L’Africaine (Abrantès)

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Dumont (p. 17-147).




L’AFRICAINE.





Parmi les époques remarquables qui se déroulent devant nous dans le grand cadre du temps, il en est une qui se distingue surtout par l’influence qu’elle a exercée sur l’avenir. La réforme et la séparation des deux églises est d’une grande importance dans les affaires politiques de l’Afrique et de l’Asie, à part la conséquence immense dont cet événement fut pour la religion. Ce fut surtout dans les querelles des Portugais et des Hollandais, soit au Japon, soit au Congo, qu’elle eut une funeste influence. Elle réagit, ainsi que nous l’avons vu, dans toutes les tentatives que nous fîmes pour introduire plus tard le commerce et les lumières dans ces deux pays, et les missionnaires, si recommandables d’ailleurs, ne remplirent pas toujours leur ministère de paix et d’union, exaltés qu’ils étaient par l’opposition qu’ils trouvaient quelquefois dans des hommes qui étaient chrétiens comme eux.

Une femme montra, dans ces temps de persécution pour l’église, que souvent les hommes sont plus loin de l’énergie féroce qui fait couler le sang que l’être appelé par sa nature même à ne donner que des preuves d’une mission d’amour et d’indulgence. Zingha, reine de Matamba et d’Angola, eut une part cruellement active dans les massacres qui ensanglantèrent l’Afrique à cette époque. Féroce et vindicative comme le nègre le plus sauvage, quoiqu’elle eût reçu une éducation chrétienne à Angola, elle avait puisé des impressions opposées auprès de son père, et son naturel la portait à préférer les massacres des Giagues aux préceptes de paix et de charité des chrétiens.

Zingha, ou N-Zingha, comme on le prononce dans la langue abboudi, était fille du roi Zingha-N-Bandi-Angola, huitième roi du Matamba[1]. L’horoscope de cette femme extraordinaire fit croire à l’astrologie et aux présages. Le jour de sa naissance un orage affreux ravagea toutes les terres du Matamba. Les devins du pays, convoqués pour tirer son horoscope, frémirent à la vue des lignes qui annonçaient qu’elle serait un monstre de cruauté. Ils prédirent qu’elle serait un jour l’effroi du royaume, et s’écrièrent :

Ô ave ! mama : ô ave !… ô ave !…[2]

Mais, à côté de ces lignes, elle en portait d’autres sur ses traits qui annonçaient en même temps qu’elle serait une femme extraordinaire et supérieure. Son père le comprit et lui fit donner une éducation encore plus guerrière que celle que reçoivent ordinairement les princesses africaines. Bandi-Angola de la secte des Giagues[3]. Souvent il bénissait sa fille avec toutes les cérémonies de cette religion sanguinaire ; et c’était entouré de cadavres d’enfans égorgés, en buvant le sang humain dans les crânes des victimes innocentes égorgées pour cette affreuse religion, que la bénédiction fut appelée sur la tête de celle qui devait gouverner le royaume. Cet augure sinistre ne fut pas trompé et, quoique bien jeune encore, Zingha fut appelée à rendre témoignage pour la foi qu’elle portait à ses dieux sanglans : son père mourut, ses funérailles furent celles d’un roi, et d’un roi d’Afrique de la religion des Giagues. Deux cents innocentes créatures humaines reçurent la mort sur la fosse de Zingha-N-Bandi-Angola… Et la gloire du roi défunt fut célébrée dans ce tombo[4] par les chants des prêtres se mêlant aux cris des femmes, des enfans, des vieillards tombant sous la hache et le poignard de Zingha elle-même, qui louait les dieux en ouvrant la poitrine d’une jeune fille et en buvant son sang.

Sa mère était Abyssinienne et lui avait donné sa figure et son genre de beauté. Zingha était belle malgré la couleur de sa peau : son nez était droit, et ses cheveux lisses tombaient sur des épaules dont la forme eût été enviée par beaucoup de blanches[5]. Ses formes étaient parfaites comme celles de toutes les Abyssiniennes, ce qu’elle tenait de sa mère. Lorsqu’elle paraissait au milieu de ses troupes, vêtue d’une tunique blandie, brodée d’or, qui laissait voir ses bras parfaitement ronds, dont la forme était marquée par une foule de bracelets de perles, d’or et de corail, ainsi que ses jambes chaussées de petits brodequins entièrement couverts de pierreries, sa tête couverte d’une sorte de casque surmonté de plumes d’autruche ; lorsque Zingha apparaissait ainsi vêtue, elle entendait autour d’elle un cri d’admiration… quand de sa propre main elle atteignait tous les buts marqués aux javelots pour concourir au prix d’adresse ; quand de sa main de jeune fille de quinze ans elle remportait la victoire sur tous, alors elle était portée sur les bras des officiers, qui l’élevaient sur un bouclier en criant :

« Vive notre reine Zingha ! nous ne voulons qu’elle pour nous gouverner ! »

Mais elle avait un frère, et ce frère était l’héritier de la couronne de Matamba et d’Angola. Il avait la cruauté de sa sœur sans avoir ses talens et son courage !… Il la craignait, il craignait surtout son ascendant sur les troupes. Il chercha à l’éloigner de Matamba. Avec un caractère comme celui de Zingha, il eût mieux valu s’en remettre à sa générosité : dès lors ce fut une guerre, et une guerre à mort !

Zingha avait deux sœurs[6] : elles avaient été élevées avec elle et avaient reçu la même éducation guerrière ; mais, soit que le courage ne fût pas dans les veines de ces deux jeunes filles, soit que Zingha elle-même eût veillé à ce qu’elles fussent moins instruites dans la science de combattre, ni Cambo ni Fungi ne lançaient le javelot comme leur sœur et ne donnaient plus droit au cœur le coup de poignard qui abattait une victime… aussi les troupes faisaient-elles cette différence entre les trois sœurs, et Zingha était la seule dont le nom fût redit dans les chants et dans les prières des soldats et du peuple.

À la mort du roi Zingha-N-Bandi-Angola, père de Zingha, elle se retira dans une province éloignée et déclara la guerre à son frère.

« Tu n’es pas digne de porter la couronne de nos pères, lui écrivait-elle… Rends-la moi, c’est mon bien ; ne me force pas d’aller te l’arracher du front, après que tu l’auras mis dans la poussière à mes pieds. »

N-Golam-Bandi frémit. Il connaissait sa sœur ! il leva une armée ; mais les soldats désertaient pour aller trouver Zingha… Son frère, conseillé par un émissaire des Portugais, leur déclara la guerre pour opérer une diversion puissante. Le conseil était perfide… Que pouvaient les hordes sans discipline et sans un chef habile contre ces murailles d’acier, ces bouches de feu que les sauvages voyaient pour la première fois avec terreur, et dont l’effet moral ne pouvait être combattu que par une autre puissante voix qui couvrirait celle de la conquête ? En effet, les nègres furent battus, la capitale au pouvoir des Portugais, la reine prisonnière, ainsi que les princesses Cambo et Fungi, et le roi en fuite sans espoir de vengeance. Quant à Zingha, elle dut son salut à la révolte ; elle était éloignée du théâtre de la guerre et n’y prenait aucune part. Elle causait une grande inquiétude au roi de Matamba : il comprit qu’avoir en même temps Zingha et les Portugais contre lui, c’était trop de moitié ; il dissimula avec cette habileté de mensonge qu’ont les nègres, et surtout ceux du Congo. Il envoya des ambassadeurs au vice-roi de Portugal, dont le séjour était à Angola. Ils promirent tout en son nom. Les Portugais, quoique cauteleux de leur nature, furent pris au piège. Ils acceptèrent les conditions. La capitale du Matamba fut rendue ainsi que les royales prisonnières ; mais, lorsque les conditions offertes par le roi lui-même furent au moment de s’accomplir, il y eut de sa part un manque de foi tout entier et une lâcheté tellement infâme que les nègres eux-mêmes en eurent de la honte.

La guerre allait recommencer lorsqu’un nouveau vice-roi arriva à Angola. C’était un homme comme à cette époque le Portugal en avait bon nombre ; c’était un homme habile, et ne possédant, de cette fausseté diplomatique qui renverse toutes les combinaisons de l’honneur, souvent que ce qu’il en fallait pour traiter avec le peuple le plus fourbe de la création. Il s’appelait don Juan Correa de Souza : son mérite était supérieur ; il aimait la gloire ; il savait qu’il y avait du danger dans l’expédition d’Afrique, et cette raison la lui avait fait solliciter. Il y a de la grandeur et de la générosité dans une pareille conduite. Don Juan avait alors quarante-cinq ans ; il avait été beau ; mais une vie guerrière, des chagrins antérieurs avaient laissé leur trace de fer sur des traits qui, s’ils n’eussent été couverts d’un voile de tristesse, eussent été admirablement beaux.

Don Juan aimait non seulement la gloire, mais l’honneur de sa nation lui était précieux comme le sien. Il ne voulut même pas admettre que son beau pays dût souffrir un jour du manque de foi d’un nègre sauvage et menteur. Il parla avec fermeté, même avec rudesse, et N-Golam-Bandi eut peur comme tous les lâches. Il Se prosterna devant l’envoyé du vice-roi et promit une réparation… prompte… solennelle !… Il promit tout !… Mais, rentré dans son appartement intérieur, il jeta avec violence le bâton d’or recouvert de perles et de diamans[7] qui lui servait à la fois de bâton de commandement et de sceptre, et, s’abandonnant à toute la violence de son caractère naturellement féroce, il rugit comme un tigre ; il se roulait par terre, il mordait et déchirait de ses dents blanches et aigües tout ce qui se présentait à lui.

Sa femme et ses sœurs accoururent à ses cris !… Cambo, celle de ses sœurs qu’il aimait le mieux, s’assit par terre sur la natte de sa chambre, et, lui prenant les mains, elle essaya quelques paroles consolantes ; mais il n’entendait rien. Enfin sa sœur lui nomma Zingha comme un moyen de salut.

À ce nom le roi se lève… il s’élance vers sa sœur, la prend dans ses bras, l’enlève de terre cmomme une plume et la porte en courant jusqu’à l’appartement du conseil, où les chefs de tribus délibéraient ensemble pour savoir ce qu’il y avait à faire en une telle conjoncture… Le roi dépose sa sœur Cambo au milieu de la chambre et lui dit :

— Parle, ma sœur… parle donc !… Tu viens tout-à-l’heure de me faire entendre la voix de Dieu !…

Cambo, tout étonnée et effrayée de cette sorte de folie de son frère, ne peut dire que ce peu de mots :

— Je crois que nous sommes perdus si l’on ne rappelle ma sœur Zingha, et que nous sommes sauvés par elle si elle rentre dans Matamba !

À peine a-t-elle prononcé ces paroles que des cris de joie frappent les murailles de la salle, et percent au dehors, où parvient le nom bien-aimée de Zingha… les soldats le répètent, le peuple le redit dans ses cris de révolte, et N-Golam-Bandi voit avec rage, mais une rage qu’il lui faut dissimuler, que sa sœur exilée est plus puissante dans Matamba que lui-méme le sceptre en main et la couronne en tête.

Une ambassade fut envoyée à Zingha ; elle la trouva reine des provinces qu’elle avait conquises et régnant avec gloire et justice. En recevant le message de son frère, elle sourit et son cœur battit de joie. Elle écouta le détail de ce qui avait été fait et de ce que son frère attendait d’elle. Elle avait étudié la langue portugaise et en avait eu des leçons d’une vieille esclave chrétienne qu’elle avait même laissée vivre et exercer sa foi en liberté tout en la servant, et elle ne la contraignait pas d’assister aux horribles sacrifices religieux des Giagues. N-Golam-Bandi fondait beaucoup d’espérances sur cette connaissance de la langue portugaise ; il demandait à sa sœur d’aller elle-même traiter avec les Portugais auprès de leur vice-roi.

En apprenant cette volonté de son frère, Zingha sourit. Depuis long-temps elle voulait connaître les Européens : elle comprenait que leurs lois, leur religion étaient le seul moyen de civiliser un peuple aussi farouche et aussi cruel que le sien.

— J’accepte avec plaisir et reconnaissance, dit-elle aux ambassadeurs de N-Golam-Bandi, et je vais me mettre en route dès demain pour me rendre à Matamba ; j’irai plus lentement que vous. Retournez vers mon frère ; dites que je le porte dans mon cœur, que j’exécuterai ses ordres comme le doit faire sa première sujette, et j’espère que nos dieux verront d’un œil de bonté ce que je vais exécuter… Mais je veux aller vers ces hommes d’Europe, comme la sœur d’un roi puissant, entourée de ce luxe pour les besoins duquel ils viennent nous chercher d’un bout du monde à l’autre. Je veux un train magnifique et tel enfin que doit l’avoir la sœur de N-Golam-Bandi lorsqu’elle le représente comme ambassadrice !

En parlant ainsi elle avait une expression toute railleuse qui devait ouvrir les yeux de ces hommes entièrement formés de ruses et de fourberies ; mais, s’ils le virent, ils gardèrent le silence, et ce fut avec toute la pompe d’un couronnement que Zingha rentra dans Matamba… Les jeunes filles jetaient des palmes sous ses pas et sous ceux des hommes qui la portaient. Toutes les femmes de la ville dansaient devant elle en la précédant et faisant voler au-dessus de sa tête des voiles de mousseline brodée d’or, tandis que d’autres rafraîchissaient l’air en jetant des eaux de senteur[8] sur la terre et en agitant des touffes de magnifiques plumes d’autruche[9]. La princesse, vêtue ce jour-là d’une manière remarquable, frappait d’admiration par la somptuosité de son costume guerrier, qui tenait à la fois du vêtement de l’homme et de celui de la femme. Contente de tout ce qui se présentait à elle, elle était radieuse dans l’expression de son regard et de son sourire ; mais qui la connaissait voyait de la mort et du sang dans tous deux !

Zingha parut se réconcilier véritablement avec son frère. Elle demeura plusieurs heures enfermée avec lui ; elle lui communiqua le plan de ce qu’elle voulait faire dans son ambassade, reçut les pouvoirs les plus étendus, et partit pour Angola au milieu des cris de joie et d’amour d’un peuple qui l’adorait… À son faste habituel N-Golan-Bandi avait joint, selon sa demande, une suite de deux cents esclaves, dont la moitié était formée de cinquante jeunes filles et cinquante jeunes hommes tellement beaux que les Portugais eux-mêmes demeurèrent étonnés devant une beauté aussi rare dans le peuple noir ! Les autres cent esclaves étaient destinés[10] Cabazzo à Angola, ce qu’ils firent sans qu’elle posât une seule fois son pied à terre !… et il y a plus de cent lieues.

