L’Agence Thompson and Co./II/4

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Hetzel (p. 290-316).

IV

la deuxième dent de l’engrenage.

Le lendemain, à six heures du matin, les quatre touristes mettaient le pied sur le quai, où ils devaient trouver un guide et des chevaux réunis par les soins de Robert et de Roger. Une véritable surprise les y attendait.

Non pas que les chevaux ne fussent point présents au rendez-vous. Ils étaient là, au contraire, mais multipliés d’une manière tout à fait imprévue. On pouvait en compter quinze, plus celui du guide, déjà chargé de son cavalier.

Le phénomène s’expliqua aussitôt de lui-même. Successivement, Mrs. Lindsay et ses compagnons virent arriver Saunders, la famille Hamilton suivie de quelques passagers, parmi lesquels Tigg, dont, depuis quelques jours, on oubliait un peu les sinistres projets.

Par bonheur, tout le monde ne faisait pas montre de cet esprit léger. Les misses Blockhead, à tout le moins, persistaient dans leur charitable surveillance. Qui apercevait Tigg, était toujours assuré de les voir.

Et de fait, cette fois encore, elles apparurent à dix pas derrière l’objet de leur sollicitude, précédant leur père qui, obligé bon gré mal gré de se soumettre au caprice de ses filles, considérait maintenant avec inquiétude le lot de montures parmi lesquelles il allait faire un choix téméraire.

Évidemment le secret de l’excursion avait transpiré, et la promenade intime se transformait en cavalcade, au grand déplaisir des deux Américaines et des deux Français.

Mais le sort leur ménageait un désagrément supplémentaire. Venant le dernier, tout seul, le quinzième cavalier s’avançait, sous les traits de Jack Lindsay. En l’apercevant, si Dolly et Roger firent simplement la moue, Alice et Robert, pour des raisons semblables qu’ils ne se confièrent pas, eurent le visage empourpré de colère.

Jack, sans avoir égard à la froideur ou à l’hostilité qui l’accueillaient, se mit en selle. Tout le monde l’imita sans tarder et en un instant la caravane se trouva prête au départ.

Pas tout à fait cependant. L’un des cavaliers s’époumonait encore à escalader sa monture. En vain il s’accrochait à la crinière, se rattrapait à la selle, il retombait toujours, vaincu dans cette lutte inégale contre la pesanteur. Suant, soufflant, il se dépensait en efforts grotesques, et ce spectacle d’un haut comique semblait très apprécié par les spectateurs.

« Voyons, papa ! fit d’un ton de reproche encourageant miss Mary Blockhead.

— Vous êtes bonne, vous, répondit d’une voix bourrue Mr. Absyrthus Blockhead. Croyez-vous que je sois léger ? Et puis, je vous le demande, est-ce là mon métier ? Je ne suis pas un horseguard, moi, et j’ai en horreur toutes ces rosses, je ne vous l’envoie pas dire. Franc comme l’or, ma fille, franc comme l’or ! »

Et Blockhead, posant définitivement les deux pieds sur le sol, épongea d’un air résolu son front ruisselant. Il ne ferait certainement pas de nouvelles et inutiles tentatives.

Sur un signe de Robert, le guide vint au secours du touriste en détresse. Avec son aide, Mr. Blockhead fut hissé jusqu’au sommet qu’il s’efforçait de gravir. Un peu vivement même, et il ne s’en fallut guère qu’il retombât de l’autre côté. Mais enfin ce désagrément lui fut évité, et la cavalcade put s’ébranler.

En tête marchait le guide, suivi de Robert et d’Alice, puis de Roger et de Dolly. Le troisième rang se glorifiait de sir et de lady Hamilton, et au cinquième Tigg chevauchait à côté de miss Margaret.

Si les misses Blockhead n’avaient pu en effet empêcher ce classement scandaleux, elles s’étaient du moins arrangées de manière à en atténuer les résultats, et elles cernaient le couple sacrilège. Au quatrième rang, miss Bess s’imposait à la compagnie de Saunders, tandis qu’au sixième, miss Mary réconfortait son malheureux père, qui, l’œil hagard, les doigts crispés sur la crinière de son cheval, se laissait docilement conduire, en regrettant amèrement le jour où il était né. De cette manière, Tigg n’échapperait pas à une surveillance incessante. Autour de lui des oreilles avides recueilleraient ses paroles, des yeux perçants sauraient profiter de la moindre faiblesse de l’adversaire, et la place momentanément perdue serait vite reconquise.

Le dernier des touristes, Jack Lindsay, s’avançait, silencieux et seul comme de coutume. De temps en temps, son regard suivait la file de ses compagnons, et se fixait une seconde sur le jeune couple qui en formait le premier rang. Une lueur alors s’allumait dans ses yeux rapidement détournés.

Ces regards, Robert les devinait sans les voir. C’est la présence de Jack qui, en lui inspirant une sourde inquiétude, l’avait décidé à prendre possession de la place qu’il occupait. Si Jack n’eût pas été là, Robert se fût effacé au dernier rang de la petite troupe.

Une autre raison l’avait aussi amené à se mettre à sa tête. Un instinct le portait à surveiller le guide qui lui inspirait une vague méfiance. Non pas que la conduite de celui-ci eût prêté jusqu’ici à la critique. Mais Robert lui trouvait un air louche, l’air d’un franc sacripant, pour tout dire, et il avait résolu de ne pas le quitter de l’œil, afin d’être prêt à intervenir, si un acte de ce serviteur occasionnel venait, au cours de l’excursion, confirmer son apparence.

Du reste, il n’abusait pas de la situation que les circonstances lui imposaient. Sans froideur, il ne disait que le nécessaire. Pour l’instant, après quelques mots sur la beauté du temps, il s’était tu, et Alice avait imité un silence qui semblait être de son goût. Les yeux de Robert, il est vrai, moins esclaves que sa

jack s’avançait silencieux.

langue, discouraient pour celle-ci et se détournaient à de fréquents intervalles vers le fin profil de sa compagne.

