L’Agence Thompson and Co./I/6

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Hetzel (p. 78-94).

VI

lune de miel.

Lorsque, le lendemain, Robert, vers sept heures, monta sur le pont, le navire immobile était mouillé dans le port de Horta, capitale de l’île de Fayal. De toutes parts, la terre bornait l’horizon.

À l’Ouest, flanquée de ses deux forts, la ville, d’agréable aspect, s’étageait en amphithéâtre, élevant les uns au-dessus des autres les clochers de ses églises, et couronnée par une éminence que surmonte un vaste édifice, couvent de Jésuites autrefois.

Au Nord, le regard était arrêté par la Ponta Espalamaca limitant un des côtés de la rade ; au Sud, par deux rochers limitant l’autre côté, le Monte Queimado (Montagne Brûlée), sur lequel s’appuie la digue qui ferme le port, et la Ponta da Guia (Pointe du Guide), ancien volcan, dont le cratère égueulé, la Chaudière de l’Enfer, est envahi par la mer et sert parfois de refuge aux pêcheurs lorsque le temps menace.

Vers le Nord-Est, la vue s’étendait librement jusqu’à la pointe occidentale de l’île Saint-Georges, distante de vingt milles environ.

À l’Est, c’était la masse énorme de Pico (le Pic). Sous ce nom, île et montagne se confondent, comme elles se confondent dans la réalité. Hors des flots, les rivages de l’île surgissent brusquement, et, par une pente ininterrompue, deviennent, deux mille trois cents mètres plus haut, le sommet de la montagne. Ce sommet, Robert ne put l’apercevoir. À douze cents mètres environ, un rideau de brume arrêtait le regard. Une incessante tourmente parcourait cet amas de vapeurs. Tandis que, sur le sol, les vents alizés soufflaient du Nord-Est, là-haut, des lambeaux de nuages se détachaient à chaque instant de la masse toujours reformée, et allaient se perdre en sens contraire, emportés par les contre-alizés du Sud-Ouest.

Au-dessous de ce rideau impénétrable, sur la pente descendant régulièrement jusqu’à la mer, des prairies, des champs, des arbres entouraient de nombreuses quitas, où les riches habitants de Fayal vont fuir les chaleurs et les moustiques de l’été.

Robert admirait ce panorama, quand la voix de Thompson le tira de sa contemplation.

« Eh ! bonjour, monsieur le Professeur. Intéressant, ce pays, j’ose le dire ! Si vous le voulez bien, monsieur le Professeur, j’aurai ce matin besoin de vos services. Les passagers doivent, vous le savez, débarquer à huit heures, d’après le programme. Quelques préparatifs sont indispensables auparavant. »

Ainsi poliment sollicité, Robert quitta le bord en compagnie de Thompson. En suivant le rivage de la mer, tous deux gagnèrent les premières maisons de Horta. Bientôt Thompson s’arrêtait, en montrant du doigt un assez vaste immeuble orné d’une enseigne en portugais, que Robert traduisit sur-le-champ.

« Un hôtel, dit-il. L’Hôtel de la Vierge.

— Va pour l’Hôtel de la Vierge. Entrons, cher monsieur, et abordons l’hôtelier. »

Mais celui-ci ne souffrait pas apparemment d’une pléthore de voyageurs. Il n’était pas levé. Il fallut attendre un quart d’heure avant de le voir apparaitre, à demi vêtu, les yeux gros encore de sommeil.

Robert traduisant demandes et réponses, ce dialogue aussitôt s’engagea entre l’hôte et Thompson :

« Pouvez-vous nous donner à déjeuner ?

— À cette heure !

— Mais non, à onze heures.

— Certainement. Ce n’était pas la peine de me déranger pour ça.

— C’est que nous sommes assez nombreux.

— Deux. Je le vois bien.

— Oui, nous deux, avec soixante-trois autres personnes.

— Diavolo ! fit l’hôte en se grattant la tête.

