L’Affaire du Luxembourg/03

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L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 803-834).
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III.

LES NÉGOCIATIONS AVEC LA HOLLANDE. — LES PERPLEXITÉS DU ROI DES PAYS-BAS ET DE SON GOUVERNEMENT.


VI. — LES NÉGOCIATIONS AVEC LA HOLLANDE.

La guerre d’Allemagne avait éveillé en Hollande les plus vives appréhensions. On craignait pour deux provinces : pour le Limbourg, qui faisait partie intégrante de la monarchie, et pour le Luxembourg, qui était un fief héréditaire de la maison régnante. On savait que ces deux provinces, qui avaient été rattachées par des liens artificiels à la Confédération germanique, n’étaient pas indifférentes à la Prusse, et on craignait qu’elle ne voulût les faire entrer dans la Confédération du Nord. On se rappelait aussi que les publicistes militaires allemands qui avaient écrit sur le système défensif de l’Allemagne avaient déploré plus d’une fois qu’en 1815 le négociateur prussien, le prince de Hardenberg, eût consenti à abandonner aux Pays-Bas Maëstricht et Vanloo, les deux clés de la Meuse. Aussi la diplomatie néerlandaise suivait-elle avec une anxieuse attention les manifestations de la pensée prussienne ; elle appréhendait la revendication de ces deux places fortes, et elle craignait surtout que le Luxembourg ne donnât lieu à de sérieuses complications entre la France et l’Allemagne, dont elle aurait à subir les conséquences. Qui d’ailleurs pouvait répondre, que, maîtresse des événemens et à la poursuite des plus ambitieux desseins, la Prusse ne chercherait pas à envelopper la Hollande dans tout un réseau de conventions militaires, commerciales et maritimes ? Aussi, pour sauvegarder son indépendance, le cabinet de La Haye s’efforçait-il en toutes circonstances, avec l’énergie qu’inspire le danger, de constater et d’affirmer ses droits. Il s’appliquait surtout à bien démontrer au cabinet de Berlin, soit par des notes, soit par des communications verbales, qu’après la dissolution de la Confédération germanique, tous les liens qui rattachaient le Limbourg et le Luxembourg à l’Allemagne étaient virtuellement rompus. Mais M. de Bismarck ne s’expliquait pas, et son silence énigmatique ne faisait qu’accroître les inquiétudes du gouvernement néerlandais. Cependant, si ses intentions au sujet du Limbourg restaient impénétrables, bien des indices permettaient de croire que la question du Luxembourg avait été de longue date débattue entre la France et la Prusse. On avait constaté, en effet, non sans étonnement, qu’au moment où éclataient les hostilités en Allemagne, le gouvernement français ne prenait sur ses frontières aucune de ces précautions que commande la prudence, et que la Prusse, de son côté, dégarnissait le Rhin, réduisait la garnison de Luxembourg à quelques centaines d’hommes, emmenait ses batteries de campagne, retirait ses artilleurs et expédiait à Berlin jusqu’à des effets de campement et de casernement. L’abandon de la place à la France paraissait à peu près certain ; les officiers prussiens en parlaient librement, comme d’un sacrifice indispensable, en échange d’une neutralité qui permettait à la Prusse de jeter toutes ses forces sur l’Autriche. Mais on en était réduit à des conjectures et on se sentait « entre l’enclume et le marteau, » suivant l’expression de M. Servais, qui a écrit sur la question du Luxembourg, au point de vue hollandais, un livre fort instructif[1].

Le ministre des affaires étrangères, M. le comte de Zuylen, renouvela ses démarches[2]. Dans les grandes commotions qui menacent l’équilibre de l’Europe, l’habileté des états secondaires consiste à pressentir le plus fort et à se mettre en règle avec lui. Mais la diplomatie néerlandaise ne rencontrait à Berlin qu’un silence obstiné et à Paris qu’une majestueuse et placide confiance, qui ne suffisait pas à la rassurer. « Soyez tranquilles, disait M. Drouyn de Lhuys, d’un air paterne, à M. de Lichtenfeld, encore à la fin du mois d’août, vous serez contens de nous ! Ne vous préoccupez ni du Limbourg ni du Luxembourg, personne n’y touchera. Si le gouvernement français était amené à formuler des demandes de compensations, c’est sur l’Allemagne qu’il les porterait. » Les inquiétudes s’étaient atténuées, et déjà l’on se croyait hors de cause, lorsqu’on apprit que M. de Bismarck, après avoir refusé le Palatinat à la France, s’était offert à lui assurer la cession du Luxembourg, ce qui impliquait nécessairement l’évacuation de la forteresse. M. de Zuylen, convaincu que les états-majors prussiens ne se dessaisiraient qu’à leur corps défendant d’une position stratégique de cette importance, voulut en avoir le cœur net. Il chargea M. de Bylandt de pressentir le cabinet de Berlin et de s’assurer de ses intentions. Il devait au besoin proposer à la Prusse de rattacher le grand-duché à l’Allemagne, par une alliance à la fois commerciale et militaire, réservant l’occupation de la citadelle à une garnison mixte. Le gouvernement hollandais se flattait qu’en faisant la part du feu, le gouvernement prussien lui donnerait quittance pour le Limbourg et ne réclamerait pas l’entrée du Luxembourg dans la Confédération du Nord. Il n’avait qu’un souci, c’était d’échapper à toute solidarité compromettante avec l’Allemagne.

Mais M. de Bismarck persista dans son mutisme. M. de Zuylen eut beau interpeller le comte Perponcher, la consigne était de répondre qu’il manquait d’instructions. Il entrait dans la stratégie du ministre prussien, — c’est du moins ce qu’il confiait à M. Benedetti, qui lui demandait d’être plus communicatif avec la diplomatie néerlandaise, — de laisser le cabinet de La Haye dans une complète incertitude sur le sort réservé à ses deux provinces. « Le Limbourg, disait-il, est un excellent moyen de pression pour amener les Hollandais à vous céder le Luxembourg. » Peut-être aussi pensait-il que le Limbourg serait un excellent moyen de pression pour déterminer la Hollande, si les circonstances devaient l’exiger, à rompre avec la France. Cette hypothèse n’avait rien de téméraire, l’événement devait la justifier. Du reste, les doutes allaient cesser. Dès les premiers jours de février, le gouvernement français faisait pressentir les dispositions du gouvernement néerlandais au sujet d’une cession éventuelle du Luxembourg, et il s’appliquait à préparer le terrain tour à tour par des moyens ostensibles et occultes. L’empereur, de son côté, mettait la reine des Pays-Bas au courant de la situation. Il comptait sur son intervention auprès du roi Guillaume III pour le gagner à ses combinaisons.

La reine Sophie avait plus d’une ressemblance avec son père, le roi Guillaume de Wurtemberg, qui passait pour avoir été, de tous les souverains d’Allemagne, le plus intelligent et le plus avisé. Elle joignait à une instruction des plus variées, à une volonté nette et précise, la bonté et la fidélité du cœur ; « elle était reine des pieds à la tête. » Au temps de son épanouissement, elle apparaissait majestueuse et belle comme une Junon ; et plus tard, dans sa maturité, en l’écoutant disserter sur la littérature et la politique, on pensait involontairement à la grande Catherine ; elle descendait du reste des Romanof, sa mère était la sœur d’Alexandre Ier. Elle eût marqué à coup sûr dans l’histoire si, au lieu d’être reléguée sur un trône modeste, le sort lui avait réservé une couronne digne de l’activité et de la sûreté de son intelligence. C’est à Paris qu’elle venait de préférence se distraire des sévérités de La Haye. Elle aimait la cour des Tuileries, mais elle n’y recherchait que les satisfactions du cœur et de l’esprit. Elle avait, comme la reine d’Angleterre[3], un penchant marqué pour l’empereur, mais son affection était moins idéale, elle avait un caractère plus viril, elle se reportait moins sur la personne que sur le politique. La lettre qu’elle écrivait le 18 juillet 1866 au baron d’André, notre ministre à La Haye, et qu’on a retrouvée dans les papiers d-s Tuileries, montre avec quelle mâle sollicitude elle s’adressait à la volonté défaillante de Napoléon III.

« Vous vous faites d’étranges illusions, disait-elle. Votre prestige a plus diminué dans cette dernière quinzaine qu’il n’a diminué pendant toute la durée du règne. Vous permettez de détruire les faibles ; vous laissez grandir outre mesure l’insolence et la brutalité de votre plus proche voisin ; vous acceptez un cadeau (la Vénétie) et vous ne savez pas même adresser une bonne parole à celui qui vous le fait. Je regrette que vous me croyiez intéressée à la question et que vous ne voyiez pas le danger d’une puissante Allemagne et d’une puissante Italie. C’est la dynastie qui est menacée, et c’est elle qui en subira les suites. Je le dis parce que telle est la vérité que vous reconnaîtrez trop tard. Ne croyez pas que le malheur qui m’accable dans le désastre de ma patrie (le Wurtemberg) me rende injuste et méfiante. La Vénétie cédée, il fallait secourir l’Autriche, marcher sur le Rhin, imposer vos conditions ! Laisser égorger l’Autriche, c’est plus qu’un crime, c’est une faute. Cependant je croirais manquer à une ancienne et sérieuse amitié si je ne disais une dernière fois toute la vérité. Je ne pense pas qu’elle soit écoutée, mais je veux pouvoir me répéter un jour que j’ai tout fait pour prévenir la ruine de ce qui m’avait inspiré tant de foi et tant d’affection. »

Le gouvernement de l’empereur, on le voit, se trouvait à La Haye dans les meilleures conditions pour l’emporter sur les influences hostiles qui s’exerçaient sur l’esprit du roi et s’opposaient à l’aliénation de ses droits souverains sur le Luxembourg. Il disposait de l’active et sympathique intervention de la reine Sophie, et il était représenté auprès du roi par M. Baudin, qui, à toutes ses qualités diplomatiques, joignait un don précieux, celui d’inspirer la confiance. J’ajouterai que le concours du prince d’Orange nous était résolument acquis et qu’on comptait, dans une certaine mesure, sur l’appui du ministre des affaires étrangères, M. le comte de Zuylen. Toutefois on le savait « ondoyant et divers. »

M. Baudin fut mandé à Paris au mois de février. La mission qu’on allait lui confier était des plus délicates. Le roi de Hollande avait deux couronnes ; il s’agissait de l’amener à disposer de l’une d’elles par la simple persuasion, sans autre motif que des considérations d’intérêt général. Ce n’était pas une entreprise aisée. M. Baudin avait, il est vrai, pour lui faciliter la tâche, des alliés de premier choix, et il avait même à son service, sans qu’il s’en doutât, des moyens d’action que l’histoire a toujours évité de préciser. Mais notre diplomatie avait d’autre part à neutraliser l’intervention résolue du prince Henri des Pays-Bas, le frère du roi et son lieutenant-général dans le grand-duché, ainsi que celle de sa femme, une princesse de Weimar et la propre nièce du roi Guillaume. Toutes les deux représentaient l’influence allemande à la cour de La Haye. On savait qu’ils correspondaient avec Berlin et qu’ils reflétaient plus ou moins les sentimens de la cour de Prusse.