Mais l’intimité, pour être silencieuse, n’en accomplit pas moins son mystérieux travail au fond des âmes. À chevaucher ainsi côte à côte dans l’air tiède du matin en échangeant de rapides et involontaires regards, les deux jeunes gens se sentaient pénétrés de douceur. Un immatériel aimant attirait leurs cœurs si proches. Ils apprenaient ce merveilleux langage du silence et, à chaque pas, ils entendaient, ils comprenaient un peu mieux des mots qu’ils n’avaient pas prononcés.

On sortit rapidement par le Nord-Ouest de Las Palmas encore mal réveillée. Moins d’une heure après le départ, le sabot des chevaux frappait le sol d’une des excellentes routes qui rayonnent autour de la capitale. Celle que l’on suivait débuta comme une avenue, entre deux rangs de villas nichées dans la verdure. Toutes les essences poussaient dans leurs plantureux jardins où les palmiers agitaient leur panache.

Sur ce chemin fréquenté, de nombreux paysans croisaient les voyageurs. Juchés sur des chameaux dont l’élevage a parfaitement réussi aux Canaries, ils apportaient à la ville le produit de leurs terres. De complexion maigre, de taille moyenne, de grands yeux noirs éclairant un visage aux traits réguliers, ils ne manquaient pas d’une véritable distinction native.

Plus on avançait, plus la cavalcade s’allongeait. Des intervalles irréguliers naissaient entre les rangs. Bientôt, plus de deux cents mètres séparèrent Alice et Robert de Jack, toujours seul à la queue de la colonne.

De sa place, ce dernier continuait à surveiller le couple de tête, et progressivement la colère grandissait dans son cœur. La haine est clairvoyante, et Jack était riche de haine. Pas une des attentions de Robert pour sa compagne n’échappait au vigilant espion. Il saisissait au passage le moindre coup d’œil, et il en analysait l’impalpable et instinctive douceur. Il devinait presque les paroles et, peu à peu, il découvrait la vérité.

Ainsi donc, c’était pour soi-même que ce misérable interprète faisait si bonne garde, et Mrs. Lindsay semblait mordre à cet appât grossier. Loin de lui, déjà, alors que son cœur était libre, combien, en aimant un autre, n’allait-elle pas lui devenir hostile ?

En remuant ces pensées, il se sentait étouffer de rage. Par sa sottise, n’avait-il pas tiré les marrons du feu pour l’intrigant qui le supplantait ? Celui-ci, en effet, aurait-il eu la partie aussi belle, si Jack, en tendant la main à sa belle-sœur en péril, eut rendu inutile l’intervention d’un dévouement intéressé ?

Oui, il s’était lui-même créé ce rival. Et quel rival ! Instruit de tout ce qui s’était passé au Curral das Freias, Robert Morgand était conscient de sa force, puisqu’il s’était aventuré jusqu’à la menace.

Ces menaces, il était fort douteux, à vrai dire, qu’il les eût mises à exécution. Rien jusqu’ici dans les allures d’Alice n’autorisait Jack Lindsay à croire qu’elle fut mieux informée qu’au lendemain même de la scène du torrent. Mais ce qui n’était pas fait pouvait se faire, et peut-être, en ce moment même, Alice entendait-elle la confidence redoutée.

C’était un danger permanent suspendu sur la tête de Jack. Et, à ce danger, nul autre remède que la suppression du redoutable et unique témoin.

Par malheur, Robert Morgand n’était pas de ces hommes auxquels on s’attaque légèrement. Jack ne pouvait méconnaître que dans une lutte à front découvert, il avait peu de chances d’être vainqueur. Non, il fallait agir d’autre sorte, et compter plus sur la ruse que sur l’audace et le courage. Mais, même décidé à un acte de tortueuse traîtrise, l’occasion en était douteuse au milieu de cette quinzaine de touristes.

Ainsi peu à peu la haine de Jack se déplaçait. Momentanément au moins, elle quittait Alice pour retomber tout entière sur Robert. C’était la deuxième dent de l’engrenage. Assassin de sa belle-sœur, certes, mais assassin seulement passif, il en arrivait à préméditer formellement le meurtre de Robert, également impuissant d’ailleurs contre les deux jeunes gens qu’il détestait avec tant de fureur.

Pendant ce temps, ceux-ci, suivant une route opposée, oubliaient jusqu’à son existence. Tandis qu’en lui grandissait la colère, l’amour commençait à naître dans leurs cœurs.

Si la colonne des excursionnistes s’était, au sortir de Las Palmas, quelque peu égrenée, trois rangs du moins demeuraient en peloton serré, et Tigg, cerné de toutes parts, n’aurait pu concevoir un moyen d’échapper à ses vigilantes gardiennes. En proie à une sourde colère, les misses Blockhead ne le lâchaient pas d’un sabot de cheval. Même, dans son ardeur, miss Mary poussa plus d’une fois le sien jusqu’à heurter la monture de miss Margaret. C’était alors des « Faites donc attention, mademoiselle ! » et des « Mais je fais attention, mademoiselle ! », échangés d’une voix pointue, sans que les positions respectives des belligérantes fussent encore modifiées.

La campagne traversée était fertile et bien cultivée. Les champs succédaient aux champs, offrant aux regards tous les produits d’Europe et des tropiques, et particulièrement de vastes plantations de nopals.

Si les Canariens n’étaient pas, d’aventure, grands admirateurs de ce minotaure appelé Progrès, il ne faudrait pas s’en étonner. Adonnés exclusivement jadis à la culture de la canne, l’invention du sucre de betterave vient les dépouiller du fruit de leurs peines. Courageusement, ils couvrent leur pays de vignes : fléau contre lequel les doctes facultés n’ont pas trouvé de remède, le phylloxéra les assaille sans tarder. Aux trois quarts ruinés, ils remplacent alors la plante chère à Bacchus par des plantations de nopals à cochenille, et, en peu de temps, deviennent les principaux pourvoyeurs du précieux insecte tinctorial. Mais la science qui a déprécié leurs cannes à sucre, la science qui n’a pas su les défendre contre le microscopique ennemi du raisin, les attaque aussitôt dans leurs nouvelles tentatives. Elle crée les couleurs chimiques dérivées de l’aniline et menace d’un dernier et prochain désastre les malheureux éleveurs de cochenilles.