En arrivant à Angola elle fut reçue en reine envoyée par un roi, quoiqu’elle ne le fût pas et que le roi fût vaincu ; mais le vice-roi de Portugal connaissait aussi, lui, le caractère de la femme avec laquelle il avait affaire, et il prenait une route qui devait le conduire au même but qu’en l’humiliant. Le choix n’était pas douteux pour lui, il l’eût été peut-être pour un homme inférieur ! À la porte de la ville Zingha fut reçue par les magistrats et conduite à un superbe palais que le vice-roi avait fait préparer pour sa demeure et celle de sa suite intime. Elle y devait séjourner autant qu’il lui plairait, dit le seigneur Ruiz de Sylva, interprète du vice-roi, car il savait l’abbondi et l’avait appris à don Pedro, fils du vice-roi, qui depuis deux ans habitait Angola, où il était avec son régiment. Le vice-roi les admit tous deux à l’audience particulière et solennelle qu’il donna dès le lendemain de l’arrivée de Zingha à l’envoyée de N-Golam-Bandi. Ici la politique reprenait son rang, et la politesse du chevalier, du grand seigneur portugais, disparaissait pour faire place à la sévérité froide et ponctuelle de l’envoyé d’un grand roi, car à cette époque le Portugal était une magnifique et grande puissance. L’audience fut donc ordonnée comme je le vais dire : le lieu de cette conférence était une vaste salle gothique, bâtie par les Européens eux-mêmes et construite selon les règles de l’art, dont étaient si loin les huttes royales, demeures du plus grand roi dans ce vaste désert de sable et de feu qu’on nomme la Guinée… Le vice-roi avait voulu frapper l’imagination de la jeune ambassadrice et la convaincre matériellement de la prépondérance de l’Europe sur ses hordes sauvages… et, pour rendre la vérité plus vivement frappante, il ne fit mettre dans la salle d’audience qu’un fauteuil de velours rouge à crépines d’or, au-dessous du portrait du roi de Portugal. En face de lui, sur un très-beau tapis de pied, étaient deux coussins de brocart d’or ; pour l’ambassadrice… En entrant dans la salle, un examen rapide lui fit voir cet arrangement, un autre coup-d’œil avertit une jeune fille de sa suite de son devoir. Elles étaient au nombre de douze, toutes magnifiquement vêtues, les bras et les jambes chargés de cercles d’or, de files de perles et de corail. Ces jeunes filles étaient toutes des premières familles de Matamba, et n’en étaient que plus dévouées à leur royale maîtresse. Au regard que celle-ci lança sur le groupe, toutes parurent se disputer l’honneur d’y répondre. Enfin la plus jolies des jeunes négresses et la plus magnifiquement vêtue vint se mettre à genoux sur le tapis de pied ; puis, se courbant, elle s’appuya sur ses deux mains formant ainsi avec son dos un siège pour la princesse, qui s’y assit comme elle l’eût fait sur un divan. Le vice-roi fut confondu non seulement de l’action mais de l’air délibéré avec lequel une jeune princesse de seize ans répondait à une sorte d’injure sans toutefois s’en plaindre, et sans une seule parole établissait la réalité d’une chose qui jusque là n’était qu’un doute.

Zingha était admirablement belle dans cette journée où il avait été question pour elle de rendre témoignage de la grandeur de son pays et de la puissance de son frère. La tête ceinte d’une couronne de plumes fixée par un rang de diamans d’une grosseur et d’une eau admirables, elle montrait en entier ses bras, ses épaules et sa gorge, qu’elle avait ornés de perles fines, de colliers de corail et d’émeraudes taillées en boules avec des caractères hiéroglyphiques d’une beauté particulière. Sa tunique était d’une étoffe faite avec de l’écorce d’arbre, mais d’un tissu si fin et si soyeux que le père Labat raconte que, dans toutes les étoffes de Lyon et de Nîmes qu’on lui envoya d’Europe, elle ne trouva rien qui pût aller en concurrence avec cette pagne qu’elle portait les jours de cérémonie, et qui était tramée d’or… Toutes les étoffes seulement gardaient leur couleur primitive, parce qu’ils ignoraient l’art de la teinture… Zingha portait à la main un petit bâton de commandement plus petit que le sceptre royal, mais assez grand pour se faire remarquer. Il était recouvert en velours rouge et garni de perles très-belles et très-grosses : c’était en qualité de commandant en chef les troupes de son frère… En voyant ce jeune visage d’un noir[11] cuivré… où les yeux et les dents resplendissaient d’un éclat lumineux, le vice-roi fut étonné… il regarda son fils, qui, lui-même stupéfait de cette apparition fantastique, quelque habitué qu’il fût depuis deux ans à voir passer devant lui une foule de femmes noires et de toutes les couleurs, de toutes les teintes et de toutes les formes, demeurait en extase devant ce visage d’un ovale parfait, ce front justement élevé et couronné par une forêt de cheveux fins et onduleux, mais point crépus, se dessinant d’eux-mêmes sur les deux tempes de la jeune femme, et se relevant sur le sommet d’une tête bien faite et non pas de forme oblongue comme les têtes de nègres… Ses bras et ses mains surtout étaient d’une forme parfaite.

La princesse s’aperçut aussitôt de l’effet qu’elle produisait. Cet effet lui fit une impression plus favorable que tous les raisonnemens de la logique la plus serrée et la plus vraie… Elle résolut de maintenir cet avantage, ce qu’elle fit avec succès aussitôt qu’elle eût ouvert la bouche et parlé portugais. Elle parlait très-purement et sans un accent bien prononcé ; mais elle n’en dit d’abord que quelques mots, et se renferma dans la politique nègre, toute cauteleuse et même de mauvaise foi. Mais, aussitôt que le vice-roi eut montré la véritable intention dans laquelle il était de former une alliance avec les rois de Matamba, Zingha qui savait plus qu’une autre que cette couronne ceindrait son front, veilla à ce qu’elle fût conservée pure et intacte de toute souillure jusqu’au moment où elle la prendrait pour la rendre glorieuse et renommée.

Zingha fut admirable dans cette conférence : elle excusa sans bassesse le manquement de foi de son frère, demanda la paix, mais avec dignité. Elle démontra au vice-roi que, si les Européens avaient sur eux l’avantage de la civilisation, les Africains avaient, eux, celui d’être sur leur territoire, au milieu des ressources que tout le pouvoir et l’industrie des Portugais ne pouvait leur procurer… et elle termina par un raisonnement aussi habilement fait que s’il eût été avancé par le plus habile diplomate de l’Europe ; c’était la réponse à la demande du tribut annuel.

— Seigneur, dit-elle au vice-roi, jamais nous n’accéderons à une telle demande. Si mon frère pouvait être assez lâche pour le faire, les peuples qui sont sous son sceptre le désavoueraient en le déposant… On vous paierait la première année, la seconde le traité serait violé et la paix rompue. Demandez maintenant, mais une seule fois, ce que vous prétendez. J’ai le pouvoir d’accorder ou de refuser. Je vous rends les esclaves portugais faits par nos troupes dans la dernière guerre, j’y joins l’offre de l’alliance d’un roi puissant. Voilà ce que je puis offrir au nom de mon frère, voulez-vous l’accepter ?

Le vice-roi réfléchit un moment… ses réflexions étaient arrêtées d’avance. Il savait ce qu’il pouvait attendre de ce peuple ; mais la femme qu’il avait devant les yeux lui ouvrait un autre champ de pensées… Le père Perez, premier aumônier de la vice-royauté et inquisiteur de Goa, lui fit un signe que le vice-roi comprit. Ce qu’il fallait c’était de gagner du temps et de conquérir le pays par la foi de Jésus-Christ.

La conférence se termina donc, mais non pas avant que le traité fût conclu et consenti mutuellement. Lorsque tout fut terminé, la princesse se leva et le vice-roi la reconduisit avec le cérémonial le plus scrupuleux de la cour de Lisbonne… Il fit observer que la jeune fille dont Zingha s’était servie comme d’un siège ne bougeait pas, quoique sa maîtresse fût levée et prête à partir…

— L’ambassadrice d’un grand roi, répondit-elle avec hauteur, ne se sert jamais deux fois d’une même chose : cette fille m’a servi de siège… elle n’est plus à moi…

Dans ce moment ses yeux rencontrèrent ceux de don Pèdre. C’était la troisième fois que l’œil noir du jeune homme s’attachait, profondément sur celui de l’Africaine… Une légère teinte rosée vint se fondre sur ses joues, et produisit une singulière altération sur ce visage expressif, dont les moindres mouvemens révélaient la pensée… Elle jeta de nouveau les yeux sur la jeune négresse agenouillée, et fut au moment de la rappeler, car la jeune fille était belle et faite comme une statue de marbre noir… mais elle l’avait donnée… elle l’avait dit, et la chose demeura ce qu’elle était… Zingha, retirée dans le palais de Ruiz Anagazzo, le plus beau d’Angola, fut rêveuse et préoccupée pendant les heures qui s’écoulèrent entre celle de l’audience et celle du repas. Elle ne répondit que par monosyllabes, même à ses deux favorites, et ce ne fut qu’au moment de monter dans la superbe litière que lui envoyait le vice-roi qu’elle rappela ses esprits et redevint elle-même. C’est que dans une telle âme les momens qui précèdent une passion ont une effrayante agitation : plus elle est sourde, plus elle est terrible… Que peut-il résulter d’un tel orage ? par quels éclats la foudre de cette âme signalera-t-elle son intelligence développée ?… Le premier moment doit en être affreux pour celui qui étudie le cœur humain…

Au moment où Zingha mettait le pied sur le perron du palais pour monter en litière, elle entendit en langage abbondi un salut à la fois affectueux et plein de respect ; elle tressaillit… Zingha fut délicieusement émue à la voix de don Pedro, qui commandait la garde d’honneur que le vice-roi avait mise au palais de Ruiz-Anagazzo. Elle se tourna vers le Jeune Portugais, et, le regardant avec une attention marquée, elle paraissait vouloir lui donner une réponse qui mourut sur ses lèvres. Elle monta dans la litière avec une précipitation qui révélait une aisance qu’elle était loin d’avoir, puisque c’était la première fois qu’elle en voyait une ! Mais déjà c’était un malheur pour elle que de paraître gauche et moquable aux yeux de l’homme qu’elle préférait à tous les autres, dans cette ville où cependant il y avait des hommes beaux, jeunes, et qui peut-être eussent mieux compris le cœur de tigresse de cette femme, qui n’offrait aux yeux qu’une image imparfaite de la créature humaine en tout ce qui tenait à l’âme…

Le repas donné par le vice-roi fut remarquable par la somptuosité des mets et de la vaisselle d’argent et de vermeil que le vice-roi avait apportée d’Europe, par l’éclat des cristaux, des bougies, les parfums, l’odeur des mets servis dans des plats d’or ou de la plus riche porcelaine des manufactures de Saxe et de Vienne ; sur laquelle la nôtre se hanta. La vice-reine, femme encore agréable et belle, s’avança vers Zingha et lui parla avec bonté pour l’encourager, la croyant timide et craintive. Zingha, le regard assuré, la tête haute, semblait être elle-même la reine du lieu où elle se trouvait… En revoyant le vice-roi elle lui sourit avec une expression qui voulait être douce, mais qui jamais ne pouvait être que le rire de la hyène attirant une proie… Tout-à-coup, comme elle arrivait près de l’estrade sur laquelle la table était mise, elle tressaillit, et son mouvement fut rapide pour indiquer de la main une personne qu’elle venait d’apercevoir derrière la vice-reine, et dont l’apparition lui fit un effet qu’elle ne put dissimuler malgré son habileté à feindre.

C’était une jeune fille belle comme les madones de Raphaël, douce et pure, candide, ravissante de cette beauté qui charme ; elle était là, près de dona Maria Menezès, dont l’austère beauté faisait ressortir la virginale figure de l’angélique personne qui marchait à sa suite…

— C’est votre fille ? demanda Zingha à don Juan.

— À peu près, répondit le vice-roi en souriant… Dona Maria, présentez dona Bianca à la princesse.

Dona Maria prit la main de la jeune fille, et, s’avançant vers Zingha, elle les nomma l’une à l’autre en ajoutant :

— Dona Bianca de Sabugal va bientôt devenir ma fille autrement que par le cœur… Dans deux mois elle sera la femme de mon fils.

Zingha ne répondit rien… Le sentiment qui l’entraînait vers don Pedro était encore trop nouveau pour que les passions fussent déjà en mouvemens bien distincts dans ce cœur volcanisé. Elle aimait sans doute ; mais elle ignorait l’amour et ne connaissait pas les effets qu’elle pouvait obtenir elle-même de cette passion, la plus redoutable de toutes dans le cœur d’une Africaine… Elle regarda constamment Bianca pendant le repas, où elle se montra admirable, ne témoignant aucune surprise de ce qu’elle voyait à chaque moment se multiplier devant elle. À son air d’aisance on aurait cru qu’elle venait de passer six mois à la cour de Lisbonne.

Après le banquet, des Indiens et des Almées exécutèrent plusieurs danses tandis que d’autres chantaient en s’accompagnant. Ces femmes étaient belles et très-parées, leur peau parfaitement blanche recevait une teinte de plus des cosmétiques dont elles se fardaient ; l’une d’elles surtout, quoique jeune, l’était à un tel degré que Zingha en fit l’observation en ajoutant que, chez elle, aucune femme ne mettait du noir sur sa peau… Et, voyant qu’on souriait, elle ajouta : Vous conviendrez que, si dans ma patrie la plus belle est la plus noire, nous pourrions avoir au moins ce degré de coquetterie sans être ridicules…[12]

La soirée se passa dans cette distraction, à laquelle Zingha parut prendre part, avec un extrême plaisir… et, lorsque la danse du schall fut finie, elle demanda s’il serait bien indiscret de la faire recommencer. Don Juan fit un signe, et l’Almée, reprenant son écharpe d’or et de soie, voltigea comme une jeune fée devant la princesse africaine… Zingha, ravie, comme en extase, suivait de l’œil les mouvemens de la danseuse et paraissait quelquefois partager tous les transports de l’Almée… Ses mains pressaient ses genoux, le coussin du divan sur lequel elle était assise, et même elle laissait échapper des sons qui annonçaient en elle comme un besoin de donner passage aux sensations qui l’opressaient. Ceux de sa nation sont en effet des êtres bien susceptibles de recevoir les impressions produites par la danse et le chant… Mais Zingha portait tout à l’extréme, et chez elle le plaisir était senti comme la douleur.

En la voyant suivre de l’œil les mouvemens de l’Almée, le vice-roi voulut produire à son tour une diversion dans cette âme dont on racontait des faits impossibles à croire pour des Européens civilisés : Il prit la main de l’Almée, et la mettant dans celle de Zingha :

— Plie le genou et prosterne-toi, jeune fille, lui dit-il, tu ne m’appartiens plus, tu es à la princesse : mérite ses bontés ; je lui remets tous mes droits sur toi.

Au premier mouvement du vice-roi pour la rapprocher de Zingha, la jeune danseuse avait reculé avec une sorte d’effroi ; mais, lorsque son maître prononça les paroles qui la donnaient à cette femme dont la réputation de cruauté s’étendait sur toute la côte, elle ne put retenir un cri d’effroi et se rejeta violemment parmi ses compagnes… Zingha sourit… mais ce sourire était affreux !

— J’inspire donc une grande horreur à ceux de votre nation ? dit-elle au vice-roi. Pourquoi me craindre à ce point, jeune fille ? ajouta-t-elle en s’adressant d’une voix plus émue à la danseuse. Tu as bien fait, au reste, de témoigner tant de frayeur, elle sera ta sauve-garde : je veux te prouver qu’en Afrique comme en Europe les arts trouvent des protecteurs dans les rois. Le vice-roi joignit au don de la jeune esclave celui de deux de ses sœurs et de l’homme qui jouait d’une sorte de flûte au son de laquelle elles dansaient. Les malheureuses jeunes filles étaient pâles comme des statues d’albâtre et regardaient le vice-roi avec un air suppliant qu’il paraissait craindre de voir : il montrait dans cette action que, quel que soit le mouvement de l’âme qui porte à l’humanité, la raison politique détruit tous les raisonnemens de la vertu !…

Rentrée dans son palais, Zingha demeura long-temps plongée dans de profondes réflexions. Cet effroi qu’avaient ressenti ces jeunes filles, effroi aussi violent que si elles eussent aperçu près d’elles un serpent des montagnes ; ce mépris avec lequel les officiers du vice-roi paraissaient traiter les siens et elle-même, quoiqu’ils fissent leurs efforts pour le cacher ; cette sorte de repoussement lui fit éprouver un sentiment de haine contre cette portion d’humains qui semblait bannir l’autre et la rejeter au néant…

— Je veux entrer malgré eux dans leurs rangs, dit l’Africaine en souriant à une idée qui venait de s’offrir à elle ; et tout-à-coup cette idée l’avait éclairée sur sa conduite à venir, il n’y avait pas à hésiter… la politique d’ailleurs n’était plus son seul mobile !…

Le lendemain matin, à peine était-il jour que Zingha fit demander une audience au vice-roi ; il se rendit aussitôt auprès d’elle. Elle en parut surprise.

