L’Afrique équatoriale

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L’Afrique équatoriale
Revue pédagogique, premier semestre 18805 (p. 600-622).

L’AFRIQUE ÉQUATORIALE



L’Afrique est bien difficile à connaître ; elle offre une masse énorme qu’on aborde de tous côtés et qu’on ne si comment pénétrer. Aussi, il y a quelques années, que savait-on de la partie centrale ? Rien assurément, car les expéditions Courageusement accomplies par les Portugais étaient ignorées : mal dirigées d’ailleurs, elles n’avaient eu aucun résultat. Aujourd’hui le centre de l’Afrique est connu, sinon complètement du moins en grande partie, grâce à trois hommes dont le non restera à jamais honoré : Livingstone, Cameron et Stanley. Nous nous proposons d’étudier successivement leurs entreprises et d’en marquer le succès.

I. — David Livingstone est né en 1817 à Blantyre-Works près de Glascow. Il sort d’une famille honnête mais pauvre ; son père, longtemps employé dans une manufacture de coton, fit ensuite un petit commerce de denrées coloniales, et spécialement de thé. Il était très pieux, et jusqu’au moment de sa mort, qui arriva en 1856, il fut diacre dans un temple. Livingstone descendait alors le Zambèze ; il a dit dans ses mémoires : « À cette époque, je ne me promettais pas de plus grand plaisir que de m’asseoir au coin du feu de notre maisonnette et de raconter mes voyages à mon père ; il n'est plus, mais je vénère sa mémoire. »

David entra lui-même à dix ans dans une filature ; mais apprenti et ouvrier, il eut toujours un livre sur son métier. Il apprend l’histoire, la géographie, le latin ; il lit l’Évangile : sa vocation se révèle, il sera missionnaire, et pour être le médecin des corps comme celui des âmes, il étudie la médecine. La Sociélé des missions l’adopte, il est bientôt deux fois docteur, doctor in utroque jure, religioso et medico. La Chine l’attire, mais la guerre de l’opium éclate en 1840, et il part pour l’Afrique.

On doit s’arrêter sur les premières années de Livingstone. parce qu’il importe de bien connaître l’homme qui, pendant trente-trois ans, a vécu en pleine Afrique, depuis le cap de Bonne-Espérance et des Aiguilles jusqu’à l’Équateur, s’y est créé une nouvelle patrie et y a inscrit pour ainsi dire son nom à chaque pas. Son caractère explique son œuvre : il a marché presque seul, avec deux ou trois compagnons et quelques serviteurs ; ses armes ont été la douceur et la persuasion ; il a été puissant par la bonté ; c’est un vrai missionnaire, inspiré par l’amour des hommes et la pitié envers ceux qui souffrent. Il avait horreur de l’esclavage, et il a lutté contre lui de sa parole et de son exemple ; il a résisté tour à tour aux Boers Hollandais et aux Arabes qui le pratiquaient ; il a été un père pour les populations noires qui l’ont chéri ; et, si son enseignement religieux n’a pas été plus fécond, il ne faut pas s’en prendre à lui, mais à la misère et à l’ignorance des êtres infortunés auxquels il enseignait l’Évangile et qui ne le comprenaient pas. Il avait une belle âme et un cœur haut ; et il a donné, entre tous les explorateurs de terres inconnues, le plus large et le plus grand exemple de dévouement.

Livingstone toucha au Cap et gagna par mer la baie d’Algoa et le port Elisabeth. C'est de là qu’il partit pour l’intérieur ; il voyageait en char avec des bœufs ; il franchit les montagnes de la côte, les Nieuwveld et le désert de prairies qui les sépare du fleuve Orange. Ce fleuve passé en face de Klaarwater, il atteignit Kuruman, le chef-lieu des missions du pays, puis, se portant plus au nord, il s’établit à Kolobeng, à peu de distance de Shokouané, capitale du roi Séchélé, déjà converti au christianisme. Sous la direction de son beau-père, le vénérable pasteur Moffat, il fit son noviciat d’Afrique, et sa femme s’associa à son tour à tous ses travaux et à toutes ses fatigues. Missionnaire à poste fixe avant d’être missionnaire voyageur, il vécut en Africain au milieu des Bakaas ou Bakouenas ; il bâtit sa maison et cultiva son champ. Il se mêlait à la vie des noirs, prêchant au temple, dans la plaine, à la chasse, les suivant partout et non sans danger ; il manqua un jour d’être tué par un lion qui lui fracassa l’épaule. Le pays est fertile et les hommes sont doux, car l’esclavage les atteint à peine ; il apprit leur langue et celle de leurs voisins ; il se rompit aux marches et s’habitua à l’inclémence des saisons et du climat : robuste de corps, ferme d’esprit, assez confiant pour marcher sans escorte, il était mieux qu’aucun de ses devanciers préparé et destiné au succès.

Le départ pour le nord en 1849 fut patriarcal ; Livingstone emmène sur un char à bœufs sa femme et ses enfants : deux touristes, ses amis, l’accompagnent, AM. Oswell et Mungo-Murray. Ce n’est point l’appareil d’une expédition, et rien ne peut effrayer, ni même inquiéter les naturels. À Kehokotsa, il rencontre les sources d’une grande rivière, la Zouga, qu’il suit jusqu’à un grand lac dont elle est tributaire. Ce lac Ngami, vu pour la première fois par des Européens le 1 août 1849, est situe sur le 21° de latitude sud et le 21° de longitude est. Il est très étendu, mais peu profond. Son eau est douce, comme celle de tous les lacs de l’Afrique équatoriale, quand elle est haute : elle est saumâtre, dès qu’elle est basse ; le pays tout autour est vraiment beau. À la Zouga se joint en amont du lac une forte rivière, le Chobé, qui est lui-même grossi du Tso, un des bras du Téoghé. Au reste le Téoghé et le Tso ne sont que les deux bras de l’Embarras, rivière qui vient du nord-ouest. Autour du lac des rivières se groupent quelques petits étangs salés, La saison étant avancée, on revint à Koloheng pour repartir en avril 1850 ; la mouche tsetsé, qui n’est pas plus grosse qu’une mouche ordinaire, mais dont la piqûre est mortelle pour les bœufs et Les chevaux, détruisit les attelages : il fallut se retirer. Le troisième départ fut plus heureux, et grâce à un bon guide Bamangouato, le docteur gagna Le Chobé à Linyanti et fut reçu par le roi Schitouané. Ce roi puissant commande à plusieurs peuples : Makololos, Barolsès, Balakus. Bashoukoulampos, Banyéüis, Balobalès ; il les soumet à un dur régime, mais ne les opprime pas, et surtout il ne les livre pas à l'esclavage. Ils sont plus heureux que leurs voisins du nord, comme le remarque Livingstone. Mais d’autres soins occupent le docteur : ces indigènes parlent de grosses rivières qui coulent dans le nord avec des directions différentes, et de grosses montagnes qui les alimentent. Seraient-ce les hauts cours de ces grandes rivières dont on ne connaît que les bouches l’Ogoouë, le Congo, le Zambèze ? Le génie de l’exploration, qui était resté jusqu’alors caché dans l’âme du missionnaire, se révèle soudain ; l’Afrique équatoriale, qu’on croyait sèche et stérile, est un grand réservoir d’eau. Le Nil, dont les sources sont encore inconnues, n’en sortirait-il pas ? Nil, Congo, Zambèze se touchent peut-être à l’origine : « il faut voir ». Le docteur ne veut pas toutefois exposer à de périlleux voyages sa femme et ses enfants ; il les conduit au Cap et les envoie en Angleterre, 1852. Il raconte à ce moment que depuis douze ans il portait le même habit et sa femme les mêmes robes ; ses enfants étaient à demi nus. Avec l’argent des missions et sa part dans les bénéfices de chasse de M. Osweil, il les vêtit et se vêtit lui-même. Du reste la gloire que le missionnaire n’avait pas cherchée, mais dont le voyageur devait sentir l'aiguillon, commençait : la Société de géographie de Paris, pour la découverte du lac Ngami, lui décernait une grande médaille d’or.