Les nombreux avatars qu’ont subis leurs cultures montrent en tous cas l’esprit d’initiative des habitants. Il est assuré que rien ne résisterait à leur patient labeur, s’ils n’avaient à lutter contre la sécheresse. Dans ces contrées brûlées par le soleil, et où plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années parfois se passent sans que le ciel accorde une goutte de pluie, la sécheresse est la véritable calamité. Aussi, que d’ingénieux efforts pour s’en défendre ! C’est un réseau serré d’aqueducs amenant dans les vallées les eaux des sommets. Ce sont des citernes creusées aux pieds des nopals et des aloès, dont les larges feuilles recueillent l’humidité des nuits sous forme d’une gelée blanche que fond le premier rayon de soleil.

Vers huit heures, la cavalcade s’engagea dans un vaste bois d’euphorbes. La route déroulait sa régulière ascension entre deux haies de ces plantes épineuses, contournées, à l’aspect étrange et méchant, dont la sève constitue un poison mortel. Mais, à mesure qu’on s’élevait, cette euphorbia canariensis fit place à l’euphorbia balsamifera de forme moins rébarbative, dont la peau luisante et tendue ne recèle qu’un lait inoffensif, qu’elle émet jusqu’à trois mètres de distance au moindre choc.

Une demi-heure plus tard, on parvenait au sommet de la Caldeira de Bandana, cratère exactement rond et creux de deux cent trente mètres, au fond duquel se trouvent une ferme et ses champs.

On visita ensuite au passage la Cima de Giramar, autre cratère comblé, et dont il ne subsiste plus qu’une cheminée sans fond, dans laquelle les touristes s’amusèrent à jeter des pierres fertiles en échos et, vers onze heures, on arriva enfin à Saint-Laurent, bourg de deux mille habitants, où le guide assurait qu’on trouverait à déjeuner.

On l’y trouva en effet, mais à la condition de ne pas se montrer trop difficile. Abondant en fruits délicieux, le bourg de
la caldeira de bandama.                    (Cliché Ch. nansen.)
Saint-Laurent manque un peu de ressources à d’autres égards. Il était fort heureux que le grand air eut aiguisé l’appétit des convives et leur fit ainsi découvrir des charmes au « gofio », qui constitua le plat de résistance. Sorte de bouillie de farine d’orge ou de blé fortement torréfiée et délayée dans du lait, ce mets national est, en réalité, d’un agrément contestable. Tous, la faim aidant l’accueillirent cependant avec plaisir, sauf toutefois l’irréconciliable Saunders, qui inscrivit sévèrement : gofio sur son éternel carnet. Lui imposer le « gofio » ! Rien que cela valait au moins cent livres d’indemnité !

Le déjeuner terminé, on se remit en selle. Mais l’ordre de marche avait subi quelques inévitables modifications. L’un des rangs, entre autres, comptait maintenant trois cavaliers : Tigg et ses deux vigilantes gardiennes.

Oui, grâce à une savante manœuvre, miss Margaret Hamilton avait été honteusement éliminée, et, de même que Mr. Absyrthus Blockhead, elle trottinait désormais solitaire, tandis que ses rivales victorieuses couvaient leur conquête d’un œil jaloux.

Cette révolution, d’ailleurs, ne s’était pas accomplie sans lutte. Quand Margaret, remontée à cheval, avait vu sa place occupée, une protestation était née dans son âme irritée.

« Mais, mademoiselle, avait-elle dit en s’adressant indifféremment aux deux sœurs, c’est ma place, je crois.

— À laquelle de nous faites-vous l’honneur… avait commencé miss Bess d’une voix aigre.

— … de vous adresser, mademoiselle ? avait achevé miss Mary également acide.

— Votre place n’est pas…

— … numérotée, je suppose ! »

Quant à Tigg, il n’avait rien entendu de ce dialogue en sourdine. Ignorant de la guerre déchaînée à son sujet, il se laissait faire comme d’habitude avec une aimable nonchalance, heureux après tout d’être ainsi dorloté.

Autre changement dans la succession primitive des excursionnistes. Jack Lindsay était passé de l’arrière-garde à l’extrême avant-garde. Précédant même sa belle-sœur toujours escortée de Robert Morgand, il marchait maintenant près du guide canarien et semblait soutenir avec lui une conversation animée.

Cette circonstance ne laissait pas d’exciter la curiosité de Robert. Le guide connaissait donc l’anglais ? La conversation se prolongeant, la curiosité de Robert ne tarda pas à se mêler d’une vague inquiétude. Jack Lindsay, en effet, paraissait redouter les oreilles indiscrètes et se maintenait avec son interlocuteur cent mètres en avant du premier touriste.

Que pouvaient donc comploter ce passager qu’il avait de si fortes raisons de suspecter et cet indigène aux allures inquiétantes ? Voilà ce que Robert se demandait sans trouver de réponse satisfaisante.

Il fut sur le point de confier ses soupçons à sa compagne. Ainsi que Jack l’avait justement discerné, Robert ne s’était pas jusqu’ici décidé à mettre ses menaces à exécution. Mrs. Lindsay ne savait rien. Il avait hésité à troubler la jeune femme par de pareilles confidences, à s’avouer instruit d’une affaire aussi délicate, et confiant après tout dans l’efficacité de sa vigilance, il avait gardé le silence. Une fois de plus, il recula au moment d’entamer ce brûlant sujet, et se résolut simplement à veiller plus soigneusement encore.

En moins de trois heures, on parvint à Gualdar, résidence des anciens rois berbères sur la côte nord-ouest ; puis, ayant traversé au retour le petit bourg d’Agaëte, on arriva vers cinq heures à Artenara.

