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L’Agitation unitaire en Allemagne et le régime constitutionnel en Prusse/01

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L’Agitation unitaire en Allemagne et le régime constitutionnel en Prusse
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 513-563).
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L’AGITATION UNITAIRE
EN ALLEMAGNE
ET
LE REGIME CONSTITUTIONNEL EN PRUSSE

I.
ORIGINES ET PROGRES DU MOUVEMENT NATIONAL.

Un des spectacles assurément les plus curieux et les plus émouvans de notre époque, c’est l’alliance si fertile en complications de tout genre qui s’accomplit entre les questions de liberté et les questions de nationalité. Des esprits chagrins, ou trop ingénieux et visant au paradoxe, voudraient, il est vrai, séparer à toute force les deux causes désormais inséparables; ils ne demanderaient pas mieux que de les présenter en lutte et en contradiction ; à les entendre, ou du moins à traduire en termes précis leurs insinuations, tout serait factice, d’invention récente et de caractère équivoque, dans ces questions de nationalité. Rien cependant de plus naturel et par conséquent de plus ancien que le désir de s’assembler quand on se ressemble; rien de plus légitime que la tendance des peuples déjà unis par la communauté du sang, de la langue, d’une tradition et d’une civilisation identiques, à se fondre harmonieusement dans un organisme politique et social qui assure leur indépendance au dehors et leur développement à l’intérieur. Ce qui est nouveau seulement, c’est la force que les causes nationales puisent de nos jours dans les libertés représentatives et constitutionnelles, l’appui qu’elles cherchent dans les principes modernes. Autrefois il semblait que l’absolutisme seul fût chargé de la mission de créer les états : la constitution d’une unité nationale fut presque toujours la tâche des conquérans et des despotes de génie, et la violence, la ruse entraient pour beaucoup dans leurs œuvres, La violence et la ruse n’ont certes pas disparu de ce monde; mais il est quelque chose de non moins évident, c’est que les peuples qui cherchent aujourd’hui à constituer leur nationalité demandent leur salut à la liberté bien plus volontiers qu’au despotisme. Ce qui s’ajoute ainsi de légitimité, de dignité à leurs efforts, tous les esprits vraiment libéraux le savent et s’en félicitent.

Un des honneurs impérissables de l’homme qui a tenu tant de place dans le mouvement dont nous essayons de définir le but et le caractère, un des titres les plus sérieux de M. de Cavour à la reconnaissance du monde, c’est de n’avoir jamais séparé la cause italienne du développement des libertés parlementaires. Et aujourd’hui même si, — malgré les réserves bien légitimes des uns, les griefs trop fondés des autres contre l’esprit envahissant de l’Allemagne, — le mouvement qui se produit au-delà du Rhin a quelque droit au respect et à la sympathie de tout homme éclairé, c’est qu’il porte inscrites sur son drapeau ces nobles et significatives paroles : « unité par la liberté. » Certes l’entreprise des Allemands rencontre des obstacles redoutables, et il faut bien reconnaître que celle des Italiens n’est guère plus favorisée à quelques égards. Gardons-nous cependant de désespérer de l’issue heureuse de ces généreux efforts, et soyons au moins assez avisés peur n’en médire qu’après les avoir vus, ce qu’à Dieu ne plaise ! complètement échouer.

Si l’œuvre italienne est forcément arrêtée dans sa marche triomphante par la question épineuse et en apparence presque insoluble du pouvoir temporel du pape, de même l’œuvre allemande, bien moins avancée encore, est depuis quelques mois en grand péril par suite du conflit qui se prolonge entre les chambres prussiennes et le roi Guillaume Ier. Sans insister plus longtemps sur un rapprochement entre ces deux entreprises qui nous éloignerait du but de notre étude, bornons-nous à remarquer que l’intérêt de la crise parlementaire en Prusse est dans le lien qui la rattache à cette grande question de l’unité par la liberté, déjà débattue avec tant de puissance et d’autorité au-delà des Alpes. Ici s’arrête la similitude, et le mouvement allemand, qui doit nous occuper à l’exclusion de tout autre, a un caractère original qu’il est impossible de méconnaître. Ce mouvement se concentre aujourd’hui en Prusse, mais l’on en comprendrait mal l’importance, si on ne l’observait à son début et dans l’Allemagne entière. On se tromperait en effet, si on ne voulait voir dans la lutte que M. de Bismark-Schœnhausen vient d’engager avec la représentation nationale qu’un désaccord ordinaire sur les attributions des divers pouvoirs, une question purement constitutionnelle : au fond du débat gît un problème bien autrement grave et d’origine bien plus ancienne, celui même de la constitution future de l’Allemagne. Les députés qui composent la majorité dans les chambres prussiennes sont en même temps les partisans les plus ardens et les orateurs les plus écoutés du National Verein de Cobourg, et ils avouent hautement n’avoir élevé de difficultés sur le budget qu’afin de forcer le gouvernement à donner la promesse solennelle d’une action plus résolue dans l’œuvre de l’unité allemande. D’un autre côté, M. de Bismark lui-même ne s’est pas fait faute d’insinuer parfois ou de laisser insinuer qu’il ne sortait de la légalité prussienne que pour rentrer dans le « droit allemand, » et qu’il ne prenait en main la dictature que pour une « grande initiative. »

C’est donc, nous le répétons, le mouvement général de l’Allemagne qu’il faut ne pas perdre de vue en étudiant le mouvement prussien. On a plus d’une fois comparé la situation de la Prusse en face de l’Allemagne à celle qu’avait le Piémont vis-à-vis de l’Italie avant la guerre de 1859. Quand M. de Schleinitz crut devoir émettre une note politico-morale, suivant l’expression qui eut cours dans le public allemand, pour protester contre l’occupation des Marchas par le général Cialdini, M. de Cavour lui répondit avec une malicieuse finesse que « la Prusse saurait un jour gré au Piémont de l’exemple qu’il venait de donner. » Or de même qu’il serait puéril de vouloir écrire l’histoire parlementaire du Piémont en faisant abstraction de la grande question italienne, de même il serait impossible d’exposer la crise constitutionnelle en Prusse sans présenter dans son ensemble le travail des idées unitaires qui ne cesse depuis tant d’années d’agiter l’Allemagne. Raconter ce mouvement, ce serait faire en quelque sorte l’histoire de l’esprit public des peuples de la Germanie depuis la forte impulsion qi*i avait été imprimée à leur génie par la guerre de délivrance. Nous ne traiterons, bien entendu, ce vaste sujet que dans ses phénomènes les plus généraux. Deux groupes de faits, deux sujets d’études distinctes se présentent dans le cadre ainsi tracé. Le premier nous éclairera sur le mouvement des partis en Allemagne depuis l’établissement du pacte fédéral jusqu’à la restauration, en 1851, du régime un miment supprimé par les tempêtes de 1848 ; l’autre embrassera toute la période écoulée depuis lors jusqu’au moment où nous sommes, et où les efforts de l’esprit allemand viennent se résumer dans la crise prussienne.

I.

Il y a, de l’autre côté du Rhin, une chanson célèbre; c’est, si l’on veut, la Marseillaise des enfans de la Germanie. Elle a fait trembler plus d’un trône ducal ou grand-ducal, et commence par une question assez singulière : Quelle est la patrie de l’Allemand? A cette question succèdent des couplets qui la reprennent en détail. A chacune des strophes, le poète se demande quelle est cette patrie de l’Allemand : est-ce la Souabe? est-ce la Franconie? le pays qu’arrose l’Eider ou les plaines que fertilise le Mein? Chaque fois aussi il répond par un triple non, et pour conclure par le refrain uniforme : « Toute l’Allemagne doit être cette patrie!... » Étrange Marseillaise! se dira-t-on à coup sûr; singulier début d’un hymne populaire qu’une telle question de principes, qu’un tel doute cartésien exprimé sur le moi national lui-même! Ne serait-on pas en droit d’y saluer la fantasque dialectique hégélienne, qui définit l’existence comme un devenir continuel, tenu sans cesse en suspens entre l’être et le non-être?... Quoi qu’il en soit, le chant fameux de M. Arndt n’en exprime pas moins un sentiment réel, vivace et de jour en jour plus puissant; il révèle un problème qui ne cesse d’agiter douloureusement l’Allemagne, et qui pourrait bien, à un moment donné, affecter sérieusement les intérêts généraux de l’Europe elle-même.