Le docteur traversa de nouveau le désert de Kalaharri et, sans s’arrêter à Klaarwater, à Kuruman et même à Koloheng, où les Boers avaient détruit sa maison, il atteignit en novembre 1852 Linyanti sur le Chobé. Il y tomba malade de cette fièvre du pays qu’engendrent là chaleur et l’humidité ; le successeur : de Sébitouané, le nouveau chef des Makololos, Sékélétou, le fit soigner et guérir, et, dans sa bienveillance, il le conduisit par le Chobéau Zambeze, près de Séshéké. Quelle masse d’eau imposante ! Elle annonce un grand fleuve qui vient de loin, qui reçoit de gros affluents, et qui, par son cours tumultueux, indique une forte pente ; les montagnes de la ceinture du bassin doivent, à l’ouest et au nord, être éloignées et très élevées. Livingstone relève curieusement les noms expressifs dont se servent les indigünes. Séshéké, c’est le banc de sable blanc sur le bord de l’eau ; le Zambèze, c’est le fleuve par excellence, le beau fleuve. Il entreprend de le remonter avec des canots ; c’était facile au milieu de ces Barotsés si doux, chasseurs intrépides et en même temps infatigables laboureurs. Les affluents de la rive gauche donnent pou d’eau, mais ceux de droite roulent d’énormes volumes : ce sont la Simah, le Longo, la Kama, le Likoko, le Loeti ; chaque confluent est marqué par un village souvent considérable, comme Naméta, Naliélé ; et Les indigènes parlent des grands bois, des hautes prairies de l’ouest. Toutefois, à 14° 20’ de latitude sud, sur là rive gauche, se présente un gros confluent : le Zambèze vient de l’est évidemment et il reçoit un affluent du nord, le Liba. Un moment attiré à l’est, Livingstone se décida définitivement pour le Liba et avec ses canots atteignit le 13° à Nyamoana. Il continua la route par terre jusqu’au lac Dilolo, d’où sort le Liba ; il fut aidé par le chef bienveillant de Kabompo, Shinté, et se portant à l’ouest, il franchit les montagnes qui ferment le bassin du Zambèze, traversa des fleuves qui vont au nord, le Kasaï, le Couango, et qui certes appartiennent ou à un lac intérieur ou au Congo ; il dépassa un nouveau faîte, le Tula-Mangongo, trouva la Coanza et, par Cassangé et d’autres comptoirs portugais, arriva à Saint Paul de Loanda, le 31 mai 1854.

Il était malade ; à peine pouvait-il se tenir sur le bœuf qui lui servait de monture, et quand le commissaire anglais, M.Gabriel, lui donna sa propre chambre, il éprouva une sensation délicieuse en s’étendant dans un bon lit ; depuis six mais il couchait sur la terre. Les Portugais admirèrent cet Anglais qui avait traversé tant de contrées africaines et ils le comblèrent de soins. Dès qu’il fut remis, il explora la Coanza au sud, à Massangano et à Pongo-Andongo, et reprenant son chemin à l’est, il alla voir le chef Matiamvo, jaloux de Shinté et de Sckélétou. Il n’apprit rien des sources du Zambèze, que les indigènes plaçaient vaguement du côté du soleil, dans les montagnes, et il revint au lac Dilolo et au Liba. Shinté toujours empressé lui fournit des canots, et avec ses Makololos qui s’étaient enrichis à Saint-Paul en déchargeant des navires de houille, « pierre qui brûle », il revit Linyanti en novembre 1855.

IL le quittait dès le 3 novembre. Il connaissait le cours moyen du Zambèze ; il n’avait pu rechercher le cours supérieur ; le cours inférieur l’attirait ; il voulait le suivre à partir de Séshéké et achever la traversée de l’Afrique. Sékéletou l’accompagna jusqu’au fleuve avec deux cents hommes ; il lui faisait honneur et lui prouvait son amitié. Le docteur avait déjà vu de belles chutes, mais aucune qui pût se comparer à celle de Kalaï, en aval de Seshéké : Mosi oa tounya, disent les indigènes, la fumée tonne là-bas, « Persuadé, dit Livingstone, que, M. Oswell et moi, nous sommes les premiers Européens qui l’aient vue, je l’ai appelée la chute de Victoria ». C'est un pieux hommage rendu à la reine et sorti d’un cœur vraiment anglais. Le fleuve, large de mille mètres, tombe dans une crevasse de cinq mètres, rupture d’une chaussée de basalte : « Figurez-vous la Tamise tombant dans le tunnel effondré à trente mètres de profondeur, et vous aurez une idée approximative du spectacle le plus saisissant que l’on puisse contempler en Afrique ». Cette chute est sur le 180 de latitude sud par 23° 20' de longitude est. Le docteur ne put suivre le Zambèze ni ses rives, et il ne le retrouva que cent kilomètres plus bas, au confluent du Kafoué ; après trois cents kilomètres de descente, il le perdit encore dans les marais de Chicova ; après cent kilomètres de marche sur la rive droite, dans les monts Vunga et Lobola, il le rejoignit à Têté, limite des explorations des Portugais. Il avait signalé une seconde chute à Mpata (27° de long.) ; il en signala une troisième à Lupata (31° de long.), et il n’eut plus qu’à laisser glisser les canots jusqu’au confluent du Chiré, qui vient d’un lac, lui dit-on, et qui apporte beaucoup d’eau. Enfin, le 31 mai 1856, il arrivait à Quillimané, à l’embouchure du fleuve par 18° de lat. et 34° de long. La traversée de l’Afrique était accomplie, ct les divers étages de ses montagnes, depuis Saint-Paul jusqu’à Quillimané, montés et descendus.

Livingstone avait la fièvre ; il ne retrouva la santé qu’à l’île Maurice ; de là il gagna Suez, et le 22 décembre « il se trouva dans la vieille Angleterre, qu’il avait quittée depuis seize ans ».