En prenant en main la négociation que lui confiait l’empereur, M. de Moustier, je crois l’avoir fait ressortir déjà, avait lieu de penser que les choses étaient plus avancées avec le cabinet de Berlin qu’elles ne l’étaient en réalité. Il devait croire, d’après le projet de traité arrêté au commencement de septembre entre M. de Bismarck et M. Benedetti et qu’il trouvait en arrivant de Constantinople tout libellé au ministère des affaires étrangères, que le roi Guillaume ne ferait aucune difficulté de retirer ses troupes d’une citadelle qu’il déclarait être sans importance stratégique pour la Prusse. Aussi sa tâche paraissait-elle des plus simples ; il n’avait pour ouvrir sa campagne diplomatique qu’à s’en tenir aux stipulations de Berlin ; elles lui traçaient son programme. Le roi des Pays-Bas ne pouvant disposer d’aucune force hollandaise, le gouvernement français devait, suivant le projet de convention, s’offrir dans un intérêt d’ordre public à remplacer la garnison prussienne ; l’empereur s’entendait directement avec le roi Guillaume III pour en obtenir, moyennant une suffisante indemnité, la cession de ses droits de souveraineté, et il s’engageait à ne rattacher le grand-duché à la France qu’après avoir consulté les populations. Tel était le plan qu’on nous avait proposé et que le ministre des affaires étrangères comptait suivre sans y rien modifier. Il est vrai que, depuis son retour de Varzin en décembre, le président du conseil avait changé d’allures ; il ne tenait plus qu’un langage équivoque ; mais M. de Moustier avait la ténacité du Franc-Comtois, il poussait parfois la persévérance jusqu’à l’obstination. Il se flattait qu’à force de soins et de patience, il finirait par avoir raison du mauvais vouloir qu’on nous manifestait sans cause déterminée. Il avait d’ailleurs le respect de sa parole, et il lui en coûtait de croire que M. de Bismarck, qu’il tenait pour un galant homme, pût manquer à la sienne. C’est dans ces sentimens, et en s’appuyant sur le projet de convention rapporté de Berlin, que le ministre des affaires étrangères ouvrit ses pourparlers avec M. de Lichtenfeld, l’envoyé néerlandais auprès du gouvernement de l’empereur. On ne demandait alors à La Haye que deux choses : conserver le Limbourg avec ses places fortes et se débarrasser du Luxembourg. L’un, on le sait, faisait partie intégrante de la monarchie, bien que rattaché à l’ancienne Confédération germanique ; le second était un fief personnel du roi et créait au gouvernement néerlandais, malgré lui, une solidarité dangereuse avec l’Allemagne, Rien à ce moment ne pouvait donc être plus agréable au cabinet de La Haye que d’être prémuni par une alliance avec la France, conclue avec l’assentiment tacite de la Prusse, contre les éventualités qu’il ne cessait d’appréhender. C’était pour lui presque un coup de fortune d’obtenir, dans ces temps troublés et sans lendemain, une garantie aussi précieuse au prix d’un territoire embarrassant, pouvant d’un jour à l’autre l’entraîner dans les plus fâcheuses complications. Dans les notes que M. de Lichtenfeld passait au gouvernement de l’empereur, le gouvernement hollandais demandait avec instances ce que ferait la France si la Prusse devait se prévaloir d’une communauté de races pour lui dicter une alliance léonine, qui lui permettrait de mettre la main sur son commerce, sur ses positions stratégiques et sur sa marine militaire. Jusqu’à la fin du mois d’août, ces doléances avaient laissé le gouvernement impérial assez indifférent, mais après ses mésaventures sur le Rhin, la Hollande s’était forcément imposée à sa sollicitude. Nous n’avions pas, comme avec la Prusse, pour l’attirer à nous, à violenter son tempérament ; elle ne manifestait ni doute ni hésitation, elle avait l’entrain et la conviction qui, d’après M. de Moustier, devaient présider aux alliances et qu’il regrettait de ne plus rencontrer à Berlin.

Le cabinet des Tuileries allait donc poursuivre de front, à Berlin et à La Hâve, deux négociations dont M. de Bismarck tenait en réalité tous les fils. Il pouvait intimider ou rassurer à son gré le gouvernement néerlandais, le pousser ou l’arrêter suivant ses convenances. Il était maître du jeu, il avait deux rois à sa disposition qu’il faisait manœuvrer à sa guise. Il fallait de l’audace ou une confiance exagérée pour engager la partie dans de telles conditions, d’autant plus que les correspondances d’Allemagne devenaient de jour en jour plus alarmantes. Elles ne se bornaient plus à relever les procédés équivoques du gouvernement prussien, ses infractions au traité de Prague, ses armemens continus, elles parlaient d’alliances secrètes, d’agressions préméditées. Voici ce qu’on écrivait, à la date du 15 février, à l’heure même où le gouvernement impérial allait ouvrir ses pourparlers avec le roi des Pays-Bas et le cabinet néerlandais : « … On prête à M. de Bismarck les projets les plus sinistres. On dit qu’il aurait l’intention de consommer en pleine exposition universelle, dès que ses armemens seront terminés, l’œuvre qu’il poursuit en Allemagne. On dit aussi qu’il serait d’accord avec le prince Gortschakof et que, le moment venu, le cabinet de Berlin et le cabinet de Pétersbourg signeraient un traité offensif et défensif dont les bases seraient déjà concertées. La Russie laisserait faire la Prusse en Allemagne, se réservant toute sa liberté d’action en Orient, et si l’Autriche, qu’elle se chargerait de tenir en échec, dans l’éventualité d’une guerre avec la France, devait sortir de sa neutralité, les deux cours s’entendraient sur le partage de ses dépouilles. Je suis loin de me porter garant d’aussi ténébreuses combinaisons ; mais à défaut de preuves évidentes, il est cependant des présomptions morales qui autorisent à croire qu’une entente intime, d’un caractère plus ou moins menaçant, s’est établie entre les deux gouvernemens. Il est impossible, en effet, de s’être pas frappé du désintéressement qu’affecte aujourd’hui la diplomatie russe à l’endroit de l’Allemagne, à laquelle la cour de Pétersbourg est cependant si étroitement rattachée et par les intérêts traditionnels de sa politique et par les liens de la parenté[4]. »

Ces informations n’avaient pas, sans doute, le caractère de la certitude, mais elles n’en étaient pas moins symptomatiques ; elles auraient dû impressionner, et elles méritaient d’être contrôlées alors qu’on s’engageait dans une aventureuse négociation. Mais déjà, dans les derniers jours du mois de janvier, le gouvernement impérial était entré dans la voie que M. de Bismarck lui avait recommandée « comme étant la plus courte et la plus sûre » pour vaincre les hésitations de son roi. Il avait organisé dans le Luxembourg :, sous l’inspiration de M. de Saint-Paul, le secrétaire-général du ministère de l’intérieur, un réseau d’informations et un centre de propagande ; on voyait apparaître dans le grand-duché des Français de toutes qualités, des administrateurs et des employés de chemin de fer, des banquiers, des officiers et jusqu’à des touristes que n’effrayait pas l’hiver. Ils avaient pour mission de faire comprendre à des populations habituées à passer de Charybde en Scylla combien leur situation était précaire et à leur démontrer les avantages de tout genre qu’elles tireraient d’une réunion définitive à la France, li est juste de dire qu’ils n’avaient pas grande éloquence à dépenser pour les convertir, leurs sympathies nous étaient acquises. Le gouvernement luxembourgeois, et surtout le prince Henri, le lieutenant du roi, suivaient d’un œil inquiet et mécontent cette invasion d’un genre nouveau, qu’on aurait pu appeler plébiscitaire. Ils s’en plaignaient à La Haye et donnaient l’ordre à leur chargé d’affaires à Paris de demander instamment au gouvernement français de refréner le zèle de ses agens officieux et de ne pas leur permettre d’agiter le pays. Il en résultait pour M. de Lichtenfeld, qui représentait à la fois la Hollande et le grand-duché, une situation fort étrange. Il changeait de langage et d’habit, préconisait e.t combattait l’annexion suivant les instructions qu’il recevait soit de La Haye, soit du Luxembourg.

À la date du 18 février, M. de Moustier apprenait à M. Benedetti qu’on commençait « à mettre les fers au feu » dans le grand-duché et que déjà l’on constatait que les dispositions locales nous étaient favorables. Il lui développait ainsi son plan de bataille. « M. Baudin, écrivait-il, verra d’abord le ministre des affaires étrangères, il tâchera de l’amener à proposer un traité d’alliance avec la Hollande, conçu dans le genre de celui que la Suède a fait avec nous lors de la guerre d’Orient, Cette idée plaît beaucoup à l’empereur, qui y verrait la contre-partie de la Confédération du Nord. Si le gouvernement néerlandais y mettait une ardeur suffisante, on y puiserait un nouvel argument pour la cession immédiate du Luxembourg. Le conseil que M. de Bismarck nous a fait parvenir à cet égard expliquera nos démarches, et s’il en transpire quelque chose, il sauvera les apparences. Nous engageons, en outre, le roi à demander dès à présent à la Prusse de retirer sa garnison. » Le ministre des affaires étrangères, avant d’instruire M. Baudin, avait eu soin de préparer le gouvernement néerlandais aux communications dont il allait être l’objet. Il s’était expliqué avec M. de Lichtenfeld, le ministre des Pays-Bas à Paris. Il lui avait confié que notre envoyé à La Haye serait chargé de proposer au roi grand-duc deux traités connexes : l’un défensif, qui garantirait à la Hollande le Limbourg et la couvrirait contre toute pression éventuelle de la Prusse, soit matérielle, soit morale, et le second qui assurerait à la France la cession du Luxembourg. Il lui avait dit que la Prusse était pressentie, qu’elle ne ferait aucune objection, qu’elle ne demandait qu’à se laisser forcer la main, la cession étant pour elle le moyen de retirer sa garnison sans blesser le sentiment allemand. Il avait ajouté que l’empereur n’était animé d’aucun esprit de conquête, qu’il ne cédait qu’à des nécessités politiques et stratégiques, qu’il lui était impossible de laisser sur la frontière de la France, arbitrairement, entre les mains de la Prusse, une forteresse de premier ordi-e et qu’il avait à tenir compte de l’amour-propre de son pays, déjà si vivement froissé par les derniers événemens. M. de Moustier ne cachait pas que, si cette satisfaction étant refusée à l’empereur, l’opinion publique irritée le forcerait à faire la guerre dans un temps plus ou moins rapproché. La guerre, disait-il, serait une calamité pour tout le monde, et la Hollande en serait la première victime : elle lui coûterait le Limbourg et peut-être son indépendance.

