillances de son gouvernement.

L’empereur devait apprendre chaque jour davantage ce qu’il en coûte de se constituer le libérateur des peuples et de négliger pour l’Europe, dans une vue élevée sans doute, les intérêts vitaux de son propre pays. Partout où il portait ses regards, il voyait ses intentions méconnues. La Russie lui reprochait d’avoir manqué aux arrangemens de Stuttgart ; l’Angleterre, heureuse de nos déconvenues, le traitait en allié infidèle ; le Danemark démembré lui apparaissait comme un remords ; l’Autriche le considérait comme la cause de tous ses malheurs ; la Prusse le persiflait, et l’Italie, pour laquelle il avait tant sacrifié, jetait le masque et lui causait d’amères déceptions.

Dès le lendemain de la guerre, le roi Guillaume lui révélait le fond de son cœur en annonçant aux chambres prussiennes les hauts faits de l’armée et les résultats de ses victoires. Il parlait de la guerre sans faire allusion à la neutralité bienveillante observée par la France. Il passait sous silence la suspension d’hostilités, la convention d’armistice, et les préliminaires de la paix. Il affectait de ne pas dire un mot de l’œuvre désintéressée de notre médiation. Il parlait au contraire avec emphase des fruits qui devaient éclore de la semence sanglante, et avec orgueil de la mission de la Prusse, qui ne serait remplie entièrement que par la régénération de l’Allemagne. Ce langage n’était ni obscur ni équivoque : on ne pouvait s’y méprendre. On le ressentit péniblement à la cour des Tuileries. La presse prussienne rehaussait encore cette fière manifestation de la victoire par les commentaires les plus blessans. « La France, disait-elle, a toujours eu la prétention de nous être indispensable et de régler les affaires de l’Europe et surtout les nôtres. Nous venons de lui prouver que nous savons nous passer d’elle. Nous sommes aujourd’hui la première nation militaire du monde et nous voulons en profiter. Nous n’avons plus besoin de l’assistance de personne pour faire de la Prusse l’empire germanique qui confinera de la France à la Russie en absorbant tous les états de l’Allemagne. »

La Prusse, en procédant ainsi, méconnaissait une neutralité strictement observée, qui lui avait permis de dégarnir le Rhin et de jeter deux cent mille hommes de plus en Bohème. Elle oubliait que nous lui avions concédé l’alliance italienne, qui, pour elle, était une force et une sécurité ; elle manquait à l’engagement qu’elle avait pris en toute circonstance de ne rien modifier à l’état territorial de l’Allemagne sans notre assentiment et sans nous assurer des compensations équivalentes. Mais elle pouvait à certains égards motiver son attitude. Le discours de M. Thiers et les manifestalions qu’il provoqua au corps législatif étaient trop récens pour lui permettre de se faire illusion sur la cordialité de nos sentimens, et les attaques de notre presse depuis la guerre lui prouvaient que la France ne se réconcilierait pas de sitôt avec ses victoires et ses agrandissemens. Elle savait que nous avions spéculé sur ses défaites et escompté par avance les victoires de l’Autriche et que notre diplomatie, après lui avoir laissé conclure une alliance avec le cabinet de Florence, s’était appliquée aussitôt à la lui enlever en demandant à la cour de Vienne de désintéresser l’Italie de la guerre par la cession spontanée de la Vénétie. Elle n’ignorait pas que si, le 5 juillet, elle avait échappé à une intervention armée, c’était moins par notre respect pour la neutralité que par suite de notre impuissance. Elle n’avait pas moins dû subir une médiation humiliante, s’arrêter devant les portes de Vienne, renoncer à la Saxe et accepter les préliminaires qui limitaient le bénéfice de ses victoires. Tout cela constituait, il faut bien le reconnaître, un ensemble de griefs qui expliquait, s’il ne les justifiait pas, les violences de la presse prussienne et les fins de non-recevoir que le cabinet de Berlin opposait aux revendications de l’empereur.