— Eh bien ! insista Thompson.

— Eh bien ! dit l’hôte, en prenant résolument son parti, vous aurez à onze heures vos soixante-cinq déjeuners.

— À quel prix ?

L’hôte réfléchit un instant.

— Vous aurez, dit-il enfin, œufs, jambon, poisson, poulet, dessert, pour vingt-trois mille réis, vin et café compris. »

Vingt-trois mille réis, soit deux francs par tête environ, c’était d’un invraisemblable bon marché. Tel ne fut pas sans doute l’avis de Thompson, car, par le canal de son interprète, il entama un marchandage effréné. Finalement, on tomba d’accord sur le prix de dix-sept mille réis, soit environ cent francs en monnaie française.

Cette question réglée, un autre marchandage recommença à propos des moyens de transport nécessaires. Après dix minutes de discussion, l’hôte s’engagea, moyennant un forfait de trente mille réis (cent quatre-vingts francs), à mettre, le lendemain matin, à la disposition des touristes, soixante-cinq montures, chevaux et ânes, ces derniers en majorité. Quant à des voitures, il n’y fallait pas songer, l’île n’en contenant pas une seule.

Témoin et acteur de ces discussions, Robert constatait avec un étonnement mêlé d’inquiétude que Thompson, s’en fiant à son heureuse étoile, n’avait absolument rien préparé.

« Voilà qui nous promet de l’agrément ! » se dit-il in petto.

Tout étant bien convenu, Thompson et Robert se hâtèrent d’aller retrouver les passagers, qui, depuis au moins une demi-heure, devaient attendre leur éminent administrateur.

Ils étaient tous là en effet, formant sur le quai un groupe compact et gesticulant. Tous sauf un, cependant. Comme il l’avait déclaré, Elias Johnson était resté à bord, manifestant par une rigoureuse abstention son horreur des tremblements de terre.

Dans le groupe des passagers, la mauvaise humeur était évidente, mais elle se calma d’elle-même à la vue de Thompson

sur le passage de la colonne…

île de fayal. horta, vue de la baie.

et de Robert. Seul, Saunders crut devoir protester. Et encore le fit-il avec une extrême discrétion. Il exhiba silencieusement sa montre, et, de loin, invita du doigt Thompson à constater que la grande aiguille avait notablement dépassé la demie de huit heures. Ce fut tout.

Thompson n’eut l’air de rien voir. Agité, aimable, s’épongeant le front à grands gestes, afin de donner une haute idée de sa dévorante activité, il s’empressa. Peu à peu, sous sa direction, la foule des passagers se pétrit, s’allongea, s’effila. La cohue se transforma en un régiment aux hommes bien alignés.

Les Anglais, habitués à cette singulière manière de voyager, se pliaient du reste aisément aux exigences d’un aussi militaire embrigadement. Cela leur semblait tout naturel, et d’eux-mêmes ils s’étaient massés en seize rangs composés chacun de quatre personnes. Seul, Roger de Sorgues fut quelque peu étonné, et dut même réprimer une intempestive envie de rire.

En tête, au premier rang, figurait lady Heilbuth flanquée de sir Hamilton. Cet honneur leur était bien dû. Et tel était sans doute l’avis personnel du baronnet, car il éclatait visiblement de satisfaction. Les autres rangs s’étaient organisés au gré du hasard ou des sympathies. Roger réussit sans peine à compléter celui de la famille Lindsay.

Thompson s’était naturellement excepté de sa combinaison. Sur le flanc de la troupe, en serre-file, rectifiant un alignement défectueux, réfrénant de personnelles velléités d’indépendance, il allait, venait, tel un capitaine, ou, comparaison peut-être plus exacte, tel un pion surveillant un convoi de potaches disciplinés.