« La marée prise à flot mène à la fortune, » a dit Shakspeare. Déjà la marée avait baissé à La Haye. Le traité de cession et de garantie, qu’on eût signé des deux mains quelques semaines plus tôt, n’était plus accepté que sous bénéfice d’inventaire. On demandait à réfléchir, on trouvait qu’il y manquait quelque chose d’essentiel : la certitude que la Prusse ne s’offusquerait pas d’une entente dont elle était appelée à faire les frais. Sur ce point cardinal, la diplomatie française ne fournissait que des assurances, elle ne produisait aucun acte probant. « Nous avons affaire à des gens timides, indécis, écrivait M. Baudin, qui se méfient un peu de nous et hésitent à se lier à cause de l’instabilité de notre avenir diplomatique. M. de Zuylen me l’a clairement fait comprendre en exprimant des appréhensions au sujet d’une régence possible du prince Napoléon, dont les relations avec le roi sont fort mauvaises. »

Comme on le voit, la santé de l’empereur et la transmission de son pouvoir préoccupaient les cours étrangères et s’imposaient aux calculs de leur politique. « Nous aurons pour nous, ajoutait M. Baudui, le prince d’Orange, entièrement Français, le roi, j’espère, et les hommes chez qui le patriotisme l’emporte sur la timidité. Mais M. de Zuylen manque à la fois de résolution et d’inclinations françaises. Néanmoins, j’espère faire réussir le traité, quand vous jugerez le moment opportun, pour le remettre positivement sur le tapis. M. Tornaco (le président du gouvernement luxembourgeois) se montre très décidément Français ; il dit que l’annexion est la seule solution désirable pour le Luxembourg. »

À Berlin, la situation s’était sensiblement améliorée. Le président du conseil avait tenu à recevoir l’ambassadeur de France, bien qu’il fût sérieusement indisposé. Son indisposition n’avait cette fois aucun caractère politique. Loin d’exagérer son état, il essayait de le dissimuler. Il était pâle, défait, sensiblement affaibli par une douleur rhumatismale qui s’était fixée dans la région du cœur et qui l’empêchait de parler, et cependant il parlait avec une abondance inusitée, sans laisser à son interlocuteur le temps de le questionner. Le roi était toujours le grand obstacle avec ses hésitations désespérantes, mais le ministre ne perdait aucune occasion pour renouveler ses instances et lui arracher l’autorisation de négocier. Tout lui servait de prétexte pour le convaincre, ses conversations avec l’ambassadeur aussi bien que celles de l’empereur avec M. de Goltz. Il ne regrettait pas les représentations que M. de Moustier faisait à l’ambassadeur du roi au sujet des hésitations que ses ouvertures rencontraient à Berlin, et il voyait avec plaisir l’empereur lui-même en témoigner de la surprise et des regrets ; c’étaient autant d’argumens qu’on lui fournissait. Il était heureux de constater que le prince royal commençait à témoigner des dispositions plus favorables et à reconnaître que le seul moyen de conjurer la guerre et de ne pas compromettre les avantages acquis était de s’arranger avec la France. Aussi, tout permettant d’augurer que ses efforts ne resteraient pas infructueux, M. de Bismarck attendait-il avec impatience une manifestation dans le Luxembourg pour frapper les derniers coups et pour démontrer à sa majesté que les populations ne tenaient aucunement à garder sa garnison, comme elle se plaisait à le croire. Il justifiait la sincérité de ses intentions par les récentes déclarations qu’il aurait faites au ministre des Pays-Bas. Il lui aurait dit que la Prusse n’exigerait de la Hollande ni un pouce de territoire ni l’entrée de ses provinces dans la Confédération du Nord. M. de Bismarck avouait que les traités qui conféraient à la Prusse le droit d’occuper la citadelle de Luxembourg se trouvaient périmés à la suite des derniers événemens, et il était personnellement d’avis que, s’il plaisait au roi des Pays-Bas de nous faire la cession du grand-duché, non-seulement le gouvernement prussien n’aurait rien à y redire, mais qu’il ne lui resterait plus qu’à rappeler ses troupes, sans même attendre que nous lui en adressions la demande. « Faite avec mesure, ajoutait M. de Bismarck, cette demande lèverait bien des difficultés. » Il nous recommandait d’en suggérer l’idée au gouvernement néerlandais et de lui promettre au besoin notre appui contre toute prétention de l’Allemagne ; cette promesse, disait-il, ne nous engagerait à rien, car personne à Berlin ne songeait à violenter la Hollande.

Le langage que tenait le président du conseil à notre ambassadeur n’était pas nouveau, mais jamais il n’avait été aussi précis ni plus encourageant. Il restait à se demander s’il était exempt d’arrière-pensée. « Je vous rapporte ce qui m’a été dit, écrivait M. Benedetti, mais en notant que M. de Bismarck pourrait bien, s’il y était contraint par les circonstances, ne plus s’en souvenir. Je ne suis pas moins d’avis, ajoutait-il, que nous devons en faire notre profit et agir à La Haye. « Il passait ainsi alternativement du doute à la confiance ; il conseillait d’agir, tout en recommandant de se méfier. Il savait par de récentes expériences ce qu’il en coûtait de s’engager avec le ministre prussien sans être prémuni par « quelque chose d’écrit. » Aussi, pour prendre acte des paroles de M. de Bismarck, suggérait-il à M. de Moustier l’idée de résumer ses déclarations dans une lettre qu’il lui adresserait. Cette lettre, il se chargerait de l’envoyer au président du conseil sous enveloppe avec un billet motivé. Il pensait sans doute que les communications écrites ne se renient pas aisément, même quand on se borne à les recevoir. Il espérait par là lier M. de Bismarck, en faire en quelque sorte notre complice, et le forcer malgré lui de nous frayer les voies et de ramener son souverain.

Le moyen imaginé par l’ambassadeur témoignait d’une ingénieuse et vigilante défiance ; il restait à savoir si M. de Bismarck s’y laisserait prendre. M. Benedetti lui prêtait une mémoire complaisante qui se fortifiait et s’affaiblissait suivant les circonstances ; comment sortirait-elle de l’épreuve ? serait-elle fidèle ou défaillante ? Tout dépendait du degré de sa sincérité. L’épreuve avait ses avantages, mais elle avait aussi ses inconvéniens. Il est toujours dangereux de mettre au pied du mur les gens avec lesquels on a à compter. Le doute peut provoquer des mouvemens d’indignation calculée et compromettre les affaires au lieu de les avancer.

M. de Moustier s’empressa de déférer au désir de l’ambassadeur. Il paraphrasa dans sa réponse les déclarations qu’il avait recueillies de la bouche du président du conseil. Elles étaient d’ailleurs conformes au langage qu’on lui tenait à Paris. M. de Goltz nous engageait à aller vigoureusement de l’avant ; il nous disait que, sauf les hésitations du roi, les dispositions étaient excellentes à Berlin et que le prince royal, qui soupçonnait nos pourparlers sans toutefois les connaître exactement, reconnaissait qu’un arrangement avec la France était le seul moyen de conjurer la guerre : M. de Moustier ne pouvait douter d’ailleurs que les paroles de M. de Bismarck n’eussent été interprétées avec une rigoureuse exactitude. Un agent peut transmettre à son gouvernement des informations sujettes à caution, ses appréciations peuvent être inexactes et même fausses, — cela s’est vu parfois, — mais il manquerait à ses devoirs professionnels les plus impérieux et il exposerait sa responsabilité au dernier chef s’il ne reproduisait pas de la manière la plus fidèle et la plus précise les paroles échangées.

La lettre de M. de Moustier fut envoyée au comte de Bismarck avec quelques lignes explicatives. Il évita ou négligea d’en accuser réception. Mais, le lendemain, M. Benedetti vit la lettre dépliée sur son bureau et, dès les premiers mots échangés, il put constater que le ministre ne s’était pas offusqué du soin qu’il avait pris de préciser et de fixer ses paroles. L’épreuve à laquelle il avait soumis sa sincérité n’était donc pas à regretter. Le ministre relut la lettre avec lui ; il n’avait pas perdu le souvenir de ses déclarations ; il reconnut qu’elles étaient dans leur ensemble fidèlement interprétées. Toutefois sa pensée, sur deux points qui n’étaient pas les moins importans, était dépassée. Il n’avait ni dit ni pu dire qu’il serait difficile à la Prusse de soutenir la légitimité de ses titres au droit de garnison, ni qu’ils fussent périmés par le seul fait de la dissolution de la Confédération germanique. Il avait fait entendre que cette thèse était soutenable ; il ne s’était pas engagé à ne pas la combattre.

C’était une première défaillance de sa mémoire, ce n’était pas la seule ; d’après lui, l’ambassadeur aussi s’était mépris en rapportant que le gouvernement prussien n’aurait rien à redire à la cession du Luxembourg, et que devant le fait accompli, sans même attendre une mise en demeure, il n’aurait plus qu’à retirer ses troupes. — M. de Bismarck ne pouvait admettre que la Prusse ne pût rien avoir à redire à un pareil arrangement. C’étaient les deux seuls points qu’il croyait devoir relever dans le compte-rendu de ses déclarations. Il est vrai que ces réserves remettaient tout en question. Mais, une fois formulées, il protesta en termes chaleureux de ses dispositions personnelles, elles n’avaient subi aucune altération. Il maintenait le conseil qu’il nous avait donné de nous entendre directement avec le gouvernement hollandais, et il affirmait que le roi ne voyait aucun inconvénient à cette démarche. Il pria l’ambassadeur de lui laisser la lettre. Il désirait la lire à sa majesté pour la familiariser avec les idées qu’il nous avait développées. Il était utile d’asseoir ses convictions et de lui prouver, par un document confidentiel écrit de la main de notre ministre des affaires étrangères, combien était manifeste notre désir de nous concerter avec lui.

Le lendemain, M. de Bismarck confiait à M. Benedetti que le roi, tout en regrettant qu’il se fût autant avancé avec nous, n’avait pas exigé qu’il revînt sur aucune de ses confidences. Il nous était donc permis de conclure de l’approbation que le roi Guillaume donnait à son ministre que le roi des Pays-Bas pouvait nous céder ses droits sur le Luxembourg, que nous étions autorisés à ouvrir des négociations et que, dans le cas où la cession du grand-duché nous serait faite, la Prusse rappellerait sa garnison. Au moment de rompre cet entretien de grande et fatale conséquence, car il devait être déterminant pour les résolutions du gouvernement impérial, M. Benedetti tendit la main au président du conseil et lui dit, en fixant sur lui son regard le plus pénétrant et comme s’il s’agissait d’un pacte solennel : a Je pars ce soir pour Paris ; puis-je répéter à l’empereur tout ce que vous venez de médire ? — Je vous y autorise, lui répondit le ministre sans sourciller, d’une voix convaincue. Les dispositions du roi sont si bonnes qu’il me disait hier encore : « Si le Luxembourg est cédé à la France, je n’aurai rien à me reprocher vis-à-vis du peuple allemand ; il ne pourra s’en prendre qu’au roi des Pays-Bas. »

En compulsant à treize années de distance les procès-verbaux de ces négociations si laborieuses, si délicates et si dramatiques dans leurs suites, on se sent profondément contristé. On se demande si, dans cette lutte diplomatique, engagée à seule fin de réconcilier deux grands pays au prix de concessions réciproques, l’extrême habileté ne l’a pas emporté sur l’extrême confiance, ou bien si ces tentatives de rapprochement dont le succès eût vraisemblablement conjuré la catastrophe de 1870 n’ont pas été traversées par les lois implacables de l’histoire, plus fortes que la volonté des gouvernemens. M. de Bismarck, qui n’a jamais reculé devant l’aveu d’une habileté, a toujours protesté et proteste encore de sa sincérité en 1867[5].