Notre politique ne faisait en somme que subir les conséquences de ses erreurs, car M. de Bismarck nous avait en vain priés et suppliés, avant de se jeter dans une lutte qui pouvait être fatale à son pays, de nous expliquer et de ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin de régler les conditions de notre neutralité. Il nous arrivait ce qui déjà nous était arrivé en 1742. Louis XV avait dédaigné de sages avis ; il s’était refusé à écouter le maréchal de Noailles, qui lui écrivait : « Méfiez-vous de la Prusse, sa fortune n’est pas faite. » Il s’était, comme l’empereur, mépris sur la balance des forces de l’Europe, il s’était exagéré, trompé par les souvenirs du passé, la puissance de l’Autriche, il s’était laissé prendre comme lui « aux paroles veloutées » d’un politique réaliste et avait permis à la Prusse de s’emparer de la Silésie sans se prémunir contre son égoïsme. Aussi son ambassadeur, le marquis de Belle-Isle, fut-il éconduit lorsqu’il se présenta au quartier-général de Neisse pour rappeler à Frédéric II ses promesses au milieu de son armée victorieuse, comme M. Benedetti, l’ambassadeur de l’empereur, devait être éconduit, lorsqu’à Nikolsbourg, s’appuyant sur de simples assurances verbales, il venait revendiquer des provinces allemandes. En 1742, une politique imprévoyante avait permis à la Prusse de jeter les premiers fondemens de sa grandeur future : les mêmes fautes devaient lui permettre, en 1866, de couronner l’œuvre commencée par Frédéric II.

Mais si les violences de la Prusse victorieuse, à qui l’on réclamait Mayence.. s’expliquaient, celles de l’Italie, qui était défaite, et à laquelle on offrait Venise, étaient sans excuse. Depuis plus de cinquante ans, elle n’avait pas cessé d’être l’objet de nos plus ardentes sympathies. Nos poètes la chantaient, nos artistes se prosternaient devant ses chefs-d’œuvre ; nos historiens glorifiaient son passé et nos orateurs comme nos publicistes n’avaient cessé de prendre en main la cause de son indépendance. Tous nos gouvernemens, la monarchie de juillet, la république de 1848, même la restauration, lui avaient donné des marques efficaces de leur active bienveillance. L’empereur en avait fait le pivot de sa politique ; il avait combattu pour elle en 1859, et c’était pour lui donner Venise qu’il avait laissé la guerre s’engager en Allemagne. Sans doute il avait eu tort de vouloir imposer un titre de plus à sa reconnaissance en l’obligeant à accepter de ses mains, alors qu’elle était trahie par le sort des armes, la Vénétie, qu’elle n’entendait devoir qu’à sa vaillance. Mais s’il avait péché, c’était par excès de sollicitude pour l’accomplissement de ses destinées. Il avait voulu, se préoccupant plus encore de ses intérêts que de ceux de la France, la garantir contre toutes les mauvaises chances de la guerre. Et l’Italie, qui certes n’eût pas refusé Venise si la Prusse avait subi des défaites, nous outrageait, se disant atteinte dans son honneur ! Au quartier-général de Nikolsbourg, elle consacrait tous ses efforts à contrecarrer l’action de notre diplomatie, à empêcher la Prusse de signer un armistice ; elle nous faisait perdre, en ne s’inspirant que des considérations les plus égoïstes, tous les avantages que nous étions en droit d’attendre de la guerre, elle causait à notre politique un préjudice irréparable. Napoléon III n’avait pas médité Machiavel. « Se prêter à l’agrandissement de ses voisins, disait cet habile homme, c’est préparer son propre amoindrissement. »

L’affranchissement de l’Italie était sans doute une idée généreuse. On comprend qu’elle ait passionné la France. Mais il est des conceptions qui, bien que grandes et généreuses, ne se concilient pas avec la raison d’état. Ériger en système une idée fausse et pour la réaliser la pousser avec un funeste parti-pris jusqu’à ses dernières conséquences, c’est conspirer contre ses propres intérêts. Le vieux prince de Metternich déclarait, après le congrès de Paris, où l’empereur se montra si sage et si modéré, qu’il était « la raison cristallisée. » Mais, deux ans plus tard, en le voyant à Plombières s’engager avec M. de Cavour, il disait : « L’empereur a encore de belles cartes en main, mais l’empire révolutionnaire périra sur l’écueil italien. »