Au signal, la colonne s’ébranla. En bon ordre, elle longea la mer, passa devant l’Hôtel de la Vierge, et l’hôtelier put, de sa porte, la suivre d’un regard satisfait. Cent pas plus loin, sur l’invitation de Robert, elle obliqua sur la gauche, et pénétra réellement dans la ville de Horta.

Combien moins engageante de près que de loin, la ville de Horta ! Une seule rue, bifurquée à son extrémité, la compose presque exclusivement. Raide, étroite, irrégulière, mal pavée, cette rue n’est pas précisément une agréable promenade. À cette heure de la journée, le soleil déjà brûlant l’enfilait de bout en bout, cuisant les nuques et les dos, et ses morsures firent bientôt naître des plaintes, que réprimait avec peine l’œil sévère de Thompson.

Les maisons dont la rue de Horta est bordée n’offrent pas assez d’intérêt pour faire mépriser par l’âme les doléances du corps. Grossièrement bâties en murs de lave d’une très grande épaisseur, afin de mieux résister aux tremblements de terre, elles seraient du dernier banal, n’était l’originalité qu’elles atteignent à force de saleté. De ces maisons, le rez-de-chaussée est régulièrement occupé, soit par des magasins, soit par des écuries ou des étables. Les étages supérieurs, réservés aux habitants, s’emplissent, grâce à la chaleur et au voisinage des étables, des odeurs les plus écœurantes et des plus ignobles insectes.

Chaque maison s’enfle d’un large balcon, d’une « vérandah » fermée par un treillage. Surveillant la rue, épiant les voisins et les passants, épluchant les faits et gestes de tous ceux que le hasard met à leur portée, les bourgeoises indigènes font de longues stations derrière leur abri protecteur. Mais, à cette heure matinale, aveugles étaient les balcons, leurs propriétaires ayant coutume de prolonger au delà du vraisemblable les heures consacrées au sommeil.

Sur le passage de la colonne, les rares promeneurs se retournaient avec surprise, les boutiquiers sortaient sur le pas de leurs portes. Que signifiait ce débarquement ? L’île était-elle envahie, comme au temps de l’usurpateur Don Miguel ? En somme, on obtenait un succès de bon aloi. Thompson avait le droit d’être fier. Il l’était.

Mais sir Hamilton l’était davantage encore. En tête, raide, droit, le regard fixé à beaucoup plus de quinze pas, tous les pores de sa peau criaient : « Moi ! ». Cette attitude orgueilleuse faillit même lui jouer un mauvais tour. Faute de regarder à ses pieds en tenant les yeux modestement baissés, le noble baronnet trébucha sur le pavé très cahoteux, et s’étala de tout son long. Un simple gentleman en eût fait autant. Par malheur, si les membres de sir Hamilton sortirent intacts de cette aventure, il n’en fut pas de même pour un accessoire de toilette absolument indispensable. Sir Hamilton avait brisé son lorgnon. Cruelle catastrophe ! Quel plaisir était possible désormais pour ce myope devenu aveugle ?

Vigilant administrateur, Thompson heureusement avait tout vu. Il s’empressa de faire remarquer au baronnet un magasin à la montre duquel on apercevait quelques misérables appareils d’optique, et, par l’entremise de Robert, un marché fut bientôt conclu. Moyennant deux mille réis — environ douze francs, — le marchand s’engagea à rendre dès le lendemain matin l’instrument réparé.

Au passage, on visitait églises et couvents sans grand intérêt. D’églises en couvents, de couvents en églises, on atteignit enfin l’éminence dominant la ville, et, suant, soufflant, mais toujours en bon ordre, on s’arrêta vers dix heures au pied de l’ancien couvent des Jésuites construit face à la mer. Aussitôt la colonne se disloqua, et, sur un signe de Thompson, le cercle se forma autour de Robert. Au premier rang, Blockhead avait poussé le jeune Abel, à côté duquel Van Piperboom — de Rotterdam — plaça son encombrante et massive personne.