Le problème du reste est aussi nouveau que la chanson : il date de ce siècle, et c’est en vain qu’on voudrait lui trouver des précédens ou des analogies dans l’Allemagne d’avant la révolution. Le saint empire romain, — qui, selon le mot de Voltaire, avait le triple désavantage de n’être ni saint, ni romain, ni même un empire, — a été en effet, et dès son origine, une expression plutôt universelle que nationale, l’affirmation de l’état en face de l’église, la forme cosmopolite du temporel en opposition à une autre forme non moins cosmopolite du spirituel. A force de vouloir créer l’unité du monde chrétien, les empereurs négligèrent de créer celle de leurs peuples, et l’idéal constamment poursuivi par les Hohenstauffen devint le plus grand obstacle à la formation d’une patrie allemande. Chose curieuse, mais qui, pour être maintenant rendue bien évidente par les historiens allemands, n’en semble pas moins peu faite pour servir de leçon à leurs compatriotes, ce furent précisément les desseins ambitieux, les efforts continuels des Hohenstauffen pour dominer l’Italie qui amenèrent le relâchement du lien unitaire en Allemagne. Afin d’accomplir ses plans au-delà des Alpes, l’empereur Frédéric II notamment dut accorder aux nombreux grands vassaux de la Germanie cette « pleine souveraineté » (landeshoheit) qui devint la cause principale du morcellement de la patrie. Ce démembrement en petites souverainetés alla toujours en croissant; il fut singulièrement favorisé par la réforme, par la guerre de trente ans, et il reçut sa plus forte expression au commencement du XVIIIe siècle, alors qu’un électeur de Brandebourg put se proclamer roi à la face et contre la volonté de l’empereur. Si un tel état de choses a beaucoup contribué au développement intellectuel de l’Allemagne, à la création de divers foyers de science, à la libre diffusion des lumières, que n’étouffait point une centralisation despotique, il n’en a pas moins eu des effets très fâcheux. Il a favorisé au plus haut degré l’ingérence et parfois même la prédominance de l’étranger dans les affaires du pays; il a empêché toute action commune et presque annulé toute portée politique d’une nation qui, par sa position géographique, par le chiffre de sa population, par sa culture et sa richesse, pouvait à bon droit prétendre à compter parmi les grandes puissances de l’Europe. Ce qui est plus grave, il a ôté à la même nation ce noble sentiment de virilité et de mâle énergie qui a sa source dans l’idée et dans la réalité d’une grande destinée politique. Rien de plus saisissant que le contraste, au XVIIIe siècle, entre la hardiesse de l’esprit allemand dans la sphère de la pensée et sa pusillanimité dans la vie civique, entre l’épanouissement prodigieux de la littérature et l’état décrépit des institutions. Ce n’est pas que du sein de cette littérature même un cri ne s’élevât parfois pour arracher le pays à ce contentement tout spirituel, et lorsque Lessing lui lança cet amer et célèbre reproche, que « le caractère national de l’Allemand consistait précisément à n’en avoir aucun, » on y vit certes autre chose et mieux que le dépit d’un noble génie qui avait échoué dans l’effort de créer un théâtre à Hambourg. Le premier drame de Goethe, de ce grand artiste qui a su si vite se désintéresser des affaires du monde, fut, lui aussi, un appel aux forces vives de la nation, une imprécation superbe contre l’engourdissement de l’esprit public, et le Goetz von Berlichingen traça un tableau désolant de l’anarchie et de l’abaissement de l’empire germanique, qui, pour être daté de l’époque de la réforme, n’en reflétait pas moins le temps au milieu duquel vivait le poète. De tels éclairs traversaient toutefois l’air alourdi sans rien ébranler, sans amener la moindre secousse. L’Allemagne demeura tout absorbée par le grand travail de renouvellement qu’elle avait entrepris dans les hautes régions de la théologie, de la philosophie, de l’art et de la poésie, et si elle daigna par hasard descendre de temps en temps sur le domaine terrestre, ce fut plutôt pour embrasser un avenir lointain que pour se rendre compte du moment présent, pour mesurer le globe au lieu de se définir elle-même. L’esprit de clocher s’allie assez souvent aux rêveries du cosmopolitisme : Dante conçut son idéal de monarchie universelle au milieu même de l’Italie morcelée à l’infini et déchirée par des guerres de cité à cité; et c’est ainsi que du sein de l’Allemagne d’alors s’éleva la voix de Herder, pour répudier l’idée étroite du patriotisme et pour proclamer le culte bien autrement digne et vrai de l’humanité. Ce mot même, humanité, dans le sens qu’y attachent les révolutionnaires, visionnaires et socialistes modernes, est précisément de l’invention de Herder. « Qu’est-ce qu’une nation? s’écria-t-il dans ses fameuses Lettres humanitaires. Un grand jardin non défriché, plein d’herbes et d’orties! Qui donc voudrait se porter garant sans distinction d’un tel assemblage de fautes et de folies, de qualités et de vertus? » Ainsi parlait Herder, sans se douter même que ses paroles pouvaient aussi bien être retournées contre cette humanité qu’il divinisait tant, et qui, elle aussi, n’est autre chose, tout compte fait, c qu’un grand jardin non défriché, plein d’herbes et d’orties. »

Rien du reste ne prouve mieux l’inanité de ces prétentions humanitaires que l’apathie que devait bientôt montrer l’Allemagne envers le grand acte de la révolution française, acte cosmopolite s’il en fut jamais. Chose étrange : de tous les peuples de l’Europe, ce fut le peuple allemand qui resta le plus impassible devant l’ébranlement de 1789, et le drame de la terreur lui-même ne put le détacher de ses préoccupations scientifiques et littéraires. «Nous étions trop enfouis, dit à ce sujet un écrivain célèbre, dans les travaux du Parnasse pour prêter attention aux travaux d’une autre montagne. » La montagne vint au prophète : les armées de la révolution portèrent au-delà du Rhin les principes de liberté d’abord, les violences de la conquête ensuite; mais les peuples de la Germanie demeurèrent aussi indifférens à la liberté que résignés à la conquête, et Napoléon put bientôt après bouleverser le saint-empire de fond en comble, annexer des territoires, changer des états, établir la confédération du Rhin sans rencontrer aucune opposition de la part des masses. Quoi d’étonnant? La nation n’avait-elle pas été habituée dès longtemps par ses princes à considérer les affaires publiques comme la chose du monde qui la regardait le moins, et à subir patiemment tout ordre venu de haut lieu? Les Allemands de nos jours rappellent encore avec amertume la proclamation fameuse qu’adressa l’autorité aux habitans de Berlin après la bataille d’Iéna, au moment où l’ennemi approchait de la capitale. La proclamation commençait par ces paroles où le bouffon se mêle au tragique : «Le premier devoir du citoyen est de se tenir tranquille ! »

Un changement radical ne tarda pas cependant à se faire dans l’esprit allemand, et, il faut bien l’avouer, ce furent les violences du conquérant, les outrages de la domination étrangère qui rallumèrent au sein de ces peuples le sentiment patriotique presque éteint; c’est de l’invasion française que date la renaissance morale de l’Allemagne d’aujourd’hui. Nos voisins se reportent volontiers et à chaque instant, par la pensée, à cette époque mémorable où à un abaissement sans exemple succéda un élan comme ils n’en avaient pas connu depuis des siècles, où une léthargie qui ressemblait si bien à la mort fut si vite remplacée par une résurrection éclatante. Ils puisent dans ces souvenirs de la guerre de délivrance le sentiment de leur force et de leur grandeur à venir. Sans doute dans ces éloges que les Allemands se décernent à eux-mêmes il y aurait beaucoup à rabattre, sans doute leur engouement pour cette grande œuvre nationale de 1813 ne manque ni de jactance ni d’une naïveté quelque peu outrecuidante. A les entendre, ce sont eux seuls qui ont « terrassé le géant, » c’est à leurs efforts que l’Europe doit uniquement sa délivrance. Ils oublient un peu trop qu’ils n’avaient été, après tout, que les tard venus dans la croisade générale des peuples contre une France épuisée par des luttes titaniques; ils oublient qu’ils n’avaient couru à l’ennemi qu’après s’être bien assurés de ses blessures mortelles; ils ne daignent pas se rappeler que la même année les avait vus à Moscou à la suite de Napoléon, et à Paris à la suite des Anglais et des Russes; ce qui prouve à coup sûr une grande habileté dans le choix du moment, un mouvement de volte-face prestement exécuté, mais ce qui ne témoigne ni d’une âme romaine, ni d’un héroïsme à outrance. Pour parler avec Falstaff, « la circonspection fut ici la meilleure partie du courage. »