Mais le repos ne pouvait lui plaire. Le Zambèze, qu’il n’avait pas complètement exploré, le rappelait, et aussi le Chiré : de quel lac sortait ce dernier ? Malgré lui, il pensait au Nil, que cherchaient alors Burton et Speke. Le Nil, le Zambèze, le Chiré avaient peut-être des sources voisines. Il quitta l’Angleterre le 1er mars 1858 sur la Perle, qui portait divisé en trois parties un petit bâtiment à vapeur, Ma-Robert, mère de Robert c’est le nom que les indigènes africains donnaient à mistress Livingstone, dont le fils aîné s’appelait Robert. Le docteur était accompagné de son frère, Charles Livingstone, et du docteur Kirk. On explora le delta du Zambèze, qui commence à Shupanga, à soixante kilomètres de la côte, Ce delta est traversé par dix canaux qui souvent se déplacent et souvent sont réunis ; les deux bouches principales sont le Quiliimané et le Zambèze proprement dit, entre lesquelles cinq autres bouches sont ouvertes ; et, au sud de la bouche Zambézienne, il en est trois autres le Kangoné et les Louaho. On remarque deux crues annuelles, l’une peu considérable d’avril à mai, l’autre très considérable de novembre à février. Le docteur Kirk établi qu’elles alternent avec celles du Nil, et cette alternance prouve que les réservoirs de l’un des fleuves sont au nord de l’Équateur et ceux de l’autre au sud.

Du sommet du delta de Shupanga, le docteur remonta le Zambèze sur le Ma-Robert ; mais ce navire marchait mai et les indigènes, qui le devançaient sur leurs bateaux à rames, l’appelaient l’Asthmatique. On atteignit enfin Têté, et on entra dans une partie du fleuve non explorée ; mais il fallut s’arrêter devant les rapides de Kebrabasa. Livingstone retrouva là d’anciens amis, des Makololos, qui avaient peine à reconnaître sous des habits neufs et solides celui dont ils avaient connu si longtemps les habits vieux et usés ; quelques-uns d’entre eux s’élançaient pour l’embrasser, mais les autres criaient : « Ne le touchez pas, ne gâtez pas ses beaux habits ».

Revenu à Têté, Livingstone descendit jusqu’au Chiré, où l’inconnu Faltirail ; remonta en janvier 1859 jusqu’à 46° 10’ de lat ; il fut arrêté par les cataractes de Mamvira, qu’il appela cataractes de Murchison. Rentré à Têté à cause du mauvais temps, il le quitta encore en mars, et, reprenant le Chiré, il revit les cataractes et, débarquant sur la rive gauche. il franchit le mont Zumba haut de 2, 185 mètres et trouva le lac Chirvà à 519 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce lac magnifique, entouré de collines boisées, à 430 kilomètres de long sur 85 de large : il est légèrement saumâtre. Mais sur le Chiré le Ma-Robert faisait eau de toutes parts ; les murs, d’un acier trop mince, s’étaient troués et le fond ressemblait à une écumoire. On alla le réparer à la côte, au Kopzoné et unc troisième fois on gagna à Chibisa les cataracles de Murchison. Livingstone et Kirk abordèrent sur la rive droite et remontèrent jusqu’au lac d’où sort le Chiré, jusqu’au Nyussa, qu’ils virent le 16 novembre 4839, trois jours avant l’allemand Roscher.

Cette grande découverte accomplie, l’exploration fut remise, ear la pensée du docteur allait du Chiré au Zambèze. Dans le mois de juin 1869, il remonta de Têté à Baroma une partie inconnue du fleuve ; de Baroma au Kafoué, il le connaissait ; mais du Kafoué à la chute de Victoria, c’était encore l’inconnu. Le docteur releva le cours, et le 9 août il revit la chute fumante, plus imposante que jamais. Sékélélou le reçut à bras ouverts ; il aurait voulu voir chez lui un navire anglais, il parlait « de faire sauter la chute d’un coup de canon ». Livingstone le quitta le 17 septembre et le 23 novembre il rentrait à Têté, maître du cours inférieur du Zambèze.

Avec le Pionnier, venu d’Angleterre pour remplacer le Ma-Robert, en juillet 1861, il visite, sur la côte au nord, la Rowouma, Qui, lui disait-on, sort du lac Nyassa. Mais il revient bien vite au Chiré et à Chibisa. Il fait porter au-dessus des cataractes un bateau léger, et le 2 septembre il est sur le Nyassa. Il Le remonte à l’ouest, il le traverse à la hauteur de l’île Chizumara ; du 15° 35' au 11° 20' de latitude, le lac compte 350 kilomètres et il est large de 95 ; les rivages sont fertiles et les eaux poissonneuses ; mais quelles tempêtes l’agitent ! Le docteur resta jusqu’au 27 octobre et le 30 novembre il était au Kongoné où arrivait mistress Livingstone qui lui amenait en vingt-quatre parties un nouveau navire d’exploration, la Dame du Lac, Lady Nyassa. C’est à Shupanga qu’on s’établit pour le monter. Mais sur cette terre humide la fièvre sévissait, et mistress Livingstone fut atteinte. Les efforts du docteur Kirk pour la sauver furent infructueux ; elle expira le 27 avril 1862 et fut enterrée à l'ombre d’un grand baobab : « Elle venait pour reprendre sa lâche ; et au lieu de ce pénible labeur, c’est le repos qu’elle à trouvé ».

Sans se laisser décourager, Livingstone recommença, mais sans succès, son expédition de la Rowouma. Il reprit ensuite « l’ancienne route, » le Chiré, Chibisa, les cataractes ; il explora ensuite le pays à l’ouest du lac jusqu’aux monts qu’il appela Kirk ; du sommet il vit le bassin du Zambèze, entendit parler d’un grand lac Bamba, Mais lui-même, il était épuisé par la fièvre, et revenu à la côte, il se laissa conduire à Mozambique, à Zanzibar, à Bombay et enfin en Angleterre : il rentrait à Londres le 29 juillet 1864.

C’est alors qu’à Newstead-Abbey, chez le docteur Wilson, il écrivit son second voyage. On put l’y garder un an, puis il repartit : on le vit un instant à Paris chez le baron Nau de Champlouis, et, le 28 janvier 1866, il arrivait à Zanzibar, ct le 14 avril à la Rowouma. Cette fois il la remonta par terre, tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche, jusqu’à Mtenndé. a travers les Makonndas, les Mabihas, les Makoas, les Ajahous ; il se convainquit qu’elle ne sortait pas du lac ; et, comme les populations devenaient hostiles, il renonça à tourner ce grand lac au nord, prit la route du sud-ouest, et à Moemmibé, 14 juillet, à 821 mètres d’altitude, il découvrit un splendide pays et avec quel bonheur : « Quand on travaille ainsi pour Dieu. dit-il, la sueur qui coule du front n’est plus un châtiment : elle est vivifiante et se change en bienfait ». Partout, hélas ! sévissait l’esclavage qui le trouble : « à hommes, s’écrie le missionnaire, est-ce pour un tel sort que Dieu a fait ses créatures ? »