M. Benedetti était à peine rentré à Berlin que je partais pour Paris. Je quittais mon poste sans congé, je m’y croyais suffisamment autorisé par la gravité des circonstances. Francfort n’était plus le siège de la diète, mais il était encore le centre de l’Allemagne, où venaient se répercuter les échos politiques du Nord et du Midi. Tout ce que je voyais et tout ce qui me revenait était fort inquiétant. Les armemens ne discontinuaient pas ; les officiers portaient la tête haute et annonçaient que les temps étaient proches ; les journaux inspirés ne ménageaient plus la France, elles diplomates prussiens accrédités auprès des cours du Midi tenaient un langage de plus en plus équivoque. Ils enjoignaient aux gouvernemens de hâter la réorganisation de leurs corps d’armée et leur rappelaient (qu’ils avaient signé des traités d’alliance dont l’exécution pourrait bien être réclamée plus tôt qu’ils ne le pensaient. Le vent soufflait à la guerre. On parlait de négociations que le gouvernement impérial poursuivait à La Haye pour s’assurer le Luxembourg, et les personnes bien renseignées affirmaient que, non-seulement le cabinet de Berlin ne reconnaîtrait pas au roi des Pays-Bas le droit de céder le grand-duché à une tierce puissance, mais que ses états-majors ne consentiraient jamais à l’évacuation d’une citadelle qu’ils estimaient indispensable à leurs combinaisons stratégiques.

Ces symptômes et ces propos n’échappaient pas à M. de Moustier. Ils étaient signalés et relevés chaque jour dans les correspondances qu’il recevait d’Allemagne, mais ils étaient atténués par les assurances tranquillisantes que notre ambassadeur avait rapportées de Berlin. Faire partager ses alarmes à un ministre que rassurent les gouvernemens avec lesquels il traite et qui déjà entrevoit le succès couronnant de longs et de pénibles efforts n’est pas chose aisée. Pour ébranler la confiance de M. de Moustier, il ne fallait rien moins qu’une franchise de langage autorisée par de longues années d’intime et d’affectueuse collaboration à Berlin et à Constantinople. Ce qui préoccupait le plus M. de Moustier, c’était l’état de l’opinion en Allemagne. Il tenait à savoir l’impression que produirait sur elle la cession du Luxembourg à la France. « Tout dépendra, lui dis-je, des sentimens du comte de Bismarck, dont vous êtes plus à même que moi d’apprécier la sincérité. C’est lui qui, de son cabinet, inspire et dirige l’opinion. Il l’arrêtera ou se laissera déborder par elle suivant les circonstances. Si les passions s’enflamment, il ne fera aucun effort sérieux pour réagir contre le courant. Méfiez-vous, c’est mon dernier mot, et surtout n’oubliez pas que vous êtes à la veille de l’ouverture du parlement du Nord. »

Sur le conseil du ministre, je demandai une audience à l’empereur. M. de Moustier tenait à ce qu’il n’ignorât pas les impressions que je rapportais d’Allemagne. L’empereur me reçut, non pas en audience privée, mais à l’issue de la messe du dimanche. C’était la seule occasion qu’il ménageait à ses agens du dehors n’appartenant pas à l’intimité des Tuileries pour l’approcher et l’entretenir, et comme ses audiences étaient nombreuses et son temps mesuré, les conversations ne pouvaient être que rapides et superficielles. Il m’aborda avec cordialité et me remercia avec sa bonté habituelle des services que je rendais dans le poste qu’il m’avait momentanément confié, en attendant la vacance d’une légation en Allemagne. Il me questionna sur le sentiment des populations annexées et parut écouter avec intérêt ce que je lui dis des difficultés que la Prusse rencontrait dans son œuvre d’assimilation. Au moment de me congédier, il me demanda incidemment s’il était question en Allemagne du Luxembourg. C’était la demande que j’attendais avec impatience ; elle devait me permettre de donner libre cours âmes appréhensions.

« Je ne le cacherai pas à Votre Majesté, répondis-je, tout le monde en Allemagne est convaincu que la France est mécontente de la transformation qui s’opère à ses portes et qu’elle n’attend qu’un moment propice pour réagir contre les faits accomplis. On tient la guerre pour certaine et l’on prévoit que nous la ferons dès que nous aurons des alliés et une armée reconstituée. Aussi, au lieu d’attendre notre heure, les états-majors prussiens guettent-ils un prétexte pour nous prévenir et profiter de l’avance et des avantages qu’ils croient avoir sur nous. Ils savent que la France s’est émue de la campagne de Bohême et que d’ailleurs, se trouvant en pleine transformation militaire, elle est désarmée, sans fusils et sans matériel. » À mesure que je parlais, la figure de l’empereur, si souriante d’abord, se rembrunissait. Bien qu’il ne me donnât aucun signe d’encouragement, je n’en continuai pas moins à lui faire des arméniens de la Prusse le tableau le plus menaçant. Voyant ses sourcils se froncer de plus en plus, je terminai en disant que déjà se révélaient des signes précurseurs d’une mobilisation prochaine, qu’il m’était revenu de source certaine que le gouvernement prussien avait signé des contrats éventuels lui assurant, sur une vaste échelle, des chevaux et des approvisionnemens. L’empereur, lorsque j’eus fini, me tendit la main mollement. Il lui était pénible d’être réveillé. Toutefois mes avertissemens avaient laissé une impression durable au ministre des affaires étrangères. Ses craintes avaient été lentes à venir ; elles avaient résisté aux dépêches les plus chagrines. Il est vrai que les ministres étaient alors sans initiative, sans responsabilité ; ils n’inspiraient pas la pensée du souverain, ils la subissaient sans oser la contredire. »

Dès le lendemain, M. de Moustier chercha à se prémunir contre les surprises. Il comptait qu’il était temps de s’assurer sinon le concours, du moins les sympathies et l’assentiment des puissances. Il pressentit à la fois les cabinets de Pétersbourg, de Londres et de Vienne. Il était persuadé que l’Angleterre, qui, en dehors de la Belgique, se montrait alors fort indifférente aux choses du continent, ne ferait pas d’objection à la cession du Luxembourg. Ses entretiens avec lord Cowley, toujours prêt à s’entremettre auprès de son gouvernement et à aplanir les difficultés, étaient de nature à dissiper tous ses doutes à cet égard. Autant certains noms de la diplomatie étrangère ont laissé au patriotisme français de douloureux souvenirs, autant celui de lord Cowley s’impose à ses regrets et à sa reconnaissance. Lord Cowley avait été accrédité auprès de l’empereur dès le lendemain de son avènement ; il avait présidé à l’alliance de la France et de l’Angleterre lors de la guerre de Crimée. Il était de tous les ambassadeurs à Paris, par la dignité de son caractère et la sûreté de ses relations, le plus considéré. L’empereur avait confiance en lui ; il avait pu reconnaître en maintes circonstances que ses avis étaient sages et qu’il ne transigeait pas avec la vérité. Sa tenue était correcte et sévère ; il ne se livrait pas à tout le monde, mais il était constant dans ses amitiés. Sa droiture légèrement puritaine imposait à l’empereur, elle le troublait depuis que sa politique déviait des grandes lignes qu’il s’était tracées au début de son règne. Lord Cowley ne s’en offusquait pas, mais il nous voyait avec regret soulever toutes les questions et rechercher alternativement toutes les alliances. Le jour où il comprit que la voie dans laquelle l’empire s’engageait de plus en plus rendait sa tâche difficile, il abandonna son poste et se retira dans ses terres, en Angleterre. Il avait assisté à l’épanouissement de la politique impériale, il ne voulut pas être le témoin de sa chute. S’il s’était trouvé à Paris en 1870, peut-être eût-il inspiré à l’empereur l’énergie qui lui manquait pour réagir contre de funestes conseils et peut-être l’eût-il empêché d’assumer le rôle de provocateur.

L’ambassadeur de Russie à Paris fut plus explicite que l’ambassadeur d’Angleterre. M. de Budberg promettait à M. de Moustier que son gouvernement, fidèle à l’entente de Stuttgart, n’entrerait dans aucune coalition contre nous et s’emploierait à dissoudre celles qui pourraient se former. Il nous laissait carte blanche en Occident jusqu’à la Belgique inclusivement. Il semblait même indiquer qu’on n’était pas assez content de l’Allemagne à Saint-Pétersbourg pour s’inquiéter beaucoup de ce que nous pourrions faire, « même à l’encontre du territoire sacré de la Germanie. »

Mais ce que M. de Moustier tenait à connaître surtout, c’était l’attitude éventuelle du cabinet de Vienne. L’Autriche qu’au dire tardif de M. Rouher, nous avions « trop saignée, » devenait, meurtrie et affaiblie, à l’heure du péril, un confident et une assistance pour notre politique. M. de Moustier s’épancha avec le prince de Metternich. La réponse du comte de Beust ne se fit pas attendre, elle était marquée au coin de la sagesse. « La France s’est engagée sur un mauvais terrain, écrivait-il. Un marché conclu au profit d’une caisse princière, aux dépens d’une population réputée allemande, faisant partie du Zollverein, c’est plus qu’il n’en faut pour permettre à M. de Bismarck de réchauffer les passions nationales. La Prusse a d’ailleurs pour elle la possession, — beati possidentes, — et la déloger d’une forteresse qui passe pour être un rempart de l’Allemagne ne sera pas chose aisée. C’est autoriser M. de Bismarck à faire appel aux passions germaniques, et c’est lui faciliter les moyens de rallier tous les dissidens autour de son drapeau. » Aussi M. de Beust se refusait-il à nous conseiller d’entrer dans une voie qu’il tenait pour périlleuse. Il était tout prêt à s’entremettre à Berlin, persuadé qu’il y serait écouté, mais il ne croyait pas pouvoir nous prêter ses bons offices, s’il ne s’agissait que d’un arrangement séparé avec la Hollande.

La réponse de M. de Beust n’était pas ce qu’attendait M. de Moustier. Le ministre de l’empereur François-Joseph lui parut moins préoccupé des intérêts de l’Autriche que des sentimens germaniques dont il s’inspirait jadis, lorsqu’il était le ministre des affaires étrangères du roi de Saxe. M. de Moustier désirait s’assurer le concours du cabinet de Vienne, mais il ne se souciait pas de son intervention à Berlin. Il craignait que M. de Beust, en se mêlant intempestivement de nos affaires, ne fournît à M. de Bismarck, qui nous laissait agir, mais à la condition de tout ignorer officiellement, un prétexte pour tout remettre en question. Aussi M. de Moustier télégraphiait-il immédiatement au duc de Gramont qu’il aimait à croire que, dans aucun cas, l’Autriche ne nous rendrait le mauvais service de nous gêner dans les négociations que nous pourrions avoir à poursuivre sur des sujets infiniment délicats : « Je me borne, disait-il, à relever l’insinuation qui tendrait à considérer le Luxembourg comme territoire allemand ; rien de semblable n’a jamais été dit à Berlin, et nous verrions avec autant de surprise que de chagrin qu’on eût de pareilles idées à Vienne. » M. de Beust devait prouver avant peu à M. de Moustier combien il s’était mépris sur sa pensée.