— Hier, lui dit dont Juan, je représentais mon souverain et je devais vous attendre chez moi ou plutôt chez lui !… mais ce matin et dorénavant je ne suis plus que le vice-roi du pays, un gentilhomme portugais, à vos ordres comme à ceux de toutes les femmes !… En quoi puis-je vous servir ?

Zingha réfléchit un moment avant de répondre, paraissant accablée sous le poids des sentimens qui lui donnaient en ce moment une agitation peu commune chez elle.

— Oui, dit-elle enfin, comme se parlant à elle-même… c’est cette raison que je dois écouter, c’est au moins celle qui fait d’un peuple inconnu à un autre un peuple d’amis et de frères… — Seigneur… je suis résolue à un acte, je ne dirai pas de courage, mais d’une grande importance, inspiré par une profonde conviction… Seigneur, je demande à être instruite dans la religion chrétienne !

Don Juan fit un cri, et se levant précipitamment pour venir se mettre aux genoux de Zingha…

— Chrétienne !… vous !… chrétienne !… Ah ! c’est le ciel qui veut donner à votre nation l’exemple du pouvoir de Dieu ! votre peuple aura en vous une autre Sémiramis !… Chrétienne ! bonté divine !… Oh ! je suis heureux… non pas de cette victoire sur l’esprit de l’enfer, mais parce que votre nation, éclairée par votre exemple, deviendra une des premières de l’Afrique… elle sera heureuse et grande parmi les grandes !… Oh ! laissez-moi remercier Dieu !

Et, s’inclinant, il sortit de son sein un chapelet auquel tenait un crucifix d’or qu’il baisa dévotement en murmurant une prière bien fervente ; elle l’était en effet, car cette action de Zingha lui paraissait un miracle opéré par la grâce divine, et il voyait pour l’avenir tant de fruits et tant de biens dans cet événement, que des larmes coulaient de ses yeux.

Zingha, en voyant l’effet qu’elle avait produit, se repentit de n’avoir pas fait valoir davantage cette conversion à laquelle les Européens attachaient tant de prix. Elle regardait le vice-roi et la croix bénite qu’il tenait dans ses mains… Elle comprit que maintenant ce signe que jusqu’alors elle avait non seulement méprisé mais détesté, il lui fallait l’honorer et le vénérer. Elle se pencha vers don Juan, et, mettant à cette action toute la grâce que son corps souple pouvait y apporter, elle lui demanda en se prosternant presque à ses pieds de la bénir avec la croix sainte… Don Juan transporté mit sa main droite, qui tenait le Christ d’or, sur le front de Zingha, et la bénit au nom du Dieu saint, du Dieu fort, du Dieu des armées ; il la bénit et la reçut au nombre des aspirantes à la connaissance de la vraie foi…

Don Juan, après quelques momens d’entretien, demanda à Zingha la permission d’aller prévenir la vice-reine et dona Bianca de ce bonheur inespéré.

— Mais Bianca n’en sera pas étonnée, ajouta-t-il en souriant, car elle a fait une prière qu’elle récite soir et matin pour obtenir votre conversion, même avant de vous voir et de vous connaître… C’est un ange si pur et si vertueux que cette jeune fille !…

— Elle est d’une grande naissance ? demanda Zingha.

— On ne peut-être au-dessus d’elle dans notre patrie, répondit don Juan. Elle est nièce du roi de Portugal. Ses biens sont immenses, et son âme et son cœur sont des trésors que je place au-dessus de tous ceux de la terre…

— Votre fils l’aime-t-il depuis long-temps ?

— Depuis l’enfance : c’est une union arrangée entre le père de Bianca et moi, nous sommes parens et nous voulons resserrer encore nos liens et nos rapports. Le roi d’ailleurs voit cette union avec plaisir… Mais ce qui va le ravir, ce qui sera le sujet de réjouissances, de fêtes, de louanges chantées devant l’autel du Seigneur, c’est votre conversion !… c’est ce miracle opéré par un rayon de la grâce divine qui est tombé sur vous !… Et c’est moi qui suis l’instrument choisi par la Providence pour vous mettre dans la voie sainte !… O mon Dieu ! je vous remercie ! …

La vice-reine[13] accourut chez Zingha aussitôt qu’elle eut appris l’heureuse nouvelle. Les cloches sonnèrent à grandes volées, et toute la ville prit un aspect heureux qui donnait la mesure de l’esprit de charité et d’amour que fait naître l’Evangile… Tout le peuple chrétien se réjouissait du salut d’une seule âme, non parce qu’elle était reine ; qu’est-ce que la couronne la plus riche de pierreries aux yeux de l’Éternel ?… un simple fil d’or sans valeur… Sublime mystère de notre croyance, où les plus humbles sont les plus élevés et où la richesse est punie lorsqu’elle abuse de son pouvoir !

Lorsque la vice-reine arriva chez Zingha avec dona Bianca et son fils, l’Africaine était étendue sur deux magnifiques peaux de tigres, sur lesquelles elle semblait être bien plus à l’aise que sur sofa moelleux. En entendant nommer la vice-reine, elle se souleva et s’avança vers elle avec de grandes démonstrations d’amitié et même de respect. Le sentiment qui l’animait était d’une nature fort étrange… Don Pedro suivait sa mère et sa fiancée ; mais ses regards cherchaient ceux de Zingha… Elle le vit, et de ce moment son avenir, qui jusque là avait été incertain dans sa pensée, fut arrêté, et des choses qui n’étaient que douteuses devinrent positives.

— Oh ! comme je suis heureuse de penser que mes prières ont pu trouver grâce devant Dieu pour vous appeler à lui ! disait dona Bianca… Oh ! comme ma foi en sera plus vive !…

Et s’approchant de Zingha, elle prit dans ses mains d’albâtre les mains cuivrées de la princesse, et les pressa sur son cœur.

— Voulez-vous de moi pour marraine ? lui demanda-t-elle d’une voix caressante…

Zingha la regarda avec des yeux flamboyans ; Bianca baissa les siens sous ce regard terrible.

— Je le veux bien, dit l’Africaine, si cela se peut ainsi ; j’aurais choisi don Juan et dona Maria, mais, puisque vous vous offrez si gracieusement, je demanderai don Pedro et vous !

En entendant le nom de don Pedro Bianca tressaillit de plaisir… Un vague instinct de femme la faisait souffrir lorsque les yeux de feu de Zingha s’arrêtaient sur son fiancé. Elle n’était ni jalouse ni méfiante, mais elle craignait de perdre son trésor !… En écoutant la prière de Zingha, en l’entendant demander elle-même don Pedro pour père, elle se sentit rassurée… Pauvre enfant !…

Zingha fit partir le même jour deux exprès pour Cabazzo. L’un d’eux portait les nouvelles officielles de la paix, l’autre un message de haute importance, c’était au roi seul qu’il le devait remettre… N-Golam-Bandi sourit en le lisant ; sa sœur se perdait elle-mêle en agissant comme elle le faisait… Qu’importait après tout ?… mais elle demandait ses sœurs, Cambo et Fongi… Cette démarche le mettait en attitude d’avoir tout approuvé sans l’engager à rien. Les princesses partirent donc et rejoignirent leur sœur cinq mois après son départ de Cabazzo.

En la revoyant leur étonnement fut complet… Trois mois avaient suffi pour faire de Zingha une femme d’Europe avec ses défauts comme ses qualités, en y joignant les vertus de la fille africaine… c’était un étrange ensemble ! Déjà fort instruite dans la religion chrétienne, elle fut elle-même l’institutrice de ses sœurs ; chaque jour elle devenait plus habile dans tout ce qu’elle apprenait, et don Juan voyait de quel avantage serait pour le Portugal une souverainne aussi accomplie. Le Père Athanas homme de grande naissance et attaché aux missions étrangères, lui avait donné ses soins. Elle parlait portugais assez purement, entendait l’italien ; son instruction politique avait fait les mêmes progrès…

Le jour du baptême, une foule immense remplissait la petite ville de Loando pour voir abjurer une princesse païenne et admirer en elle une de ces créations que le Seigneur jette de siècle en siècle sur la terre. Parmi les siens elle était d’une renommé qui dépassait même celle de Tem-Dumba, cette femme cruelle qui fit les lois de sang des massacres, et de Mussars, son aïeule, monstre à face humaine qui vécut les bras et les pieds plongés dans le sang… Cette renommée avait été effacée par Zingha, non pas à force de meurtres et de massacres, mais par sa bravoure et par son exactitude à suivre la loi des Giagues. En ne faisant que remplir ce rite cruel, à l’époque plus civilisée où vivait Zingha, elle méritait justement le surnom de femme sans pitié, sous lequel elle était connue chez les Portugais. Les tribus guerrières la montraient pour exemple à leurs enfans, et les autres tribus l’estimaient également, parce qu’elle était courageuse ; Zingha fondait alors de grandes espérances sur un avenir qu’elle-même construisait. Ses passions pouvaient seules le troubler, et son malheur venir d’elle seule ; mais jusqu’à ce moment l’horizon était pur, et, s’il se troublait, c’était la bande de sang qui le bordait aux jours des sacrifices des tombos, où périssaient deux cents victimes innocentes !…

La cérémonie de l’abjuration fut superbe… un incident vint la troubler, mais il passa inaperçu pour la foule. On se rappelle que don Pedro avait été choisi par Zingha elle-même pour être son parrain… Lorsque, ignorante dans la foi catholique, elle ne savait aucune des conséquences qui résultaient de cette cérémonie, plus tard elle les comprit… Don Pedro les connaissait bien lui, mais il avait voulu combattre un mouvement qui le portait vers une femme que tout lui disait de repousser, et il voulut mettre cette barrière entre elle et lui. Cependant le jour du baptême, lorsque Zingha, tremblante et pâle, les lèvres frémissantes, lui dit tout bas.

— Don Pedro, si vous êtes mon parrain, je n’abjurerai pas : voyez si vous voulez prendre sur vous l’importance de mon refus !…

Don Pedro n’eut pas la force de vouloir ce qui les séparait ; il prit sa main, elle était glacée et tremblait.

— Mon Dieu ! que faire ? dit-il.

— Renoncer à une chose qui ne peut que nous faire une douleur mutuelle… dona Maria s’approche… que décidez-vous ?

— Ce que vous voudrez.

— Eh bien ! laissez-moi le soin de tout changer.

Lorsque dona Maria fut près de la catéchumène, elle la trouva presque blessée en apparence d’un oubli relatif à l’étiquette dans la cérémonie, mais de peu d’importance. L’officier portugais demandait pardon, mais Zingha paraissait toujours irritée. Dona Maria alla chercher le vice-roi ; il blâma l’officier ; cependant Zingha ne s’apaisait pas : elle voyait bien, disait-elle, que la cour de Portugal ne lui donnait aucun rang, ne répondait en rien à celui qu’elle occupait :

— Car enfin, disait-elle, je suis reine !

Don Juan pouvait lui répondre qu’elle ne l’écoutait pas encore ; mais il préféra pas l’irriter davantage, et lui demanda seulement la cause de cette colère causée par un motif qu’elle n’avouait pas : Zingha finit enfin par dire qu’elle était très-irritée de voir que le vice-roi ne fût pas son parrain. Don Juan fut confondu.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, pouvez-vous croire que j’aurais choisi mon fils pour être votre parrain si vous-même ne l’aviez désigné !… mais du moment que la chose vous déplaît, qu’il n’en soit plus question… Don Pedro sera parrain de la princesse Cambo, et moi je serai le vôtre avec dona Maria…

— Ne puis-je avoir deux marraines ? dit alors Zingha, qui était toujours douce et bonne quand les choses marchaient comme elle l’entendait…

— Je pense que oui ; au surplus, nous le ferons pour la première fois s’il n’y en a pas d’exemple, l’événement d’aujourd’hui est bien assez extraordinaire pour trouver en lui-même des choses étonnantes.

Don Pedro, délivré des liens qui l’auraient engagé dans des convenances qu’il ne pouvait plus rompre, priait Dieu de ne le pas abandonner dans la route où il se trouvait jeté. Entraîné malgré lui vers un être dont la nature semblait l’éloigner, il comprenait à peine ce qu’il sentait, et pourtant il sentait que c’était de l’amour… De l’amour pour cette femme dont le cœur ne battait que pour la gloire, et qui n’aimait que la guerre et le bruit des batailles !… de l’amour pour une femme dont le teint cuivré révélait lui-même une origine différente de la nôtre !… et dans le siècle obscur où vivait don Pedro ce signe de peau cuivrée ou de teinte noire disait aux autres hommes que la race de Caïn existait dans ceux de cette couleur…

— Oh mon Dieu ! éclairez-moi, disait don Pedro ; je vous demande un rayon de votre divine intelligence pour me conduire dans ce labyrinthe où mes pieds trébuchent à chaque pas et me menacent d’une chute ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi !…

Dona Bianca éprouva le contre-coup de la joie qu’elle avait eue quelques semaines auparavant, lorsque don Pedro devait être parrain de Zingha. Elle ne savait que dire, aucun soupçon réel ne lui troublait l’âme ; mais il y avait dans cette âme une sorte d’inquiétude qui la faisait soupirer avec douleur chaque fois que Zingha tournait son regard de feu sur don Pedro, et que les yeux de don Pedro, si doux et si fier, devenaient encore plus tendres en répondant à ce regard. L’amour entre Zingha et don Pedro !… Cette pensée ne venait pas dans le cœur de Bianca ; encore une fois, elle n’était pas jalouse… si elle l’eût été… la malheureuse enfant serait morte ! Tout était vague encore dans son âme… aucun voile n’était levé… Pauvre fille ! le jour où il le serait, le malheur devenait son hôte pour ne la plus quitter !

Huit mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Zingha à Loando… le traité de paix était signé et les ratifications allaient être échangées ; on n’attendait plus que le retour de l’envoyé de Zingha, qui était allé à Cabazzo les porter à N-Golam-Bandi, afin que la princesse retournât dans le royaume de Matamba… La veille du jour où l’on attendait le courrier du roi d’Angola, Zingha était auprès de la vice-reine, et tenait une de ses mains dans les siennes…

— Ma mère, lui dit-elle, je voudrais vous faire part d’un projet que depuis long-temp j’ai formé et qui peut devenir encore plus grand en faisant la gloire de votre maison.

Bianca était assise dans la profonde embrasure de l’une de ces fenêtres gothiques qui forment à elles seules un cabinet dans une chambre… Zingha ne la voyait pas, elle se croyait seule avec la vice-reine et continua :

— Ce projet, ma mère, il est tout en vous… car votre volonté sera tout en cela… dites que vous m’aimez un peu, cela me donnera du courage pour achever.

Dona Maria depuis huit mois n’avait vu se vérifier aucune des prévisions qu’avait fait craindre la renommée de Zingha. Elle l’aimait donc et la protégeait même contre cette réputation de férocité qu’elle avait aussi parmi les Africains… Ainsi donc, à cet appel à sa tendresse, elle sourit, et, la baisant doucement, en séparant ses cheveux si noirs et si lisses sur son front, elle lui répondit par de douces paroles d’affection.