Mais bien plus que cet art de la guerre, qui avait eu besoin de tant d’auxiliaires, de garans et d’assurance, le juge impartial admirera les arts de la paix qui avaient mûri le soulèvement national, le travail lent, persévérant et consciencieux qui prépara la subite explosion de 1813. Certes il y eut quelque chose de grand et de beau dans ce réveil énergique après un si long assoupissement, dans cette marche réfléchie, mais ferme, vers un but noble et légitime, dans cette conspiration silencieuse de toutes les forces vives de la nation pour une œuvre commune. Ecrivains, hommes d’état et capitaines, nobles, bourgeois et paysans, princes et peuples, tous semblèrent obéir à un mot d’ordre tacite qui ne fut autre chose que le cri de la conscience, la voix de la patrie. La littérature n’avait fait jusqu’ici que planer dans des abîmes ou se bercer dans les nuages : elle descendit sur terre, et sut parler la langue du moment. Schiller devint le poète chéri, le génie « prophétique » de la nation, et il serait impossible en effet de refuser un grand don de divination au chantre passionné qui, dès 1800, avait représenté dans Wallenstein un héros à l’ambition plus vaste encore que son génie, provoquant le destin et succombant à la fatalité de son orgueil, — qui, dès 1804, avait célébré dans Guillaume Tell la défense légitime du sol natal et la révolte contre l’oppression étrangère. En même temps que l’impassible et sereine poésie de Goethe perdait une part d’influence qui revenait à la poésie éloquente et passionnée de Schiller, la spéculation impartiale et purement critique de Kant cédait le pas à la philosophie hardiment affirmative et pour ainsi dire personnelle de Fichte. Le penseur téméraire qui niait toute réalité en dehors de la conscience humaine et qui prétendait tirer l’univers entier du sein du moi individuel s’était fait logiquement l’apôtre et l’inspirateur d’une nation qui s’efforçait de prendre conscience d’elle-même et de s’affirmer dans son individualité. Dans ses célèbres Discours à la nation allemande, Fichte n’enflammait pas seulement les esprits pour l’idée sacrée de la patrie, mais il donnait à cette idée un caractère d’égoïsme excessif; en politique comme en philosophie, il ne se contentait pas de soutenir la présence réelle de la personnalité : il faisait du moi national la négation de tout ce qui se trouvait en dehors de lui. « Vous seuls, ne cessait-il de dire à ses compatriotes, vous seuls vous êtes une nation, car vous seuls vous avez une parole qui n’est qu’à vous, qui n’a rien emprunté aux autres. Français, Anglais, Italiens, Espagnols, tous ne parlent que des idiomes étrangers, mélangés, corrompus et défigurés; vous seuls vous possédez un verbe pur, original, indi- gène. Les autres n’ont que des dialectes, vous seuls vous avez une langue; les autres ne sont qu’un assemblage discordant, vous seuls vous formez un tout homogène. » Puérile et passablement pédantesque, une telle démonstration n’en parut pas moins concluante, et il est facile de la pardonner au patriote ardent qui reçut de la guerre nationale le baiser de la mort[1]. Par un bonheur inespéré et qui ne s’est plus renouvelé, les hommes d’état et les hommes d’épée furent alors d’accord avec les penseurs et les poètes, à la hauteur des exigences du temps et des aspirations du peuple; les Stein, les Hardenberg, les Scharnhorst entreprirent des réformes hardies et libérales dans l’ordre civil et militaire, et préparèrent par une élévation graduelle et intelligente des masses la future levée d’hommes. C’est alors aussi que retentit pour la première fois l’ambitieuse et bizarre chanson d’Arndt, qui montrait au fils de la Germanie sa patrie partout « où résonnait la langue allemande, » et qui devint l’expression de ce besoin d’unité, rendu évident par le malheur et les humiliations. Le morcellement du grand empire, l’égoïsme des petits princes avaient en effet seuls rendu la conquête aussi facile que mortifiante, et il était naturel d’entrevoir l’unification de la patrie à travers une guerre où la défaite de l’oppresseur devait aussi amener celle de ses vassaux de l’autre côté du Rhin. Le désir parut si légitime, la conséquence si inévitable, qu’avec une bonhomie vraiment tudesque on ne stipula rien à l’heure où il fallut répondre à l’appel qu’adressèrent les souverains de l’Allemagne à leurs peuples pour une délivrance commune. Rarement nation montra pareil dévouement, pareille confiance ingénue ; il est vrai aussi que rarement princes et gouvernans furent plus prodigues de promesses solennelles et de paroles enchanteresses. « Le tyran seul, affirmaient-ils, était l’obstacle au bonheur général; lui disparu, rien n’empêchera l’Allemagne de renaître à une vie de liberté et de grandeur. »

Hélas! personne ne l’ignore, ces promesses furent bien vite oubliées, et, selon un mot bien connu en Allemagne, « le Bellérophon engloutit plus d’une chimère. » Une fois délivrés du joug de Napoléon, les souverains de l’Allemagne ne pensèrent plus qu’à l’affermissement de leur pouvoir absolu, et les amis de la veille devinrent les ennemis du lendemain. Le changement fut aussi subit qu’effronté, et à la confiance débonnaire des peuples répondit une déception cruelle. Ce ne sont pas certes les patriotes allemands de 1813 que l’on peut accuser, comme les afrancesados espagnols, d’avoir jamais sympathisé avec les idées françaises ou pactisé avec l’esprit subversif. La haine de la France a été au contraire le mobile de leur élan, l’âme même de leur vie. Ils étaient loyaux, ne demandaient qu’à être des sujets fidèles, et, loin de se laisser aller au souffle voltairien, ils obéissaient à un esprit religieux plein de mystiques ardeurs et de généreuses illusions. Sans doute il y avait dans leurs rangs des exaltés, dont le teutonisme prenait parfois des allures un peu bizarres et archaïques : ils abusaient des noms d’Arminius et de Barberousse, et semblaient subir une déraisonnable nostalgie des forêts de la Germanie de Tacite ; ils portaient des cheveux trop longs, des redingotes trop courtes, des bonnets trop petits, et voulaient absolument redevenir Chérusques. Ces exaltés néanmoins, ces « mangeurs de glands, » comme devait les appeler plus tard la Jeune Allemagne avaient l’âme aussi honnête que l’esprit conciliant; ils étaient aussi inoffensifs que parfaitement ridicules. Quoi de plus naturel, au reste, que de pareilles excentricités d’un patriotisme surexcité et rétrospectif? Tout récemment, et en France, des esprits honnêtes, mais gaulois à l’excès, ne se sont-ils pas avisés de recommander le culte druidique? Les slavophiles de la Russie ne se sont-ils pas affublés du cafetan original et antique? « Leur costume parut si national, si national, dit à ce sujet malicieusement le publiciste Hertzen, que le peuple de Moscou les désignait comme des Persans. » Ces enfantillages pourtant furent érigés alors en crimes d’état. Les volontaires de 1813 devinrent des « malveillans, » et M. de Kamptz prit sur lui le noble soin de « flairer les démagogues » et de leur donner la chasse. Toutes les libertés promises ou même promulguées subirent peu à peu un travail de révision ou d’explication qui ne leur laissa pas même l’ombre d’une existence, et la nation entière dut répondre du moindre excès de tel enfant perdu. Un étudiant à moitié fou venait-il d’assassiner un méchant dramaturge, ou un pauvre employé de menacer un obscur conseiller aulique, le Bundestag (la diète de Francfort) déclarait tout de suite la société en péril, et décrétait contre les menées « démagogiques » des « mesures générales » qui faisaient de la police l’arbitre suprême de la liberté des citoyens. La démence de l’oppression ne fut égalée que par la déplorable fatuité et l’insigne petitesse des hommes d’état qui tinrent alors dans leurs mains le sort d’une grande et noble nation, et les récentes révélations qui sont venues jeter une nouvelle lumière sur ces années de lugubre mémoire ne peuvent ajouter que du dégoût à la colère de toute âme bien née. Rien de plus instructif à cet égard que le journal, récemment publié, d’un homme qui avait pris une part notable dans la grande œuvre de la réaction européenne : nous voulons parler de ce trop fameux M. de Gentz, qui fut d’abord un ardent jacobin, devint ensuite l’âme damnée du prince de Metternich, et finit ses jours en vieillard épuisé et amoureux aux pieds d’une danseuse[2]. Pendant les célèbres conférences de Carlsbad, qui, par une interprétation aussi déloyale que spécieuse de l’article 13 du pacte fédéral, abolirent jusqu’aux derniers vestiges d’une liberté de presse en Allemagne, et muselèrent complètement la nation, Gentz note entre autres, dans son journal, sous la date du 14 décembre 1819 : « Assisté à la dernière et à la plus importante séance de la commission pour l’interprétation de l’article 13 du pacte fédéral; pris ma part au plus grand et au plus digne résultat des délibérations de notre temps : journée plus importante que celle de Leipzig... » Triste journée! tristes héros!

Ainsi frustrée dans son attente des institutions libérales et parlementaires, la nation allemande le fut encore bien plus dans son ardent désir de voir son territoire constitué sur une base unitaire. Ce pieux désir ne pouvait, il est vrai, se réaliser bien aisément. C’était une lourde tâche que de centraliser un empire qui, à côté d’innombrables petites souverainetés, renfermait de plus dans son sein deux grandes monarchies rivales comme la Prusse et l’Autriche. L’unité allemande ainsi entendue paraît encore aujourd’hui le plus insoluble des problèmes, même en théorie. Toutefois, s’il est vrai que c’est précisément cet amas de petites souverainetés qui forme la grande plaie du corps germanique, on pouvait s’attendre d’autant plus à la destruction de ces bourgs pourris du particularisme que la plupart de ces princes parfaitement inutiles avaient été dans le temps gagnés, rehaussés, parfois même créés par l’ennemi étranger, par le tyran qu’on venait d’abattre. Rien en effet de plus contraire au progrès bien entendu de l’Allemagne que ces divers duchés, grands-duchés, etc., états dépourvus d’éclat et d’activité, offrant assez d’espace pour des intrigues de cour, pas assez cependant pour que le citoyen à l’âme haut placée et aux nobles instincts puisse y voir une arène digne de son zèle et de ses fatigues; organismes hybrides, impuissans pour créer le bien, assez puissans pour l’empêcher et pour opposer un veto déraisonnable à toute action fédérale. Aussi quelques hommes réfléchis semblaient depuis longtemps comprendre l’urgente nécessité de mettre fin à une situation si compliquée, et pendant la campagne de 1813 Stein et Hardenberg étaient même tombés d’accord avec le prince de Metternich sur un arrangement qui faisait de l’Allemagne deux grandes moitiés, dont l’une aurait été absorbée par la Prusse et l’autre par l’Autriche : le fleuve du Mein devait être la ligne de démarcation entre les deux états ainsi agrandis. Le chancelier de la cour et de l’empire changea bientôt cependant d’avis et s’arrêta à une combinaison qui, après une longue série de débats et d’intrigues, fut solennellement consacrée par l’acte fédéral du 8 juin 1815.