Situé sur la pente intérieure de la chaudière de Tejeda, à une altitude dépassant douze cents mètres, le village d’Artenara est le plus élevé de toute l’île. De ce point, la vue est splendide. Le cirque, sans un éboulement, sans une fissure, déroule devant l’œil étonné son pourtour elliptique de trente-cinq kilomètres, d’où, vers le centre, convergent des ruisseaux, des chaînons de collines boisées, à l’abri desquels se sont fondés des hameaux.

Le village lui-même est des plus singuliers. Peuplé uniquement de charbonniers, qui, si on n’y met bon ordre, auront tôt fait de priver l’île de ses derniers vestiges de végétation, Artenara est une cité de troglodytes. Seule, l’église élève son clocher dans l’air libre. Les demeures des humains sont creusées dans la muraille du cirque. Elles s’étagent les unes au-dessus des autres, éclairées par des ouvertures qui jouent le rôle de fenêtres. Le sol de ces maisons est recouvert de nattes, sur lesquelles on s’assoit pour prendre les repas. Quant aux autres sièges et aux lits, la nature en a fait les frais, et les ingénieux Canariens se sont contentés de les sculpter à même le tuf.

Il ne pouvait être question de passer la nuit à Artenara. L’hospitalité de ces troglodytes eût été trop rudimentaire. On s’imposa donc encore une heure de marche, et, vers six heures, on put mettre définitivement pied à terre à Tejeda, petit bourg auquel la chaudière a donné son nom.

Il était temps. Quelques-uns des touristes n’en pouvaient littéralement plus. Pour les trois Blockhead notamment, un supplément de route eût été rigoureusement impossible. Tour à tour jaunes, vertes, blanches, il avait fallu à miss Mary et à miss Bess une âme héroïque pour accomplir jusqu’au bout la tâche imposée par leur humanité. Que de cris dont elles avaient dû étouffer la tonalité diverse suivant le sens des chocs auxquels les contraignaient leurs montures ! Mais aussi, quel soupir elles poussèrent en atteignant le port, c’est-à-dire l’auberge, dont le propriétaire regardait avec effarement cet arrivage inhabituel.

C’était une auberge, en effet, rien qu’une auberge, où le guide canarien amenait sa colonne de touristes. Fort suffisante pour lui-même, il l’avait estimée suffisante pour les autres, et il ne comprit rien aux mines renfrognées qui accueillirent le signal de la halte. En tous cas, il était trop tard pour récriminer. Puisque Tejeda n’avait rien de mieux que cette auberge, il fallait bien s’en contenter.

La réalité, d’ailleurs, était supérieure à l’apparence. Les
agaëte.

quinze touristes et leur guide parvinrent à dîner, au prix d’un nouveau gofio qui servit de prétexte à une nouvelle mention sur le carnet de Saunders. Mais les choses se compliquèrent quand il s’agit du logement.

Si, à force d’ingéniosité, on parvint à trouver un abri suffisant pour les dames, les hommes, enroulés dans des manteaux, des couvertures, voire des sacs, durent se contenter du plancher des salles ou de l’herbe du plein air.

Bien que le climat soit doux aux îles Canaries, le lever du soleil ne laisse pas d’amener une certaine fraîcheur très défavorable aux rhumatismes. Sir Hamilton acquit par expérience la connaissance de ce détail géographique. Réveillé dès le point du jour par de lancinantes douleurs articulaires, il lui fallut se frictionner avec ardeur, non sans maugréer contre le damné Thompson qui lui valait tous ces maux.

Saunders, pendant ce temps, le regardait d’un œil d’envie se livrer à cet exercice. Que n’eût-il pas donné pour constater dans son individu quelque douleur anormale ! Quel meilleur argument à faire valoir plus tard ? Et Saunders examinait ses jointures, les faisait craquer, se pliait, se cambrait à attraper un effort. Peine inutile. Dans ce corps noueux comme un chêne, le mal n’avait aucune prise, il dut le reconnaître en rechignant.

Toutefois, il ne négligea pas de noter sur son carnet le désagrément dont souffrait son compagnon. Qu’il n’eût pas eu de rhumatismes, soit ! mais enfin il aurait pu en avoir, puisque le baronnet en avait eu ! Il jugea que le risque couru n’était pas négligeable dans la bouche d’un habile avocat.

Le sommeil des misses Blockhead avait été chaudement abrité, et pourtant, dès leur lever, elles parurent bien malades. Raides, les lèvres tordues par la souffrance, elles s’avançaient péniblement en s’aidant de tout ce qui se trouvait à leur portée, meubles, murs ou personnes. Tigg, qui s’informa le premier de leur santé, connut la triste vérité. Les misses Blockhead avaient un lumbago !

Il fallait cependant partir. Coûte que coûte, ces deux victimes de la charité furent hissées sur leurs chevaux, non sans de lamentables gémissements, et la cavalcade entière se mit en route.

À ce moment, Robert fit une remarque singulière. Alors que tous les autres chevaux de la caravane, bien brossés et étrillés par les soins de l’aubergiste, semblaient complètement remis par cette nuit de repos de leur travail du jour précèdent, les montures du guide indigène et de Jack Lindsay paraissaient au contraire accablées de fatigue. À l’amalgame de poussière et de sueur qui recouvrait le poil de ces animaux, on eût juré qu’ils avaient, pendant la nuit, accompli rapidement une longue course.

Ce point ne pouvant être tranché sans un interrogatoire direct auquel il répugnait, Robert renferma en lui-même le soupçon subitement conçu.

D’ailleurs, si Jack Lindsay avait ourdi quelque complot avec le guide, il était trop tard pour intervenir avec efficacité. Les deux complices présumés n’avaient plus rien à se dire. Tandis que l’un demeurait en tête à son poste, l’autre avait repris sa place favorite à l’extrémité opposée de la petite troupe.