Le 8 août, il est au lac, qu’il reconnaît comme un bassin fermé ; il signale au sud, au lieu où le Chiré prend son cours, un rétrécissement du lac que les indigènes nomment alors Pamalommbé ; il traverse et retrouve les Maravis, et, au mon Tchisia, il voit d’un côté le bassin fermé du Nyassa et de Vautre la vallée ouverte du Zambèze. Il s’y engage, rencontre des fleuves qui sont évidemment les tributaires du Zambèze. le Loanngoua, le Pamasi, le Nyamazi, et atteint une ligne de faîte, les monts Lobisa, qui courent à l’ouest. Là finit la vallée Zambézienne ; et au delà que trouve-t-on ? le Nil ou le Congo ? Il passe une rivière, le Chambèse qui va à un grand lac à l’ouest, une autre ligne de faîte, le Losammsoué, mais secondaire, et, suivant la rivière Lofou, il touche le 14 mai 4867 à la partie méridionale du Tanganyika, appelée Liemba, à 790 mètres d’altitude. C’est le fond d’un grand plateau, et à l’ouest s’étend un autre plateau, où sont, dit-on, de grands lacs et où la terre que l’eau délaie et couvre est l’empire de la fièvre et de la dysenterie, où les populations décimées par l’esclavage sr sont affolées de terreur et de cruauté. Qu’importe à Livingstone ? il veut savoir ce que deviennent ces eaux ; il parle du Nil, du Congo, du lac Tchad, et dès le 20 mai il s’élance à l’ouest : « Je vais, dit-il, à travers l’eau, la boue, chez des anthropophages ; je verrai : ou bien la fièvre me tuera : ou bien je serai mangé ».

Depuis le 20 mars 1867 jusqu’en juin 1869, on perd de vue le docteur ; on n’a de lui aucune nouvelle ; enfin on apprend qu’il est à Udjiji sur la rive orientale du Tanganyika ; en 1870, on sait qu’il est à l’ouest, dans le Manyema ; en 1871, on raconte qu’il est encore « sans secours, sans ressources, accompagné d’un petit nombre de serviteurs ; puis viennent des bruits de lutte, de maladie, même de mort. Des expéditions partent à sa recherche, mais toutes sans résultat, sauf celle qui est conduite par l’Américain Stantey.

M. Henri Stanley était un des correspondants d’un journal de New-York, le New-York Herald. On connaît cette grande feuille américaine, qui a sur tous les points du globe des agents qui lui transmettent des renseignements ; elle a été fondée en 1835 par M. J. Gordon Bennett, qui, en 1866, La laissa à son fils en l’estimant vingt millions. En octobre 1869, M. Stanley était à Madrid ; M. Bennett l’appela à Paris, et, comme il croyait que Livingstone vivait encore et qu’il voulait l’annoncer, il envoya Stanley à sa recherche. Le reporter fit un long détour pour glaner des nouvelles de Constantinople à l’Inde, et enfin il arriva à Zanzibar le 6 janvier 4871 ; il en partit pour l’intérieur le 31 mars. Nous ne le suivrons pas sur la route de Tanganyika qu’ont fait connaître Burton et Speke en 1857-58 ; nous dirons seulement qu’il triompha de tous les dangers, et que le 10 novembre il était en vue du lac et d’Udjiji ; il déploya le drapeau américain ct fit décharger les armes. On vint à lui ; il demanda des nouvelles de Livingstone ; par une fortune inespérée il le trouva lui-même, mais malade, affaibli et mal vêtu d’un pantalon gris et d’un paletot rouge ; il était temps de toute façon qu’on vint à son secours.

Livingstone lui raconta qu’il était parti le 20 mai 1867 de Tchitiméda pour l’ouest ; qu’après six mois de marche, par 9 de lat. et 26° de long., il avait atteint le lac Moero à 912 mètres d’altitude ; qu’il avait séjourné à Cazembé du 21 novembre 1867 au 5 mai 1868, explorant le pays, visitant au sud l’entrée du Louapoula dans le lac, et au nord la sortie du Loualaba ; qu’en remontant le Louapoula, il avait trouvé sur le 14° de lat. Le lac qui le forme, le Banngouéolo où Bamba, qu’on lui avait signalé des hauteurs du Nyassa ; que, revenant au nord, il avait été conduit au Tanganyika par la rivière Loufoukou ; qu’il avait suivi en barque la rive occidentale du lac jusqu’à l’île Kibizé, puis rejoint Udjiji le 14 mars 4869 ; qu’après avoir rétabli sa santé, il s’était engagé de nouveau à l’ouest, mais plus au non dans le Manyéma sur le Louamo qui, passant à Bambarré, l’avait mens, par 4° 40' de lat. et 24° 30' de long. E, au Loualaba, grossi depuis la sortie du Mocro des eaux du lac Kamolonndo : que sa santé n’avait pu résister aux chaleurs malsaines et aux pluies abondantes d’un pays qui reçoit par an du ciel 3m, 50 d’eau, et qui présente souvent l’aspect d’un lac de boue liquid et fumante ; que ses jambes s’étaient couvertes d’ulcères : qu’on l’avait ramené à Bambarré et qu’il y était resté six mois malade ; que le 2 mars 1871 il était reparti ; qu’en descendant le Louha, il avait revu le Loualaba, et l’avait suivi jusqu’à Nyanngoué par 4° 10’ de lat. sud.

Le fleuve a, en ce point, et en amont et en aval, tantôt 1,600 mètres, tantôt 5,000 mètres de large : quel est-il ? Est-ce le Nil ? est-ce le Congo ? On a contesté, on conteste encore que Livingstone ait désigné le Congo, et cependant voici ses propres paroles : « J’ai à me préparer à cette découverte qu’après tout c’est peut-être le Congo. » Il a manqué à la gloire de Livingstone d’exécuter une seconde fois la traversée de l’Afrique en suivant le fleuve dont il devinait l’importance et le nom. Une seconde fois, ses jambes refusèrent de le porter : il se til ramener au Tanyanyika et il arriva le 23 octobre 1871 à Udjiji : e Je n’étais plus qu’un squelette, disait-il, et j’étais ruiné ». Dix-huit jours après arrive Stanley : « Toutes mes fibres ont tressailli, écrit le docteur, c’est bouleversant : je suis heureux et confus… on refait ma fortune ; je relais ma santé : je renais »,

L’ardeur lui revient ; il s’embarque avec Stanley, et, relevant toute la partie septentrionale du lac, il se confirme dans l’idée qu’il forme le fond d’un bassin fermé ; puis il se porte au sud jusqu’à Ouriméba, 1er janvier 1872 ; il reconduit Slank jusqu’à Kasch, et le quitte en lui confiant ses notes, 14 mars.

Il se repose jusqu’en octobre, puis accomplit au sud le périple du Tanganyika, toujours convaincu qu’il est fermé, qu’il reçoit des eaux et n’en laisse pas échapper. Enfin il retourne par les monts Losammsoué au lac Banngouéolo ; il l’aborde par le sud-est ; il vale tourner. Mais la fièvre le saisi : ses jambes enflent ; ses forces déclinent ; ses servileurs africains, Souzi, Chouma et Wainwright le portent, et en le portant ils ont quelquefois de l’eau jusqu’au cou. Il cesse d’être attentif ; sa fin s’annonce ; il parle peu, il n’écrit plus ; c’est à peine s’il remarque la ligne de partage entre Le Zambèze et le Loualaba ; à Tchitambo, dans l’Ilala, le 19 mai 1873, il expire.