— Eh bien ! ma mère, dit la fière sauvage, puisque vous m’encouragez à vous ouvrir mon cœur, faites que je sois tout-à fait votre fille !…

Dona Maria la regarda d’un œil étonné… Zingha poursuivit en glissant du sofa où elle était à côté de la vice-reine et se trouva presque à ses genoux. — Oui, votre fille ! donnez-moi don Pedro pour époux, je le fais roi d’Angola et de Matamba. Ma mère était du sang royal d’Abyssinie, j’ai des droits à cette couronne… que don Pedro m’épouse, et je le fais roi de toute l’Afrique…

Un gémissement profond se fit entendre dans une partie de la chambre ; mais dona Maria était trop surprise de ce qu’elle entendait pour prêter son attention à ce qui se passait autour d’elle, et quant à Zingha, elle avait reconnu la voix et se plaisait à lui faire connaître la vérité.

— Mais, mon enfant, dit dona Maria, comment voulez-vous que don Pedro vous épouse ? il est marié !

— Don Pedro n’est pas marié, répondit froidement Zingha, et j’ai la certitude que son cœur serait d’ailleurs trés-malheureux si cela était…

Dona Maria ne put retenir une exclamation de surprise, à laquelle répondit un cri déchirant que cette fois la vice-reine entendit et reconnut :

— Bianca ! s’écria-t-elle…

Et, courant à la jeune fille, elle la trouva renversée sur sa chaise, pâle et respirant à peine.

— Ah ! vous l’avez tuée, s’écria dona Maria en montrant la jeune fille mourante à Zingha, qui regardait ce spectacle d’un œil froid et dédaigneux.

— J’ignorais qu’elle fût aussi près de nous ; mais il est un fait certain, c’est que don Pedro ne l’aime plus : je suis peut-être trop franche, madame, c’est ma nature. Pourquoi user de ménagemens qui ne peuvent être que funestes, puisque un jour il faut bien que Bianca apprenne la vérité ?…

— Vous êtes cruelle, madame, dit Bianca, qui revenait à elle.

— Je suis loyale et vraie : il n’est pas de ma dignité de laisser croire que je vous aime lorsque je vous hais, car je vous hais, jeune fille !… Je vous hais parce que vous avez été aimée de don Pedro : dans un cœur africain l’amour est jaloux du passé comme il l’est de l’avenir et du présent.

Bianca fondait en larmes.

— Pourquoi pleurer ? dit Zingha… soyez forte… vengez-vous si vous souffrez à ne pouvoir supporter votre peine ! vengez-vous de moi ; le champ est libre, la guerre est déclarée.

Bianca se jeta tout effrayée dans les bras de dona Maria… Il lui semblait voir briller l’acier du poignard de Zingha contre son cœur… elle poussa un faible cri.

Vous n’êtes qu’une femme sans courage !… Et voilà celle qui serait la compagne de don Pedro !… lui dont le noble cœur est plein d’honneur et du désir de la gloire !… Non, non, il faut pour sa compagne une femme qui soit assez forte pour porter son nom au lieu de pleurer la perte d’un cœur qui nous oublie… On se venge, mais on ne pleure pas… des larmes !… mais savez-vous ce que c’est que des larmes ? savez-vous que, si jamais je pleurais, chacune de mes larmes serait payée par des fleuves de sang ! chacun de mes soupirs par le dernier de toute une vie ? Pleurer !….» ah ! les larmes sont le sang du cœur !…

Dona Maria souffrait en voyant la douleur de Biama.

— Ma fille, lui dit-elle, espérez en Dieu.

Bianca secoua la tête… elle ne pouvait parler ; et Zingha, la regardant avec mépris, lui dit :

— J’ai été vraie avec vous, ne m’en faites pas repentir… soyez la noble amie, la sœur de don Pedro… il vous conservera de l’amitié, mais si vous en êtes digne ; car moi-même je ne veux pas que celle qu’il nommera sa sœur adoptive énerve son cœur par des larmes et des plaintes…

Et se tournant vers dona Maria :

— Et vous, madame, quelle réponse faites-vous à ce que je vous ai dit ?…

Dona Maria regarda Zingha avec étonnement ; il lui semblait que tout ce qui venait de se passer était en songe. Enfin les sanglots de Bianca la rappelèrent à elle-même et à leur situation.

— Mais le vice-roi ? dit-elle enfin.

Zingha sourit. Le caractère du vice-roi lui était connu : il devait accepter. Dona Maria et Bianca le comprirent aussi, et la jeune fille retomba anéantie sur son siège… Rien ne pouvait empêcher ce qu’elle craignait. Le roi de Portugal lui-même y trouverait trop d’avantages pour ne pas donner son consentement. Zingha offrait de faire convertir par la contrainte, si la persuasion ne servait pas, ses sujets et ceux d’une partie de l’Abyssinie, qui, à cette époque, n’était pas encore catholique. Ces avantages, qu’elle faisait valoir avec complaisance, étaient bien assez importans pour que le pouvoir cédât à leur force. Zingha le savait, et sa sécurité montrait qu’elle connaissait les hommes malgré sa jeunesse !…

Au moment où le désespoir de Bianca allait se calmer par le raisonnement de dona Maria, qui lui donnait un moment de repos, don Juan entra dans l’appartement. L’abattement des deux femmes d’Europe suffit pour lui faire connaître que Zingha avait prié. Il fut à Bianca, lui prit la main, et, l’attirant à lui, il l’embrassa avec tendresse en lui adressant quelques paroles d’affection. Cette douceur et cette bonté dirent à Bianca que son sort était arrêté… Il fallait que don Juan fût certain de sa peine pur lui adresser des mots consolans… Cette pensée produisit l’effet que Zingha avait vainement provoqué. Sa dignité de femme fut si fortement attaquée qu’elle la soutint en cette circonstance, la plus cruelle peut-être de sa vie… Elle releva sa tête abattue, et, séchant ses larmes, elle ne fît aucune remarque sur le changement qui semblait être arrêté, et se contenta de montrer qu’elle était offensée, mais par le cœur et non par l’amour-propre. En effet, pouvait-elle rougir de n’avoir pas une couronne pour lutter avec sa rivale ? La réflexion devait lui apporter plus de consolations que la voix de dona Maria cherchant à excuser don Pedro : le fait lui-même de son infidélité était suffisant pour briser le regret dès son origine.

— Bien, jeune fille, lui dit Zingha en passant près d’elle au moment où elle sortait du cabinet de dona Maria avec le vice-roi, bien cela !… Voilà comment il faut soutenir la dignité du nom de femme, et non par des larmes qui ne servent qu’au triomphe des hommes et point à notre gloire…

Elle prit la main de Bianca et l’attira vers elle ; la jeune fille obéit en tremblant à cet appel d’un être qui lui était odieux. Elle frémit, pâlit et ses yeux se fermèrent.

— Ah ! dit Zingha en retirant sa main, es-tu donc susceptible de haine, femme ? je ne t’en croyais pas la force…

Zingha regarda Bianca avec attention… ses sourcils se froncèrent et sa bouche comprima une imprécation prête à s’en échapper… Mais, au moment de quitter la chambre, elle lui laissa pour adieu ces mots qu’elle murmura à son oreille :

— Bianca, ta nullité pourra seule te sauver… songes-y !…

Don Juan avait été séduit par trop de raisons pour n’être pas excusable de céder. Il avait déjà donné son consentement lorsqu’on lui avait démontré que les royaumes de Matamba et d’Angola devenaient des provinces portugaises dont son fils devenait d’abord le vice-roi comme lui, et puis où sa race deviendrait un jour race souveraine !… Mais, lorsqu’il sut que son fils aimait assez Zingha pour n’être pas malheureux de cette union, lorsqu’il vit cette femme soumise à la loi chrétienne, lorsqu’il vit enfin que ce mariage donnait plusieurs millions d’âmes chrétiennes de plus au giron de l’église, il ne balança plus, et son consentement fut donné formellement, et cette fois ce fut avec joie… Zingha triomphante quitta Loando et partit pour Cabazzo avec ses deux sœurs, rapportant le traité qui devait unir les deux nations. Quant au mariage, don Pedro devait rejoindre Zingha dans quelques semaines ; il fallait ce temps pour qu’elle préparât les esprits à recevoir un roi étranger. La chose était difficile ; mais Zingha était bien puissante, et sa puissance redoublait par son amour. Elle quitta Loando sous le nom d’Anna qu’elle avait reçu au baptême, et, comblée d’honneurs par le vice-roi qui l’accompagna jusqu’à plusieurs lieues de Loando, elle retourna à Cabazzo, où l’appelaient de grands desseins.

N-Golam-Bandi l’accueillit avec une apparente reconnaissance ; mais tous deux se trahissaient et se méfiaient l’un de l’autre. L’Africain dissimula et parut même vouloir se faire chrétien ; il envoya de riches présens à don Pedro, lui donnant le nom de frère ; mais, pour qu’il fût sincère, il aurait fallu qu’il ignorât que la couronne de Matamba et d’Angola avait été promise à don Pedro par sa sœur.

Le lendemain du jour où elle était rentrée dans Cabazzo, Zingha eut une longue conférence avec son frère :

— N-Golam, lui dit-elle, je me suis fait chrétienne… mais tu connais mes motifs… ma confiance en ta foi a toujours été entière. Puis-je compter sur la province dont tu m’as promis la souveraineté ?… puis-je compter sur cet apanage ? J’ai promis une couronne de prince à don Pedro, je dois la mettre sur son front… que veux-tu faire ?… réponds ! Et ses yeux attachés sur ceux de N-Golam-Bandi allaient chercher sa pensée jusque dans son âme… Il ne put soutenir leur interrogeante expression ; sa conscience pria, mais pour accuser au lieu de se défendre.

— Tu me demandes si je tiendrai ma promesse ? dit-il à sa sœur d’un ton sombre… et quelle est la loi qui m’y oblige ? As-tu été fidèle à tes sermens, toi qui viens ici avec arrogance réclamer ma parole royale ? n’as-tu pas reçu baptême et plié le genou devant le dieu des chrétiens ?… Je ne le dois, rien non plus qu’à ton époux, vous êtes tous deux réprouvés par les singhilles, et l’anathème est sur vos têtes.

Zingha frémit de colère, mais non de crainte.

— Et c’est toi qui m’oses tenir ce langage, N-Golam !… Mais, insensé que tu es, tu ignores donc ce que je puis oser !… Je te demande l’exécution d’une chose que je peux prendre moi-même en me riant de toi… Je te demande une province, et ton royaume est à moi si je le veux !

— Ah ! tu peux donc aussi me l’arracher, Zingha ? Je connais tes promesses au vice-roi de Loando… Un avis secret m’a informé de tout… Ainsi donc, vassale, à genoux devant ton seigneur, devant ton roi !… et demande une grâce qu’il ne t’accordera que sur ta prière suppliante.

— Est-ce à moi que ce discours s’adresse, N-Gohm ? à moi, Zingha, princesse du sang royal congois !… Mais tu as donc oublié, je te le répète, ce que tu es et ce que je suis, malheureux !… tu parles de faire grâce, et la mort est près de toi !

Et, sans daigner le regarder, elle sortit de l’appartement royal, et retourna dans son palais en traversant une partie de la ville au bruit des acclamations et des bénédictions de la foule enthousiaste qui l’adorait.

— Je puis beaucoup oser, dit-elle lorsqu’elle fut retirée dans son intérieur et seule avec une jeune Abyssienne qu’elle aimait de préférence à ses autres femmes. Cuma, prépare pour toi et pour moi deux habits de soldats… Cette nuit nous avons un voyage à faire. Fais prévenir ton frère qu’il soit prêt à l’entrée de la nuit, à l’heure de la première veille… Qu’il prenne ses armes… et peut-être… un soldat de confiance. Tu prépareras tes armes et les miennes.

La jeune esclave s’inclina et alla exécuter les ordres de sa maîtresse ; cependant le temps menaçait, et un orage grondait au-dessus de Cabazzo.

Au moment où l’heure de la première veille était annoncée par le crieur du sérail du roi, Zingha frappa trois fois dans ses mains pour appeler Cuma près d’elle. La jeune Abyssinienne accourut apportant la pagne grossière, le manteau, le carquois et les flèches, et la sagaie du soldat. Elle-même était déjà vêtue comme sa maîtresse, qui abandonna silencieusement sa pagne de fine étoffe d’écorce brodée d’or ; elle dépouilla de même ses colliers de perles, ses bracelets, ses joyaux, et demeura comme un jeune garçon vêtue d’une pagne de fil de pita[14], et les épaules couvertes d’un manteau grossier de feuilles d’agave, armée non seulement d’armes éprouvées, mais de son courage et de sa grande âme…

— Cassangé, dit-elle au frère de Cuma en lui montrant le soldat qu’il avait amené, renvoie cet homme, nous n’avons besoin de personne. Nous sommes assez forts à nous trois pour nous défendre contre une troupe d’hommes, fût-elle nombreuse. Il convient d’être seuls… donne-lui toujours sa récompense.

Le soldat reçut deux piastres, et Zingha se mit en marche quelques instans avant minuit par une nuit obscure et orageuse. Le vent soufflait en rafales, venant du désert, avec son haleine brûlante, que la nuit ne rendait pas plus fraîche. Dans ces heures orageuses la nature entière, dans ce climat de feu, semble s’accorder pour effrayer l’âme la moins timide, par les cris des bêtes féroces rôdant autour de la demeure de l’homme pendant son sommeil, et le sourd mugissement d’un orage, menaçant de briser avec sa foudre le palais des rois comme la httue du nègre esclave. La chaleur était accablante, c’était le moment des amours de la tigresse, on entendait ses rugissemens, auxquels répondaient ceux du mâle !… La hyène altérée venait rôder sur le sable brûlant que Zingha foulait aux pieds avec légèreté… Le chacal, attiré par quelques cadavres d’esclaves punis dans le sérail et jetés à sa pâture, venait aussi furtivement chercher sa nourriture et faire trembler les vivans qui se hasardaient à cette heure dans le désert de sable qui entourait la ville.

Mais Zingha ne tremblait pas, elle ! tandis que Cuma frémissait en entendant les hurlemens du tigre et de sa femelle[15], Zingha l’aperçut et s’arrêta :

— Cuma, lui dit-elle, je veux bien m’exposer, mais je ne veux pas te mener à la mort… Retourne à Cabazzo… tu en es encore assez près pour le faire sans crainte. Ton frère me suffira.

Cuma rougit de honte d’avoir pu laisser pénétrer dans son âme un mouvement de crainte et avoir oublié que la femme qu’elle servait n’en connaissait aucune. Elle s’inclina devant Zingha, et fit toucher la terre à son front en demandant une grâce à sa maîtresse, et cette grâce était de la garder avec elle.

— Mourir avec ma royale maîtresse, si elle le permet, dit l’esclave toujours à terre, attendant que Zingha lui permît de se relever…

— Lève-toi, Cuma, dit Zingha d’une voix gracieuse, et marche à côté de moi… Que ton arc soit en état et tes flèches toutes prêtes ; dispose ta zagaie, et que ton poignard soit sous ta main pour le saisir à l’instant du péril.