« L’ancien couvent des Jésuites, annonça Robert en prenant la voix professionnelle du cicérone. Le plus bel édifice qu’ils aient élevé aux Açores. On peut le visiter conformément au programme. Je crois devoir vous prévenir toutefois que, si ce monument est remarquable par ses proportions considérables, il n’offre aucun intérêt artistique.

Les touristes, excédés par leurs précédentes visites, se déclarèrent convaincus. Seul, Hamilton, le programme à la main, exigea son exécution complète, et fièrement pénétra dans le couvent. Blockhead, de son côté, fit observer avec sagacité qu’on aurait pu tout au moins aller voir les proportions, puisqu’on les reconnaissait remarquables, mais personne ne daigna écouter l’épicier honoraire.

— Nous passerons donc à l’article suivant du programme, dit Robert.

Et il lut :

— « Vue magnifique. Cinq minutes. »

— Devant vous, expliqua-t-il, l’île de Pico. Au nord, Saint-Georges. Dans l’île de Pico, une agglomération de « quintas » indique le quartier de « La Magdalena », où les habitants de Fayal vont passer l’été. »

Ceci dit, Robert ayant rempli ses fonctions, le cercle se

horta. la calle reale.

rompit, et les touristes s’éparpillèrent à leur fantaisie en contemplant le panorama étendu devant eux. À leurs pieds, la ville de Horta semblait rouler à la mer. En face, le Pic dressait sa masse colossale, dont le sommet allait toujours se perdre au delà d’un chaos de vapeurs. Le canal entre les deux îles était maintenant empli de soleil, et les eaux miroitaient, incendiées, jusqu’aux rivages empourprés de Saint-Georges.

Lorsque le baronnet revint, sa visite terminée, la colonne déjà exercée se reforma avec rapidité. Elle se remettait en marche, quand le méticuleux passager brandit de nouveau l’inflexible règlement. Le programme portant : « Vue magnifique. Cinq minutes », il lui fallait ces cinq minutes.

On dut subir les fantaisies de cet original, et, dans un impeccable alignement, la colonne tout entière, face à l’Est, s’octroya, non sans de nombreux et légitimes murmures, cinq minutes de contemplation supplémentaires. Pendant tout ce temps, Hamilton, trompé par sa quasi-cécité, resta invariablement tourné vers l’Ouest. Dans cette direction, il n’apercevait guère que la façade aveuglante de l’ancien couvent des Jésuites, et cela, avec la meilleure volonté du monde, ne pouvait passer pour une « vue magnifique ». Mais ceci était un détail. Le baronnet considéra le mur avec conscience pendant les cinq minutes réglementaires.

La colonne enfin reprit sa route.

Dès les premiers pas, l’œil vigilant de Thompson découvrit qu’un des rangs était réduit de moitié. Deux passagers s’étaient éclipsés — les deux jeunes mariés, ainsi que le lui fit reconnaître un examen plus attentif. Thompson fronça le sourcil. Il n’aimait pas ces irrégularités. Toutefois, il réfléchit aussitôt que cette diminution de convives allait lui permettre d’imposer à l’hôtelier un équitable rabais.

Il était onze heures et demie, quand, toujours en bon ordre, mais harassés, les touristes firent leur entrée à l’Hôtel de la Vierge. L’hôte, rubicond et jovial, les reçut son bonnet à la main.

On prit place autour de la table. Sir Hamilton eut le vis-à-vis de Thompson que personne ne songea à lui disputer. Mary et Bess Blockhead, grâce à une savante manœuvre, se placèrent loin de leur famille, et purent ainsi se consacrer exclusivement au bonheur de Tigg définitivement cerné.

Quand la première faim fut calmée, Thompson prit la parole, et sollicita l’appréciation de ses passagers sur la ville de Horta.

« C’est superbe ! s’écria Blockhead, tout simplement superbe !

Mais il parut bientôt que Blockhead était seul de son avis.

— Affreuse ville ! dit l’un.