Il n’en formait plus toutefois l’extrême arrière-garde, où le remplaçaient maintenant Mr. Absyrthus Blockhead et ses agréables filles.

Cruelle situation des misses Blockhead ! Alors que l’amour du prochain les poussait en avant, une lancinante courbature les contraignait à ralentir coûte que coûte. Peu à peu, malgré leur énergie, Tigg échappa à leur surveillance défaillante, et bientôt les deux sœurs, cent mètres après le dernier touriste, durent constater, cramponnées à des selles cruelles, le triomphe d’une rivale abhorrée.

Partis de bonne heure, on arriva de bonne heure au gouffre de Tirjana. Le chemin pénètre dans cet ancien cratère par une des étroites fissures de la muraille de l’Ouest, puis, remontant en lacets, gravit la paroi de l’Est.

Depuis longtemps déjà, on en poursuivait péniblement l’ascension, quand la route se bifurqua en deux autres, de directions presque parallèles et formant entre elles un angle aigu. Alice et Robert, qui marchaient en tête, s’arrêtèrent et cherchèrent des yeux le guide indigène.

Le guide avait disparu.

En un instant, tous les touristes furent rassemblés au croisement des deux routes, en un groupe bruyant où ce singulier incident était vivement commenté.

Pendant que ses compagnons se répandaient en paroles, Robert silencieusement réfléchissait. Cette disparition n’était-elle pas le commencement du complot soupçonné ? De loin, il observait Jack Lindsay, qui semblait partager très sincèrement la surprise de ses compagnons. Rien, dans son attitude, n’était de nature à justifier les craintes, qui, de plus en plus, s’élevaient dans l’âme de l’interprète du Seamew.

En tout cas, avant de se prononcer, il convenait d’attendre.

L’absence du guide pouvait avoir les causes les plus simples. Peut-être allait-on le voir tranquillement revenir.

Mais une demi-heure s’écoula sans qu’il fût de retour, et les touristes commencèrent à perdre patience. Que diable ! on n’allait pas s’éterniser à cette place. Dans l’incertitude, on n’avait qu’à s’engager sur l’une des deux routes, au petit bonheur. On arriverait toujours quelque part.

« Peut-être vaudrait-il mieux, objecta Jack Lindsay, avec bon sens, que l’un de nous allât explorer pendant un millier de mètres l’une de ces routes. On serait ainsi fixé sur sa direction générale. Les autres resteraient où nous sommes, et attendraient le guide, qui, après tout, peut encore parfaitement revenir.

— Vous avez raison, répondit Robert, auquel appartenait ce rôle d’éclaireur, en regardant fixement Jack Lindsay. Quelle route êtes-vous d’avis que je choisisse ?

Jack se récusa du geste.

— Celle-ci, par exemple ? insinua Robert en indiquant la route de droite.

— Comme vous voudrez, répondit Jack d’un air insouciant.

— Va pour celle-ci, » conclut Robert, tandis que Jack détournait ses yeux où, malgré lui, passait un regard de plaisir.

Avant de partir cependant, Robert prit à part son compatriote Roger de Sorgues, et lui recommanda la plus grande vigilance.

« Certains faits, lui dit-il en substance, et notamment cette inexplicable disparition du guide, me font craindre quelque guet-apens. Ainsi donc, veillez avec soin.

— Mais vous-même ? objecta Roger.

— Oh ! répliqua Robert, si une agression doit avoir lieu, ce n’est pas contre moi vraisemblablement qu’elle est dirigée. D’ailleurs, j’agirai prudemment. »

Ces recommandations faites à demi-voix, Robert s’aventura sur la route qu’il avait lui-même choisie, et les touristes recommencèrent leur attente.

Les dix premières minutes s’écoulèrent aisément. Il fallait bien
tejeda.                    (Cliché Ch. Nanson.)
ce temps pour explorer un kilomètre de route au trot allongé d’un cheval. Par contre, les dix minutes suivantes parurent plus longues, et chacune d’elles rendit plus singulier le retard de Robert. À la vingtième, Roger n’y tint plus.

« Nous ne pouvons attendre davantage, déclara-t-il nettement. Cette disparition du guide ne me dit rien qui vaille, et je suis convaincu qu’il est arrivé quelque chose à M. Morgand. Pour moi, je vais à sa rencontre sans plus tarder.

— Nous irons avec vous, ma sœur et moi, dit Alice d’une voix ferme.

— Nous irons tous, » s’écria sans hésiter l’unanimité des touristes.

Quelles que fussent ses pensées cachées, Jack Lindsay ne fit à ce projet aucune opposition, et, comme les autres, il poussa son cheval à vive allure.

La route rapidement suivie par la petite cavalcade se déroulait entre deux murailles crayeuses coupées perpendiculairement.

« Un vrai coupe-gorge ! » gronda Roger entre ses dents.

Pourtant, rien d’anormal n’apparaissait. En cinq minutes, on eut franchi un kilomètre sans rencontrer un être vivant.

À un coude du chemin, les touristes s’arrêtèrent soudainement, tendant l’oreille. Un brouhaha confus, ressemblant au murmure d’une foule, parvenait jusqu’à eux.

« Dépêchons-nous ! » cria Roger en mettant son cheval au galop.

En quelques secondes, la troupe des cavaliers parvint à l’entrée d’un village d’où sortait le bruit qui avait attiré leur attention.

Village des plus singuliers en vérité, puisqu’il ne comportait pas de maisons. C’était une réédition d’Artenara. Ses habitants se logeaient aux dépens des murailles crayeuses dont la route était bordée.

Pour le moment, elles étaient vides, ces demeures de troglodytes. Toute la population, uniquement composée de nègres du plus beau noir, avait envahi la chaussée et s’agitait en poussant d’incroyables vociférations.

Le village, évidemment, était en ébullition. Pour quelle cause ? Les touristes ne songeaient pas à se le demander. Leur attention tout entière était confisquée par le spectacle imprévu qui s’offrait à leurs yeux.