Ce qui frappe d’abord dans ce pacte mémorable, placé, comme de juste, sous l’invocation de la « très sainte et indivisible Trinité, » c’est le principe de division qu’il maintenait et semblait vouloir éterniser au sein de la grande patrie; c’est ensuite le culte superstitieux qu’il portait au droit divin des plus petits princes, — et cela au moment même où le droit populaire était passé sous silence ou laissé à la plus fantasque, la plus cauteleuse des interprétations. Les princes de Lichtenstein, de Reuss-Greitz, de Reuss-Schleitz, de Saxe-Meiningen, de Saxe-Altenbourg, de Hombourg-Lippe et de Lippe-Schauenbourg, y étaient déclarés souverains au même titre que le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche, régnant par la grâce de Dieu sur leurs sujets et leur mesurant selon leur convenance la liberté et le bonheur. Des droits exorbitans, entre autres l’exercice de la haute juridiction en matière civile et criminelle, furent stipulés pour un grand nombre des anciennes familles dites médiatisées. Un article spécial du pacte maintenait la maison des princes de la Tour-et-Taxis en possession du privilège des postes dans les états de l’empire. L’Allemagne devint ainsi, selon l’expression même de M. de Metternich, non pas un « état fédéré, » mais une « fédération d’états » indépendans l’un de l’autre, se mouvant chacun dans sa sphère plus ou moins propre, et reliés seulement entre eux par la vague obligation « de maintenir la sûreté extérieure et intérieure du territoire. » Encore, comme l’Autriche n’entrait dans la confédération que pour ses possessions allemandes, comme la Prusse aussi en exceptait non-seulement le grand-duché de Posen (territoire polonais ayant droit, d’après le traité de Vienne, à des institutions spéciales qui, il est vrai, ne furent jamais réalisées), mais deux de ses autres provinces, il fut évident que les grandes puissances se réservaient une pleine liberté d’action en dehors du corps germanique, qu’elles rendaient ainsi immobile et inerte, bon tout au plus pour servir de poids dans la balance dont elles formaient les plateaux. L’entrée dans la confédération de deux monarques tout à fait étrangers, le roi des Pays-Bas pour le grand-duché de Luxembourg et le roi de Danemark pour le duché de Holstein, ne fut qu’une anomalie ajoutée à tant d’autres, et ne servit qu’à démontrer de plus l’impossibilité absolue de toute action homogène et même de tout grand intérêt commun dans un assemblage d’élémens aussi disparates.

Il est vrai qu’une diète fédérale (Bundestag) instituée à Francfort et y siégeant en permanence, semblait destinée à pallier le vice du particularisme, si manifeste dans la constitution du corps germanique, et à donner une direction unitaire aux affaires collectives; mais les événemens prouvèrent bientôt que cette assemblée, impuissante pour sauvegarder l’honneur et les intérêts de la patrie à l’extérieur, n’était efficace que pour « généraliser » à l’intérieur les mesures les plus iniques d’oppression et de répression. Rien du reste de plus bizarre et de plus compliqué que la composition et le fonctionnement de cette assemblée célèbre. Les membres de la confédération, tous égaux en droit, y votent par leurs plénipotentiaires sous la présidence de celui d’Autriche. Une combinaison de dix-sept voix, réparties parmi les membres d’après l’étendue respective de leurs états, forme ce que l’on est convenu d’appeler le conseil restreint, qui s’occupe des affaires courantes. Une autre combinaison de soixante-dix voix (où chaque prince en a au moins une, et l’Autriche, la Prusse, les quatre royaumes chacun quatre) forme le plenum, qui délibère dans les cas extraordinaires, et qui seul en outre a le droit de décider des lois fondamentales ou des changemens de même ordre, d’institutions organiques ou d’autres arrangemens d’un intérêt commun. Les deux tiers des voix sont nécessaires pour former la majorité du plemim, et cette majorité elle-même ne suffit pas lorsqu’il s’agit de changemens fondamentaux. Dès le principe donc et grâce à ce mode de votation, tout espoir fut ôté à une réforme des institutions fédérales, même dans un avenir lointain, du moins au moyen d’un procédé légal et par l’organe de la diète. De plus le prince de Metternich rendit à l’Allemagne le service signalé de faire insérer l’acte fédéral dans le traité de Vienne lui-même, c’est-à-dire de placer le mode dont fut constitué le corps germanique sous la garantie de toutes les puissances signataires du traité général de l’Europe et d’autoriser par cela ces puissances, entre autres la France, l’Angleterre et la Russie, à demander compte de tout changement essentiel qu’on voudrait apporter à l’organisation intérieure des états germaniques. Les puissances étrangères se le tinrent pour dit; elles usèrent de ce droit plus d’une fois, notamment pendant les essais de réforme unitaire depuis 1848, et certes elles ne songent pas à se désister pour l’avenir du précieux privilège. La France par exemple se montrerait par trop débonnaire si, en vue d’un déplacement notable de forces sur ses frontières, elle ne demandait pas des garanties, si elle renonçait à une ingérence aussi légitimée par le droit de conservation que par le droit écrit.

Le pacte fédéral de 1815, complété par l’acte final de 1820, a formé jusqu’à l’heure présente (avec une courte interruption pendant les années 1848-50) le droit public de la confédération, et il est facile de comprendre tout ce qu’il doit avoir de blessant pour le patriotisme des Allemands, — pour peu qu’on veuille bien se placer un instant à leur point de vue. Sans doute il est permis à l’étranger, au voisin, de se féliciter d’un tel état de choses et de saluer avec M. de Metternich « la création au centre de l’Europe d’une grande fédération défensive pour le maintien de la paix du monde; » mais qui donc blâmerait l’Allemand de gémir sur un tel rôle assigné à sa patrie, rôle naturel à un petit pays, humiliant pour une grande nation? L’homme est en général assez porté à considérer comme juste tout ce qui a l’avantage de lui être commode, et c’est ainsi qu’en France on est à peu près d’accord à trouver que tout est pour le mieux dans la meilleure des Allemagnes possible. Des voix éloquentes ne manquent pas ici pour prouver aux voisins d’outre-Rhin (comme on le faisait naguère encore à ceux de la péninsule transalpine) que le « noble » instinct du particularisme est l’essence même de leur nature et le mystère profond de leurs destinées. On les a adjurés plus d’une fois de ne pas donner un démenti à Tacite, qui dès le premier siècle de notre ère avait dit des Germains : Colunt discreti ac diversi;... on leur a adressé des appels chaleureux de vouloir bien se contenter d’être, comme par le passé, le foyer des lumières et le boulevard de la paix placé par la Providence au centre de l’Europe, — singulière paraphrase du hœ tibi erunt artes, pacisque imponere morem ! — on célébrait sur tous les tons l’aimable aspect de leurs états multiples, le charmant sans-souci et la placide tranquillité de leurs diverses capitales... Comme si la vocation et la dignité de l’homme ou d’une nation consistaient dans la douceur, la facilité ou même l’amabilité de la vie ! comme si pour l’homme, aussi bien que pour une nation, le premier des devoirs n’était pas le libre développement de l’activité innée, l’exercice énergique de toutes les facultés immanentes à tous les points et dans toutes les directions! comme si dans la peinture même, et pour ainsi dire en image, l’histoire n’était pas mille fois préférable au genre! A ceux qui lui vantent tant la multiplicité de ses autonomies et les lui recommandent comme des garanties efficaces de liberté et de bonheur, l’Allemand pourrait demander s’ils ont jamais lu certaines ordonnances et rescrits ridicules de Henri LXXII, souverain de Reuss, ou de tel autre potentat minorum gentium; s’ils ont jamais entendu parler d’une certaine courtisane espagnole venant, au beau milieu du XIXe siècle, dans ce Munich, centre des arts et des sciences, renverser des ministères, changer d’un jour à l’autre le régime du pays et gouverner un état à la pointe de sa cravache, pour avoir su plaire à l’un des représentans les plus considérables de cette bienheureuse autonomie; s’ils savent bien, entre autres, qu’un M. de Hassenpflug, condamné en Prusse à une peine infamante pour malversations, a pu devenir premier ministre dans un état allemand voisin, tenir pendant des années les habitans de la Hesse électorale sous une main flétrie et rapace, bien plus, siéger à la diète de Francfort au nom de son grand-duc et à côté du plénipotentiaire de cette même puissance qui maintenait toujours contre lui son mandat d’amener, — tout cela grâce à l’indépendance dont jouissait chaque partie d’une patrie commune!... A ceux qui lui conseillent d’éviter la région des tempêtes et de ne pas ambitionner un rôle plein de déboires et de périls, il pourrait demander si le ridicule n’est pas pour une nation, à certains égards, le plus extrême des dangers, et s’ils ont jamais gardé leur sérieux toutes les fois que l’Allemagne, dans sa constitution actuelle, a été amenée à dire son mot dans les grandes affaires du monde. Le pays de Leibnitz et de Keppler, de Goethe et de Schiller, de Kant et de Hegel, exerce-t-il sur les intérêts généraux de l’Europe, sur les grandes transactions internationales, une influence qui soit en rapport quelconque avec son importance morale, commerciale, industrielle, voire avec ses simples ressources militaires? Il serait malaisé de vouloir nier la gravité de ces objections; il serait difficile aussi de ne pas convenir que l’Italie, unie depuis deux ans à peine, encore dépourvue de capitale et de frontières et certes bien peu assurée dans son assiette, a cependant su, dans les grandes questions qui à cette heure agitent ou attendent l’Europe, prendre déjà une position et une attitude que n’ont pu se faire toutes les Allemagnes malgré leur existence bien établie et universellement reconnue. Franchement je ne saurais m’étonner si les Allemands deviennent parfois amers à l’endroit des conseils qu’on leur adresse de ce côté du Rhin pour le maintien du statu quo, et dont le moindre inconvénient est de ne pas paraître parfaitement désintéressés; je ne m’étonne même pas s’ils croient entrevoir dans de telles exhortations plus de malice et, tranchons le mot, plus de perfidie qu’elles n’en cachent réellement. Ce n’est point, dans tous les cas, en tenant les yeux fixés uniquement sur les convenances que la constitution présente du corps germanique peut offrir à l’étranger qu’on parviendra à se rendre compte de la manière dont les libéraux et les patriotes d’outre-Rhin envisageaient dès 1815 et envisagent encore l’œuvre établie par l’acte fédéral de Vienne.