Les impressions que M. Benedetti avait rapportées de Berlin, fortifiées d’ailleurs à tout instant par les encouragemens du comte de Goltz, ne pouvaient laisser de doutes ni à l’empereur ni à son ministre des affaires étrangères sur l’attitude qu’observerait la Prusse le jour où elle se trouverait en face du fait accompli de la cession du Luxembourg. Le moment de s’expliquer avec le roi de Hollande était donc venu. Le terrain était tout préparé à La Haye, le succès ne paraissait pas douteux. On transmit à M. Baudin le signal qu’il attendait pour agir. Il se mit à l’œuvre aussitôt. « Je quitte le roi, télégraphiait-il le 19 mars, à huit heures du soir. Il a commencé par dire très haut qu’il n’admettrait jamais de négociations qu’à trois et au grand jour. J’ai affirmé que la Prusse acceptera le fait accompli, tandis qu’elle se refuserait à traiter de la cession. J’ai ajouté qu’elle ne conserverait aucun mauvais vouloir contre la Hollande et serait accommodante pour le Limbourg. Après une longue discussion et une vive insistance, j’ai nettement proposé un traité de convention qui resterait secret jusqu’au vote de la population du grand-duché, une indemnité que nous tiendrions à honneur de rendre complètement satisfaisante pour sa majesté et un traité secret de garantie permanente de l’intégrité des Pays-Bas. J’ai insisté sur la nécessité de garder le secret et de laisser à la France le soin de tout régler avec la Prusse. Le roi m’a congédié en me disant : « Eh bien ! je ne dis pas non. » Il m’a promis le secret le plus absolu. J’avais déjà dans le courant de la journée amené M. de Zuylen à ces idées. Je le reverrai demain. Quel serait le maximum de l’indemnité ? Suis-je éventuellement autorisé à signer les deux projets que vous avez entre les mains ? » M. de Moustier répondit aussitôt : « Je vous félicite de ce premier succès. Puisque le roi consent au secret, nous le garderons à Berlin jusqu’à nouvel ordre. Vous pourriez signer les deux traités dès à présent, sauf à régler l’indemnité. L’empereur avait parlé de 4 à 5 millions. Tâtez le terrain sans dépasser cette limite, et voyez un peu ce que l’on pense. J’en reparlerai à l’empereur. Si vous voyez sa majesté, dites-lui combien nous sommes reconnaissans de la voir comprendre les nécessités de notre situation politique ; mais faites bien ressortir qu’il importe au succès que le soin de traiter avec Berlin nous soit absolument réservé. »

Tout semblait marcher au gré de nos désirs. Nos espérances se justifiaient à la fois à La Haye et à Berlin. Le roi de Prusse approuvait le langage encourageant que nous avait tenu son ministre, et le roi des Pays-Bas nous cédait pour quelques millions, dont le chiffre restait à débattre, ses droits souverains sur le Luxembourg. Le gouvernement de l’empereur pouvait donc affronter avec confiance des interpellations annoncées au corps législatif, certain qu’avant peu il serait en état de confondre ses détracteurs.

Il s’agissait pour l’opposition d’apprécier comment l’honneur et les intérêts de la France avaient été défendus dans le passé, et comment ils devaient l’être dans l’avenir. Le 16 mars, M. Thiers monta à la tribune au milieu de l’agitation frémissante de la chambre. Selon lui, le gouvernement impérial était le véritable auteur de l’unité allemande. Il avait substitué au principe de l’équilibre européen le principe des nationalités, dont il s’était fait en toute occasion le champion dévoué et l’apôtre persévérant, au détriment de la politique traditionnelle de la France. Les conséquences de cette politique ne s’étaient pas fait attendre. M. Thiers les avait prédites ; l’unité de l’Italie avait entraîné l’unité de l’.Allemagne. Après avoir relevé en termes incisifs les fautes commises, M. Thiers terminait son discours en établissant que la vraie politique était d’admettre ce qui était fait, mais de déclarer hautement qu’on ne souffrirait pas qu’on allât plus loin. M. Émile Ollivier, conseillait au contraire, d’accepter sans arrière-pensée, non-seulement la nouvelle organisation de l’Allemagne, sanctionnée par le traité de Prague, mais encore l’éventualité prochaine de l’union des états du Sud avec la Confédération du Nord. M. Rouher, avec une éloquence digne d’une cause meilleure, contesta énergiquement, en développant les argumens de la circulaire La Valette, que la dissolution de la Confédération germanique et la réorganisation de l’Allemagne sur de nouvelles bases fussent menaçantes pour la sécurité ou la légitime influence de la France. Tout au contraire, il se félicitait hautement de voir l’ancienne Confédération, « masse énorme de 75 millions d’âmes, » et dont le caractère purement défensif n’avait jamais été qu’une illusion et un mirage, remplacée aujourd’hui par une Allemagne « divisée en trois tronçons. »

Ces déclarations optimistes ne se conciliaient guère avec les angoisses patriotiques que M. Rouher lui-même avouait avoir éprouvées le lendemain de Sadowa, ni surtout avec les préoccupations dont le projet de loi sur la réorganisation de l’armée était l’irrécusable témoignage. Aussi M. Jules Favre, qui s’était réservé pour diriger contre le gouvernement les imputations les plus véhémentes posait-il au ministre d’état, au milieu de l’émotion générale, un redoutable dilemme : « Ou le discours que vous venez de prononcer, disait-il, n’est autre chose qu’une ostentation nécessaire, ne répondant point en réalité aux faits connus de la politique, ou vous devez retirer le projet de loi militaire. » Le droit d’interpellation que l’empereur avait concédé aux chambres se retournait contre lui dès la première heure. Il fournissait à l’opposition les moyens de révéler ses fautes au grand jour et de soulever l’opinion contre son gouvernement.

Deux jours après cette mémorable discussion au corps législatif, la Gazette d’état de Berlin publiait en tête de ses colonnes, dans la pensée la plus provocante, le traité d’alliance offensive et défensive conclu, le 21 août 1866, avec la Bavière. On croyait la Prusse cantonnée dans le nord de l’Allemagne et déjà elle était installée à Munich et à Stuttgart. On ne tenait plus compte des susceptibilités de la France ; on lui notifiait publiquement que le traité de Prague était violé et que les limites marquées aux aspirations allemandes étaient franchies depuis longtemps. C’était, disait-on, une réponse au discours agressif de M. Thiers, qui, du haut de la tribune, avait sommé le gouvernement impérial d’enrayer la marche des événemens en Allemagne. Le patriotisme de M. Thiers était grand et sa clairvoyance merveilleuse, mais ses discours si prophétiques manquaient parfois d’opportunité. En signalant le danger lorsqu’il n’était plus temps de le conjurer, il ne faisait que l’aggraver ; il paralysait l’empereur dans ses résolutions, lui enlevait l’appui moral du pays et jetait l’irritation au dehors.

Dans les cercles officiels de Berlin, on s’efforçait d’atténuer le caractère et la portée de cette publication si inattendue. On disait que, pour sauver le prince de Hohenlohe, dont le maintien au pouvoir était pour la Prusse une question de sécurité, il avait fallu prouver aux chambres bavaroises que la situation faite au pays n’était pas son œuvre, mais bien celle du baron de Pfordten, l’ancien ministre dirigeant. On disait aussi, et le fait était exact, que M. de Bismarck, après s’en être toujours caché, avait fini par avouer à M. Benedetti, le 9 mars, au moment où il partait pour Paris, qu’après nos revendications sur le Palatinat hessois et bavarois, les cours méridionales avaient supplié la Prusse de garantir leur territoire. Mais ces explications ne se conciliaient pas avec le discours de M. Rouher. On ne comprenait pas comment le ministre d’état avait pu, le 16 mars, développer à la tribune la théorie des trois tronçons, si M. de Bismarck, comme on l’affirmait, avait avoué, le 9 mars, au gouvernement de l’empereur que la ligne du Mein était politiquement et militairement franchie. Le contre-coup des révélations de la Gazette d’état de Berlin se fit sentir immédiatement à La Haye. On s’avisa non sans effroi que les relations entre le cabinet des Tuileries et la cour de Prusse n’avaient pas le caractère de cordialité que la diplomatie française se plaisait à leur donner. « Le roi a malheureusement réfléchi, télégraphiait M. Baudin, le 22 mars ; il voudrait faire régler la cession du Luxembourg par les signataires du traité de 1839. Je réponds qu’il n’y faut pas songer et j’annonce d’avance votre refus. On voudrait le consentement de la Prusse d’autant plus explicite que la crainte de M. de Bismarck et de la guerre est ravivée par la publication du traité avec la Bavière. » Le 20 mars, on croyait toucher au port ; deux jours après, on était rejeté en pleine mer.

M. de Moustier essaya de calmer les appréhensions du gouvernement néerlandais ; il offrit de s’en expliquer à Berlin, tout en demandant au cabinet de La Haye de lui épargner cette démarche, car, disait-il, M. de Bismarck veut avoir la main forcée et se trouver par la cession devant un fait accompli. Tout ce qu’il put obtenir fut que M. de Bylandt, le ministre des Pays-Bas à Berlin, ne prendrait aucune initiative ; mais il avait l’ordre, si on lui parlait du Luxembourg, de répondre que le roi était décidé à ne faire l’affaire que du consentement de la Prusse.

La négociation ouverte avec tant de confiance entrait dans une phase imprévue ; on allait avoir à compter avec le sentiment de la peur, habilement surexcité par les influences allemandes qui s’exerçaient à la cour de La Haye. Encore quelques jours et la situation deviendra périlleuse. Il ne sera plus question d’alliance ; c’est la guerre qu’il faudra conjurer. Déjà le drame se prépare et se reflète menaçant dans les communications qui s’échangent entre Paris, Berlin et La Haye. M. de Moustier ne tient pas encore la partie pour perdue. Il redouble d’activité. Il est sur la brèche nuit et jour ; il est à la fois la pensée et la plume. Il écrit, chiffre et déchiffre lui-même les dépêches qu’il échange avec ses agens. Il confère avec les ambassadeurs, et s’il est empêché d’aller aux Tuileries, il écrit à l’empereur et le tient au courant heure par heure de tous les incidens. Son activité est prodigieuse, ses émotions incessantes, il passe de l’espoir au découragement. Les médecins interviennent, ils savent qu’il est atteint d’une maladie de cœur ; leurs conseils le laissent indifférent. Il songera au repos, s’il en est temps encore, lorsque le péril sera conjuré.