Les serviteurs entreprennent de rapporter le corps du maître qu’ils ont aimé, et le chef de Tchitambo, qu’ils redoutaient à tort, les aida de tout son pouvoir : « Il avait été à la côte, disait-il et il distinguait un Anglais d’un Arabe, » Le corps, après qu’on eût retiré et enterré avec honneur le cœur et les entrailles, fut embaumé et desséché au soleil ; puis la caravane se mit en route, portant Livingstone mort avec autant de dévouement qu’elle l’avait porté vivant, Quand partit-elle ? on ne le sait ; quelles furent ses étapes ? on ne le sait pas davantage. Ces noirs n’étaient pas de grands clercs et leurs notes son£ plus qu’obscures ; obéissant encore au maître qui n’est plus, ils achèvent le tour du Banngouéolo dans la boue, dans l’eau. Ms tombent malades, ils perdent plusieurs des leurs ; ils restent fermes dans leur projet, soutenus par l’espoir de l’accomplir. Ils retrouvent dans la vallée du Lipochosi, tributaire du Banngouéolo, le chemin que le maître avait descendu en 1872 : ils le remontent et ne le quittent plus jusqu’au Tanganyika, jusqu’à Ouriméba, d’où, relevant pour ainsi dire les pas de Stanley, ils atteignirent Kaseh, où ils rencontrent l’Anglais Cameron qui commençait son expédition, ct enfin ils revoient la mer.

Jacob Wainwright était le savant de la caravane : c’est lui qui avait fait l’inventaire des pauvres richesses et des précieux papiers du docteur, et c’est lui qui remit à dépouille mortels au Consul anglais : il l’accompagna même jusqu’à Londres.

L’Angleterre sait honorer ses enfants, et dans l’abbaye de Westminster, où tous les grands Anglais, généraux, ministres, écrivains, ont leur tombeau, le grand missionnaire explorateur fut inhumé le 48 avril 1874. Derrière le cercueil marchaient les quatre enfants, ses deux sœurs, la femme de son frère, son beau-père, le révérend M. Moffat ; venaient ensuite le duc de Sutherland, les lords Shaftesbury et Houghton, sir Bartle Frère, tout un long cortège d’illustrations, la Société de Géographie et son président, « tout le monde savant de la Grande-Bretagne ».

II. — Nous avons dit que la caravane qui rapportait des bords du lac Banngouéolo la dépouille mortelle de l’illustre Livingstone, avait rencontré à Kaseh un Anglais qui, recommençant l’entreprise heureusement accomplie par l’Américain Stanley, s’avançait au secours du missionnaire ; c’était le lieutenant de vaisseau Verney Howett Cameron. Cameron, dans une croisière sur la côte orientale de l’Afrique, témoin des atrocités de la traite des noirs, avait résolu d’attaquer « l’horrible mal dans sa source ». Deux fois il s’offrit à la Société de Géographie ; il proposait un grand dessein que Stanley exécutera plus tard ; il demandait « à se rendre au Victoria-Nyanza, à explorer ce lac, à gagner l’Albert, puis le Loualaba, pour descendre ensuite le Congo jusqu’à son embouchure ». Il ne lui fut permis que de recommencer la recherche de Livingstone. Il partit de Bagoyam (village sur le continent en face de Zanzibar) le 28 mars 1873 et s’achemina vers le Tanganyika. Il perdit bientôt un de ses compagnons, un neveu de Livingstone, M. Robert Moflat : il tomba malade lui-même à Kaseh ; et il était bien faible quand il vit passer la caravane qui ramenait le corps de celui qu’il cherchait. Un autre de ses compagnons, Dillon, tomba malade et le quitta pour mourir peu après, et, seul, il résolut de faire ce qu’il avait compté accomplir avec Livingstone, de joindre le Loualaba et de le descendre. Les marchands arabes l’aidèrent en le rançonnant et le conduisirent à Udjiji, 18 février 1871. Il reprit l’exploration du sud du lac ; il pensait à tort qu Livingtone l’avait négligée ; et, contestant l’opinion acceptée jusqu’alors de la fermeture du lac, il prétendait trouver une issue et il la chercha. En effet, sur la partie même de la côte que Livingstone avait suivie en canot en 1869, il entendit parler d’une décharge du lac, en un lieu que les Arabes ne fréquentaient pas, car il se trouvait entre les points de départ des caravanes du nord et des caravanes du sud, « en dehors, par conséquent, des lignes que suivent les traitants ». Dans les enseignements qu’il recueillit il y eut bien quelques contradictions ; mais enfin sur les indications d’un chef nommé Loukili, le 3 mai 1874, il arriva au Loukouga ; c’est le nom rue donnent les indigènes au fleuve formé par le grand lac. Je vis, dit-il, une sortie de plus d’un mille (1,609 mètres) de large, mais fermée aux trois quarts par un banc de sable herbu. Un seuil traverse même ce passage ; parfois la houle vient s’y riser violemment, bien que dans sa partie la plus haute il soit encore couvert de plus de six pieds d’eau ». Le chef affirma que plusieurs de ses sujets en s’abandonnant au cours du Loukouga, étaient arrivés au Loualaba. C’était un précieux renseignement. Caméron tenta lui-même de descendre la rivière, mais à peine fit-il cinq ou six milles ; il fut arrêté par des amas de végétations flottantes.

Le Tanganyika n’est donc pas un bassin fermé ; par une brèche, la seule reconnue jusqu’ici, les eaux traversent l’épaisse ceinture de montagnes qui l’entoure, sur le 6° de lat. Mais comment Livingstone n’a-t-il pas remarqué ce Loukouga ? Il a passé devant ; il l’a même traversé à son origine ! dans le mois de mars, il est vrai, ct le lac n’étant pas dans son plein, il dut sans doute tenir sa barque loin des rives marécageuses, et il ne distingua pas la rivière qui commençait des nombreux canaux sans courant qui se prolongent dans l’intérieur des terres et que Caméron constata lui-même.

C'est une grande découverte qui suffit pour illustrer un nom. Le Tanganyika s’écoule par le Loukouga dans le Loualaba.

Caméron revint à Udjiji pour se reposer ; puis s’engageant à l’ouest sur les pas du grand missionnaire, il arriva Le 8 août 1874 à Nyanngoué.