Si cependant la réorganisation de l’Allemagne après la chute de Napoléon avait cruellement déçu les patriotes dans leurs espérances unitaires, elle semblait d’abord leur offrir d’un autre côté une certaine compensation dans la grands dose d’autonomie même qu’elle accordait aux états individuels, et qui, bien employée, pouvait au moins profiter à la liberté, favoriser sur divers points le développement d’un régime constitutionnel. La perspective restait assez attrayante, et l’essai valait bien de persévérans efforts. On peut même dire que, de 1815 jusqu’à 1840, l’esprit national en Allemagne, — là où il n’était point complètement découragé et aspirait encore à la vie politique, — prit la direction indiquée, et, tournant les obstacles insurmontables qui avaient été opposés au courant unitaire, chercha à se creuser péniblement un fit à travers les libertés autonomiques. Certains petits états de la confédération étaient déjà trop avancés dans la voie du progrès moderne, avaient déjà trop longtemps vécu sous le régime du code français pour qu’on eut pu y abolir complètement quelques-unes des institutions représentatives et des réformes dans le sens des principes de 89 qui leur avaient été concédées dans le premier moment. Il était aussi dans l’intérêt de tel prince, jaloux de sa dignité ou de son indépendance et rendu ombrageux par le ton parfois trop hautain de M. de Metternich et de la diète fédérale, de chercher un appui moral dans ses populations, et d’établir avec elles un échange de bons procédés. De pareilles ententes ne furent cependant ni sans intermittences ni même sans catastrophes. Le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse était dévoué de toute son âme aux idées de la sainte-alliance, et s’il n’était pas si prompt que le chancelier de la cour et de l’empire à dégainer à la moindre apparition de l’esprit moderne sur un point quelconque, il finissait cependant par se laisser ébranler. Fort alors d’un tel appui, M. de Metternich réclamait énergiquement par l’organe de la diète contre les élémens disparates qui s’introduisaient dans le corps germanique en en troublant l’harmonie, et il obtenait satisfaction. Spectacle singulier, ce fut l’homme qui, en 1815, avait le plus contribué à organiser l’Allemagne en une « fédération d’états » au lieu d’un « état fédéré, » ce fut le même homme qui parlait dans la suite avec le plus de zèle au nom de la centralisation et de l’unité, indispensables dans la direction des affaires générales. Dans un curieux entretien noté fidèlement et transmis à la postérité par M. Varnhagen von Ense, le célèbre diplomate autrichien avait un jour fortement invectivé les « doctrinaires, » et fini sa sortie par la déclaration que, quant à lui, il n’avait jamais été «homme de doctrine, mais de principe. » Nous nous sommes plus d’une fois demandé avec perplexité de quel principe M. de Metternich prétendait être l’homme. La définition qu’il donnait dans le même entretien de son système, et qui consistait à «maintenir tout ce qui a pu être sauvé du passé pour y retourner complètement, s’il était possible,» n’est point évidemment un principe, pas même une «doctrine,» mais tout simplement un expédient. M. de Metternich aurait-il été par hasard l’homme du principe de l’unité, — de l’unité allemande aussi bien qu’italienne? car on se rappelle que son procédé dans les affaires de la péninsule était le même que dans celles de la confédération germanique, et que, tout en déclarant l’Italie une «expression géographique, » il n’en travaillait pas moins à rendre uniforme le régime qui gouvernait ses divers états! Étrange surprise que nous ménagerait dans tous les cas une histoire bien approfondie de notre siècle, si elle arrivait à découvrir dans M. de Metternich un précurseur et un ancêtre de M. de Cavour et de M. de Gagern!... Mais non, cela aussi ne fut qu’un expédient dont le cabinet de Vienne n’avait pas même gardé le monopole à lui seul. La Prusse aussi bien que l’Autriche, la Bavière aussi bien que le Wurtemberg ou la Saxe parlèrent plus d’une fois et tour à tour tantôt au nom de l’unité de la confédération, tantôt au nom de l’indépendance des divers états, selon l’intérêt égoïste du moment et les besoins de l’argumentation.

On ne saurait rendre assez hommage aux libéraux du sud de l’Allemagne, notamment à ceux de Bade, pour la fermeté et la persévérance qu’ils mirent à défendre, pendant cette longue période de 1815 à 1840, les principes modernes, — luttant contre des obstacles sans nombre, luttant même contre l’indifférence générale, car, il faut bien le dire, l’Allemagne ne se désintéressa que trop tôt, et à tort, de ces combats toujours stériles, livrés dans des champs clos très étroits, et dont le bruit du reste ne lui arrivait que de loin, notablement assourdi par chacune des polices locales. Découragée, dégoûtée, ayant perdu la plupart des meneurs ardens de sa jeunesse qui peuplaient la terre étrangère ou les prisons, la nation revint à ses occupations studieuses, se replongea dans les immensités de la pensée et y chercha l’oubli. L’auteur immortel du Goetz lui avait donné de bonne heure cet exemple ; déjà, au milieu même de l’effervescence européenne, le grand Wolfgang s’était complètement absorbé dans l’étude de l’histoire chinoise ! Nous sera-t-il permis de faire une courte remarque littéraire, qui après tout n’est pas une digression ? Goethe avait travaillé, on peut le dire, toute sa vie à deux vastes compositions : le Faust et le Wilhelm Meister ; il les avait commencées dans la jeunesse et il en publiait les derniers fragmens presque au bord de la tombe ; il créa dans chacune de ces deux œuvres un type universel du monde allemand : il représenta l’élan titanique de l’homme de génie vers une « vie pleine et entière » dans le Faust, et en même temps les aspirations immenses de l’homme de la bourgeoisie vers la vie « libérale » dans le Wilhelm. Eh bien ! dans la seconde partie que Goethe ajouta plus tard au poème comme au roman, et qui furent l’une et l’autre aussi obscures et aussi confuses que l’était alors l’existence même de la nation, deux épisodes seuls, qui se détachaient saisissans, palpables, du fond noir et brumeux, furent compris du public. C’était, dans le poème, le lumineux fragment où Faust, fatigué de la lutte, tombe à genoux et s’évanouit aux pieds d’Hélène, l’idéal de la beauté classique ; c’était, dans le roman, l’épisode fascinant de cette excentrique figure de Makarie, dont le nom grec, facilement interprété par son anagramme (Amerika), semblait dire que le bonheur, c’était l’Amérique ! L’émigration dans le Nouveau-Monde ou la contemplation d’un monde ancien, à jamais disparu et idéal, tels étaient donc les deux seuls refuges laissés à l’esprit naguère encore si plein de confiance et de vigueur !… Est-il besoin de rappeler que ce fut précisément à cette époque, après les déceptions amères de la guerre de délivrance, que le peut bourgeois, le menu peuple d’Allemagne, — le personnel du Wilhelm Meister en un mot, — commença cette migration en masse vers l’autre hémisphère, qui s’accrut d’année en année dans des proportions colossales, et qui a fini par composer une partie notable de la population des États-Unis ? Quant à l’élite intelligente de la nation, à ces Faust qui avaient « étudié, hélas ! la philosophie, la jurisprudence et la médecine, et malheureusement aussi la théologie, » ils se mirent à genoux devant l’idéal et l’idée et s’évanouirent dans la vie contemplative.


II.