VII. — LES PERPLEXITES DU ROI DES PAYS-BAS ET DE SON GOUVERNEMENT.

M. Benedetti avait à peine quitté Paris que M. de Moustier lui expédiait dans la nuit une dépêche pour l’informer que le roi des Pays-Bas, après avoir consenti à traiter secrètement, s’était ravisé tout à coup et demandait à faire régler la cession par les signataires du traité de 1839 : « M. Baudin croit, lui télégraphiait-il, que l’on se contenterait d’un consentement quelconque et il demande ce qu’il doit faire. » La dépêche avait précédé M. Benedetti à Berlin. Il exprima immédiatement à M. de Bismarck le désir de le voir et il lui annonça qu’il était porteur d’une lettre de l’empereur pour le roi. Le roi le reçut dès le lendemain matin. Il lui fit un accueil gracieux, s’informa de la santé de l’empereur, de l’impératrice et du prince impérial, se félicita de la prochaine occasion que lui offrirait l’exposition pour faire sa cour à leurs majestés. Il parla de la discussion du corps législatif, il releva l’injustice des attaques de l’opposition et loua le langage du ministre d’état ; mais il ne sortit pas des généralités et évita de fournir à l’ambassadeur l’occasion de porter l’entretien sur les affaires en négociations entre son gouvernement et la France.

En sortant de l’audience, M. Benedetti se rendit chez le président du conseil. Il lui annonça, sans lui parler de l’incident qui avait surgi à La Haye, que nous étions entrés en pourparlers avec le roi des Pays-Bas, qu’on nous demanderait sans doute d’apporter l’assentiment de la Prusse, et qu’au lieu de se contenter des assurances qu’il nous avait autorisés à donner, on pourrait bien vouloir exiger une garantie directe du gouvernement prussien. M. de Bismarck répondit que le roi se préoccupait trop vivement de l’effet que la cession du Luxembourg à la France produirait en Allemagne pour qu’il lui fût permis d’y acquiescer ouvertement. Il parla des difficultés avec lesquelles il avait personnellement à compter, des ménagemens dont il avait à user non-seulement avec le roi, mais avec le parlement et les tendances de l’opinion publique. Il ne pouvait autoriser personne à affirmer que la Prusse était d’accord avec nous et qu’elle avait consenti à la réunion du Luxembourg à la France. Il se trouvait au contraire placé dans une situation telle que, si on l’interrogeait, il serait forcé d’en exprimer sinon des regrets, du moins « un certain sentiment de tristesse. » Il ne demanderait pas mieux que de faire dire à La Haye une parole déterminante, s’il pouvait compter sur la discrétion du roi des Pays-Bas ; mais il connaissait le caractère de ce prince et il savait que, pour se disculper, il n’hésiterait pas à tout divulguer.

« Mais que répondriez-vous, demanda M. Benedetti, si le roi grand-duc, au lieu de s’adresser au roi Guillaume, vous faisait personnellement interpeller ? — Je répondrais, dit M. de Bismarck, que le roi peut disposer de ses droits de souveraineté sans recourir à l’assentiment de la Prusse ; j’en dirais assez pour faire sentir, pour peu qu’on veuille comprendre, que nous laisserons faire : mais je calculerais mes paroles de manière à pouvoir déclarer au parlement, sans me démentir, que l’assentiment de la Prusse n’a pas été donné. Je répondrais, avec un certain sentiment de tristesse, que, si l’Allemagne avait lieu de regretter la cession du Luxembourg à la France, elle aurait mauvaise grâce d’en faire un grief au roi des Pays-Bas, qui était le maître de céder ses droits de souveraineté à qui bon lui semblait. »

De douloureuses circonstances avaient obligé M. Benedetti à quitter Berlin dans un de ces momens psychologiques qui décident du sort d’une négociation. À l’heure où il partait, tout semblait marcher au gré de nos souhaits. Les dispositions de M. de Bismarck se manifestaient cordiales, le roi et les princes se convertissaient insensiblement aux idées du ministre. Tout le monde à Berlin commençait à comprendre la nécessité de s’arranger avec la France. Il avait suffi d’une courte absence de l’ambassadeur, — une dizaine de jours à peine, — pour altérer ces bons sentimens. M. Benedetti retrouvait M. de Bismarck froid et mesuré, enclin, comme il se plaisait à le dire, à « un certain sentiment de tristesse. » Le ministre prussien avait disparu dans l’intervalle pour faire place au chancelier de la Confédération du Nord, soucieux du parlement, de l’opinion publique allemande, voulant laisser derrière lui toutes les portes ouvertes et se réservant la liberté de régler son langage devant le Reichstag suivant les circonstances.

Il était bien tard pour revenir sur ses pas et pour renoncer à une conquête que déjà l’on avait escomptée ; la politique n’a pas de ces résignations. Reculer, c’était se donner en spectacle à l’Europe, avouer sa déchéance et fournir à l’opposition, qui s’était manifestée si violente au corps législatif, matière à de nouvelles attaques. Personne du reste, dans les conseils de l’empereur, ne songeait à la retraite, si ce n’est peut-être M. Rouher ; il avait dès le début jugé l’entreprise hasardeuse[6]. Le ministre d’état, qui voyait fréquemment M. de Goltz, était frappé, dit-on, de la transformation qui s’opérait graduellement dans les allures de cet ambassadeur ; son langage était devenu fuyant, son regard oblique et son rire vipérin ; il affectait l’ignorance, il prétendait ne plus savoir ce qui se passait à Berlin. Il disait que M. de Bismarck était un brouillon, que leurs rapports étaient tendus. M. de Goltz prévoyait l’orage qui allait nous surprendre, il se mettait à couvert, dégageait sa responsabilité, et s’en lavait les mains.

M. Baudin se dépensait à La Haye en efforts infructueux. Il demandait en vain au roi et à ses ministres de nous accorder une entière confiance et de s’en remettre à notre sagesse pour tout régler à Berlin. Ils restaient insensibles à ses argumens et à ses instances. Ils persistaient à croire que nos démarches n’aboutiraient qu’à des réponses ambiguës, insuffisantes, et que tout l’odieux de la cession retomberait sur eux. Ils doutaient de la sincérité de M. de Bismarck, et ils craignaient une explosion du sentiment allemand. Ils avaient d’autres craintes encore, sur lesquelles il eût été délicat de s’expliquer avec nous. Ces craintes étaient entretenues par les correspondances que le prince Henri échangeait avec Berlin. Ils appréhendaient un conflit, et, renseignés comme ils l’étaient sur notre situation militaire, ils prévoyaient qu’ils seraient entraînés dans une lutte inégale, dont La Prusse victorieuse leur ferait payer les frais. L’alliance française, au lieu d’être une garantie, devenait un péril.

Les calculs de M. de Moustier étaient renversés par les scrupules imprévus que la peur inspirait au gouvernement hollandais. Il expédiait dépêches sur dépêches à Berlin et à La Haye, mais ses assurances et ses déclarations restaient sans effet. Il perdait du terrain plutôt qu’il n’en gagnait. M. de Bismarck se raidissait chaque jour davantage, et le roi de Hollande persistait plus que jamais dans sa résolution de s’expliquer directement avec la Prusse. Ses ministres, qui jadis le suppliaient de sacrifier le Luxembourg pour sauver le Limbourg, loin de le détourner de cette démarche, l’y encourageaient de toute leur autorité, et son frère, le prince Henri, pour vaincre ses dernières hésitations, lui adressait les reproches les plus amers. Le 22 mars, il annonçait à M. Baudin, que son parti était pris, qu’il allait écrire à Berlin une lettre qu’il aurait soin de communiquer préalablement à l’empereur. Il informerait le roi Guillaume que, dans l’intérêt de la paix européenne, il était prêt à nous céder le Luxembourg, mais qu’avant de consommer ce sacrifice, il désirait s’enquérir si la Prusse n’y verrait pas d’inconvénient.

M. Benedetti, prévenu sur l’heure, courut chez le président du conseil, qui ne lui cacha pas que la lettre du roi des Pays-Bas mettrait son souverain dans l’alternative de donner son adhésion écrite à la cession ou de la déconseiller. Il estimait que la démarche était inopportune et dangereuse. Il était certain que jamais le roi n’assumerait envers l’Allemagne, à un degré quelconque, la responsabilité de la cession. M. Benedetti aurait désiré que le président du conseil préparât du moins son souverain à la communication du roi de Hollande, mais M. de Bismarck préférait ne pas le tenter, il priait au contraire l’ambassadeur d’engager son gouvernement à redoubler d’efforts à La Haye pour conjurer la démarche.

On tournait dans un cercle vicieux. À Berlin, on voulait tout ignorer ; à La Haye, on demandait à tout divulguer. Notre diplomatie était réellement à plaindre. Elle se trouvait aux prises avec l’audace et la peur, qui ne raisonnent pas, elle parlait au nom d’un gouvernement dont la désorganisation militaire n’était plus un secret pour personne : elle était vouée à l’impuissance. « Je prépare une armée magnifique, écrivait Frédéric II à son ministre Podelwitz ; elle nous permettra de faire de la bonne politique. » M. de Bismarck disposait d’une armée magnifique organisée par le général de Roon et commandée par le comte de Moltke, il s’appuyait sur le sentiment national, il était le ministre d’un souverain éminent pénétré des traditions de sa maison ; il pouvait tout oser, poursuivre les combinaisons les plus hasardeuses : il savait la France découragée, divisée, sans alliés, il la savait impuissante. « M. de Bismarck a le génie de la guerre, disait un jour le général de Wilisen, car il a le sentiment de sa force, l’intuition de la faiblesse morale de ses adversaires et la connaissance exacte de leurs ressources. »

La réponse de La Haye était à prévoir : « La défiance qu’inspire M. de Bismarck est invincible, télégraphiait M. Baudin ; le roi redoute la situation qui lui est faite ; il veut que la Prusse sache qu’il n’a pas l’intention de céder le grand-duché sans son assentiment. M. de Zuylen s’offre d’aller lui-même à Berlin ; je ne l’y encourage pas. » En même temps que cette dépêche, M. de Moustier recevait de M. de Guitaud-Comminges, notre envoyé à Bruxelles, l’avis que le général Chazal allait partir pour Berlin, sous le prétexte d’étudier l’organisation militaire prussienne,-mais en réalité chargé d’une mission secrète. Que demandait le roi Léopold[7] ? Prévoyait-il la guerre ? prenait-il ses précautions ? La diplomatie est toujours en éveil lorsque, dans les momens de crise, elle voit apparaître des envoyés extraordinaires. Ils sont en général les précurseurs de graves événemens. C’est à Paris qu’ils accouraient aux temps glorieux de l’empire ; mais, depuis Sadowa, ils avaient brusquement changé d’itinéraire ; c’est à Berlin qu’ils allaient protester de leur inaltérable dévoûment.

Les renseignemens qui arrivaient d’Allemagne étaient tout aussi symptomatiques. Le langage de la presse officieuse devenait de jour en jour plus acre. Les journaux s’appliquaient à faire vibrer la fibre nationale, à démontrer aux populations annexées qu’elles devaient, en face de l’étranger, faire litière de leurs regrets, renoncer à de vains espoirs et se réunir sous le même drapeau. Ils cherchaient par les attaques les plus directes, sans épargner la personne des souverains, à briser les dernières résistances des cours méridionales. Ils disaient la France impuissante, ayant besoin de longues années pour arriver à son complet développement militaire. Ils la montraient isolée, sans appui, ne pouvant compter ni sur l’Autriche ni sur l’Italie, absorbée par les affaires d’Orient, divisée à l’intérieur, tandis que la Prusse, unie à la Russie, disposait de toutes ses forces, de celles de l’Allemagne du Nord, et avant peu disposerait de l’Allemagne tout entière, avec une puissante chaîne de forteresses, telles que Mayence, Coblentz, Sarrelouis, Rastadt et Luxembourg. La presse officieuse reproduisait aussi les articles qui, de Berlin, étaient envoyés aux journaux étrangers. C’était un moyen dont M. de Bismarck faisait un fréquent usage, et c’était sous le pavillon britannique qu’habituellement sa prose était réimportée en Allemagne.