Et, tandis qu’elle parlait, elle-même mettait en pratique ce qu’elle ordonnait… Sa petite main, dont les doigts effilés pouvaient servir de modèle, s’arrondissait sur le manche d’un large couteau à la lame puissante forgée dans Tolède, et que les Espagnols et les Portugais portaient aux nègres de l’Afrique comme moyen plus prompt de vengeance, tandis que sa main gauche, qui tenait sa zagaie, faisait l’évolution avec cette arme dangereuse, dont le bout, partagé en cinq parties, présentait cinq flèches dont chacune avait une langue de fer fourchue. La blessure que faisait cette arme était mortelle… jamais Zingha ne manquait le but qu’elle visait…

Elle marchait depuis une demi-heure toujours dans le silence ; ses esclaves suivaient son pas rapide, muets comme elle, et n’interrompant leur marche que pur écouter le cri du tigre et le rugissement de la hyène…

Tout-à-coup le silence du désert est interrompu par les cris plaintifs d’une voix humaine… Zingha s’arrête… à ces cris se joignent d’horribles miaulemens… C’est comme un chant de fête se mêlant à un chant de démon. C’est le tigre joyeux d’avoir une pâture… Zingha double le pas… Elle s’arrête encore, car les cris sont plus fréquens mais plus faibles… Elle reprend sa course et se dirige vers le lieu d’où ils partent… ses esclaves la suivent, un si beau courage leur en donne à eux-mêmes… Zingha s’arrête encore… les cris humains ont cessé… N’importe, elle pursuit sa route… Dans ce moment, un bruit étrange frappe son oreille ; c’est un grondement sourd mais tout près d’elle… Elle fait signe de la main à Cassangé de marcher plus doucement… Zingha était une des chasseresses les plus habiles de l’Afrique. Accoutumée à cette chasse périlleuse du lion et du tigre, elle connaissait l’approche de l’un de ces deux animaux, et tout annonçait qu’on était près de l’un d’eux. Tout-à-coup la lune, qui était chargée de nuages[16] se dégage et lui montre sur un monticule de sable, à quelques toises d’elle, un tigre occupé à dévorer une proie qu’il venait d’égorger… Zingha se couche presque jusqu’à terre et fait signe à ses compagnons de l’imiter ; puis, profitant de la lumière vive que donne la lune, elle regarde l’animal, dont la belle stature lui donne le désir de le vaincre. Elle donne tout bas ses instructions à Cassangé, qui plusieurs fois l’a accompagnée à la chasse du tigre… C’est une belle dépouille ! dit la princesse. En effet, l’animal était un des beaux du désert. Occupée de son repas, la bête cruelle ne voit pas l’approche de ses ennemis. Zingha prend son arc, choisit sa plus forte flèche, vise long-temps, et donne le signal par un mot. Les trois flèches parties en même temps ont frappé l’animal presque mortellement : la flèche de Zingha lui traversait le gosier et le sang l’étouffait : cependant il lui restait encore assez de force pour se venger en expirant, s’il eût été près de ses ennemis. La rage et la douleur lui arrachaient des cris qui appelaient sa compagne.

— Ne l’attendons pas, dit Zingha allant vers la colline ; quant à vous, faites tout ce que vous me verrez faire…

Et, prenant son élan, elle marche avec rapidité vers la bête féroce, qui, furieuse mais affaiblie par la perte de son sang, ne put plus donner que des marques impuissantes de sa rage. Cependant elle est encore à redouter ; Zingha le sait ; elle dispose sa zagaie et la lance d’une main sûre dans le flanc du tigre. Cassangé et Cuma ont également lancé leur arme, et la bête cruelle reçoit quinze blessures par où s’échappent son sang et sa vie… Cassangé tire son sabre pour l’achever ; mais Zingha l’a prévenu, et d’un coup de revers elle a abattu les deux pattes du tigre, la bête tombe aux pieds de ses maîtres, et sa tête est bientôt séparée de son corps.

J’enverrai sa peau à Don Pedro, dit la princesse à Cassangé ; c’est toi qui la lui porteras ; tu lui feras remarquer la blessure faite par moi… Mais reprenons notre voyage, dit Zingha ; nous avons encore une assez longue course à faire, et Dieu veuille que nous ne trouvions pas en notre chemin un obstacle pareil à celui-ci… Et, repoussant la tête du tigre de son pied, elle allait descendre la colline sans donner un regard à la victime assassinée, lorsqu’un rayon de la lune tomba sur le cadavre, dont le visage entièrement déchiré était méconnaissable. Mais l’habillement de cet homme était particulier ; c’était celui des esclaves du sérail intérieur de N-Golam-Bandi. Qu’est-ce que cet homme pouvait faire à cette heure de la nuit, seul au milieu du désert ?… Zingha se pencha sur lui. Quelque barbare qu’elle fût, cependant elle ne put retenir un cri d’horreur à la vue de cette figure d’homme déchirée par une bête féroce au milieu de la nuit, loin de tout secours humain. Quelque peu religieuse que fût encore Zingha, elle ne voulut pas passer ainsi devant une créature humaine sans la saluer d’une prière. Elle s’agenouilla donc et pria, tout en détournant les yeux de ce spectacle hideux. Tout-à-coup ils sont frappés de l’éclat d’un objet qui luit parmi les plis du vêtement du mort… Ce sont des tablettes… ce sont celles de son frère… elle les reconnaît !…

Se baisser sur le cadavre, détourner les plis de l’étoffe imbibée de sang et lacérée de la dent du tigre, enlever le sang caillée qui couvre l’ivoire des tablettes et en lire le contenu, fut pour Zingha le travail de quelques secondes… Après avoir lu, elle demeura absorbée dans de profondes réflexions. Que se passait-il dans cette âme farouche, qu’une seule âme en ce monde avait pu rendre sensible ? la suite nous le révélera.

— Cassangé, dit la princesse, il faut prendre une partie des vêtemens de cet homme. Quelque dégoût que cela t’inspire, hâte-toi.

— Entendre c’est obéir, maîtresse, dit Cassangé ! Et, se mettant à genoux près du mort, il prit sa pagne que la dent de son bourreau avait mis en pièces, mais qui néanmoins tenait encore à lui. Cette pagne avait une bordure particulière affectée à la garde intérieure du sérail de N-Golam-Bandi.

— Maintenant en marche et hâtons-nous, dit Zingha ; l’heure s’avance, et nous avons à songer au retour.

En quittant ce lieu, Zingha parut lui adresser un remerciement particulier ; en effet, lorsqu’elle fut reine, il y eut un monument élevé sur cette colline, où tous les ans, à pareil jour, Zingha faisait un sacrifice aux dieux des Giagues pour les remercier tant qu’elle suivit leur religion.

Ils marchaient depuis une demi-heure, lorsqu’ils aperçurent enfin un petit bouquet de palmiers sur la gauche ; quelques huttes y étaient construites autour d’un monument d’une forme bizarre.

C’était une masse de pierres taillées et transportées à grand frais dans ce lieu où la nature n’en produit pas. Sa forme était carrée, de la longueur de vingt pieds environ sur dix-huit de large à peu près, mais seulement à sa base. Les pierres, posées par assises, comme celles des pyramides, formaient comme des marches pour arriver à une plate-forme, au milieu de laquelle on voyait un bloc de pierre d’une énorme dimension. Dans ce moment, où la lumière douteuse de la lune ne permettait pas de juger des objets bien clairement, on voyait des tâches brunes qui paraissaient n’être qu’un jeu de la nature et une teinte plus foncée du granit ; mais lorsque le jour venait éclairer les objets, on reconnaissait que ces tâches étaient sanglantes. La plate-forme en était couverte en cet instant. Ce lieu était celui que les Congois révéraient le plus pieusement pour la religion des Giagues. Du bas du monument, montait un escalier formé de plus petites marches ; vers le milieu de cet escalier, était une petite porte en bronze revêtue de clous d’or. Zingha s’y arrêta, après avoir fait demeurer ses deux esclaves au bas de l’escalier…

— Sois attentive, Cuma, lui dit-elle, et au premier signal accours à moi avec ton frère, le poignard à la main et ta zagaie toute prête.

Zingha, restée seule devant la petite porte de bronze, ne frappa pas d’abord. Seulement elle se recueillit, et parut réfléchir profondément pendant quelques minutes ; au bout de ce temps, elle frappa trois coups avec le manche de son poignard ; le bronze rendit un son lugubre et sourd, comme s’il se prolongeait sous une longue voûte, mais le silence lui succéda, et la porte ne s’ouvrit pas.

Zingha frappa de nouveau ; mais cette fois ce fut avec une force plus impérative et les coups furent plus soutenus. Il y avait autorité dans le coup qui retentissait.

Aussi ne demeura-t-il pas, comme le premier, sans réponse ; des pas lointains se firent entendre ; ils étaient lents et mesurés ; peu à peu ils s’approchèrent, et vinrent enfin s’arrêter près de la porte de bronze.

— Qui frappe à cette heure ? demanda une voix d’homme dans l’intérieur du monument.

— Ouvrez, au nom du roi !

Une exclamation parut alors être arrachée plutôt à la surprise qu’à la crainte… Des barres de fer furent soulevées, et la porte s’ouvrit.

La figure qui apparut alors pourrait servir de type pour un être fantastique, tel que Smarra en a vu dans ses rêves. C’était un homme ayant au moins soixante ans, et d’une complexion robuste, nègre du Congo, ayant les cheveux frisés, la lèvre grosse, le nez épaté ; il avait en même temps l’expression de sa nation, qui est la fausseté et la lâcheté bien prononcées. Ses cheveux crépus étaient tout blancs ; sa tête, couverte d’un voile de mousseline de l’Inde très-ample et très-fin, brodé d’or. se cachait presque entièrement sous les plis de cette immense draperie, tandis que sur sa poitrine étaient plusieurs plaques d’or ornées de pierreries… Cette magnifique parure n’était pas complète en ce moment, probablement parce que le Singhille (tel était le nom de cet homme) allait se mettre au lit.

Il ouvrit d’abord au nom du roi. Mais, lorsqu’un second regard lui eut montré plus directement celle qui avait dit ce nom, il pâlit, et la lampe qu’il tenait dans sa main trembla au point de lui échapper.

— Pourquoi donc trembles-tu ainsi. Mané ? lui dit Zingha d’une voix sévère, mais sans aucune altération dans son accueil ; n’es-tu pas content de me revoir ?

— Oh ! princesse… comment pouvez-vous en douter ?… mais la surprise…

— La surprise !… il y a deux jours que je suis de retour, et tu devrais être plutôt étonné de ne pas m’avoir déjà vue !…

— Oh ! sans doute… mais, princesse, n’entrez-vous pas dans ma pauvre demeure ?… Êtes-vous seule ?… à cette heure !…

— Seule ! oh ! non, mon bon Mané… je ne suis pas seule !…

Et, frappant dans ses mains, elle fit aussitôt apparaître Cassangé et Cuma, tous deux armés de leurs zagaies ; leurs vêtemens, ainsi que les siens, étaient couverts du sang du malheureux égorgé par le tigre et de celui de la bête féroce elle même. Le Singhille[17] les regardait tous trois et croyait faire un rêve pénible.

— Restez ici l’un et l’autre, dit Zingha à ses esclaves, et au moindre signal accourez à moi.

Elle leur dit ces mots assez bas pour que le vieux devin ne l’entendît pas, puis elle s’enfonça avec lui sous les profondeurs des voûtes de l’antique monument, construit par Tem-bam-Dumba[18] et Mussasa pour les Tombos[19].

Après avoir parcouru une longue allée souterraine, éclairée par des lampes de bronze, Zingha et son guide parvinrent dans une salle dont la magnifique décoration éblouissait les yeux. Sur un autel assez élevé on voyait le dieu des Giagues, production bizarre et horrible, n’ayant aucune forme, ne présentant à l’œil qu’une masse sans visage humain, et ne rappelant, comme je l’ai déjà dit, que l’apparence de plusieurs animaux réunis ensemble ; le serpent dominait dans cette monstrueuse création. Ce dieu, enfanté par une imagination malade, était d’or massif et couvert de pierreries et de perles magnifiques. Autour de ce simulacre étaient neuf lampes d’or continuellement allumées, et les parfums les plus précieux de l’Yemen brûlaient à ses pieds, sur les cadavres dont le sang fumant mêlait sa vapeur aux colonnes bleuâtres et légères de l’encens. Au moment où la princesse mit le pied dans le temple, c’est-à-dire lorsqu’elle entra dans le sanctuaire, le Singhille se prosterna aux pieds de son idole pour la remercier de l’honneur qu’il recevait.

— Pourquoi ces remerciemens, Mané ?… Est-ce donc la première fois, prêtre, que tu me vois dans ton sanctuaire ?… dans ce cloaque impur et sanglant ?…

Mané avait eu le temps de se remettre de la surprise où l’avait jeté l’arrivée de Zingha au milieu de la nuit. Il la connaissait, et savait qu’elle pouvait tout présumer sur l’altération seule de son visage. Il prit donc l’initiative, et, ramenant la mousseline qui lui servait de voile sur son visage, il se drapa de manière à ne laisser voir que ses petits yeux fourbes, qui suivaient tous les mouvemens de Zingha.

— Princesse, lui dit-il d’un ton sévère, si j’ai été surpris de votre arrivée, c’est que j’étais loin de m’attendre que la princesse Zingha, reine future, si même elle ne l’est déjà d’Angola et de Matamba, abjurerait la foi de ses pères pour adopter celle d’un imposteur…

— Silence, impie ! silence !… Ce n’est pas les pieds dans le sang de tes victimes que j’écouterai tes imprécations maudites ! silence !… Si j’ai abjuré, c’est que j’ai cru le devoir faire pour la gloire et le bonheur du pays ; cette combinaison est au-dessus de ton entendement… Tu végètes dans l’état de brute où tu es né, et tu égorges comme tu donnerais la vie, sans savoir ce que tu fais !… Il est cependant des actions dans lesquelles tu t’engages, et que tu accomplis avec la connaissance bien intime de ce qui doit en résulter.

Et à mesure qu’elle parlait, Zingha avançait sur le Singhille, de manière à le conduire aux pieds de son idole monstrueuse.

Mané tremblait.

— Pourquoi trembles-tu Mané ?

— Moi, princesse ? Je ne tremble pas !…

— C’est le froid de la peur qui te fait trembler ainsi, malheureux ! Qu’as-tu fait depuis le coucher du soleil ?…

Mané balbutia ; ses yeux ne voyaient plus.

— Ne veux-tu pas me dire ce que tu as fait depuis le dernier coucher du soleil que tu as vu ?…

Mané s’appuyait contre l’autel, il ne pouvait parler, mais son agitation était si forte, qu’on voyait les draperies flottantes de mousseline qui l’entouraient se soulever sous la palpitation de son cœur.

— Tu ne veux par parler, dit la princesse, je vais donc le faire pour toi… Hier matin, tu es allé déguisé dans le palais de N-Golam-Bandi, sous le costume d’un Singhille de Loande… tu as vu mon frère !… il t’a parlé de moi, des inquiétudes que je lui cause… Que lui as-tu conseillé, misérable ?… Réponds ! réponds ! s’écria la tigresse en furie, levant son poignard sur le malheureux sans défense.

— J’ai dit… oui… balbutia le devin je voulais gagner du temps… grâce, grâce ! je voulais vous sauver !… vous ! ma bienfaitrice !…

— Tu voulais me sauver, dis-tu ?… Était-ce pour me sauver que tu envoyais cette nuit, à mon frère, une réponse avec un paquet de poison qui devait me donner la mort en quelques minutes ?… Les signes dont tu te sers pour correspondre me sont connus, tu le sais[20]

— Je vous jure, princesse, que Culemba est un traître s’il m’a accusé !… On veut me perdre auprès de vous.

— Culemba n’est pas un traître… Culemba est mort… mort comme tu vas mourir !… Il a péri sous la dent et la griffe d’un tigre du désert ; toi, tu vas mourir sous la main d’une tigresse plus avide de ton sang que la bête féroce ne l’était du sien… Ta bienfaitrice ! sans doute, je l’ai été ! et ce nom te perd, misérable auprès de moi ! tu es ingrat, perfide et stupide, en servant une cause perdue.