— Et sale ! renchérit un autre.

— Quelle rue !

— Quelles maisons !

— Quel soleil !

— Quels pavés !

On reconnaîtra le baronnet à cette dernière réclamation.

— Et quel hôtel ! dit à son tour Saunders, avec des grincements de scie dans la voix. On voit bien qu’on nous a promis des hôtels de premier ordre.

Saunders n’avait pas tout à fait tort, on doit le reconnaître. Certes, les œufs, le jambon, le poulet, figuraient en effet sur la table. Mais le service laissait singulièrement à désirer. La nappe ne manquait pas de trous, les fourchettes étaient de fer, et l’on ne changeait pas les assiettes, d’ailleurs d’une propreté douteuse. Thompson secoua la tête d’un air belliqueux.

— Ai-je donc besoin de faire observer à Mr. Saunders, siffla-t-il avec amertume, que les mots « Hôtels de premier ordre » n’ont qu’une valeur tout à fait relative ? Une auberge des faubourgs de Londres devient un confortable hôtel au Kamtchatka…

— Et en général, interrompit Hamilton, dans tout pays habité par un peuple latin, c’est-à-dire inférieur. Ah ! si nous étions dans une colonie anglaise !… »

Mais le baronnet ne put à son tour achever sa pensée. Le déjeuner terminé, on partait bruyamment. Thompson, sorti le dernier, eut la satisfaction de trouver la colonne reformée. Chacun avait repris de soi-même la place que le hasard ou sa volonté lui avait assignée le matin. Aucune contestation ne s’était élevée, tant l’idée de propriété naît aisément parmi les hommes.

Pour la troisième fois, au milieu d’un plus nombreux concours de population, elle suivit la rue si fatale au baronnet. En arrivant sur le théâtre de son accident, celui-ci jeta un coup d’œil oblique sur la boutique où il avait trouvé secours. Précisément, l’opticien était sur sa porte, comme tous les autres marchands, ses confrères. Lui aussi, il avait reconnu son client occasionnel. Et même, il le suivit d’un regard, dans lequel Hamilton crut lire — mais quelle idée ! — comme une expression de blâme méprisant.

Vers le haut de la rue, on tourna à gauche, et l’on continua de s’élever sur les flancs de la colline. Bientôt les dernières maisons furent dépassées. Quelques centaines de mètres plus loin, la route commençait à côtoyer un torrent aux capricieux méandres. Ses rives délicieuses et changeantes furent néanmoins dédaignées par la plupart de ces touristes trop alignés. Un site qui ne figurait pas sur le programme ne comptait pas. Disons mieux, il n’existait pas.

Après une marche d’un demi-mille, la route parut tout à coup fermée par une énorme barrière de rochers, du haut desquels l’eau du torrent se précipitait en cascade. Sans altérer son admirable alignement, la colonne évoluant à droite, continua de remonter la pente.

Bien qu’on fût à l’heure la plus chaude de la journée, la température demeurait supportable. Dans le ravin suivi par les promeneurs, les arbres abondaient. Cèdres, noyers, peupliers, châtaigniers, hêtres, répandaient leur ombre bienfaisante.

L’ascension durait depuis une heure, quand l’horizon s’élargit tout à coup. À un brusque tournant, la route déboucha à flanc de coteau, dominant une vaste vallée, en laquelle se continuait le ravin agrandi.

Thompson fit un signe, et les touristes formèrent de nouveau

horta. — les quais.
le cercle autour du cicérone. Les soldats, décidément, s’habituaient à la manœuvre. Quant à Robert, tout en ressentant vivement le ridicule de cette façon ultra-anglaise de voyager, il eut le bon esprit de n’en rien laisser paraître. Il dit sans préambule, d’un ton froid :

« C’est ici, mesdames et messieurs, le lieu de premier établissement des Flamands, qui colonisèrent cette île avant les Portugais. Vous remarquerez que les habitants de cette vallée ont conservé dans une large mesure les traits physiques, les costumes, le langage et l’industrie de leurs ancêtres. »

Robert se tut brusquement comme il avait commencé. Que les infortunés touristes fussent hors d’état de remarquer quoi que ce fût, ainsi qu’il les y invitait, ce n’était pas son affaire. D’ailleurs, on parut satisfait. On remarqua, puisque tel était le programme, de loin, de très loin, et aucune réclamation ne surgit.