À moins de cinquante mètres, ils apercevaient Robert Morgand, vers lequel la colère générale semblait converger. Robert avait mis pied à terre. Adossé à l’une des murailles transformée en ruche humaine, il se défendait de son mieux, en se faisant un rempart de son cheval. L’animal énervé se démenait avec fureur, et les ruades qu’il lançait de tous côtés maintenaient libre un large espace autour de son maître.

Il ne semblait pas que les nègres possédassent d’armes à feu. Néanmoins, quand les touristes arrivèrent sur le théâtre de la lutte, celle-ci touchait à sa conclusion. Robert Morgand faiblissait visiblement. Après avoir déchargé son revolver et s’être ainsi débarrassé de deux nègres qui demeuraient étendus sur le sol, il ne possédait plus comme arme défensive que sa cravache, dont le lourd pommeau jusqu’ici avait suffi à le sauvegarder. Mais, assailli de trois côtés à la fois, lapidé avec frénésie par une tourbe d’hommes, de femmes et d’enfants, il était douteux qu’il pût résister longtemps. Déjà plus d’une pierre bien lancée avait atteint le but. Le sang coulait de son front.

L’arrivée des touristes, il est vrai, lui apportait un secours, mais non le salut. Entre ceux-ci et Robert, en effet, plusieurs centaines de nègres s’interposaient, criant, hurlant, avec tant d’animation qu’ils ne s’étaient même pas aperçus de la présence des nouveaux venus.

Roger allait, comme au régiment, commander la charge a tous risques. Un de ses compagnons le prévint.

Tout à coup, parti des derniers rangs des excursionnistes, un cavalier s’élança en tempête, et tomba comme la foudre sur les nègres entassés.

Au passage, les touristes avaient pu reconnaître avec stupéfaction Mr. Blockhead, qui, pâle, livide, poussant de lamentables cris d’angoisse, se cramponnait au cou de son cheval emballé par les clameurs des nègres.

À ces cris, les moricauds répondirent par des exclamations de terreur. Le cheval affolé galopait, bondissait, piétinant tout ce qui se trouvait sur son passage. En un instant, la route fut libre. Cherchant un refuge au fond de leurs demeures, tous, les nègres valides avaient fui devant ce foudre de guerre.

Pas tous, cependant. L’un d’eux était resté.

Seul, au milieu du chemin, celui-là, un vrai géant à la carrure herculéenne, semblait mépriser la panique de ses concitoyens. Bien planté sur ses jambes en face de Robert, il brandissait avec orgueil une sorte de fusil démodé, quelque tromblon espagnol, que, depuis un quart d’heure, il remplissait de poudre jusqu’à la gueule.

Cette arme, qui, sans aucun doute, allait éclater entre ses mains, le nègre l’épaula et la dirigea vers Robert.

Roger, suivi de tous ses compagnons, s’était élancé dans l’espace déblayé par la brillante fantasia de l’estimable épicier honoraire. Arriverait-il à temps pour arrêter le coup prêt à partir ?

Fort heureusement, un héros le devançait : Mr. Absyrthus Blockhead, et son cheval enivré de liberté !

Tout à coup, celui-ci se trouva à deux pas du géant nègre absorbé dans le maniement inhabituel de son antique engin. Cet obstacle imprévu intimida le cheval emballé, qui, se calant au sol par ses quatre fers, pointa rageusement et s’arrêta net sur place.

Mr. Absyrthus Blockhead, au contraire, continua sa course. Emporté par son ardeur, et un peu aussi, il faut le reconnaître, par la vitesse acquise, il franchit l’encolure de son noble coursier, et, décrivant une courbe harmonieuse et savante, vint, à l’instar d’un obus, frapper le nègre en pleine poitrine.

Projectile et bombardé roulèrent de conserve sur le sol.

Au même instant, Roger et tous ses compagnons parvenaient sur le lieu de ce mémorable combat.

Mr. Absyrthus Blockhead franchit l’encolure de son noble coursier.

En un tour de main, Blockhead fut ramassé, jeté en travers d’une selle, tandis qu’un autre touriste s’emparait du cheval du cavalier désarçonné. Robert étant remonté sur le sien, la petite troupe des Européens s’évada au galop du village nègre par l’extrémité opposée à celle qui lui avait donné entrée.

Moins d’une minute après le moment où l’on avait aperçu Robert Morgand, tout le monde était en sûreté. Oui, ce délai si court avait suffi à Mr. Absyrthus Blockhead pour s’illustrer à jamais dans les fastes de la cavalerie, inventer une nouvelle arme de jet, et sauver un de ses semblables par-dessus le marché !

Pour le moment, ce valeureux guerrier ne paraissait pas en brillante condition. Une violente commotion cérébrale l’avait plongé dans un évanouissement qui ne montrait aucune tendance à se dissiper.

Aussitôt que l’on fut assez éloigné du village nègre pour n’avoir plus à redouter un retour offensif, on mit pied à terre, et quelques affusions d’eau froide suffirent à rendre le sentiment à Mr. Blockhead. Bientôt, il se déclara prêt à repartir.

Auparavant, toutefois, il lui fallut accepter les remerciements de Robert, auxquels — c’était un excès de modestie, sans doute — l’estimable épicier honoraire eut l’air de ne rien comprendre.

Au pas des chevaux, on contourna une heure durant le pic central de l’ile, le Pozzo de la Nieve, ou Puits de la Neige, ainsi nommé en raison des glacières que les Canariens ont ménagées dans ses lianes, puis on traversa un vaste plateau bossue de nombreux pitons, des « rocs » dans le langage du pays. Successivement, on passa entre ceux de Saucillo del Hublo, bloc monolithe de cent douze mètres, de Rentaïgo, de la Cuimbre.