Elle tira de son sein ce qui formait les tablettes de son frère, et relut ce qu’il avait écrit au Singhille le soir de cette même journée qui venait de s’écouler.

« J’ai reçu, dans la journée, un message confidentiel de la vice-reine de Loando… Elle me dit que son fils change de pensée relativement au mariage avec ma sœur… et qu’il se décide à épouser cette femme d’Europe, pour ne pas se perdre auprès du roi de Portugal. »

Ici Zingha laissa échapper une imprécation terrible.

« Mon intention est de me défaire de Zingha ; le plus tôt sera le mieux… Les moyens que tu m’as donnés ce matin ne me plaisent pas ! Songe qu’elle est adorée de l’armée. Toutefois, puisqu’elle n’a plus cet appui du Portugais, je frapperai avec confiance… Donne-moi selon mes forces, j’aurai celle de la ruse (le misérable !…). Mais sois prompt ; je t’envoie Culemba… »

— Et toi ! valet complaisant d’un bourreau fratricide, tu te hâtais si bien, que le soir même le poison, la manière dont il fallait me le donner, tout était expliqué !… Mais le ciel est juste, il m’a fait arriver sur le théâtre où l’innocent payait pour le coupable… C’était là que je devais apprendre que celle de nous qui fonde son bonheur sur un cœur d’homme est une insensée !… C’est là que j’ai appris que je ne devais plus avoir de confiance qu’en moi seule… et je n’ai que vingt ans !…

Mané, toujours à genoux, attendait l’exécution de la sentence ; Cassangé et Guma, qui étaient à vingt pas, lui ôtaient toute pensée de se défendre, et ses disciples étaient loin du monument. Mais Zingha avait déjà tourné sa pensée vers un autre aspect de sa position. Don Pedro la regardait come une femme dont il fallait la vie pour le sauver au royaume de ses pères… Quand cette idée revenait devant ses yeux, elle les fermait comme pour la fuir ; mais elle se réfugiait dans son cœur, et là faisait un tel ravage que la malheureuse femme se sentait mourir… Tout-à-coup elle s’élance vers Mané, et le saisissant d’une main robuste, quoique petite, elle le met debout sur ses jambes tremblantes.

— Ne tremble donc plus ainsi, misérable, lui dit-elle, je ne veux pas de ta vie ! c’est celle d’un avorton, elle est trop méprisable… Mais, si je te fais grâce, sois-moi dévoué cette fois… ou bien ta mort suivra immédiatement une nouvelle perfidie.

— Oh ! je jure !…

— Pas de sermens, et surtout devant ton idole impure. Silence !… écoute-moi !…

N-Golam-Bandi est aussi profondément ignorant que le dernier Congois de son royaume. Il croit à tes prédictions, comme j’y croyais moi-même… Tu vas les renouveler. Je te servirai, car je retourne à tes dieux.

— Vous !… s’écria le Singhille.

— Oui, répondit-elle d’un ton sombre, oui ! Tout est fini pour moi sur cette terre de malheur… du sang, du sang !… Les lois de Tem-bam-Dumba et de Mussasa, voilà mes dieux !… Ah ! tu me juges une femme sans pitié, parce que j’ai menacé de mon poignard celle que tu as aimée avant moi ! Eh bien, je ne te ferai pas mentir ; tu verras en moi une créature féroce en effet ! Et pourtant ! ô don Pedro ! que tu pouvais en faire de bien !…. que tu pouvais en faire à cette partie du monde encore sauvage, et que j’aurais civilisée à un de tes sourires, à un de tes regards !…

Et la femme de sang tombait accablé sous le poids de sa douleur !… elle pleurait !… elle pleurait !… elle !… Zingha !… Oui, sans doute, elle pleurait ! mais alors il faudrait, comme elle le disait à Bianca, des fleuves de sang pour payer une de ses larmes !

Zingha demeura encore une heure dans le sanctuaire de l’ancienne idole, qui bientôt allait reprendre son rang parmi les dieux africains. Elle expliqua tout son plan à Mané. Non seulement il la comprit, mais il avait mérité la mort et elle ne la lui avait pas donnée. Dans cette âme de nègre, où la vengeance s’enracine si profondément que rien ne peut l’en arracher, la reconnaissance aussi tient une place. Il y a des facultés aussi puissantes pour aimer que pour haïr, et Mané fut dévoué à Zingha çomme jamais il ne le lui avait été, surtout espérant la voir revenir à ses dieux primitifs.

Zingha revint à Cabazzo sans avoir été aperçue. N-Golam, inquiet de ne pas voir revenir Gulemba, envoya un second esclave à Mané. Celui-ci, commençant son rôle ce même jour, partit du temple avec l’esclave et dirigea leur route par le lieu où le tigre avait dévoré Culemba ; le Singhille parut effrayé de cet événement, et, le regardant comme un présage, il prétendit qu’il lui fallait retourner consulter l’idole. N-Golam-Bandi, ne recevant aucun message, commanda plusieurs esclaves pour aller au plus grand trot[21] au temple de l’idole. Il partit aussitôt et trouva le Singhille en prières, entouré de ses disciples, qui firent signe au roi de ne pas le troubler.

— Il n’a pas mangé depuis quinze heures, dit le premier de ses disciples.

— Il est en extase, dit un autre ; il parle de vous, il vous nomme.

— Qu’on me laisse seul avec lui, dit le roi. Tous sortirent.

S’approchant alors du Singhille, N-Golam-Bandi lui dit :

— As-tu consulté les dieux ?

Le Singhille fit un signe de tête affirmatif.

— Que disent-ils ?…

Le Singhille lui montre sa langue, et puis le ciel et puis l’idole, et lui fait comprendre qu’il ne peut parler. N-Golam-Bandi se prosterne devant l’autel, et demande s’il faut un sacrifice.

— Oui !… dit enfin le Singhille, et vous aurez la plus éclatante victoire que jamais on ait remportée sur les Portugais… Mais votre sœur doit être sauvée quant à présent ; il faut qu’elle combatte à la tête de nos troupes… Après la bataille, nous terminerons ce qui a rapport à elle. Elle a irrité nos dieux, elle est condamnée par eux. Mais elle est un moyen humain dont ils se servent pour réussir dans leurs décrets… Retournez donc à Cabazzo, faites faire une excursion sur les terres des Portugais, et voilà la guerre déclarée. Quant à votre sœur, puisque la vice-reine elle-même vous demande de ne pas laisser conclure cette union, puisque le Dieu des chrétiens repousse votre sœur, comme les nôtres repoussent l’homme d’Europe… vous voyez bien qu’elle est impie !… Et puis, Zingha une fois la femme d’un Européen, à la tête ambitieuse, à la main, au bras conquérant, que deviendrait mon gracieux seigneur ? Non, non, il faut rompre, et tout rompre… Quant aux larmes de Zingha, qu’importent les pleurs d’une femme après tout !…

— Oui, mais, dit N-Golam-Bandi, Zingha n’est pas une femme, c’est une tigresse !…

Le Singhille le savait trop bien ; mais il le dissimula cette fois et fut fidèle à sa patronne. N-Golam-Bandi, en revenant à Cabazzo, poussa jusqu’à un village dont les Portugais étaient maîtres, et ravagea ses champs et ses huttes !

La guerre était déclarée…

Don Pedro reçut un jour des tablettes qu’il reconnut aussitôt.

« Si tu m’as jugée sans cœur et sans pitié, maintenant tu as raison ; j’ai toujours méprisé devant toi, tu le sais, une femme qui pleure par amour… Eh bien ! j’ai pleuré, moi !… c’est te dire ce que tu dois espérer ou craindre de ma vengeance ; car il faudra bien du sang pour effacer la trace de ces larmes sur mes joues !… Je la juge plus offensante que ce que, dans votre Europe, vous appelez une insulte. Aux armes donc !…

» Zingha. »

Don Pedro et don Juan ne comprirent rien à cette lettre ; Zingha écrivait très-purement le portugais, elle ne pouvait donc s’être méprise. Les deux hommes demeurèrent atterrés !… Qu’était-il survenu ?

Les deux femmes étaient plus savantes !…

Les troupes congoises et les troupes portugaises durent enfin se rencontrer. Zingha, vêtue en homme, comme l’étaient ses deux aïeules Mussasa et Tem-Bam-Dum, se fit de nouveau reconnaître par les troupes africaines.

— Nous aurons encore la victoire, mes frères ! Aux armes ! Mais, tandis qu’elle se hâtait à marches forcées de joindre son frère avec les troupes qu’elle avait rassemblées, il était complètement battu par les Portugais… Conseillé par le Singhille, dont les avis devaient le tromper, il avait livré la bataille, et don Pedro l’avait défait entièrement… Ses troupes l’abandonnèrent… Contraint de fuir, il ne put se sauver qu’en se jetant dans la Coanza, fleuve qui baigne les murs de Cabazzo, et de gagner à la nage une île déserte, dans laquelle il ne fut suivi que par quelques serviteurs qu’il crut fidèles, tandis qu’ils n’étaient que les ministres de sa cruelle sœur. Elle voulait la couronne, elle la voulait avec la vengeance.… Assiégé dans cette île, son malheureux frère ne vit que la mort partout, partout l’esclavage, partout le malheur !… la mort ! hideuse, effroyable ! Le fleuve était si rapide et si profond, qu’il ne pouvait espérer de fuir de cette île. Les bêtes féroces l’entouraient en rugissant déjà depuis trois jours ; elles venaient jusque sous l’arbre où il se réfugiait pour la nuit… Enfin le malheureux N-Golam-Bandi ne pouvant se sauver, comme frappé d’anathème, ne pouvant se résoudre à tendre la main aux chaînes des Portugais, N-Golam-Bandi mourut empoisonné. Il fut enterré dans l’île de la Coanza avec les mêmes sanguinaires cérémonies que son père. Vingt-cinq femmes, douze jeunes filles, autant d’hommes et de jeunes garçons furent égorgés sur sa fosse pour aller le servir dans l’autre monde.

Aussitôt que Zingha apprit la mort qu’elle avait ordonnée, elle s’empressa d’arriver à Cabazzo avec l’armée qu’elle commandait… Elle était adorée du peuple ; elle se fit couronner et reconnaître reine du royaume de Matamba et d’Angola. À peine fut-elle arrivée dans la ville, qu’elle appela autour d’elle tous les Singhilles, dont Culemba lui avait ramené l’amour et la confiance.

— J’ai été égarée un moment par l’amour, dit-elle à haute voix au milieu de la grande place de Cabazzo… Un méchant dieu m’a fait tomber en faute… le Singhille Culemba m’a réconcilié avec nos dieux. Je suis de nouveau les lois et la religion des Giagues. J’abjure la foi de Christ, et je le chasse lui-même de mes états…

Et, détachant un crucifix qu’elle portait à son cou, elle le foula aux pieds en l’injuriant comme on le fait au Japon.

À cette vue, des cris d’ivresse couvrirent sa voix ; elle fut enlevée dans les bras du peuple et portée jusqu’au palais de ses pères, où elle retrouva ses deux sœurs[22] Cambo et Fungi, et là elle reçut la soumission des grands du royaume, et de tous ceux qui pouvaient être à craindre pour elle.

Mais il restait un obstacle à sa puissance, qui devait pour elle être une des plus pénibles pensées troublant ses rêves. Son frère, laissait un enfant, un fils né d’une femme légitime, et n’ayant encore que sept ans. N-Golam-Bandi en mourant, avait laissé la tutelle de l’enfant à un Giaga-Kasa[23], homme vénéré, grand et habile homme d’état. Zingha lui fit dire de lui amener son neveu. Kasa lui fit répondre que le roi de Matamba, quoiqu’il n’eût que sept ans, ne devait pas se déplacer pour aller au-devant de sa tante, que son pupille était roi d’Angola et de Matamba, et que les Portugais eux-mêmes le reconnaissaient. Qu’en conséquence, ils devaient demeurer chacun dans leur camp et faire pour la plus juste cause.

Zingha comprit que cette barrière, loin de s’aplanir entre le trône et elle, s’élèverait tous les jours davantage. Elle voulait régner, elle avait déjà commis un crime, un second ne devait pas l’arrêter. Mais comment le commettre ? l’enfant était gardé à vue par son gouverneur le Giaga.

Le Giaga-Kasa avait son pupille en sûreté dans un camp de soldats fidèles. Zingha ne savait comment l’aborder. Enfin, un jour, elle part de Cabazzo presque seule, sans suite, et se rend au camp de son neveu. Cet enfant était doux et bon, et aimait avec passion ceux qui le soignaient. En voyant arriver Zingha, le Giaga-Kasa se mit en devoir de défendre son pupille.

— Que crains-tu ? lui dit Zingha. Vois ! je n’ai pas même un poignard !… Que crains-tu de moi ?… j’aime cet enfant ! il est mon sang, il est le fils de mon frère… Et toi-même, Kasa, Tu ne sais pas pour quelle raison je viens ici ! te souvient-il de notre enfance ?… tu étais à peu près de mon âge… Je t’aimai et jamais je ne te l’ai dit ! Je suis devenue jeune fille, je me suis étourdie, j’ai combattu ! Je suis allée chercher les hasards de la guerre, ne pouvant trouver avec toi le bonheur de l’amour, puisque tu ne m’aimais pas ! Je suis allée chercher le Portugais !… mais tu es assez vengé, Kasa ! je ne l’ai jamais aimé, et même aujourd’hui je n’ai plus que de la haine pour lui… C’est toi que j’aime, Kasa ! toi seul !

Le Giaga, étonné, confondu, croit rêver. Cette Zingha, l’objet des vœux de tous les rois de l’Afrique, cette Zingha est à lui, elle l’aime ! elle l’aime d’amour. Le malheureux fut pris au piège, il l’aima lui aussi, et l’aima d’amour. Il était jeune et beau, Zingha trouva à satisfaire ses passions, qui commençaient à devenir ce qu’elles furent depuis, celles de la femme la plus dépravée de l’Afrique. Giaga-Kasa fut pris au piège de fleurs que Zingha dressa sous ses pieds. Les noces se firent. Elle l’épousa… Alors le camp du neveu se confondit avec l’armée de la tante. Zingha, portée, dans une magnifique litière ornée de plumes d’autruches et de pilastres d’or, fit son entrée dans Cabazzo, tenant par la main son neveu, alors âgé de sept ans. L’innocente créature avait été abandonnée aux soins de sa tante, et, pour lui, le Giaga-Kasa la regardait comme une mère.

Arrivée au milieu de la ville, sur la grande place[24], Zingha descend de sa litière, et, prenant son neveu par la main, elle le mène sur le bord du fleuve, et là, tandis que d’une main elle tenait l’innocente créature, de l’autre elle tire son poignard, et frappant cet enfant : — Je venge sur lui mon offense, s’écria-t-elle, et j’assure mes droits à la couronne. Et, soulevant le cadavre de l’innocente victime, elle le jeta dans la Coanza pour qu’il y servît de pâture aux crocodiles du fleuve.

— J’ai fait ce que les Singhilles m’ont ordonné, dit-elle… qui osera murmurer contre leur arrêt ?…

Et regardant autour d’elle avec des yeux étincelans de fureur, elle semblait défier tous ses ennemis et les braver… mais nul n’osa parler. Le peuple courba sa tête et se soumit en frémissant à une femme si redoutable… et puis elle en était aimée… Elle montrait une âme où la gloire était maîtresse des autres passions… elle était grande comme souveraine !… elle était grande comme femme gouvernant un grand peuple… Il la suivait dans ces routes où son nom était proclamé, même dans les parties les plus civilisées de l’Europe… et sa gloire rejaillissait sur eux.