Au signal de Thompson, la colonne se reforma comme un régiment exercé, et les yeux se détournèrent passivement du paysage enchanteur.

C’était vraiment dommage. Enserrée de collines aux doux contours, sillonnée par des ruisselets qui, réunis, deviennent plus bas le torrent dont on venait de remonter le cours, la Vallée Flamande s’étale, pleine d’une virgilienne mollesse. Aux gras pâturages où paissent des troupeaux de bœufs, succèdent des champs de froment, de maïs, d’orge, et, capricieusement dispersées, de blanches maisons brillent aux rayons du soleil.

— Une Suisse normande, dit Roger.

— Un reflet de notre pays, » ajouta mélancoliquement Robert en se remettant en marche.

Contournant la ville de Horta par le Nord, la colonne obliqua un peu sur la droite, et la Vallée Flamande ne tarda pas à disparaître. Après les champs rappelant les perspectives de la Normandie, on traversait maintenant des entreprises de cultures maraîchères. Oignons, pommes de terre, ignames, pois, tous les légumes défilèrent, sans préjudice des fruits, tels que pastèques, calebasses, abricots et cent autres.

Mais il fallut quitter ce quartier plantureux. La journée s’avançant, Thompson ne crut pas devoir pousser la reconnaissance jusqu’au bout du cap Espalamaca. Il prit la première route qu’il rencontra sur la droite, et l’on commença à redescendre vers la ville.

La route dévalait entre une succession ininterrompue de villas entourées de superbes jardins, terrain de fusion des espèces les plus disparates.

Aux essences exotiques, se mêlaient celles d’Europe, parfois extrêmement agrandies. Le palmier s’élevait auprès du chêne ; à côté de l’acacia, le bananier et l’oranger. Les tilleuls et les peupliers y voisinaient avec l’eucalyptus, le cèdre du Liban avec l’araucaria du Brésil. Des fuchsias s’y haussaient à la taille de nos arbres.

Il était quatre heures de l’après-midi. Sous le dôme majestueux des grands arbres, les rayons plus obliques du soleil déclinant ne se glissaient qu’atténués. Après le pays de Chanaan, c’était le Paradis terrestre.

Instinctivement, les touristes avaient ralenti le pas. Ils se taisaient. Dans l’ombre lumineuse des arbres, caressés par la brise attiédie, ils descendaient sans se hâter, en silence, jouissant de la délicieuse promenade.

On atteignit ainsi le fort de l’Ouest, puis l’on suivit le parapet qui le réunit au fort central. La demie de cinq heures sonnait à peine, au moment où les touristes arrivaient sur le port, à l’amorce de la grande rue de Horta. La colonne alors se disloqua. Les uns préférèrent rentrer à bord. D’autres se répandirent en ville à l’aventure.

Robert dut aller s’assurer à l’Hôtel de la Vierge que tout serait prêt pour le lendemain. Sa commission terminée, il retournait au Seamew, quand il se heurta à sir Hamilton.

Sir Hamilton était furieux.

« Monsieur, dit-il ex abrupto, il m’arrive une chose singulière. L’opticien chez lequel vous m’avez conduit ce matin refuse absolument, je ne puis savoir pourquoi, de faire la réparation convenue. Comme il m’est impossible de comprendre un mot de son damné charabia, vous m’obligeriez, en venant avec moi lui demander une explication.

— À vos ordres, » répondit Robert.