La diplomatie française s’inquiétait des violences de la presse prussienne ; elle se rappelait le soin avec lequel, dès 1865, le cabinet de Berlin, lorsqu’il s’agissait de faire agréer ses combinaisons par le gouvernement impérial, avait travaillé à préparer l’opinion publique allemande à la cession éventuelle à la France du bassin de la Sarre, du Palatinat, et surtout de la Belgique et du Luxembourg. Elle cherchait en vain dans les organes inspirés des indices permettant de croire que M. de Bismarck eût souci de préparer le sentiment public à l’abandon du grand-duché. Pour ceux qui connaissaient la savante organisation de la presse prussienne, ce silence était inquiétant[8]. L’Allemagne, dans son ensemble, restait insensible aux excitations qui partaient de Berlin. Les populations du Midi et les populations annexées trouvaient étranges et dérisoires ces appels à leur patriotisme au lendemain de la guerre fratricide de 1866. Mais en Prusse les esprits se montaient de plus en plus sous l’influence du Reichstag.

Le parlement du Nord était une assemblée nouvelle, inexpérimentée, n’ayant aucune conscience de la responsabilité parlementaire ni aucun respect pour les convenances internationales. Grisé par les victoires de l’armée, il ne tenait compte d’aucun obstacle ; hautain et cruel, il conspuait et sifflait les députés de Francfort, qui protestaient contre les exactions dont leur ville était l’objet, et il rappelait au sentiment de leur déchéance les populations annexées en leur faisant entendre par l’organe de M. de Vincke le Vœ victis ! des temps barbares.

L’atmosphère de l’assemblée était fiévreuse ; il était difficile au gouvernement d’échapper à la contagion. M. de Bismarck était sur la brèche chaque jour ; il était l’objet des interpellations les plus contradictoires. Les uns lui reprochaient d’avoir subi les préliminaires de Nikolsbourg ; les autres appelaient sa politique une œuvre d’iniquité. La droite était exaspérée de ses compromissions avec le parti libéral ; elle le mettait en contradiction avec son passé ; elle répondait à l’impertinence de ses répliques par des provocations en champ clos. C’est au milieu de ces débats tumultueux et irritans qu’allait surgir la question du Luxembourg. Déjà, dans la séance du 18 mars, on avait demandé au gouvernement si le Limbourg et le Luxembourg resteraient attachés à l’Allemagne, et M. de Bismarck avait déclaré qu’il n’entendait pas faire violence aux souverains qui n’avaient pas accédé à la Confédération du Nord. « Il ne voulait pas, disait-il, par une pression inconsidérée, ajouter aux matières inflammables qui menaçaient de mettre le feu à l’Europe. » Mais il était évident que les interpellations se reproduiraient violentes et passionnées le jour où l’on apprendrait que le Luxembourg, au lieu de rester à l’Allemagne, était cédé à la France, a Toute la presse prussienne, écrivait M. Benedetti à la date du 26 mars, s’occupe de l’affaire du Luxembourg dans un sens regrettable. M. de Bismarck pourrait de nouveau être interpellé, et il lui serait difficile d’être aussi évasif que la première fois. Il est urgent qu’on prenne un parti à La Haye. »

Mais déjà le roi des Pays-Bas avait parlé ; il avait mandé le ministre de Prusse et s’était ouvert à lui. Il l’avait chargé de faire part à son roi des motifs qui le déterminaient à nous céder le Luxembourg, et il l’avait prié de réclamer son assentiment. Son cœur était soulagé ; il se sentait en règle avec la Prusse, il lui restait à s’expliquer avec la France. Il écrivit aussitôt à l’empereur pour justifier sa démarche et lui demander d’aplanir les difficultés à Berlin. M. de Zuylen, de son côté, pour atténuer l’indiscrétion du roi et nous donner un témoignage de bon vouloir, nous annonçait qu’il s’appliquait à obtenir de M. de Bismarck des garanties contractuelles au sujet du Limbourg, et à bien établir qu’aucune solidarité n’existait entre le gouvernement hollandais et le gouvernement luxembourgeois ; il nous promettait de signer les deux conventions dès qu’il se serait mis en règle avec Berlin. Comptait-il sérieusement sur le succès des démarches qu’il prescrivait à M. de Bylandt ? Il n’y était guère autorisé par l’expérience du passé. M. de Bismarck n’avait en tout cas aucun intérêt à se prêter à ses désirs. « Le Limbourg, d’après ce qu’il avait dit dans le temps à M. Benedetti, était un excellent moyen de pression pour déterminer le gouvernement néerlandais à nous céder le Luxembourg. » Il était aujourd’hui une carte dans son jeu qui devait lui permettre d’amener la Hollande, si les circonstances le commandaient, à rompre avec la France.

M. de Bismarck en s’expliquant avec M. de Bylandt n’hésitait pas à reconnaître que le parlement avait en quelque sorte exclu le Limbourg du territoire fédéral en ne le mentionnant pas dans la constitution, mais il demandait encore à réfléchir avant de signer le projet de convention qu’on lui proposait. Il se réservait en outre la liberté d’apprécier publiquement suivant les circonstances la cession du grand-duché, tout en admettant que le roi des Pays-Bas était libre d’adopter sous sa responsabilité telle résolution qu’il jugerait convenable. Il prendrait d’ailleurs les ordres du roi, et il adresserait au comte Perponcher une dépêche en réponse à celle que M. de Bylandt avait ordre de lui communiquer. Il annonçait que sa réponse serait incolore.

M. de Bylandt s’empressa de rendre compte à notre ambassadeur de son entretien avec le président du conseil. Ils n’avaient rien à se cacher.

« L’impression de M. de Bylandt, écrivait M. Benedetti, est qu’on veut la transaction en restant libre de la blâmer, et il le télégraphie à La Haye. M. de Bismarck ne lui aurait pas dissimulé que cette affaire provoquait en Allemagne une vive agitation qui grandissait chaque jour, et il lui aurait donné à entendre qu’il importait de se hâter. En somme, M. de Bismarck a tenu le langage que j’ai toujours annoncé, et le ministre des Pays-Bas en a parfaitement saisi le véritable sens. Il serait urgent maintenant de passer à la signature de la cession. »

M. de Bylandt et M. Benedetti agissaient en commun et dans un parfait accord ; ils se communiquaient leurs impressions, posaient à tour de rôle des questions au président du conseil ; ils combinaient leurs démarches et leurs paroles ; ils s’efforçaient de dissiper les équivoques et d’obtenir du cabinet de Berlin un assentiment soit public, soit secret, à la combinaison que poursuivaient leurs gouvernemens. Il leur semblait à tous deux que M. de Bismarck jouait cartes sur table. S’il ne leur dissimulait pas les difficultés, il ne les décourageait pas. Il leur montrait le roi tel qu’il était et tel qu’il devait être, plutôt hésitant que mal disposé. Il se préoccupait du parlement et il signalait l’agitation grandissante de l’opinion publique ; mais il ne leur disait pas de s’arrêter, de rebrousser chemin, il leur disait au contraire de se hâter, et il n’était pas douteux pour eux que, si des manifestations se produisaient au parlement, il monterait sur la brèche et saurait les conjurer.

M. de Bylandt était à peine sorti du cabinet du ministre, que M. Benedetti s’y montrait à son tour. M. de Bismarck lui communiqua le rapport de son envoyé à La Haye. Voici textuellement ce que le roi grand-duc avait dit au comte Perponcher :

« Je vous ai prié de venir chez moi parce que je tenais à vous dire que l’empereur des Français m’a demandé de lui céder le Luxembourg, mais je ne veux rien faire à l’insu du roi de Prusse, et il m’a semblé que je ne pouvais mieux agir qu’en vous en informant franchement. J’ai écrit à l’empereur des Français que je m’en remettais à sa loyauté pour qu’il s’entendît à ce sujet avec votre souverain. Je vous prie d’en rendre compte au roi, qui, je l’espère, saura apprécier la franchise avec laquelle j’agis en cette affaire. »

M. Benedetti fit observer que la communication du roi de Hollande n’exigeait pas de réponse ; M. de Bismarck ne partageait pas cet avis ; d’après lui, le silence vaudrait acquiescement. Il s’engageait toutefois à développer en langage officiel l’idée que le roi des Pays-Bas « était assez grand garçon » pour savoir ce qu’il devait faire.

Le télégraphe commande la brièveté, il permet de ne pas motiver les réponses. C’est par dépêche que le roi Guillaume fit connaître au roi grand-duc, en termes laconiques, son sentiment sur la cession du Luxembourg. Il ne se prononçait ni affirmativement ni négativement. Il s’exprimait de façon à ne pas permettre au roi de Hollande d’invoquer publiquement sa réponse comme une adhésion.

« Je ne saurais exprimer un avis, télégraphiait-il, sans connaître la manière de voir des autres cours signataires des traités. » La dépêche ne témoignait d’aucun mauvais vouloir, elle était conforme aux dires de M. de Bismarck ; le roi n’avait pas de parti-pris, il cherchait à asseoir ses convictions.

À Berlin, sauf la violence des journaux et l’agitation sourde du parlement, il ne se révélait encore aucun symptôme réellement inquiétant.

On dansait le 27 mars chez M. de Bismarck, et le roi, qui honorait la fête de sa présence, s’entretenait avec l’ambassadeur de France ; sa sérénité était parfaite, il ne paraissait pas se préoccuper du Luxembourg. Il parlait avec satisfaction de son prochain voyage à Paris et il se montrait particulièrement touché de ce que l’empereur l’eût invité à descendre aux Tuileries.

M. de Bismarck faisait les honneurs du bal avec un entrain juvénile. On ne se serait pas douté, tant il était dispos, qu’il passait toutes ses journées au parlement à batailler avec une opposition railleuse et provocante. Il paraissait vouloir oublier les affaires, mais l’ambassadeur de France était là, le guettant au passage et tout prêt à les lui rappeler. M. Benedetti lui demanda s’il était sans nouvelles de La Haye. C’était une entrée en matière. M. de Bismarck était sans nouvelles, mais il ne ménagea pas le roi grand-duc ; sa démarche avait tout gâté ; pourquoi ne s’était-il pas conformé aux idées qui nous avaient été suggérées ? Il en résultait pour son souverain un véritable ennui, car s’il se résignait à la cession du Luxembourg, il ne lui était pas possible d’admettre qu’on pût croire qu’il y eût adhéré spontanément. Par contre, il ne partageait pas les inquiétudes que les violences de la presse prussienne inspiraient à l’ambassadeur : « Dans l’impossibilité où l’on était de les réprimer, il fallait, disait-il, philosophiquement s’y résigner sans les craindre. » Il restait convaincu que tout se résoudrait à notre satisfaction, mais il comptait bien qu’en échange nous lui ménagerions un dédommagement. Il nous demanderait sans doute de renoncer à notre traité de commerce avec le Mecklembourg pour lui permettre d’entrer dans le Zollverein ; c’était le moins que nous pussions faire pour la Prusse, car l’abandon du Luxembourg ferait peser sur lui et sur le roi une grave responsabilité. Aussi insinuait-il que les troupes pourraient bien être amenées, sous la pression de l’opinion publique, à détruire les travaux de la place avant de l’évacuer, car les fortifications avaient été en partie reconstruites et développées avec les deniers de l’Allemagne.