Pour désigner l’ensemble de faits, d’idées, de mœurs et de phénomènes divers d’une époque déterminée de son histoire, le Français ou l’Anglais choisit d’ordinaire le nom du souverain : il parle du siècle de saint Louis ou de Louis XIV, de celui d’Elisabeth ou des Georges. Pour exprimer la même pensée, l’Allemand, — signe caractéristique ! — prononce le nom d’un de ses grands écrivains; il dit : la période de Leibnitz ou de Kant, de Lessing ou de Schiller. En effet, ni Frédéric le Grand ou Marie-Thérèse, ni Joseph II ou Léopold, ne peuvent servir de dénominateurs pour l’Allemagne, prise dans son ensemble : seuls les maîtres de la pensée y sont les représentans de l’unité nationale, et c’est ainsi que la période dont nous avons à parler maintenant est généralement appelée l’époque du romantisme et de Hegel.

A la suite du grand ébranlement du monde produit par la révolution française et les guerres de l’empire, eut lieu une rencontre, une mêlée de différens peuples qui échangèrent entre eux une multitude d’idées, de vues et de sentimens, et comme au moyen âge, après un phénomène analogue, il en naquit un mouvement nouveau dans la sphère intellectuelle, qui, aujourd’hui comme alors, prit le nom de romantisme. Le romantisme en effet n’est, à proprement parler, que la fusion des élémens divers : mélange des genres au point de vue de la forme plastique; mélange des caractères au point de vue du génie individuel de chaque nation. A cet égard, le romantisme est juste l’opposé du principe classique, principe de pureté aussi bien dans les formes de l’art que dans la personnalité immanents de chaque peuple. Il est clair qu’une pareille fusion indique une tendance éminemment cosmopolite, et qu’elle favorise plutôt l’étude et la comparaison que la création spontanée. Or ces deux caractères éclatent d’une manière évidente dans l’école romantique de l’Allemagne. Absolument impuissante à produire des chefs-d’œuvre à elle propres, ne parvenant dans cette sphère qu’à propager un mélange de genres de plus en plus confus et de plus en plus contestable, cette école se montra en revanche d’une merveilleuse capacité pour reproduire les chefs-d’œuvre étrangers, pour goûter, comprendre et faire comprendre les beautés diverses de tous les âges et de toutes les nations; dépourvue elle-même d’originalité intrinsèque, elle eut un sens exquis pour toutes les originalités du monde possible. Ce don incomparable que M. Renan admire tant chez nos voisins du Rhin, — la faculté de se transporter en plein dans tout âge et dans toute nation de l’histoire, de faire corps avec le sujet le plus étranger, de se familiariser et de sympathiser avec le génie même le plus opposé, l’époque la plus reculée et le peuple le plus dissemblable, — il date précisément du mouvement romantique et a ses racines profondes dans la disposition de l’esprit national d’alors. Point n’est besoin d’expliquer, en effet, qu’une pareille aptitude de migration spirituelle dans toutes les parties du monde n’a pu se développer que dans un temps où l’on se détachait volontiers du sol natal et de ses amers souvenirs; il est également superflu de faire remarquer le fond cosmopolite d’une telle école. Le mot seul de « littérature universelle » (welt litteratur), tant prôné par les romantiques, nous peut tenir lieu de toute autre preuve. Sous l’impulsion de cette école, l’Allemagne parvint, à certains égards, à se former véritablement une immense littérature universelle; elle « s’appropria, » commenta et expliqua toutes les œuvres de l’esprit humain, depuis les hymnes des Védas jusqu’à Shakspeare, depuis Homère jusqu’aux chants des vaïdelotes aveugles de la Serbie. Après les œuvres poétiques de tout peuple et de tout âge, elle se mit à étudier la religion, la philosophie, la mythologie, l’histoire et les traditions de chacun d’eux : travail immense, incomparable, monument glorieux de l’activité, de la flexibilité et de l’universalité de l’esprit germanique, mais indice aussi de son éloignement de la vie active, seul point de vue auquel il nous est permis de parler ici des phénomènes littéraires.

À ce même point de vue, la spéculation de Hegel, quoique profondément opposée par ses idées et ses goûts à l’école romantique, n’en répondit pas moins bien à la disposition générale des esprits d’alors. Pendant un long espace de temps, on peut même dire jusqu’en 1848, l’auteur de la Phénoménologie a régné en souverain sur les intelligences de l’Allemagne ; sa philosophie fut même investie à Berlin d’un caractère en quelque sorte officiel. Il est de mode aujourd’hui de conspuer ce génie immense, de ridiculiser le plus grand penseur que le monde ait connu depuis Aristote, et certes nous voudrions nous tenir aussi loin que possible de pareils dénigremens, dont l’insolence n’est d’ordinaire égalée que par la trivialité. Il importe cependant de constater l’influence délétère de son système sur l’esprit public de l’Allemagne. On s’est étonné à juste titre de la considération dont cette philosophie a joui auprès d’un gouvernement aussi absolu que celui de Berlin, et les apothéoses incidentes que l’habile professeur faisait de temps en temps du régime prussien (il le présentait parfois comme le dernier mot de la civilisation !) ne suffisent pas en effet pour expliquer la faveur que lui accordait le ministère d’Altenstein. Il y avait à tout cela une raison bien autrement profonde, et qui démontre en même temps la grande affinité du système avec l’état des âmes de l’Allemagne d’alors : c’est que ce système enseignait l’indifférence en toute matière; entendons-nous : non pas l’indifférence ordinaire et frivole, mais l’indifférence suprême, suite de la suprême curiosité. Pascal a parlé d’une seconde ignorance, celle qui vient après le savoir; on peut dire de même que Hegel a insinué une seconde insouciance, celle qui vient après une universelle compréhension. Dans cette dialectique terrible, rien n’est fixe et stable, l’existence est un va-et-vient continuel entre l’être et le non-être ; toute affirmation implique en soi sa négation, toute thèse produit son antithèse, puis toutes deux se résument dans une thèse supérieure qui passe de nouveau par le même procès, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. La logique, c’est-à-dire les principes, n’est elle-même qu’une phénoménologie, une série d’évolutions de la pensée dans le temps. Seul, l’esprit contient l’absolu, dont l’essence est de tout comprendre et de tout résoudre (resolvere, au vrai sens du mot) dans ses successions antinomiques. Poursuivez cette dialectique à travers toutes les manifestations de la vie, et vous créez ainsi un grand nirvanâ spéculatif, l’anéantissement par le savoir; transportez-la dans la sphère de l’état, et, au lieu de vous mêler aux événemens, vous les comprendrez, vous les dédaignerez et vous les laisserez aller. Pourquoi en effet défendre avec toute votre énergie une thèse que vous savez légitimement produire son antithèse et se résoudre dans une synthèse qui, elle aussi, subira à son tour le même procès? A quoi bon prendre décidément un parti, lorsqu’on sait qu’en définitive tout est antinomique? Mieux vaut embrasser du coup et dans l’esprit le pour et le contre, c’est-à-dire regarder et comprendre, la dignité suprême de l’esprit ne consistant pas dans l’action, mais dans la spéculation (spectare), non pas dans la ἐνέργεια d’Aristote, mais dans le νοῦς de Thalès.

Qu’on veuille bien se rendre compte de la portée politique de cette doctrine! Elle prêchait une sorte de catholicité, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui s’accommodait de tout, précisément parce qu’elle s’élevait au-dessus de tout. Ceux qui voient dans Hegel l’antechrist, la contrefaçon satanique du Sauveur, ne devraient pas oublier ce trait, que, lui aussi, avait enseigné la résignation. Se pénétrant de cette dialectique vertigineuse, l’Allemagne tâcha de s’accommoder de tout, de tout comprendre, de comprendre même son non-être et de se justifier son néant. Qu’on veuille bien aussi se rendre compte du labeur énorme et tout matériel que cette nouvelle philosophie imposait aux intelligences germaniques, et qui devait les absorber pour de longues années. Il est d’usage de l’autre côté du Rhin, à l’apparition de tout nouveau système vainqueur, de lui adapter les diverses branches du savoir humain, d’équiper les sciences d’après le nouvel uniforme, et d’amener devant le jeune Adam toute créature pour qu’il lui donne un nom. Un pareil travail devint d’autant plus nécessaire en présence d’une philosophie qui se posait comme l’absolu, et qui déclarait se retrouver et se vérifier dans toutes les apparitions de l’univers. Il fallut donc entreprendre un grand travail de révision sur toutes les connaissances déjà acquises dans la sphère de l’histoire, de la théologie, du droit, de la physique, de l’esthétique, voire de la géographie, pour les recréer d’après le verbe du maître, pour les reconstruire d’après les lois absolues d’antinomie, de trichotomie, etc. Grâce à Dieu, on ne manqua donc pas de besogne. Enfouie profondément dans ces carrières, la nation ne se ressentit presque en rien de l’ébranlement général de 1830, et certes ce ne furent pas les ébats frivoles de la Jeune Allemagne qui auraient pu entamer sensiblement le fond sérieux et moral d’un tel peuple.