Blessée au cœur dans une première passion d’amour, on peut présumer de l’amertume qui influa sur le reste de sa vie. Cette femme, que rien ne pouvait adoucir, eut un moment cependant où la vertu pouvait tout obtenir d’elle par la voix de l’homme qu’elle aimait… par lui elle aurait aimé la vertu, par lui elle aurait aimé le bien… elle l’aurait fait… Elle l’adorait comme le nègre sait aimer quand son intelligence est illuminée du feu sacré de l’amour ! Zingha aimait don Pedro avec son âme, avec son cœur, avec son imagination, avec tout ce qu’elle avait de puissance !… Cet amour, dans lequel elle ne s’était même pas plongée tout entière, qui ne l’avait même pas enivrée des dernières voluptés, avait été pour elle comme le paradis fermé devant nos premiers pères… Elle songeait parfois au bonheur d’être la femme de don Pedro, de s’enivrer à loisir du bonheur de le regarder, d’en être regardée… de perdre son âme dans ces longs regards où toute une vie s’épuise en quelques heures lorsque rien ne vient troubler un amour qui vous révèle le ciel… Zingha avait goûté ce bonheur à Loando pendant huit mois, lorsqu’elle y avait demeuré au moment de son abjuration. Alors cette créature, maintenant si emportée dans ses passions… aimait comme tout ce qui est beau et vertueux. Cette femme, heureuse d’une parole, d’un sourire, sentait battre son cœur, son regard se voiler lorsque son fiancé serrait sa main ou la pressait elle-même contre sa poitrine, où elle sentait battre son cœur à coups redoublés… Ils étaient bien unis alors !… Cet amour avait enchaîné la lionne du désert. Ses rugissemens s’éteignaient dans un soupir, la mollesse de ses mouvemens était réprimée par la modestie, parce qu’elle savait que don Pedro l’aimait ainsi. Ce n’était pas de la fausseté, c’était une modification de caractère qui, par la suite, aurait fait d’elle une grande reine, une femme comme Christine ou comme Élisabeth. Zingha était une créature des plus supérieures.

Quelques années s’étaient écoulées depuis cet événement, et Zingha, toujours en guerre avec les Portugais, avait contre eux un sentiment que ne comprenaient pas ceux qui la jugeaient ; parce que cet amour, oublié depuis long-temps par tous, vivait encore au cœur de cette femme avec désespoir !… lorsqu’un jour elle apprit que don Pedro avait épousé dona Maria Dacaha, une de ses cousines, jolie comme un ange, et dont il était épris. Dona Bianca était morte de douleur de cet amour trahi. Aussi la pauvre jeune fille n’avait pu supporter ce qui avait retrempé le courage de Zingha… Celle-ci était morte, l’autre avait revêtu la peau du tigre pour être invulnérable. Jamais sa fierté n’avait ressenti l’outrage qu’elle croyait avoir reçu. Don Pedro, blessé de l’apparente légèreté de Zingha, blessé surtout de son mariage, mais révolté de son crime en voyant couler le sang de cet enfant, don Pedro, qui toujours l’avait aimée, s’en détacha pour toujours. Elle n’était plus chrétienne, il fallait même la quitter pour l’éternité… Aussi les souvenirs de cette année passée si doucement à Loando, il fallait tout jeter dans un bûcher, en faire un auto-da-fé et l’offrir à Dieu pour toujours. Cette dure rupture fixa le sort de Zingha.

— Tout est fini pour moi, dit-elle à Cuma. Mais il me reste un bien vaste champ, je vais l’exploiter…

On a vu que son plan avait toujours été de faire un grand peuple de celui d’Angola et de Matamba. Elle avait un projet dans l’avenir pour lequel les Portugais lui devaient être utiles. Mais maintenant il lui fallait lutter avec les peuples de l’Afrique. Cette savante combinaison, où elle détruisait un mal par l’autre, où elle fortifiait un bien par l’autre, est une des idées politiques les plus habiles qu’on ait pu concevoir…

Mais cette dernière détermination, elle ne la prit qu’en apprenant le mariage de don Pedro. Elle ne pensa qu’avec horreur à son baptême de rédemption. — Il faut un baptême de sang pour le faire oublier ! s’écria-t-elle.

Et elle s’y plongea en effet. Les Quixiles furent proclamées, et bientôt l’horreur régna dans Matamba. La cruauté de Zinghaalla même jusqu’à la faire méconnaître par ses troupes. Les débordemens suivirent sa férocité, elle devint une Messaline à côté d’un Néron. Le fantastique des années de son règne qui suivirent le mariage de don Pedro est impossible à croire, malgré qu’on en lise le détail dans les lettres édifiantes écrites par deux religieux qui étaient ses directeurs, et qui faisaient son, apologie. Mais toutes les fois qu’elle ordonnait une cruauté, elle songeait que don Pedro l’apprendrait, et elle jouissait.

Ce n’était plus cette jeune fille qui, à Loando, tressaillait sous la pression d’une main aimée, sous un regard chéri ; c’était une femme impure comme toutes les Africaines ; et les surpassant encore par la dissolution de ses mœurs ; et cependant elle voulait qu’on la respectât. Un de ses officiers avait trouvé grâce devant elle, elle l’aima ou du moins elle crut l’aimer. Cet homme, réellement amoureux d’elle, car elle était charmante[25], eut le malheur de dire à un de ses camarades combien il était heureux Elle le fit venir devant elle, et lui demanda s’il avait dit le mot dont on l’accusait ; il n’osa pas nier. Elle fit un signe, on l’emmena, on lui trancha la tête, et son corps fut jeté aux tigres du désert.

Une des jeunes filles qui la servaient eut le malheur d’attirer les regards de l’amant favori de Zingha. Cette jeune fille était belle et gracieuse, elle dansait bien, et sa voix était harmonieuse. Le jeune homme, qui avait été choisi sans amour, avait bien été fier du choix de sa souveraine, mais le cœur ne s’impose pas… Il vit la jeune fille, il l’aima ; il l’entendit chanter, la vit danser, et l’amour devint une passion… Zingha savait tout ce qui se passait autour d’elle ; avertie de l’infidélité de son amant, elle fit venir les deux victimes devant elle… Le souvenir de l’infidélité de don Pedro lui rendit ce caractère de hyène que l’amour qu’elle avait pour ce jeune homme avait en partie effacé.

— Eh quoi ! s’écria-t-elle, toujours trahie ! toujours ! Dans cette dernière affection, elle avait en effet le droit d’être blessée ; mais, en amour, qu’est-ce que le droit ?…

— Écoute, dit-elle au jeune officier, qui, plus pâle que la mort, attendait quel serait son sort, écoute-moi… Tu prétends que tu n’es pas coupable !… prouve-le-moi !

Elle tira son poignard de sa ceinture d’or, et le mettant aux mains du jeune homme : Frappe cette fille, et je te crois !…

Le malheureux reçoit le poignard, il regarde la jeune fille, qui, renversée sur un coussin, paraît privée de vie, et lui présente un sein beau et modelé comme celui d’une statue d’ébène ; il hésite !

— Eh bien ! dit la reine, que veux-tu faire ?… Le jeune homme avance… il recule… Enfin il frappe et tue la malheureuse victime, plus condamnée peut-être par lui que par sa rivale !

Après cette sanglante exécution, le misérable revient aux pieds de son juge, et dépose le poignard tout sanglant en baissant sa tête, chargée maintenant du double poids d’un crime et de son infidélité. Zingha le regarda long-temps de manière à lui laisser croire qu’il aurait sa grâce. Mais le crime était trop odieux.

— Qu’on l’emmène, dit la reine, et que son sang ne se mêle pas à celui de sa victime… Elle fut séduite par lui, et il l’en a punie !… Je t’aurais fait grâce, malheureux, si tu avais refusé de la frapper !… Comment veux-tu que maintenant je dorme sur ton cœur ?… Ce que tu as fait pour conserver ta vie, tu le peux faire pour contenter une passion, et ton poignard chercherait mon cœur pour t’en donner un autre, peut-être ?…

Ce fut alors que les Portugais réclamèrent d’elle un tribut.

— Je ne suis la vassale de personne, dit-elle à l’ambassadeur, qui fut, au reste, traité avec une si rare magnificence, qu’il avoua n’avoir jamais vu tant de richesses aux cours d’Espagne et de Lisbonne.

Trois conférences rompirent l’armistice qui durait depuis un an. Zingha dit au Portugais :

Les chances décideront du bon droit de chacun.

La campagne fut sanglante. Zingha ne fut pas heureuse, quoiqu’elle fût toujours à la tête de ses troupes ; mais les Portugais avaient de l’artillerie, elle en était dépourvue. Elle avait d’abord tenté de faire usage de ce moyen, qui, dans l’ignorance où était sa nation, était plus funeste qu’utile. Les batailles aussi étaient meurtrières, d’autant plus que les Portugais voulaient la réduire à tout prix. Poussée avec vigueur, se défendant avec rage, elle se trouva un jour en face de don Pedro. Cuma et Cassangé, qui jamais ne la quittaient, virent le moment où le malheureux jeune homme allait frapper Zingha, qu’il ne reconnaissait pas… Son pistolet était armé ; il allait lâcher la détente, Cassangé s’écria : C’est la reine !…

Don Pedro laisse tomber son arme ; il reste sans mouvement devant cette femme, qui, à son tour immobile, reste aussi pour sentir rentrer l’âme dans son cœur, glacé par cette indifférence et ce malheur forcé, qui depuis des années rend son existence misérable… Tout-à-coup elle se redresse, bande son arc, prend une de ses flèches les plus aiguës, et frappe au front un jeune soldat près de don Pedro, et, le regardant avec une expression qui lui rappelle des jours à jamais perdus, elle se dérobe à lui dans la foule de ses soldats. Mais elle renvoie Cassangé et Cuma pour qu’ils le protègent. Voir don Pedro frappé, soit au front, soit au cœur, Zingha ne peut sans mourir s’arrêter à cette pensée.

Le reste du jour elle ne fut plus à elle. La bataille, qui d’abord s’offrait avec d’heureuses chances, tourna au revers au coucher du soleil, et, avant la nuit, les troupes de Zingha, enfoncées, entourées par celles du vice-roi, se mirent à fuir de toutes parts, et laissèrent le champ de bataille libre. Jamais don Pedro n’avait eu un tel bonheur dans les armes depuis leur séparation.

Si nous pouvions l’emmener prisonnière à Loando !… disait-il avec transport, que de beaux jours nous resteraient encore !… Zingha, poursuivie par le régiment du vice-roi lui-même, ne lui échappa que par l’extrême agilité de sa course. Parvenue jusqu’à la Coanza, large fleuve du Congo, elle s’y jette, le traverse à la nage, suivie de six ou sept cents soldats et de la plus grande partie de ses officiers et de ses femmes, qui jamais ne la quittaient, et aborde dans une île qu’elle reconnaît bientôt, et dont le nom seul devait la faire frémir : c’était l’île de Dangij, celle où son malheureux frère était mort empoisonné par elle, et où était son tombeau. Zingha tressaillit d’abord, mais bientôt elle devint sereine, et faisant appeler les Singhilles, elle leur déclara sa volonté. Il fallait remonter le moral de l’armée… il le fallait, ou tout était perdu. Mané, qui lui était dévoué, fit parler l’esprit de N-Golam-Bandi pendant cette nuit terrible, où Zingha, au moment d’être prise par les ennemis, n’eut qu’à choisir entre la mort ou le déshonneur.

Prisonnière ! elle prisonnière !… Zingha !… et pourquoi ?… pour être l’esclave de la femme de don Pedro !… À cette pensée ses dents aiguës et blanches se rapprochaient avec un bruit terrible. Prisonnière !… elle ! Zingha ?… Oh ! non… Son poignard au moins lui sera fidèle, et les crocodiles du fleuve garderont son cadavre !… Mais prisonnière ! jamais !

Les Portugais entouraient l’île, qui n’était abordable que d’un côté. Zingha n’avait pas de vivres, elle ne pouvait donc pas résister long-temps ; déjà trois jours sans nourriture venaient de s’écouler. Don Pedro avait demandé à son père de commander cette dernière expédition… Les Africains n’avaient plus d’armes, leurs flèches, leurs zagaies étaient brisées ; et ils ne pouvaient plus recevoir d’attaques offensives : alors il y avait une mission toute de bonté et d’humanité pour ramener dans une voie qui était vraiment la sienne une âme née pour le bien, et qui se perdait dans le mal.

Le soir, au moment où le Soleil se couchait dans la Coanza, don Pedro fit sonner de la trompette, et se rendit lui-même au bord du fleuve comme parlementaire ; il parlait la langue abbondi, et il fit la déclaration positive, que, si dans douze heures les fugitifs africains n’étaient pas rendus, on dirigerait une attaque plus sérieuse ; mais qu’on n’offrait que paix et amitié… En disant ces mots sa voix s’altéra. Au moment où il prononçait le dernier mot, une flèche lancée de l’île vint passer à une ligne de son oreille. Il fit un mouvement qui heureusement sauva sa vie. Au moment où la flèche partit, un cri perçant se fit entendre dans l’île, et don Pedro reconnut la voix de Zingha.

— Étrange créature !… se dit-il… serait-ce elle même ? — Non, il se trompait ; elle avait, au contraire, jeté ce cri, qu’il avait reçu dans son cœur, au moment où un soldat qui avait encore quelques flèches dans son carquois en envoyait une à don Pedro.

Zingha poussa alors ce cri ou plutôt ce rugissement, et, se lançant sur le soldat, elle le renversa à ses pieds d’un seul coup de poignard.

— Misérable ! qui t’a donné le droit de tirer sans mon ordre sur un parlementaire ?

Le soldat rendait le denier soupir avant qu’elle eût prononcé le dernier mot. Le coup avait été donné par une main vengeant le cœur, et non par celle d’une femme n’ayant pris aucune nourriture depuis trois jours.

C’était le soir ; le soleil se coucha ; la nuit fut sombre et orageuse ; les Portugais la passèrent dans une entière sécurité. Don Pedro espérait la fin de la guerre ; que pouvait faire Zingha ?

Le matin, à peine le jour paraissait-il, que la trompette sonna de nouveau pour avertir que les douze heures étaient écoulées : aucune voix, aucun signal, aucune attaque ne répondit cette fois, et les bords de l’île parurent inhabités ; don Pedro défendit toutefois d’agir : il craignait quelque embûche. Enfin, vers le soir, aucun mouvement ne s’étant fait apercevoir, don Pedro fit lancer un bateau sur le fleuve, et pénétra lui-même dans l’île le premier, à la tête d’un détachement de cinquante hommes.

L’île était déserte… personne… pas un être vivant. Mais autour du mausolée de N-Golam-Bandi gisaient quatorze cadavres de jeunes filles égorgées pour remercier l’esprit d’avoir ouvert un avis, d’avoir donné un conseil honorable.

Mais l’habileté et le courage de Zingha avaient tout fait : elle avait découvert que le fleuve était guéable dans un endroit que les Portugais avaient délaissé et où ils n’avaient pas mis de gardes, et, se jetant la première à la nage, elle avait emmené sa troupe fidèle, laissant seulement derrière elle les vestiges affreux qui pour toujours devaient éteindre l’amour dans un cœur comme celui de don Pedro.