Il était plein d’espoir : il n’avait qu’à suivre le fleuve. Mais les Arabes qui l’avaient escorté jusque-là étaient bien décidés à ne pas le laisser pénétrer au nord-ouest dans les pays d’où ils tirent les esclaves : et en paraissant le servir, ils le trompèrent. le confièrent à un chef, Tipo-Tipo, qui l’emmena dans la vallée du Lomani ; ce chef lui parlait d’un lac Sankorra qui alimentait le Loualaha, de rivières qui du sud et du nord arrivaient à ce fleuve, mais il l’entraîna au sud-ouest, et le livra pour ainsi dire à un autre chef, Kassongo, près duquel, à Kilemmba, il trouva les Portugais. Des mains infidèles des Arabes, il était tombé dans des mains plus infidèles encore : il ne pouvait être que moins heureux ? Les traitants portugais faisaient aussi le trafic des noirs, et comme les Arabes ils écartèrent « des pays de production » l’Anglais ennemi de l’esclavage. L’un d’eux, José Antonio Alvez, noir métis, répétait sans cesse : « Ma parole vaut un écrit, je suis le plus honnête homme du monde » ; il mentait impudemment. Caméron fut leurré d’espoirs toujours déçus ; retenu à Kilemmba, du mois d’octobre 1874 au mois de février 1875, il explora les environs : il visita le lac Mokrya et ses îles flottantes ; il aperçut de loin, des bords du Lovoï, le lac Kassali. Il parlait encore d’aller au nord, au lac Sankorra, mais nul ne l’écoutait ; et Kassongo, qui avait refusé de le voir jusqu’alors et qui le reçut enfin, ne lui laissa le choix qu’entre la route du Tanganyika et celle du Benguela : « mieux valait traverser l’Afrique ». Mais Alvez retardait toujours le départ. Il était arrivé un autre « chenapan », métis aussi, Lourenço Souza Coimbra, fils du major Coimbra de Bihé, dans le Benguela. Ce scélérat fieffé s’habillait d’une robe de femme ; il était accompagné d’une troupe d’esclaves femmes qu’il maltraitait indignement, et sous prétexte de services, il avait des exigences odieuses et repoussantes. Ces misérables ne quittèrent Kilemmba que pour s’arrêter encore à Totéla : enfin après mainte fourberie, ils partirent réellement le 10 juin, Caméron arriva en dix jours à Lounga-Manndi et de l’Ouroua passa dans l’Oussammbé. Et partout que de ravages, que de misères ! De vils marchands échangent près des chefs noirs quelques étoffes, quelques armes contre des esclaves ; acheteurs et vendeurs sont aussi misérables les uns que les autres. Nous ne suivrons pas le voyageur dans toutes ses étapes ; pendant deux cents kilomètres, il se tint sur la crête des montagnes qui séparent les eaux du Congo des eaux du Zambèze ; enfin par 11° 20’ de lat. et 19° de long. E. il coupa la route qu’en 1854 avait parcourue Livingstone pour se rendre à Loanda. Il rencontra même un chef, Kolammbé, qui avait vu le missionnaire, mais la seule chose qu’il en put tirer, c’est que Livingstone était monté sur un bœuf, « circonstance qui paraissait avoir laissé dans sa mémoire une empreinte ineffaçable ».

Cameron se trouvait à peu de distance du lac Dilolo, et, continuant son chemin au sud-ouest, il atteignit Mona-Peho ; il y trouva quelques secours heureusement, car ses habits étaient usés ; les bas qu’il raccommodait lui-même avaient de si grands trous qu’il pouvait se servir d’une aiguille à voile. Quant à ses compagnons, ils étaient vêtus de haillons d’étoffes l’herbes ; une caravane le rencontra, et quand on sut qu’il ne voyageait que pour s’informer du pays, on le prit pour un fou.

Enfin Alvez, qui rentrait chez lui et qui se trouvait assez près de la mer pour trafiquer de la signature du voyageur anglais, lui fournit tout ce qu’il voulut, café, savon, étoffes ; il lui donna un guide sûr. La route était encore longue et pénible. Cameron eut un bon jour de repos, mais un seul, chez un sieur Gonçalvès, qui le fit coucher dans un vrai lit, entre des draps, pour la première fois depuis son entrée en Afrique. Après bien des marches, du haut d’une montagne il aperçut une ligne brillante qui au loin se détachait sur le ciel, c’était la mer : « Xénophon et ses dix mille ne l’ont pas saluée, dit-il, avec plus de bonheur que nous le fîmes alors, moi et ma poignée d’hommes exténués. Une ville était en vue, Catembéla, et le lendemain, 6 novembre 1875, nous vîmes venir à nous, avec des provisions, un blanc à l’air joyeux qui nous acclama, et, débouchant un flacon, but au premier Européen qui avait traversé l’Afrique de l’est à l’ouest. » Ce blanc était un Francais établi à Benguéla, un ancien officier de marine, M. Cauchoix. Caméron ne put répondre à la gaieté de son hôte ; il était malade, il avait le scorbut, et il fallut le porter à Benguéla. Il se remit promptement, et quinze jours plus tard, le 21 novembre, il put se rendre par mer à Loanda ; mais laissons le parler : « Le consul anglais me reçut assez mal, se demandant quel pouvait être l’individu pâle et défait Qui était devant lui. — Je viens vous rendre compte de ma personne, lui dis-je ; j’arrive de Zanzibar (ce nom le fit me regarder en face), à pied, ajoutai-je. — Il recula d’un pas, et laissant retomber ses deux mains sui mes épaules : — Cameron, mon Dieu, s’écria-t-il. — Je sentis qu’en David Hopkins j’avais un véritable ami. »

Cameron renvoya ses Zanzibarites sur un petit navire qu’il acheta et qu’il appela du nom de sa mère Frances Cameron ; il revint lui-même en Angleterre sur le Congo et le 2 avril 1876, il entra à Liverpool, « et ce fut avec le cœur plein de gratitude envers Dieu, qui lavait protégé à travers tant de périls, qu’il reconnut sa mère parmi ceux qui étaient venus saluer son retour ». Son absence avait duré trois ans et quatre mois.

III. — Ce que n’avait pu faire le commandant Cameron (il était parti lieutenant, mais pendant son expédition il avait été nommé commandant), un autre le fit, et cet autre fut l’Américain hardi qui avait retrouvé Livingstone en 1874, l’heureux reporter du New-York Herald, Henri Moreland Stanley. Cameron s’était proposé « de se rendre au Victoria Nianza, d’explorer le lac, de gagner l'Albert, puis le Loualaba, présumé le Conso, et de le descendre jusqu’à son embouchure. » La Société de Géographie de Londres repoussa ce plan ; Stanley Le reprit à son propre compte. Cameron, de retour en Angleterre, eut cette nouvelle et avec une généreuse résignation il s’écria : « Puissions-nous apprendre bientôt que tant d’efforts ont été couronnés de succès »