M. de Bismarck en revenait donc au démantèlement que déjà nous avions repoussé avec indignation. La réponse de l’ambassadeur fut catégorique ; il n’admettait pas qu’on pût prendre une mesure rappelant de douloureux souvenirs et que d’habitude on n’imposait qu’aux vaincus.

Lorsque l’entretien prenait une tournure délicate, M. de Bismarck avait recours à un dérivatif d’un effet certain, car il était de nature à dissiper tous les soupçons : il parlait du voyage du roi à Paris. Mais il parlait aussi de celui de l’empereur de Russie, et, une fois sur ce sujet, il ne tarissait pas. Il désirait savoir dans quels termes était libellée l’invitation adressée au tsar, et surtout si son séjour à Paris se combinerait avec celui du roi. Peut-être craignait-il que, seul à Paris, en dehors du contrôle de son oncle, et sous le charme des Tuileries, l’empereur Alexandre ne fût tenté de commettre quelque infidélité à l’alliance prussienne. Peut-être aussi, dans l’intérêt de sa politique, désirait-il démontrer, par l’arrivée simultanée des deux souverains, l’étroite intimité des deux gouvernemens. La persistance que le ministre mettait à revenir sur ce sujet devait frapper M. Benedetti ; aussi lui demandait-il, à son tour, quelle corrélation il voyait entre l’affaire du Luxembourg et le voyage des deux souverains. « C’est qu’à Pétersbourg, répondit M. de Bismarck, on s’imagine que la cession du Luxembourg pourrait bien être un obstacle au projet du roi. On y suit l’affaire avec une telle sollicitude, ajoutait-il, que c’est par le prince Gortschakof qu’il nous est revenu que vos négociations avec la Hollande étaient ouvertes. Il avait même prétendu que déjà le traité était signé. »

M. Benedetti ne savait que conclure ; il passait du doute à la confiance. Le roi aurait-il parlé de son voyage à Paris, M. de Bismarck nous aurait-il demandé à titre de dédommagement de délier le Mecklembourg de son traité de commerce, s’ils prévoyaient des complications ? Mais, d’un autre côté, pourquoi le ministre était-il revenu sur la question-du démantèlement, et pourquoi nous révélait-il les inquiétudes qui se manifestaient à Pétersbourg ? Que croire ? C’est sous ces impressions contradictoires que M. Benedetti rendit compte de l’entretien.

« Il serait peut-être téméraire, écrivait-il, de compter sur les assurances de M. de Bismarck et de croire à sa bonne foi, mais bien qu’il ne soit pas scrupuleux sur les moyens, il m’en coûte d’admettre qu’il nous ait engagés à réclamer la cession du Luxembourg avec l’arrière-pensée d’y mettre obstacle. J’incline plutôt à supposer que le souverain et le ministre, en face de l’irritation qui se manifeste en Allemagne, cherchent à établir qu’ils n’ont rien encouragé et à laisser croire qu’ils ont été surpris. La chose faite, ils en témoigneront du mécontentement, tout en déclarant qu’elle ne saurait justifier un conflit entre la France et l’Allemagne. Ce qui est essentiel et urgent, c’est de déterminer le roi des Pays-Bas à signer l’acte de cession. Ceci fait, il ne nous restera plus à surmonter que des obstacles faciles à vaincre. Si on s’était contenté d’interroger diplomatiquement M. de Bismarck, nous aurions obtenu une réponse dont on aurait pu se contenter. On a préféré interroger le roi ; il n’a répondu ni oui, ni non, c’est déjà beaucoup, mais qu’on n’insiste pas davantage et qu’on passe outre. » Le même soir, M. de Bylandt et M. Benedetti, après s’être concertés, télégraphiaient à leurs gouvernemens : « Il faut se hâter, car l’esprit public se montre chaque jour plus ému et plus hostile à l’abandon du Luxembourg. »

Les résolutions s’imposaient à Paris et à La Haye. Il fallait rompre ou conclure. Le roi grand-duc était toujours tiraillé en tous sens, indécis et perplexe ; il s’agissait de tenter un suprême effort pour vaincre ses derniers scrupules. La diplomatie officielle était à bout d’argumens ; on s’en remit aux argumens de la diplomatie occulte.

Le 30 mars, toutes les difficultés étaient aplanies, le roi était convaincu, et le gouvernement fléchissait à son tour sous l’influence de M. de Bylandt.

Le jour même, l’empereur recevait le prince d’Orange, qui lui apportait le consentement de son père. Le prix d’acquisition étant déjà fixé et en partie réglé, le roi de Hollande s’en remettait entièrement à nous pour le reste. M. Baudin, mandé par le télégraphe, arrivait à Paris le 31 au matin et il repartait le soir même pour La Haye muni d’instructions verbales et d’une lettre de l’empereur pour le roi, disant qu’il prenait sur lui la responsabilité de tout vis-à-vis de la Prusse et le pressant de signer immédiatement. « Nous voici arrivés à l’instant décisif, télégraphiait M. de Moustier à notre ambassadeur à Berlin ; prenez toutes vos précautions. L’empereur considère la question comme vidée et tout retour en arrière comme impossible. » C’était un Alea jacta est.

M. de Moustier ne traçait pas ces instructions sans émotion, il est permis de l’admettre. La guerre pouvait en sortir, tout commençait à le faire craindre. Déjà, la veille au soir, les Tuileries avaient été mises en émoi par une dépêche du sous-préfet de Thionville, qui annonçait que des forces prussiennes considérables s’approchaient du Luxembourg pour comprimer tout mouvement français, qu’on attendait six mille hommes et que des patrouilles parcouraient les rues de la ville. La nouvelle, sans être absolument dénuée de fondement, était exagérée ; vraie ou fausse, elle n’était pas moins d’un fâcheux présage. Un fait non moins troublant s’était produit le 30 mars à Luxembourg. La Gazette officielle se disait autorisée à déclarer qu’il n’était nullement question de céder le Luxembourg à la France. « Que signifie cet article ? demandez des explications, » télégraphiait aussitôt M. de Moustier à notre envoyé à La Haye. « M. de Zuylen, répondait M. Baudin, n’attache pas d’importance à l’article ; il le fera désavouer. Les nouvelles qu’il reçoit de Berlin sont dans leur ensemble rassurantes. » Mais ce qui méritait surtout d’être pris en sérieuse considération, c’étaient les dispositions peu conciliantes que l’ambassadeur de Prusse à Londres manifestait soudainement, au dire de lord Stanley. Il demandait au gouvernement anglais de la façon la plus imprévue quelle serait son attitude si la guerre venait à éclater entre la France et la Prusse. L’étrange interpellation du comte de Bernstorff et l’attitude plus qu’équivoque du comte de Goltz témoignaient d’un revirement subit à Berlin. Il semblait que M. de Bismarck, lui aussi, commençait à « mettre les fers au feu. »

M. Baudin était revenu à La Haye le 31 mars au soir ; le 1er  avril au matin, il fit parvenir au roi la lettre de l’empereur. La parole écrite des deux souverains était échangée, la cession du Luxembourg était moralement consommée. Il ne restait plus pour la rendre définitive et irrévocable qu’à lui assurer la sanction diplomatique. La convention de garantie et le traité de cession étaient prêts ; on allait les signer, lorsque M. de Zuylen, invoquant un vice de forme fondé sur la nécessité de faire intervenir M. de Tornaco dans le traité, demanda la remise de la signature au lendemain 2 avril. La fatalité s’en mêlait ; peut-être aussi était-ce un dernier retour de la fortune permettant à l’empereur d’échapper à la cruelle alternative ou de déchirer un traité solennel à la face de l’Europe ou de subir la guerre, désarmé, dans les plus désastreuses conditions.


G. ROTHAN.

  1. M. Servais, la Question du Luxembourg.
  2. Il était le cousin du baron de Zuylen, le ministre des Pays-Bas actuellement accrédité à Paris.
  3. « Il est étonnant, a dit la reine Victoria dans ses Mémoires, combien on s’attache à l’empereur ; il est si calme, si simple, presque naïf, si heureux d’être renseigné sur les choses qu’il ignore, si aimable, si rempli de tact, de dignité, de modestie ! Je connais peu de personnes auxquelles je me sois sentie aussi instantanément portée à me confier et à parler sans réserve. Il n’y a rien que je craignisse de lui dire. Je me sentais, — je ne sais comment m’exprimer, — en sécurité auprès de lui. Sa société est particulièrement gaie et agréable ; il a quelque chose de fascinant, de mélancolique, d’engageant qui attire à sa personne, en dépit de toutes les préventions qu’on pourrait avoir contre lui, et certainement sans l’aide d’aucun avantage personnel extérieur ; sa figure est de celles qui plaisent. »
  4. Dépêche de Francfort.
  5. Dans un entretien que M. de Bismarck eut au mois de mars 1868 avec le prince Napoléon, qui était allé à Berlin pour s’assurer des dispositions de la cour de Prusse, il s’appliqua à lui démontrer que sa politique n’avait jamais été hostile à la France. Il lui fit, à grands traits et sans trop l’altérer, l’histoire de l’affaire du Luxembourg, pour établir qu’il était sincèrement résolu à nous laisser acquérir le grand-duché, si, comme il nous l’avait demandé, nous l’avions mis en face du fait accompli. « Le Luxembourg ne vous eût pas échappé, disait-il, si à La Haye on avait su brusquer le dénoûment. »
  6. Le baron Nothomb m’a raconté que, dans le courant de l’automne 1866, M. Rouher, en l’interrogeant sur la superficie et la population du Luxembourg qu’il savait être son pays natal, ne put s’empêcher de s’écrier : « Et c’est pour une pareille bicoque que nous nous mettrions en conflit avec l’Europe ! » M. Nothomb conclut de l’exclamation échappée au ministre d’état que des négociations étaient engagées au sujet du Luxembourg et que les conseillers de l’empereur n’étaient pas d’accord sur leur opportunité.
  7. Le général Chazal allait à Munich pour s’assurer si les états du Midi exécuteraient réellement leurs traités d’alliance, et à Vienne pour obtenir du gouvernement autrichien, en cas de conflagration, la garantie de l’intégrité du territoire belge. Le roi Léopold, attiré à Berlin par le mariage de son frère, le comte de Flandre, avec la princesse de Hohenzollern, se réservait, après une courte apparition à Paris, le soin de se mettre en règle avec la Prusse. — On a su depuis que le gouvernement belge était informé des péripéties que traversait la négociation, par les dépêches télégraphiques qui passaient sur son territoire, que le gouvernement néerlandais transmettait en clair, imprudemment ou intentionnellement, à M. Tornaco, le président du cabinet luxembourgeois.
  8. Dépêche de Francfort.