Il vint néanmoins un temps où le mouvement auquel l’école romantique et la spéculation hégélienne avaient donné l’impulsion dut nécessairement se ralentir et s’épuiser. Au bout de longues années d’efforts et d’études, tout était « approprié, » commenté, expliqué, tout aussi se trouvait pénétré, imbu, transformé par la grande dialectique de l’absolu, et on commençait un peu à tourner sur place. Alors parut un livre étrange, œuvre remarquable à plus d’un titre, œuvre telle que n’en avait pas encore connue l’Allemagne et que l’Allemagne seule cependant pouvait produire. Joignant à une connaissance approfondie de son sujet spécial une science parfaite de toutes les littératures antiques et modernes, unissant à une vaste érudition, que la recherche minutieuse des détails ne rebutait jamais, un esprit généralisateur capable de planer au-dessus de la masse des faits et d’en retrouver les lois et l’ordonnance, scrupuleux et hardi en même temps, à la fois respectueux envers les données établies et ne dédaignant pas cependant les points de vue les plus nouveaux et les plus inattendus, un jeune penseur entreprit d’écrire l’histoire de la littérature allemande depuis les temps les plus reculés jusqu’au moment présent, depuis le chant d’Hildebrand jusqu’à l’école romantique. Il voulait, disait-il, présenter à sa nation le tableau fidèle et animé de sa vie morale et intellectuelle, dresser le bilan de son activité, lui faire le récit de ses victoires et conquêtes dans le monde idéal. L’histoire littéraire de M. George Gervinus est à coup sûr une des productions les plus remarquables et les plus fécondes de ce siècle. Que d’aperçus lumineux, nouveaux, sur l’art et la poésie, sur le génie antique et le génie moderne, sur le moyen âge et les croisades! A côté d’un exposé continu de la littérature allemande dans son vaste développement, que d’éclairs jetés en passant sur les littératures étrangères, sur Homère et Shakspeare, sur Dante, Pétrarque ou Milton, sur les origines du théâtre ou le cycle breton! Ce n’était point cependant ces qualités éminentes qui faisaient la portée et la véritable originalité de l’œuvre, mais bien l’idée dominante qui l’animait de tout en tout et qui en ressortait comme la leçon suprême. C’est le propre aussi bien que l’écueil de tout biographe et de tout historien de trop s’éprendre de son héros et de son sujet et de s’aveugler sur leur importance : eh bien! M. Gervinus étonna, frappa les esprits par un procédé tout contraire. S’il résumait admirablement le grand travail de la nation sur le champ de l’idée et de l’idéal, c’était pour lui démontrer que tout était épuisé de ce côté; s’il étalait devant ses yeux émerveillés toutes les richesses acquises, c’était pour l’en dégoûter; s’il lui racontait ses labeurs ardens, incomparables, c’était pour déplorer une énergie si mal employée. Il lui représentait sa suprême force comme sa principale faiblesse, et lui faisait honte pour ainsi dire de sa gloire même. Il s’arrêtait complaisamment devant chaque époque brillante, devant tout chef-d’œuvre remarquable, devant tout génie sublime; il en détaillait les mérites, célébrait la grandeur, exaltait l’éclat et concluait presque à leur vanité; à l’encontre du prophète de la Bible, à chaque regard jeté sur les tentes innombrables du peuple de Dieu, il levait la main pour bénir et finissait par maudire. Il maudissait l’excroissance d’une seule faculté au détriment de toutes les autres, plus dignes et bien autrement essentielles; il rendait la nation responsable du manque « d’achevé » dans ses plus grands génies littéraires, et il rendait d’un autre côté la littérature responsable de l’état délabré et béotien de la nation. Pourquoi les Niebelungen, malgré tant d’élémens de grandeur, n’ont-ils pas atteint la perfection de l’épopée homérique? pourquoi le théâtre de Goethe et de Schiller n’a-t-il pas acquis la plénitude et la vigueur de la scène de Shakspeare? pourquoi Lichtenberg est-il resté bien en arrière de Swift ? pourquoi tel poète qui pouvait devenir un Virgile est-il demeuré un Ovide? Parce qu’en tout et à tous a manqué cette base solide et large que donnent une idée nationale, une politique nationale, une grande existence commune. Pourquoi d’un autre côté le peuple allemand est-il si gauche et si mesquin, si dépourvu de toute initiative et de tout esprit public? Parce que les préoccupations littéraires lui tiennent lieu de toutes les autres, parce que l’arbre de la science a dépassé chez lui démesurément et écrasé l’arbre de la vie, parce que la lampe de l’étude a remplacé pour lui le soleil des vivans!

Qu’est-ce que la vie active en Allemagne? Rien; qu’est-ce qu’elle doit être? Tout : telle était à peu près la conclusion de ce pamphlet étrange, qui avait cinq gros volumes, imposait par une science sans rivale et charmait par une critique fine et supérieure. De la hauteur d’un mâle patriotisme, M. Gervinus flétrit le relâchement humanitaire de Herder, jugea sévèrement la morgue olympienne de Goethe, tança Schiller lui-même de sa tiédeur civique, bafoua l’épicurisme littéraire de Schlegel, perça à jour Jean-Paul, qui lui semblait l’incarnation la plus fidèle du génie provincial, mesquin, rêveur et effroyablement écrivassier de l’Allemagne. Il démontrait à toute occasion et déplorait les misères politiques, la nullité, l’abaissement de son peuple, et il conjurait sa nation d’abandonner un domaine déjà complètement épuisé, ne produisant que des ronces, et de reporter ses forces et son activité dans la seule sphère digne et enviable. «Versifier! — disait-il avec Hotspur, le héros bien-aimé de son poète favori, Shakspeare, — je préférerais être un chat et miauler!... » Qu’on se figure maintenant l’effet que dut produire au milieu d’un pays comme l’Allemagne un tel livre que le monde savant ne pouvait en aucune manière taxer de légèreté et de frivolité, et qui devint même pour la jeunesse des écoles et des universités un manuel indispensable d’instruction supérieure. Nous tromperions-nous par hasard? Mais, en recueillant nos propres souvenirs de jeunesse, nous regardons comme prouvé que la génération intellectuelle et active de l’Allemagne présente a puisé principalement dans l’ouvrage de M. Gervinus les sentimens et les aspirations qui la distinguent à l’heure qu’il est : une idée fixe de l’unité et de la grandeur futures de l’Allemagne, un patriotisme ardent et farouche, la résolution presque fiévreuse de devenir pratique à tout prix, au prix même de la justice, une haine déraisonnable de l’étranger, des Français surtout, et une foi aveugle dans ses propres forces et destinées.

Au moment où l’on sonnait ainsi le glas funèbre de la vie purement littéraire et contemplative de l’Allemagne, deux faits dans l’ordre politique, dont l’un était fortuit et passager, l’autre d’une portée réelle et grande, vinrent donner une secousse aux esprits et ranimer tout à coup l’opinion publique, depuis longtemps engourdie. On se rappelle à peine en France (tant de révolutions y ont passé depuis!) la courte perturbation qu’apporta dans le système de paix du gouvernement d’alors l’attitude tant soit peu entreprenante et belliqueuse du cabinet du 3 mars 1840; mais pour nos voisins, le ministère de M. Thiers marque une grande date, presque une époque. A tort ou à raison, « le vieux Rhin allemand » se crut alors menacé, et les princes jetèrent tout à coup un cri d’alarme; ils pensionnèrent Becker pour sa piteuse chanson, et le vieux roi Louis de Bavière ne laissa pas surtout échapper l’occasion de faire l’important et de se donner du ridicule. La nation tressaillit. On lui parlait donc de nouveau de l’honneur allemand, de la gloire allemande, de la patrie commune! On l’engageait à pousser de toute la force de sa voix de tête les grands mots si longtemps défendus, naguère encore poursuivis comme signes de sédition et de démagogie! Le brave peuple ne se fit pas prier; il répéta le mot d’ordre avec un enthousiasme où la malice avait sa bonne part, et il continua de s’agiter alors même qu’on lui assurait d’en haut que tout danger était passé et qu’il n’avait plus qu’à rentrer tranquillement chez lui. Singulière destinée de « l’historien illustre et national » que d’avoir ainsi et malgré lui réveillé en France les traditions de 1804 et en Allemagne celles de 1813!...