La seconde expédition de Stanley, nous venons de le faire pressentir, est due comme la première à l’initiative privée ; seulement au New-York Herald se joignit le Daily Telegraph. Stanley prend trois serviteurs anglais, Frédéric Barker et les frères Pocock. Le 22 septembre 1874, il est à Zanzibar et à Bagamoyo ; il y crée une armée de 400 hommes, avec quelle peine ! 6 Ce n’est, dit-il, que le commencement. Qu’importe ? Quand le soldat s’est coiffé de son casque, il est trop tard pour qu’il regrette de s’être enrôlé. » Il avait les meilleurs instruments scientifiques, des ballots de marchandises, des vivres. et un bateau, la Lady Alice, qu’il faisait porter démonté et qui se remontait avec une grande facilité. Il quitta Bagamoyo le 17 novembre 1874, et, au passage du Kingani, il fit avec sucrés l’épreuve de la Lady Alice ; à Kaseh, il quitta la route du Tanganyika et se porta au nord ; il eut beaucoup à souffrir ; il perdit un des frères Pocock, il livra une bataille à Vinyata contre les Ouarimi ; la guerre, les maladies, la désertion lui enlevèrent 120 Africains. Le 27 février 1878, il arriva à Kagehyi sur le Victoria, par 33° 13' de long. est et 2° 31' de lat. sud. Speke avait dit : le Victoria est un lac unique ; Livingstone avait dit : le Victoria est un groupe de lacs : qui avait raison ? Stanley tenait à répondre. Il laissa la caravane campée et fortifiée à Kagehyi, et, sur la Lady Alice, avec onze hommes d’équipage et un guide, il commença le périple du lac. Il trouva partout l’affreuse traite des noirs ; il n’est pas ému comme Livingstone, troublé comme Cameron, il s’indigne et s’irrite. Lui-même, il combat, et vainqueur entre dans la baie de Murchison, où le recoit le-chef de l’Ouganda, Mtésa, qui avait tant fait souffrir Speke. Mtésa combla Stanley d’égards ; il le fit accompagner par sa flotte et son amiral Magussa, mais la Lady Alice n’attendit pas les canots, releva promptement la côte occidentale, et après 38 jours d’absence reparut devant Kagehyi ; il était temps, la petite armée levait le camp pour se retirer, le maître les retint.

L’opinion de Speke était justifiée : le Victoria est un le unique. Cependant Livingstone avait affirmé sur le dire des indigènes qu’il y avait plusieurs lacs : il fallait les chercher, et du même coup explorer le lac Albert. Stanley enleva ses hommes de Kagehyi, les établit pour un moment dans l’île du Refuge, et débarqua ensuite à Doumo, août 1873, sur la côte occidendale, dans l’Ouganda. Il reçut de Mtésa une armée et le général en chef Sambouzi. Il franchit les montagnes entre le Victoria et l’Albert par un col haut de 1,800 mètres, au pied du fameux Gambaragara qui, par son altitude de 5,000 mètres, rivalise avec le Kilimandjaro et le Kénia ; il y trouva, étrange mystère, une tribu d’hommes blancs que, sans leurs cheveux laineux, on aurait pu prendre pour des Grecs. Le 11 janvier 1876, il était au village d’Ounyanpaka sur l’Albert ; il voulait descendre, monter la Lady Alice et explorer la belle et imposante nappe d’eau qui s’étendait sous ses yeux. Sambouzi s’opposa à toute descente, à tout séjour. Stanley se soumit en grinçant des dents, “et le 18 janvier il rentrait à Doumo.

Alors il se remet en route avec sa caravane, gagne le Kagera qui, disait-on, sortait de l’Albert et unissait les deux lacs : assertion inacceptable, l’Albert étant de cent mètres au-dessous du niveau du Victoria, et de hautes montagnes s’élevant entre eux. Le Kagera sort peut-être d’un autre lac ? La Lady Alice le remonte ; on trouve d’abord le lac Vindermere de Speke et enfin un lac que Stanley appelle Alexandra, du nom de la princesse de Galles ; et il étend le nom du lac à la rivière qui en sort, C’était une vérification des paroles de Livingstone, et le voyageur satisfait, poursuivant sa route au sud, arriva à Udjiji plein des souvenirs de son premier voyage.

Du 11 juin au 49 août 1876, il accomplit sur son bateau le périple du Tanganyika, et retrouve le Loukouga de Caméron, celte issue des eaux du lac vers le Loualaba.

C’était assez, et il n’avait plus qu’à marcher à l'ouest sur les pas de Livingstone et de Cameron. Mais les Zanzibarites ont peur de devenir esclaves dans le Manyema ; ils ont aussi peur d’être mangés dans ce pays d’anthropophagie ; 43 désertions se produisent ; d’autres se préparent ; Stanley met aux fers les chefs du complot et traverse le lac ; il suit le Louan, comme Livingstone et Cameron, et, après 40 jours de marche. le 25 octobre 1876, il est à Nyanngoué. Il ne veut pas s’arréter là comme Livingstone, ni se laisser entraîner au sud-ouest comme Cameron ; il observe, il s’informe, il cherche des renseignements ; il se convainc que le Loualaba et le Congo n€ sont qu’un même fleuve ; il n’hésite plus ; il déclare qu’il descendra la vallée.

Des contrées inextricables, des populations impitoyables l’attendent : qu’importe ! il n’a plus, dans sa petite armée, que 140 fusils et 70 lances : qu’importe encore ? il saura s’ouvrir un chemin. La faim l’attend sans doute, il ne peut emporter que pour six mois de vivres. Qu’importe encore ? « Dieu est avec nous », écrit-il.

Il avait connu Livingstone ; il pouvait en parler et ce fut pour lui à Nyanngoué une force et une autorité. Les indigènes répétaient : « Il a été avec le grand voyageur Daoud (David). avec l’homme blanc, notre ami, l’homme bon, qui nous protégeait contre les Arabes, contre les mauvais marchands, qui aimait notre pays, ses grands arbres, ses belles eaux, qu assurait que nous étions riches », et ils ajoutaient, en s’adressant à Stanley : « Aimez-nous comme lui ». Quel hommage ! et ces noirs, honorant le compagnon du bon missionnaire, le comblèrent de présents et de provisions et lui souhaitèrent bonheur et succès.

Stanley quitta Nyanngoué le 5 novembre 1876 ; l’inconnu, l’inexploré attirait : il était pris d’une joie enthousiaste que partageait son serviteur blanc, le seul qui lui restât, Frank Pocock. L’expédition, au dire des Arabes, était une folie, mais il se faisait un devoir de la tenter : s’il réussissait, quelle noble et à jamais mémorable conquête ! Il fit marché avec un chef arabe qui s’engagea à l’accompagner avec une escorte pendant 60 étapes ; l’escorte et une partie de la caravane suivirent la rive ; la Lady Alice descendit le cours de l’eau. Devant ce Loualaba, si large, si majestueux, devant ces puissantes forêts qui l’entourent, le voyageur est comme fasciné, et il communique son enthousiasme à ses compagnons. Au confluent du Riouki, on livra la première bataille, les naturels se montraient partout hostiles ; les présents ne les gagnaient pas. Frank Pocock se soumettait en vain au répugnant usage de la fraternité du sang. On passa les chutes d’Oukassa ; mais le 6 décembre, dans l’Ouasongero, la rivière fut barrée par quatorze grandes barques montées par de farouches ennemis, les Bakousous ; on les dispersa et On campa Sur la rive gauche à Vinyanjara. C’est là que les Arabes se retirèrent ; Stanley les paya, et se retournant vers sa troupe, dont il craignait le découragement, il s’écria : « Enfants de Zanzibar, dressez la tête… que les Arabes retournent à Nyanngoué dire à leurs amis quels hommes braves sont ceux-là qui conduisent l’homme blanc le long de la grande rivière jusqu’à ln mer ». Ï lui restait 148 personnes, hommes et femmes.