III. — LA COUR À COMPIÈGNE.

La cour se trouvait à Compiègne à la fin du mois de novembre. Les chasses et les fêtes se succédaient ; on s’efforçait d’oublier Sadowa et les angoisses patriotiques qui l’avaient suivi. On se flattait que, sous le coup des premières émotions, on s’était exagéré la portée des événemens ; on croyait que rien n’était changé dans le monde, que le prestige de l’empereur n’avait subi aucune atteinte, qu’il resterait comme par le passé l’arbitre écouté de l’Europe. Il est de fait qu’à Compiègne rien n’était changé : c’était la même étiquette, les mêmes visages toujours sourians et aussi les mêmes ambassadeurs empressés et obséquieux, toujours appliqués à entretenir le souverain dans de funestes illusions. Mais pour les esprits clairvoyans, l’empire commençait à chanceler sur ses bases : « Something is rotten in the state of Denmark, » disait Marcellus à Horatio. L’empereur était taciturne et songeur ; il n’intervenait plus, comme il le faisait si volontiers jadis, dans les causeries auxquelles présidait l’impératrice et dans les distractions qu’elle ménageait à ses hôtes. La foi aveugle qu’il avait en son étoile s’affaiblissait de plus en plus. Il ne demandait plus au destin, qui lui avait départi tant de faveurs, que de le laisser remettre à flot sa politique désemparée. Il bornait son ambition et sa tâche à réparer les fautes commises et à prémunir son pays, par la réorganisation rapide de l’armée et l’habileté de sa diplomatie, contre les éventualités inquiétantes de l’avenir.

Malheureusement, la fortune ne revient pas à ceux qui en ont abusé. Il est d’ailleurs des fautes irrémédiables, ce sont celles qui touchent aux conditions vitales d’un pays. Un gouvernement peut, à la rigueur, dilapider les deniers de l’état, supprimer les libertés, et même désorganiser l’administration ; il suffit d’un gouvernement réparateur pour reconstituer les finances et substituer à l’arbitraire la liberté. Mais lorsque, sous l’influence d’idées fausses et préconçues, un souverain a méconnu les intérêts qui ont assuré à un pays sa force et sa grandeur, l’habileté d’un homme, la sagesse d’un gouvernement ne suffisent plus pour réagir contre les événemens, et pour reconquérir la situation perdue il faut alors non-seulement le patriotisme de nombreuses générations et les inspirations heureuses de grands politiques et de grands capitaines, mais aussi des conjonctures extraordinaires, comme celles dont M. de Cavour et M. de Bismarck ont su tirer un si merveilleux parti, et dont l’histoire n’avait pas encore donné d’exemple.

Tandis qu’à Compiègne, on ne se préoccupait que de l’heure présente, la diplomatie de l’empereur veillait au dehors ; elle avait le sentiment du danger, elle ne quittait pas des yeux M. de Bismarck, elle le suivait pas à pas dans ses évolutions, elle relevait ses actes et commentait les manifestations de sa pensée. Le 21 novembre, au sortir du conseil, M. de Moustier recevait de Francfort une dépêche d’une gravité exceptionnelle. Elle apprenait au gouvernement de l’empereur que M. de Bismarck avait su arracher aux ministres de Bavière, de Wurtemberg, de Bade, et de Darmstadt au moment de la signature de la paix, des traités d’alliance offensive et défensive, qui mettaient en cas de guerre toutes leurs forces militaires à la disposition et sous les ordres du roi de Prusse. Voici ce qu’écrivait notre consul-général au sortir d’un entretien qu’il avait eu avec un ministre étranger de ses amis, accrédité dans le midi de l’Allemagne.