Furieuse de ses revers, furieuse d’être contrainte par ses malheurs même à être toujours cruelle et sanguinaire, Zingha le devint encore plus en se voyant privée de ressources et dans une telle position vis-à-vis des Portugais qu’elle devait être leur vassale ou mourir. Alors elle trouva des ressources dans son mâle courage et dans son génie ; elle résolut de remonter sur son trône et d’être encore une fois une grande reine. Mais la route était difficile, et pour la rendre sûre il fallait d’abord battre les Portugais. Zingha fut leur chercher des ennemis jusque dans les plus reculés déserts. Pour leur nuire, elle ravagea ses propres provinces ; ses villes, ses campagnes portèrent les plus terribles marques de sa vengeance ; elle fuyait, mais en panthère. Enfin, parvenue au fond de l’Afrique chez des peuplades anthropophages, et sans aucunes ressources, abandonnée de ses sujets, mais toujours grande et courageuse, Zingha résolut de se faire un autre royaume. Elle fut en effet déclarée reine de ces peuples lointains et sauvages. Elle ne chercha pas à les civiliser ; elle se fit à leurs mœurs sanguinaires, et ce fut avec cet ouragan terrible qu’elle revint, armée de haine et de vengeance, fondre sur son ancien royaume, et punir à la fois ses vainqueurs et ses sujets infidèles.

Le Giaga Cassangé s’était fait couronner roi pendant les revers de Zingha. En apprenant ces nouvelles, elle revient à marches forcées, bat son ennemi usurpateur, le chasse de Matamba, rentre dans Gabazzo ; fait marquer d’un fer rouge la reine Matamba, qui avait accepté la couronne, et de nouveau l’Afrique l’admira triomphante et redoutable à ses ennemis. Les Portugais frémirent en la revoyant si près d’eux, Mais elle ne songeait plus à leur être hostile ; sa pensée n’était plus nourrie par cette soif de vengeance inspirée par un amour trahi au matin de sa vie (du moins le croyait-elle ainsi), car don Pedro, en apprenant, à la mort de Bianco, la déloyauté de dona Maria, préféra demeurer coupable en apparence aux yeux de Zingha, plutôt que d’accuser sa mère d’une perfidie) ; mais, plus calme, maintenant que l’âge avait amorti le feu de ses passions, Zingha revint aux pensées fortes et grandes qui avaient éclairé sa jeunesse d’une lumière si radieuse : civiliser sa nation, lui donner le goût des arts, lui faire en Afrique un rang aussi beau, plus beau même que les Portugais ne l’occupent dans cette Europe dont ils sont si fiers. Jadis cette utopie avait eu un grand charme pour elle, et avait même dominé son imagination. Ce fut alors qu’elle voulut civiliser le peuple qui devait s’appeler le peuple de don Pedro. Réveillée de ce songe de gloire et d’amour, elle chercha des consolations dans son désespoir, dans les mêmes lois de sang que son cœur de femme proscrivait comme sa politique de reine. Mais, rendue à elle-même, Zingha fit connaître au monde qu’il y avait une âme remplie de nobles pensées dans cette enveloppe cuivrée, et régna en grande reine et en homme de génie. Malheureuse dans toutes les affections du cœur, n’en ignorant aucune et ne pouvant jamais les goûter… malheureuse dans sa vie de femme, il avait fallu à cette âme de feu un aliment qui pût satisfaire ses besoins ; la gloire y avait suffi, maintenant le bonheur de ses peuples devenait son plan et son besoin. Pour y parvenir, il n’y avait qu’une voie ; elle la prit. Après avoir signé son traité d’alliance offensive et défensive avec les Portugais, Zingha leur dit :

Lorsque vous avez voulu me dominer au nom de Jésus-Christ, lorsque vous avez voulu faire intervenir ce nom sacré dans des querelles politiques, je me suis retirée… mais à présent que je suis libre de ma volonté, je vais vous prouver que mon cœur me porte vraiment à suivre votre religion. Il y a une chose réelle dans cette religion, c’est qu’elle civilise et adoucit les mœurs. Envoyez-moi des missionnaires… qu’ils viennent prêcher la loi de Dieu à mes peuples, qu’ils renversent les idoles… Moi même je donnerai l’exemple.

Le vice-roi de Portugal, heureux d’avoir cette nouvelle à annoncer à sa cour, car à Lisbonne on voulait surtout la conversion de Zingha… l’annoncer enfin, ainsi qu’un traité avec cette femme étonnante, était une chose toute glorieuse pour le vice-roi qui l’avait conclu. Un vaisseau fut expédié en Europe et rapporta les lettres les plus aimables pour la reine de Matamba, de toutes les princesses de la famille royale de Bragance. La reine envoyait à Zingha une parure de pierreries mises en œuvre le plus habilement du monde, des habits et des meubles les plus somptueux que la cour de Lisbonne avait jamais fait faire pour elle-même. Zingha, heureuse d’être revenue à ce premier projet, à ce plan qui toujours avait été le rêve de sa jeunesse, fut touchée de voir que, malgré ses égaremens, ses frères en Jésus-Christ lui pardonnaient… elle écrivit elle-même en portugais, à la reine de Portugal et à la princesse, ainsi qu’au roi, et le fit avec une telle élégance, que la cour de Lisbonne en fut charmée.

— Me prenaient-ils donc pour une véritable sauvage ? disait-elle en riant au vice-roi.

— Eh mais ! écoutez donc, répondit don Luis de Souza, ambassadeur de Portugal près d’elle, on aurait pu s’y méprendre !…

Le père Antoine de Gaëte fut envoyé avec le père Labat pour recevoir son abjuration et la réconcilier avec l’église…. La cérémonie fut magnifique. Zingha était naturellement grande et fort vaine de riches vétemens, de fêtes somptueuses. Elle fit construire dans l’espace d’une année une église dans Cabazzo, dont Madrid et Lisbonne eussent été jalouses. Les plus beaux ornemens, les plus belles décorations religieuses, furent envoyés d’Europe à la demande de Zingha. Heureuse, dit-elle, de prouver par ce soin au Seigneur Dieu combien je suis heureuse d’être maintenant sa sujette et sa servante, au lieu d’être celle de Satan !…

Sa réconciliation fût entière, car elle la faisait de cœur. Le lendemain de cette cérémonie elle apprit la mort de don Pedro.

— Mon père, dit-elle au père Antoine de Gaëte, je suis heureuse dans mon malheur que cette nouvelle soit arrivée aujourd’hui, car mon retour à la religion est naturel. Ce n’est pas une souffrance de plus qui m’amène au pied de la croix !… Mais, je l’avoue, mon père, ce coup m’est bien rude… J’avais l’espoir de revenir entièrement à la vertu, et d’être digne de dire à don Pedro :

Voici la main d’une amie, d’une sœur !… soyez mon frère en Dieu, comme vous avez été mon ami de cœur aux jours de notre jeunesse… Hélas ! je n’aurai plus devant les yeux du corps cette pensée consolante et fortifiante ! mais je l’aurai devant les yeux de l’âme, et ce sera pour l’éternité… Ô mon père, maintenant l’énormité de mes péchés m’épouvante. Croyez-vous que Dieu me fera grâce ? croyez-vous que don Pedro et moi nous serons réunis un jour devant lui ?…

— Ma fille, vous avez un désir humain qui détruit l’effet de votre repentir ! mais croyez bien que Dieu sera votre père, votre bon père, et que tout vous sera compté aux yeux de celui qui n’est que bonté, indulgence et pardon…

Zingha, à compter de ce jour, fut une reine grande par ces actes qui prouvent autant de bonté dans le cœur que d’énergie dans le caractère. Elle avait été forte sous son armure de guerrier, elle le fut encore plus sous son manteau royal, qui cachait un cœur noble et vraiment héroïque. Elle fonda des écoles, des hospices, des manufactures. Elle donna ses soins à l’agriculture, et fit tout ce que nous voyons aujourd’hui faire aux grands souverains, et dont nous sommes en si grande admiration. Zingha, née en Europe au mois de septembre 1660, par exemple, eût été une reine comme Christine, comme Élisabeth, ou comme Catherine, mais avec leurs défauts et leurs vices de moins ; car elle avait une noblesse généreuse dans l’âme qui l’aurait préservée des travers de l’une et des crimes de l’autre. Jamais son cœur n’oublia don Pedro, jamais elle ne put mettre en oubli cette année d’innocence, d’amour et de paix, passée à Loando entre sa mère et lui, malgré les jalousies de dona Bianca… Souvent elle s’agenouillait dans son oratoire, et, se mettant à prier, elle offrait à Dieu la douleur profonde de ses souvenirs !

— Mon Dieu ! disait-elle, soyez indulgent pour moi, et accordez-moi dans l’avenir l’espérance de me réunir au seul être que j’aie aimé, et au seul cœur qui m’ait aimée !…

C’est dans des sentimens ainsi partagés entre le repentir du passé et l’incertitude qu’elle espérait, que Zingha, alors appelée dona Anna, vit s’écouler les années de sa vie qu’elle n’employa pas à la civilisation de son peuple. Toujours magnifique dans ses réceptions, les ambassadeurs étrangers admis près d’elle admiraient la richesse infinie de ses costumes royaux, surtout lorsqu’elle était dans celui de son pays. Un Anglais voyageur, lui étant un jour présenté, fut tout étonné de l’entendre lui parler dans sa langue avec pureté. C’était don Pedro qui la lui avait apprise. Ce souvenir, lorsque l’Anglais demanda à Zingha le nom de son maître, fit venir des larmes dans les yeux de l’Africaine, et pourtant bien des années s’étaient écoulées[26] depuis ce moment-là. Ah ! c’est que le cœur n’a pas d’âge.

  1. Elle naquit en 1582. Sa mère, concubine du roi, s’appelait Changuella Caulamba.
  2. Oh ! quel monstre sera cet enfant !
  3. Les Giagues étaient anthrophages et plus cruels qu’aucun autre peuple de l’Afrique.
  4. Tombo, sacrifice. Plus les victimes étaient honorables, plus elles étaient agréables au dieu.
  5. Les Abyssiniennes n’ont pas les cheveux crépus ni le nez épate ; elles sont fort estimées pour la beauté dans le pays de Congo, où ce genre de figure est inconnu.
  6. Dont l’une lui succéda. Elles s’appelaient Cambo et Fungi, Ce fut Cambo qui fut reine de Matamba après Zingha.
    (Lettres Édifiantes.)
  7. Celui de Zingha, disent les missionnaires français et portugais, qui s’accordent à cet égard, valait plusieurs millions.
  8. Particulièrement des eaux de jasmin et de rose, qui sont adorables, et qui l’étaient surtout à cette époque : l’Espagne en tirait alors une grande quantité de la Zingha.
  9. On sait que c’est de là que nous les tirons
  10. Ce sont des hommes destinés à porter sur leur dos les personnes riches qui peuvent en entrenir dans leur écuries, car c’est la seule espèce de monture qu’il y ait à Loando (capitale du Matamba) ; les chevaux et les mulets y sont tellement rares qu’on regarde comme un luxe royal d’avoir quelques bêtes de sommes dans ses écuries à Losado.
  11. Elle n’était pas aussi noire que les nègres, disent les missionnaires, mais bien comme les femmes d’Abyssinie, seulement un peu plus foncée à cause de son père.
  12. Lettres édifiantes des PP. Labat et Manuel ; Vie de Zingha, reine de Matamba et d’Angola.
  13. Dona Maria Menexès, l’une des plus pieuses et des plus excellentes femmes de son temps.
  14. Pita, l’aloès. On fait des étoffes admirables avec le fil provenant des feuilles de l’aloès. Les vrais madras sont ce fil de pita.
  15. Les hurlemens de la tigresse au moment de ses amours, dit Bruce, sont tellement effrayans, que des voyageurs ont éprouvé une terreur aussi forte que s’ils eussent eu l’animal près d’eux.
  16. L’automne est une saison pluvieuse au Congo. Voyez Lettres édifiantes, Révolutions de l’Ethiopie et du Congo, Relation des Voyages d’Angola et de Matamba, Lettres édifiantes, du P. Labat.
  17. Singhille, devin-sorcier, prêtre. Ces hommes avaient le plus grand empire sur les nègres. Voir la Relation de l’Éthiopie occidentale par le P. Labbat.
  18. Tem-bam-Dumba, reine de Congo et de Matamba, fut la fondatrice des horribles lois des Giagues. Toutes les lois ont en général un esprit plus ou moins raisonnable, mais celles-ci n’ont que la soif du sang. Tem-Bam-Dumba était fille de Mussasa, encore plus féroce qu’elle.
  19. Tombos, sacrifices de créatures humaines, qu’on mangeait ensuite.
  20. Ils avaient alors des signes pour correspondre entre eux, mais ceux des Singhilles seulement ressemblent aux quipos des Indiens.
  21. Il n’y avait ni chevaux ni mulets dans le royaume d’Angola et de Matamba, du moins à l’époque où les missionnaires y étaient ; il était impossible d’élever un âne, un cheval, un mulet, ou tout autre quadrupède pour monture. Zingha et son frère avaient donc, ainsi que l’ont vu les PP. Labbat et Antoine de Gaëte, des esclaves qui se mettaient à quatre pattes ; le maître s’asseyait sur son dos, et l’esclave faisait le mulet ou le cheval !!!… Que les hommes qui plaignaient les nègres dans leur condition avec nous relisent cette partie des Lettres édifiantes, et nous serons encore bien philanthropes en nous comparant aux nègres du Congo envers leurs compatriotes eux-mêmes, qu’ils mangeaient alors et vendaient.
  22. 1 Elles avaient reçu au baptême les noms de dona Barbara de Sylva et dona Garcia Ferreja, que portaient leurs marraines.
  23. 2 Devin-prophète, parlant au nom d’un maître. Les Singhilles n’étaient pas autant renommés que les Giagues. Il ne faut pas les confondre avec le« Giagues des lois.
  24. Tous ces détails sont historiques et pris dans les Lettres édifiantes et dans les relations du royaume de Matamba et d’Angola par les PP. Labat et Antoine de Gaëte, les panégyristes de Zingha.
  25. j’ai déjà dit qu’elle était belle. Son nez était droit, ses lèvres fines et ses cheveux lisses et non crépus.
  26. Les Abyssiniennes ont un cœur et une âme admirables. On se rappelle ce que dit Bruce de la princesse Esther en Abyssinie. Voici, à ce sujet, un fait assez remarquable.
    Le duc d’Abrantès avait en Égypte une jeune esclave de couleur cuivrée, ayant le nez droit, les cheveux longs et lisses, et des formes ravissantes. J’ai vu le portrait de cette charmante enfant fait par le général Bardin, alors aide-de-camp de M. d’Abrantes, et actuellement existant à Paris. Xraxarane aimait beaucoup son maître, qui l’aimait beaucoup aussi. À cette époque, le duc n’était pas marié… Cette jeune fille avait surtout une grande admiration pour l’adresse de Junot à tirer le pistolet. Un jour il dit à quelques amis :
    — Vous allez voir combien Xraxarane a de confiance en moi !
    Il l’appelle, la place au bout de la chambre, pose sur sa tête une orange, lui recommande de ne pas bouger, se met en face d’elle, ajuste le pistolet, tire, et comme l’arme était chargée à poudre, l’orange demeura en place ; l’enfant fut très étonnée.
    — Pourquoi donc est-elle là, cette orange ? jamais il ne manque son coup !
    On eut beaucoup de peine à lui faire comprendre que Junot avait voulu l’éprouver, et que, quelque adroit qu’il fût, il n’était jamais assez sûr de lui pour tenter le coup avec une balle.
    — Mais, lui dit l’empereur, qui était présent à cette scène, vous n’aviez pas peur du tout, du tout ?
    — Oh ! non, dit la jeune fille avec un abandon charmant, s’il n’avait pas été certain de ne me pas faire mal, il ne l’aurait pas tenté. Tout ce que je savais, c’est qu’il ne me voulait pas faire de mal.
    Quelle adorable naïveté ! quelle confiance ! quelle âme ! Nous chercherions long-temps dans nos jeunes filles, je crois, avant d’en trouver une semblable.