On dépassa les cataractes ; on franchit l’équateur, et au delà on reconnut le confluent d’une grande rivière qui vient de l’est et qui ne peut être que l’Ouellé de Schweinfurth. Une bataille livra un riche butin d’ivoire ; enfin le 1° 40° de lat nord fut atteint, et depuis lors la descente se fit au sud-ouest, après un rude engagement avec un peuple de nains féroces dont on l’avait menacé à Nyanngoué, qui étaient hauts de pieds 1/2 à 4 pieds, véritables chimpanzés, intelligents, armes de fusils à chevrotines : d’où les avaient-ils ? de la côte occidentale !! Stanley leur infligea un véritable désastre. Il a parfois de meilleures aventures : il reçoit d’une peuplade des vivres et des provisions ; il se fait le protecteur d’une autre qui l’adore comme un dieu. Enfin, il repasse au sud de l’équateur. C’est alors que trompé par la carte de Tuckey (1806), il tombe dans les chutes de Manassa : il manque d’y périr et perd le valeureux Frank Pocock ; il le pleure comme un ami, 3 juin 1877. Enfin il laisse derrière lui le confluent du Couango, et dix kilomètres plus bas, il livre sa dernière bataille, la trente-deuxième.

À Ni-Sanda, le 6 août 1877, il dut s’arrêter. Il n’était qu’à quatre jours de marche d’Emboma, mais les munitions et les vivres étaient épuisés ; il ne pouvait faire un pas de plus. Il envoya une lettre avec cette adresse étrange : à n’importe quel gentleman parlant anglais à Emboma ; il expliquait sa détresse et demandait du secours. Il signa : H. Stanley, commandant de l’expédition anglo-américaine, et il ajouta : « Vous pouvez ne pas connaître mon nom ; je suis la personne qui a découvert Livingstone en 1871. « 

MM. Motta Viega et Harrison envoyèrent des vivres de touie sorte. Pour comprendre la reconnaissance du courageux Américain, il faut se représenter ses souffrances pendant un voyage de neuf mois. En partant de Nyanngoué, le 6 novembre, il n’avait que six mois de vivres, et il n’indique sur le fleuve que deux endroits où on lui en donna ou vendit, et en petite quantité. Aussi à trente-cinq ans, il avait les cheveux gris. La caravane était en joie. « Le Congo a donc une fin, et notre maître va voir l’Océan et ses frères. « 

Stanley s’arrêta à Emboma, à Kabenda et à Loanda jusqu’en septembre ; il rétablit sa santé et celle de ses hommes ; il en perdit toutefois encore quelques-uns que les dernières fatigues et la faim avaient épuisés. Il s’embarqua sur l’Industry pour le Cap et Zanzibar ; il avait promis à ses compagnons de les rapatrier et il tint parole. Le sultan le remercia en le déclarant son ami et jura de surveiller les trafiquants de Tanganyika et du Loualaba et de faire cesser l’achat des esclaves. Si le sultan Seyd-Burghath est fidèle à son serment, Stanley, à lui seul, aura plus fait pour l’abolition de l’esclavage que toutes les nations de l’Europe et les États-Unis.

IV. — Voilà la grande œuvre de ces trois hommes qui sont l’honneur de l’humanité : Livingstone, missionnaire doux et bienveillant, qui a séduit les populations qu’il a traversées, qui pour toutes a été l’homme bon, seul nom qu’elles aient retenu de lui ; Cameron, le voyageur aussi conciliant que brave, qui n’a cédé que devant l’impossible et qui a su ménager et ses serviteurs et les indigènes ; Stanley, le conquérant, qui, mieux équipé, mieux pourvu, a pu aborder toutes les difficultés, triompher de tous les obstacles, des hommes et de la nature.

On a reproché à Stanley ses victoires ; on les a comptées ; il s’est battu trente-deux fois. Mais on oublie qu’il ne s’est jamais exposé pour s’exposer, de gaieté de cœur, inutilement ; le danger venait à lui, il devait se battre ou se retirer, et se retirer, c’était périr.

Livingstone, dans les seize premières années de son apostolat et de ses explorations, a rencontré des peuples doux, que le fléau de l’esclavage n’avait réellement pas atteints, que la guerre ne troublait pas sans cesse, qui vivaient encore tranquilles ; il venait seul, répandant la parole divine. Il a été bien reçu, et pour sa bonté il a été aimé. Il à lui-même, près du Nyassa, soutenu quelques engagements ; « il à fait parler la poudre » ; toutefois la persuasion était sa vraie force, et sa réputation l’ayant précédé sur le Chiré et sur le Loualaba, il montra sa douceur presque toujours et rarement sa fermeté, bien qu’il soit vrai de dire qu’il était aussi ferme que doux. Cameron ne voyage que sur les terres de l’esclavage ; mais entre les mains des trafiquants, soit arabes, soit portugais, et, pour ainsi dire, convoyés par eux, il sait heureusement dominer ces étranges auxiliaires qui l’ont trompé et détourné de son chemin et qui, s’il ne se fût pas fait craindre, l’auraient tué. Stanley, au delà de Nyangoué, n’a traversé que de rudes populations, pour la plupart sauvages et anthropophages, que l’esclavage avait à peine entamées et qui défendaient leur liberté ; blanc et soupçonné d’être Arabe ou Portugais, il est reçu en ennemi. L’énergique Yankee ne se trouble pas, il marche en vrai pioneer à travers les forêts, les jungles, descend sur le fleuve chutes et cataractes, va droit aux hommes, bon pour ceux qui acceptent ses présents et lui donnent des vivres, sévère pour ceux qui lancent des flèches, des zagaies ou des chevrotines. Sa force d’âme, sa vue sûre et ferme, sa décision l’ont protégé lui et les siens : on l’appelait le Maître ; et ce maître a été le salut de ses compagnons.

Ces trois grands hommes, au reste, ont une égale horreur de l’esclavage ; Livingstone en parle avec douleur et compassion, Cameron avec tristesse et chagrin, Stanley avec violence et haine ; tous les trois, ils n’ont qu’un même sentiment, que chacun exprime suivant son caractère et sa position ; Fun implore, l’autre négocie, le troisième combat, et tous, émus de la même pitié, conjurent l’Europe de porter dans ces terres, non pas nouvelles, mais nouvellement connues, la délivrance avec le christianisme et la civilisation.

Elles sont si belles, ces contrées du centre de l’Afrique, si fécondes, si riches en produits de toute sorte, en prairies, en forêts ; les animaux utiles sont si nombreux et la terre répond si bien au travail des hommes ; et ces hommes, nos semblables, bien qu’ils soient noirs, ont des cœurs qu’il faut toucher, des âmes qu’il faut ouvrir, des intelligences qu’il faut éclairer ; ils sont. comme nous, les fils de Dieu, dit Livingstone, et il ajoute : ils ont droit au pain de la vie ; ils ont droit au bonheur, dit Cameron ; ils ont droit à la puissance, dit Stanley.