« Je vous ai demandé hier, en vous annonçant que j’avais pris possession de mon poste, de vouloir bien me laisser le temps de m’orienter et de me reconnaître dans cette Allemagne que j’ai connue fédérale sous la présidence de l’Autriche et que je retrouve, après cinq années passées à Turin et à Constantinople, bouleversée de fond en comble sous la domination militaire de la Prusse. Je ne pensais pas, en vous demandant crédit, que quarante-huit heures après mon arrivée, j’aurais le triste devoir d’apprendre au gouvernement de l’empereur que l’œuvre de sa médiation, à peine consacrée par le traité de Prague, était déjà transgressée… M. de X., avec la persévérance et l’esprit d’investigation qui caractérisent ce diplomate, est arrivé peu à peu, frappant à toutes les portes et procédant à la façon d’un juge d’instruction, à réunir tout un faisceau de preuves qui ne sauraient laisser aucun doute sur l’existence de traités secrets d’alliance offensive et défensive que la Prusse aurait imposés successivement aux quatre cours méridionales. C’est par voie d’affirmation qu’il a procédé, se servant des propos et des confidences des uns pour arracher des aveux aux autres. Le ministre des affaires étrangères de Bavière, m’a-t-il dit, a rougi, le ministre de Wurtemberg a balbutié, le ministre de Bade n’a pas nié, et celui de Hesse a tout avoué. — D’après M. de X., ces traités, dont l’existence ne saurait plus être mise en doute, seraient la reproduction d’une partie de la convention qui a servi de type aux états du Nord, et la Prusse se réserverait d’y ajouter, lorsqu’elle n’aura plus à ménager la France, les clauses qui lui assureront le commandement suprême et qui stipuleront en même temps la transformation des armées du Midi sur le modèle de sa propre organisation. »

Ainsi le traité de Prague, l’œuvre de notre médiation, était secrètement déchiré dans une de ses dispositions essentielles avant même d’être signé et la ligne du Mein, la limite marquée aux aspirations allemandes, et qui devait nous permettre un jour « de stipuler pour notre alliance le prix que nous jugerions convenable, » était militairement franchie.

Le coup était aussi rude qu’inattendu. Il projetait une lueur menaçante sur nos futurs rapports avec la Prusse. Nous y étions d’autant moins préparés que M. de Pfordten, au moment où il aliénait l’indépendance de la Bavière, poussait la duplicité jusqu’à implorer notre intervention, et que, deux jours après la signature de la paix, il nous remerciait avec effusion de l’assistance efficace que nous lui avions prêtée. Nous étions les dupes d’une comédie imaginée et mise en scène pour mieux détourner nos soupçons et déjouer la vigilance de notre diplomatie. Non-seulement le ministre prussien avait inspiré les protestations mensongères du ministre bavarois, mais il s’était appliqué à nous en confirmer la sincérité : « Sans votre intervention, nous avait-il dit, les cours du Midi ne s’en seraient pas tirées à si bon compte. » Le moment n’était pas venu encore de nous mettre face à face avec la réalité.

Un instant il fut question d’interpeller M. de Goltz. La démarche était grave, elle pouvait entraîner un conflit. Pour la risquer, il aurait fallu disposer d’au moins 300,000 hommes, et l’on n’improvise ni des armées ni des généraux initiés à la stratégie moderne. On préféra gagner du temps. La temporisation est souvent une habileté ; cette fois, elle était une nécessité. La dépêche révélatrice fut transmise à nos légations en Allemagne. On espérait secrètement qu’elle serait démentie. Elle ne fut ni démentie ni confirmée. L’ambassade de Berlin seule, sans opposer des dénégations absolues, émettait des doutes. Il lui en coûtait de croire à tant de perfidie. On en conclut que les informations venues de Francfort pouvaient bien être marquées au coin de quelque exagération et que si des liens étaient réellement contractés entre le Nord et le Midi, ils ne devaient pas avoir le caractère qu’on leur prêtait. L’idée de la triade allemande qui plus tard, en un jour d’optimisme, devait à la tribune du corps législatif se transformer en la théorie des trois tronçons, nous était chère. Elle avait présidé à notre politique danoise et, en prenant corps dans le traité de Prague, elle constituait le bénéfice le plus clair de notre médiation. L’Allemagne divisée en trois groupes distincts était un gage certain pour notre sécurité et un moyen précieux pour nous faciliter le jeu des alliances. Il nous était dur de renoncer à un résultat chèrement acheté au prix du démembrement de la monarchie danoise et de la dissolution de la Confédération germanique. On pouvait espérer d’ailleurs que les cours méridionales, placées entre la France et l’Autriche, qui avaient un intérêt égal à ne pas laisser transgresser les stipulations de Prague, chercheraient par la force des choses, une foi dégagées de l’étreinte du vainqueur, à échapper à l’absorption de la Prusse et à défendre leur autonomie.