Entré dans le magasin du commerçant récalcitrant, Robert entama une discussion longue et bruyante, drôle aussi probablement, car il refrénait visiblement une violente envie de rire. Lorsque toutes les répliques eurent été échangées, il se retourna vers le baronnet :

« Le señor Luiz Monteiro, opticien, que voilà, dit-il, a refusé et refuse de travailler à votre service, parce que…

— Parce que ?…

— Tout simplement parce que vous avez omis de le saluer cette après-midi.

— Hein ?… fit Hamilton estomaqué.

— C’est comme ça ! Quand nous sommes passés, après le déjeuner, le señor Luiz Monteiro était sur sa porte. Il vous a vu, et, de votre côté, vous l’avez reconnu, il le sait. Vous n’avez pas daigné cependant esquisser le moindre salut. Tel est votre crime à ses yeux.

— Qu’il aille au diable ! » s’écria Hamilton courroucé.

C’est à peine s’il écouta Robert, qui lui expliquait l’invraisemblable rigueur du cérémonial aux Açores. Là, tout se fait suivant un inflexible protocole. Veut-on visiter un de ses amis, on a soin de solliciter préalablement son agrément. Si le médecin consent à vous soigner, le cordonnier à vous chausser, le boulanger à vous nourrir, c’est à la condition sine qua non que vous les saluerez fort poliment à chaque rencontre, et que vous les honorerez par d’affectueux présents à des époques fixées une fois pour toutes et variant avec les professions.

Tout ceci pénétrait difficilement dans le concept du baronnet.

« Vous avez omis de le saluer… »

Pourtant, il dut se soumettre. Avec son approbation, Robert apaisa par des excuses bien senties le pointilleux Luiz Monteiro, et la réparation fut de nouveau promise.

Hamilton et Robert arrivèrent à bord du Seamew au moment où la cloche appelait les retardataires pour le dîner. Celui-ci se passa joyeusement. Aucun, parmi tous ces passagers, qui ne se déclarât enchanté de ce début de voyage. On se faisait mutuellement remarquer la bonne entente qui n’avait cessé de régner entre les touristes. On se congratulait.

Si la ville de Horta avait déçu dans une certaine mesure, tous étaient d’accord pour reconnaître la splendeur des choses de la nature. Non, personne n’oublierait, ni cette évocation de la Suisse à la Vallée Flamande, ni la richesse de la campagne aux approches de la Ponta Espalamaca, ni ce retour exquis le long de la mer, ou sous l’ombre bienfaisante des grands arbres.

Au milieu de l’allégresse générale, Blockhead renchérissait avec ardeur. À plusieurs reprises, il avait déjà énergiquement déclaré à son voisin qu’il n’avait jamais — jamais, vous entendez bien ! — rien vu de plus beau.

Quant au parti de l’opposition, il était réduit à l’impuissance. L’écrasante majorité de l’Administrateur Général contraignait Hamilton et Saunders au silence.

Ce dernier semblait d’humeur particulièrement farouche. Pourquoi ? Était-il réellement d’une si méchante nature que la joie des autres fût pour lui une blessure ? Ou bien, son amour-propre souffrait-il d’une plaie secrète sur laquelle le contentement général eût coulé comme du plomb fondu ? En vérité on eût pu le croire, en l’entendant bougonner les épithètes méprisantes qu’il appliquait furieusement à ses compagnons, dont la satisfaction permettait de présager l’éclatante réussite du voyage entrepris. Il n’y put tenir, et, quittant la table, il monta promener ses aigres pensées sur le spardeck.

Le grand air peu à peu fit l’apaisement dans son cœur ulcéré. Sur ses lèvres minces comme le bord d’une coupure, un sourire naquit. Il haussa les épaules.

« Oui, oui, murmurait-il, c’est la lune de miel !… »

Et, s’étendant dans un rocking-chair, il contempla paisiblement le ciel étoilé, dans lequel, il en était sûr, naîtrait à son heure la lune rousse.