Était-ce un reste de l’émotion causée par les nègres, était-ce le résultat de la fatigue, quoi qu’il en soit, peu de paroles furent échangées pendant la traversée de ce plateau. La plupart des touristes s’avançaient en silence, presque dans le même ordre qu’au départ. Quelques rangs seulement avaient subi une légère modification, Saunders, d’une part, s’étant attaché aux pas du valeureux Blockhead, Robert, d’autre part, chevauchant avec Roger, tandis qu’Alice et Dolly formaient le second rang.

Les deux Français parlaient de l’incompréhensible événement qui avait failli coûter la vie à l’un d’eux.

« Vous aviez deviné juste, dit Roger, en prévoyant un guet-apens, sauf que le danger était en avant, et non en arrière.

— C’est vrai, reconnut Robert. Mais pouvais-je supposer qu’on en voulût à mon humble personne ? D’ailleurs, je suis convaincu que c’est le hasard qui a tout fait, et que vous auriez reçu le même accueil, si vous vous étiez risqué à ma place dans ce village de moricauds.

— Au fait, demanda Roger, qu’est-ce que c’est donc que cette colonie noire en plein pays de race blanche ?

— Une ancienne république de nègres marrons, répondit Robert. Aujourd’hui, l’esclavage étant aboli dans tout pays dépendant d’un gouvernement civilisé, cette république a perdu sa raison d’être. Mais les nègres ont des cerveaux obstinés, et les descendants persistent dans les mœurs des ancêtres. Ils continuent, terrés au fond de leurs cavernes sauvages, à vivre dans un isolement presque absolu, parfois sans se montrer dans les villes voisines pendant toute une année.

— Ils ne sont guère hospitaliers, observa Roger en riant. Que diable avez-vous pu leur faire pour les mettre ainsi en révolution ?

— Absolument rien, dit Robert. La révolution avait éclaté avant mon arrivée.

— Bah ! fit Roger. Pour quel motif ?

— Ils ne m’en ont pas fait confidence, mais je l’ai deviné aisément aux injures dont ils m’abreuvaient. Pour comprendre une pareille raison, il faut savoir que beaucoup de Canariens voient d’un très mauvais œil les étrangers arriver chez eux en plus grand nombre chaque année. Ils prétendent que tous ces malades laissent dans leurs îles plus ou moins de leurs maladies et finiront par en rendre le séjour mortel. Or, nos moricauds s’imaginaient que nous venions dans leur village dans le but d’y fonder un hôpital de lépreux et de phtisiques. De là, leur fureur.

— Un hôpital ! s’écria Roger. Comment une pareille idée a-t-elle pu naître dans leurs têtes crépues ?

— Quelqu’un la leur aura soufflée, répondit Robert, et vous pouvez vous représenter l’effet d’une pareille menace sur ces cervelles puériles imbues des préjugés locaux.

— Quelqu’un ? répéta Roger. Qui donc soupçonnez-vous ?

— Le guide, dit-il.

— Dans quel but ?

— Dans un but de lucre, cela va de soi. Le drôle comptait bien prendre sa part de nos dépouilles. »

Vraiment cette explication était assez plausible, et il n’était pas douteux que les choses se fussent passées ainsi. Au cours de la nuit dernière, le guide avait dû préparer ce guet-apens et semer la colère dans ces légères cervelles de nègres faciles à enflammer et à duper.

Ce que Robert taisait, c’est la part que Jack avait sûrement prise à ce complot, et cela dans un but tout autre que celui d’un pillage immédiat. À la réflexion, il avait en effet adopté le parti de ne rien dire de ses soupçons. À une telle accusation, il faut des preuves, et Robert n’en avait pas. Des présomptions, certes. Mais il se trouvait hors d’état, le guide manquant, de fournir la moindre preuve matérielle. Mieux valait, dans ces conditions, faire le silence sur cette aventure.

Même plus armé, d’ailleurs, peut-être eut-il encore agi ainsi. Même alors, il eut préféré laisser impunie l’attaque subie, plutôt que d’en tirer une vengeance qui retomberait autant sur Mrs. Lindsay que sur son véritable auteur.

Pendant que les deux Français épuisaient ce point intéressant. Saunders avait entrepris Blockhead.

« Mes compliments, monsieur ! lui dit-il quelques instants après que l’on se fut remis en marche.

Blockhead resta silencieux.

— Quel damné plongeon, monsieur ! s’écria Saunders avec un harmonieux ricanement.

Pareil silence de Blockhead. Saunders se rapprocha en manifestant un vif intérêt.

— Voyons, mon cher monsieur, comment ça va-t-il maintenant ?

— J’ai bien mal ! soupira Blockhead.

— Oui, oui, accorda Saunders. Votre tête…

— Pas à la tête !

— Où donc ?

— De l’autre côté ! gémit Blockhead, couché à plat ventre sur son cheval.

— De l’autre côté ? répéta Saunders. Ah ! bon, bon ! fit-il, comprenant, c’est absolument la même chose.

— Que non ! murmura Blockhead.

— Parbleu ! répliqua Saunders, n’est-ce pas en tout cas la faute de l’Agence Thompson ? Si nous étions cent, au lieu d’être quinze, aurions-nous été attaqués, et auriez-vous mal à la tête ? Si, au lieu d’être à cheval, nous avions les porteurs annoncés par ses impudents programmes, auriez-vous mal… ailleurs ? Je comprends que vous soyez indigné, furieux…

Blockhead trouva la force de protester.

— Enchanté ! monsieur, dites enchanté, au contraire ! murmura-t-il d’une voix dolente, emporté par la force de l’habitude.

— Enchanté ? répéta Saunders stupéfait.

— Oui, monsieur, enchanté, affirma Blockhead plus vigoureusement. Des chevaux en veux-tu, en voilà, des îles avec des nègres… c’est extraordinaire, tout ça, monsieur, positivement extraordinaire !

Dans son exubérance admirative, Blockhead oubliait sa meurtrissure. Il se redressa imprudemment sur sa selle, étendit la main solennellement.

— Franc comme l’or, monsieur, Blockhead est franc… Aïe ! » cria-t-il en retombant subitement à plat ventre, ramené par un vif pincement au sentiment du réel, tandis que Saunders s’éloignait de cet incoercible optimiste.