L’empereur se flattait que son armée serait réorganisée et ses alliances assurées en temps opportun pour entraver les projets du cabinet de Berlin et le forcer à transiger avec nos intérêts. D’ailleurs le passage de la ligne du Mein n’avait rien d’imminent, en présence des haines et des rancunes que les violences de la Prusse avaient provoquées au nord et au midi. Il était permis de se faire illusion sur les sentimens de l’Allemagne. À aucune époque de son histoire, elle n’avait offert, au sortir de ses luttes, le spectacle de divisions et d’animosités aussi profondes qu’au lendemain de la guerre de 1866. Ce n’étaient partout que des colères et des imprécations. Les vaincus maudissaient le vainqueur et récriminaient les uns contre les autres. La Saxe reprochait à la Bavière d’avoir cédé à des calculs perfides en n’accourant pas à son secours. La Bavière accusait l’Autriche d’avoir déclaré la guerre sans être prête et sans lui avoir laissé le temps d’achever ses préparatifs. Les Hanovriens disaient que le prince Alexandre de Hesse, en restant à Francfort, impassible avec son corps d’armée, les avait perfidement laissé écraser à Langensalza. Le Wurtemberg parlait avec amertume des connivences coupables du gouvernement badois et du prince Guillaume avec l’ennemi commun, et l’Autriche, persuadée qu’elle avait été trahie par tous ses alliés, les abandonnait tous, sauf la Saxe, à la vindicte de la Prusse. Le gouvernement prussien, loin de se sentir désarmé par le spectacle de ces misères et de s’attendrir sur le sort de ses anciens confédérés, n’écoutait que ses ressentimens et sa seule pensée était de prendre tout ce qu’il était possible de prendre. Fidèle aux traditions de Frédéric le Grand, il ne s’appliquait qu’à organiser, à centraliser la Prusse, réservant à sa diplomatie et aux chances heureuses d’une nouvelle guerre le soin de compléter l’œuvre de l’unification générale et absolue. Il savait que ce n’est pas en subordonnant la raison d’état au sentiment ni en guerroyant pour des idées généreuses que les empires fondent ou conservent leur prépondérance. Aussi poursuivait-il son but avec une implacable obstination, persuadé que si les procédés violons et arbitraires soulèvent momentanément et à juste titre la conscience publique, les générations futures ne s’arrêtent que devant la grandeur de l’œuvre, sans se préoccuper des moyens mis en jeu pour l’accomplir ni des sacrifices et du sang qu’elle a pu coûter.