Vers onze heures, on arriva dans un des nombreux villages qui se sont nichés entre les contreforts de la Cuimbre. On le traversait en causant, quand la route brusquement déboucha sur une petite place sans autre issue que celle par laquelle on avait pénétré. La cavalcade s’arrêta, fort embarrassée.

Il fallait nécessairement que l’on se fût trompé deux heures plus tôt, à l’embranchement des deux routes, et le seul remède était sans doute de revenir en arrière.

Robert, auparavant, voulut prendre langue auprès des habitants du village. Mais alors, une grave difficulté se présenta. L’espagnol de Robert paraissait inintelligible aux paysans consultés, tandis que l’espagnol de ces paysans demeurait mystérieux pour Robert.

Celui-ci ne s’en montra pas autrement surpris. Il n’ignorait pas l’incroyable diversité des patois de l’intérieur.

Cependant, à l’aide d’une pantomime animée, à force de répéter le mot « Tedde », nom de la ville où l’on désirait se rendre, et où l’on comptait déjeuner, Robert finit par obtenir un résultat satisfaisant. L’indigène, se frappant le front d’un air entendu, appela un gamin, le fortifia d’un abondant et incompréhensible discours, puis, du geste, engagea la cavalcade à suivre le nouveau guide qu’il lui improvisait.

Pendant deux heures, on marcha sur les traces du gamin sifflotant des airs entre ses dents. À sa suite, on gravit un sentier, on en descendit un autre, on traversa une route, on reprit un sentier, cela n’en finissait plus. Depuis longtemps déjà, on aurait dû être à destination. Robert, en désespoir de cause, allait s’efforcer de tirer coûte que coûte quelque éclaircissement du jeune conducteur, quand, au moment où on arrivait sur une nouvelle route, celui-ci agita joyeusement son bonnet, indiqua la direction du Sud, et, dévalant rapidement un sentier de chèvres, disparut en un clin d’œil.

Parmi les touristes, ce fut de la stupeur. Que diable avait donc pu comprendre le paysan canarien ? Quoi qu’il en soit, rien n’aurait servi de se lamenter. Il n’y avait qu’à repartir, et l’on repartit en effet, non pas vers le Sud, mais vers le Nord, seule direction où l’on eût chance de rencontrer la ville de Tedde.

Cependant, les heures passèrent sans que le clocher du bourg apparût aux voyageurs harassés et affamés. La journée s’écoula, que la cavalcade poursuivait toujours sa marche lamentable. Les misses Blockhead inspiraient notamment la pitié. Embrassant l’encolure de leurs chevaux, elles se laissaient transporter, n’ayant même plus la force de gémir.

Vers six heures, les touristes les plus courageux parlaient de renoncer et de camper en plein air, quand enfin on distingua des maisons. L’allure des chevaux lut aussitôt activée. Ô surprise ! c’était Las Palmas ! Une heure plus tard, la ville rapidement traversée, on arrivait au Seamew sans que l’on dût jamais comprendre comment on y était arrivé.

Les voyageurs s’empressèrent de prendre place à table où l’on commençait à servir le dîner, et entamèrent le potage avec entrain. Malheureusement, les principes qui présidaient deux jours plus tôt à la confection du menu étaient toujours en vigueur à bord du Seamew et le repas fut notoirement insuffisant pour ces estomacs affamés.

Cet inconvénient parut assez léger. Une question primait toutes les autres. Où en étaient les réparations de la machine ? Certes, elles n’étaient pas terminées. Le bruit des marteaux renseignait suffisamment à cet égard. Il pénétrait partout, ce bruit infernal, dans la salle à manger, où il scandait déplorablement les conversations, dans les chambres, d’où il faisait fuir le sommeil. Toute la nuit, il persista, portant à son comble l’exaspération des passagers.

La fatigue aidant, Robert avait néanmoins fini par s’endormir. À cinq heures du matin, le silence subit le réveilla. Tout s’était tu à bord du bâtiment.

Habillé en un tour de main, Robert monta sur le pont désert. Seuls au bas du spardeck, le capitaine Pip et Mr. Bishop causaient. Robert en quête de renseignements allait descendre les trouver, quand la voix du capitaine parvint jusqu’à lui.

« Ainsi, vous êtes paré, monsieur ? disait-il.

— Oui, commandant, répondait Mr. Bishop.

— Et vous êtes satisfait de vos réparations ?

— Euh ! fit Mr. Bishop.

Un silence suivit, et Mr. Bishop reprit :

— Artimon vous dirait, commandant, qu’on ne peut faire du neuf avec du vieux.

— Juste ! approuva le capitaine. Mais enfin, nous pouvons partir, je suppose ?

— Certes ! commandant, répondit Mr. Bishop… Mais arriver ?…

Un nouveau silence intervint, plus long que le précédent. Robert, en se penchant, vit le capitaine loucher d’une manière terrible, suivant sa coutume quand une émotion l’agitait. Puis il se pétrit le bout du nez et, saisissant enfin la main du premier mécanicien :

— C’est une péripétie, monsieur ! » conclut-il avec solennité en prenant congé de l’officier.

Robert jugea inutile de faire part à ses compagnons des fâcheux pronostics dont il avait irrégulièrement reçu la confidence. Quant à la nouvelle du départ, il n’eut pas besoin de la transmettre. Les volutes de fumée qui couronnèrent bientôt la cheminée renseignèrent là-dessus les autres passagers.

Il ne fallut rien moins que cette certitude d’un prochain départ, pour sauver l’Administrateur Général de la fureur de ses administrés, exaspérés par un déjeuner vraiment intolérable. Cependant, personne ne protesta. On se borna à tenir en rigoureuse quarantaine le coupable directeur de l’Agence. Seulement, tous les visages s’épanouirent quand, vers la fin du déjeuner, on entendit retentir les premiers commandements d’appareillage, qui permettaient d’espérer un plus supportable dîner.