G. ROTHAN.

  1. « L’empereur d’Allemagne, écrivait, à la veille de la paix de Belgrade, le prince royal de Prusse qui devint plus tard Frédéric le Grand, en reconnaissance de ses services, ne peut faire moins que de céder à Louis XV ses droits sur le Luxembourg. Ce duché, selon toute apparence, doit être une des premières acquisitions qui suivront la Lorraine. »
  2. Joseph II se proposait de prendre la Bavière, dont le souverain eût été transporté dans les Pays-Bas. « Le césar Joseph, écrivait Frédéric, réserve le Luxembourg à la France pour la gagner à ses vues. » (Lettre au ministre Finkenstein, février 1785.)
  3. L’union fut de courte durée. Le traité qui intervint après le siège d’Anvers, appelé le traité des 24 articles, opérait un nouveau partage tellement contraire à la volonté des populations qu’il resta lettre morte jusqu’en 1839. À ce moment, la Prusse et l’Autriche réclamèrent l’exécution de la convention avec une telle insistance que le roi Léopold dut restituer la part dévolue au roi des Pays-Bas. Il ne s’exécuta qu’à la dernière extrémité ; il alla même, bien qu’il ne fût pas prodigue, jusqu’à offrir de la racheter moyennant une indemnité de 60 millions immédiatement exigibles.
  4. Lord Palmerston, sa correspondance intime, 1830-1865, publiée par Auguste Craven ; 1878.
  5. « On a toujours prétendu qu’au moment où éclatait la révolution de juillet, le gouvernement de Charles X était sur le point de signer avec la Russie un traité qui nous aurait assuré les Provinces rhénanes. C’est une de ces erreurs comme il s’en accrédite et s’en perpétue parfois dans l’histoire. On négociait en effet avec la cour de Pétersbourg, mais sur des bases toutes différentes. On démembrait le royaume des Pays-Bas ; on transportait la maison d’Orange à Constantinople. On donnait à la Prusse la Saxe royale et la Hollande jusqu’au Rhin. Le roi de Saxe obtenait les Provinces rhénanes et la France se réservait la Belgique, le Brabant hollandais, le Luxembourg et Landau. Telles étaient les-instructions délibérées à la fin d’août 1829 dans le conseil du roi, et qu’on envoyait à M. de Mortemart, notre ambassadeur en Russie. La paix d’Andrinople et le refus du roi de Prusse qui voulait bien prendre la Saxe et la Hollande, mais qui ne se souciait pas de céder les Provinces rhénanes, ne permirent pas de donner suite à ces pourparlers. Ils furent repris toutefois au commencement de 1830. » (Viel-Castel, Histoire de la restauration.)
  6. Papiers de Cercey. Lettre de l’empereur à M. Rouher.
  7. Les dépêches parues dans le livre jaune furent rédigées après coup, sur les lettres particulières et les télégrammes que M. de Moustier avait échangés avec nos missions à Berlin, La Haye, Pétersbourg, Londres, Vienne et Francfort. C’est ce qui était arrivé déjà en 1847, lors des mariages espagnols. Mis en demeure de produire des documens, M. Guizot livra aux chambres une correspondance appropriée aux circonstances. Tous les gouvernemens soumis aux exigences parlementaires évitent de traiter les affaires qui commandent une absolue discrétion par la voie de la correspondance officielle. En Angleterre deux dépêches portent souvent le même numéro, ce qui permet au gouvernement de soustraire au contrôle du parlement les rapports secrets. Aussi les historiens qui en sont réduits à raconter et à apprécier les événemens sur la foi des documens dont la publication est imposée aux ministres des affaires étrangères s’exposent-ils à de singulières méprises. « La diplomatie, a dit M. A. Sorel dans son exposé sur l’enseignement diplomatique, a tous les masques, tous les fards et tous les déguisemens : dépêches, rapports, lettres particulières, lettres confidentielles, agens publics, agens secrets, police et contre-police : qui n’est pas expert s’égare en ce dédale et le plus expert s’y embrouille souvent. »
  8. La Politique française en 1866. (Voir la Revue des 1er et 15 septembre, 1er et 15 octobre, 1er novembre 1878.)
  9. Papiers des Tuileries.
  10. Papiers de Cercey.
  11. La Politique française en 1866. Voyez la Revue du 1er novembre 1878.
  12. On raconte qu’à Compiègne, M. de Moustier tomba sans connaissance au moment où il lisait un rapport au conseil des ministres. Peu de jours après on l’emportait agonisant du quai d’Orsay pour faire place au nouveau ministre et à Mme la marquise de La Valette, qui, elle aussi, était à toute extrémité. Ce fut le chassé-croisé de la mort.
  13. Le rôle de la direction politique se borna pendant la durée de son ministère à l’expédition des affaires courantes. Toutes les minutes des dépêches de quelque importance sont écrites de sa main, sans parler des nombreuses lettres particulières qu’il adressait aux agens. C’est la meilleure réfutation à opposer à ses adversaires qui pour l’amoindrir, prétendaient qu’il négligeait les affaires de son département.
  14. Voyez la brochure de M. Pradier-Fodéré, inspirée par M. Drouyn de Lhuys. — A travers la diplomatie, par M. Hansen. — Les Coulisses de la diplomatie, par M. Sidney Renouf. — L’Allemagne nouvelle, par le duc de Gramont, paru sous le nom d’Andréas Memor.
  15. M. de La Valette ne réussit qu’à faire suspendre les mesures conseillées par M. Drouyn de Lhuys. Ce fut le prince Napoléon, assisté par M. Nigra et le comte de Goltz, qui parvint, après toute une semaine de luttes véhémentes, à porterie dernier coup à la politique d’intervention. (Voir la note et la lettre du 14 juillet du prince Napoléon à l’empereur dans les papiers des Tuileries.)
  16. Papiers des Tuileries.
  17. Papiers des Tuileries.