Bien plus important que cette panique du Rhin et d’une influence durable sur les destinées des peuples de la Germanie fut un autre événement qui eut lieu dans cette même année 1840 : un changement de règne à Berlin. Depuis 1797, la Prusse avait été gouvernée par un roi morose et raide, que ni les malheurs d’Iéna ni l’exaltation nationale pendant la guerre de délivrance n’avaient pu arracher à une sphère d’idées étroite, strictement limitée par la bureaucratie et le protestantisme. Frédéric-Guillaume III n’était pas certes un despote dans la mauvaise acception du mot : il répugnait aux mesures violentes et voulait sincèrement le bien de son pays; mais en ménageant les finances de l’état, en veillant sur la probité et la rigidité des employés, en faisant les efforts les plus louables pour la propagation des écoles et des universités, il croyait remplir tous les devoirs d’un bon souverain envers ses peuples. Quant aux nobles besoins d’une nation éclairée et mure, à son désir si légitime de participer au gouvernement de ses affaires, il était tout à fait de l’avis de son ministre, M. de Rochow, qui un jour, dans une réponse à nous ne savons plus quelle députation de notables, posa l’axiome devenu célèbre : «que les grands intérêts de l’état dépassaient l’intelligence bornée du sujet (beschränkter unterthanenverstand) ! » Oh! que l’absolutisme est ingénieux à trouver des argumens, et que, pour arriver à son but, il craint peu les contradictions! Tout récemment, M. de Bismark-Schœnhausen, le ministre nouvellement éclos et qui semble ménager à sa patrie le retour au système bienheureux de M. de Rochow, ne vint-il pas déclarer au contraire dans la commission de la chambre que l’intelligence du sujet prussien était «trop vive, trop remuante et frondeuse » pour pouvoir supporter un régime parlementaire ?... Nous avons déjà dit plus haut que Frédéric-Guillaume III n’avait jamais refusé son concours à M. de Metternich toutes les fois qu’il s’agissait de conjurer «l’esprit subversif de nouveautés » dans tel ou tel autre état de la confédération, et que la sainte-alliance avait été la loi suprême de sa politique; encore de son lit de mort et dans un testament rendu bientôt public recommandait-il à son successeur de ne jamais rompre avec le tsar Nicolas et avec l’empereur d’Autriche. Le vieux monarque mourut enfin le 7 juin 1840, et des esprits assez ingénieux ou assez superstitieux pour attacher une signification fatidique au nombre, — les rana mirantes selon le mot de Tacite, — ne se firent pas faute de remarquer que cette date avait pour l’histoire de la Prusse un caractère mystérieux et en quelque sorte providentiel; que l’année 1640 avait vu l’avènement du grand-électeur qui avait fondé la splendeur de la maison de Brandebourg, et l’année 1740 celui de Frédéric le Grand, qui avait élevé la monarchie au rang des premières puissances de l’Europe. Le règne installé en 1840 marquerait-il également dans les grands fastes de la nation?

Ce n’est pas sans une certaine émotion qu’on peut se rappeler la figure de ce roi Frédéric-Guillaume IV, dont l’avènement avait été salué par tant de pronostics et d’espérances, qui devait vider plus tard le calice amer d’une révolution plus mortifiante encore pour son orgueil que fatale à son pouvoir, et dont l’esprit finit par s’éteindre au milieu de ténèbres qui contrastaient douloureusement avec l’ancien éclat d’une intelligence assurément peu ordinaire. Figure profondément originale dans tous les cas, curieuse à étudier, et qui ne laissera pas de ressembler parfois à une énigme! On l’a appelé un romantique : le Romantique sur le trône de César, tel fut le titre d’une publication piquante que le célèbre docteur Strauss lança dans le temps à l’adresse du Hohenzollern ; il serait peut-être aussi juste de voir en lui un patriote attardé de 1813, un épigone de la guerre de délivrance. Il avait pris part à cette guerre et assisté à la bataille de Bautzen; il portait l’empreinte de l’esprit tudesque et mystique qui avait caractérisé les teutomanes de ce temps; il garda jusqu’à la fin une aversion marquée pour les « Welsch, » à tel point que, malgré son goût très vif pour la peinture, il ne voulut jamais acquérir un tableau de l’école française. Avec tout cela, il était prince; il était resté longtemps sous la tutelle et la direction du trop fameux M. Ancillon, et avait sur son pouvoir royal une doctrine toute spéciale et théologique, pleine «d’humilité devant Dieu » et d’entêtement devant les hommes, doctrine qui, après un long assoupissement, est venue tout récemment surprendre le monde d’une manière désagréable et retentir de nouveau dans la bouche de son successeur. Protestant fervent, il eut cependant pour ami de cœur un catholique zélé, le général de Badowitz ; une philosophie commune, puisée dans les doctrines de MM. de Maistre et de Haller, fermait le lien entre ces deux hommes. C’est surtout par ses tendances piétistes que le roi se révéla d’abord à la nation et entra en lutte avec elle. « Moi et ma maison, nous voulons servir le Seigneur, » dit-il en une occasion solennelle, et il est remarquable que le cabinet qu’il avait composé, et qu’il garda jusqu’en 1848, ne fut jamais autrement désigné que par le nom du ministre des cultes, M. Eichhorn, volontaire de 1813 et piétiste comme le roi. La gloire de l’Allemagne, la grandeur de la patrie commune lui tenaient certainement à cœur; il proclamait hautement la nécessité de réformer la confédération germanique, et de lui donner une attitude plus unitaire à l’intérieur, plus digne surtout au dehors; mais il ne sut jamais s’expliquer clairement sur les moyens propres à atteindre ce but. «Il espérait beaucoup, disait-il, de la bonne volonté des princes allemands; » — peut-être que dans son for intérieur il espérait encore plus de la douce violence que pourraient lui faire les événemens. Quant au régime à établir dans son propre pays, les institutions représentatives le tentaient et l’effrayaient à la fois; orateur lui-même et aimant à se faire entendre, il avait du goût pour la parole, pour les discours même des autres, pourvu que les plaidoiries fussent brillantes et que le jugement ne fût jamais prononcé par d’autres que lui. Un des traits les plus frappans des romantiques a été la recherche constante d’une atlantide perdue : en étudiant les poésies, les mythes, les religions de tous les âges et de tous les peuples, ils croyaient arriver un jour à quelque vérité enfouie et principale, à une « forme primitive et absolue. » De même Frédéric-Guillaume IV fut, lui aussi, toujours à la recherche d’une forme primitive en politique, d’une grande tradition germanique perdue, et qu’il s’agissait de ressaisir dans les vestiges des siècles passés. Ce qui lui répugnait surtout, c’était l’idée d’une stipulation quelconque avec ses sujets, d’un contrat passé par-devant notaire, d’une lettre morte qui aurait tué « l’esprit » et annulé la grâce efficace qu’il tenait de Dieu. «Je ne permettrai jamais, — ce furent les paroles célèbres qu’il prononça à l’ouverture des états-généraux, — je ne permettrai jamais qu’un morceau de papier vienne s’interposer entre le Seigneur Dieu en haut et moi, et prétende me gouverner par ses paragraphes à l’instar d’une seconde Providence...» Vanité de l’assurance humaine! L’année qui entendit cette déclaration pompeuse venait à peine de finir, et le fier illuminé dut non-seulement accepter et jurer une constitution bien moderne, bien bourgeoise, mais saluer encore les cadavres des insurgés qu’on portait devant son palais.

Les premières années de ce règne se passèrent cependant pour la plupart dans des agitations religieuses. Les Amis de la lumière (Lichtfreunde) remplissaient les airs de bruyantes clameurs et tiraient les dernières conséquences déistes de la réforme; d’un autre côté, les catholiques de Ronge élevaient la singulière prétention de rompre avec l’église romaine sans toutefois devenir protestans, et trouvaient leurs enthousiastes, leurs fanatiques même. Il a pu sembler un moment qu’un mouvement théologique allait remplacer en Allemagne le mouvement littéraire, comme cela du reste est arrivé plus d’une fois dans ce pays, et que les doctrines de la grâce et du salut submergeraient les doctrines constitutionnelles à peine écloses. Ce ne fut pourtant que l’apparence, et la théologie ne servit ici que de prétexte. Les Amis de la lumière faisaient tout simplement acte d’opposition contre le gouvernement contre ses tendances piétistes et le ministère Eichhorn; quant à l’essai malencontreux de Ronge, il était évident qu’il ne devait ses premiers succès rapides et fugitifs qu’à un calcul purement humain, aux espérances qu’il avait fait naître d’abord chez les patriotes allemands, aux illusions qu’ils se firent dans le premier moment sur la portée politique possible et probable d’une pareille œuvre. C’eut été en effet une rare bonne fortune pour les patriotes si, grâce au curé de Laurahütte, ils eussent réussi à effacer la seule division véritable, point factice et diplomatique, mais réelle et persistante, qui sépare toujours les enfans de la même patrie : la division entre catholiques et protestans. Plus d’un esprit éminent se laissa prendre à ce calcul, prédit un avenir immense à la « mission » des néo-catholiques allemands, et y perdit sa renommée de prophète. Bientôt les questions purement politiques prirent le dessus et dégagèrent la situation. L’opinion devint de jour en jour plus exigeante, le mouvement plus prononcé, et le roi fit comme font d’ordinaire, hélas! tous les rois : il accordait toujours trop tard et par petites doses ce qu’il aurait dû concéder à temps et d’emblée. Ce furent tantôt des allégemens apportés au régime de la presse, tantôt des modifications libérales dans la législation exceptionnelle qui pesait sur les Juifs; les importans ou les initiés allèrent jusqu’à affirmer que le monarque mûrissait lentement dans son esprit un projet de constitution véritable. Les Berlinois, nés malins eux aussi, à les en croire, soutenaient même que l’œuvre du roi était prête depuis longtemps, et qu’il attendait pour la publier que M. Meyerbeer l’eût mise en musique.

Les pas qu’on faisait ainsi dans la voie du progrès étaient bien timides, bien chancelans sans doute. Il suffit cependant du souffle nouveau introduit dans une masse aussi longtemps inerte et aussi imposante que la Prusse pour introduire une nouvelle vie dans tous les autres états de l’Allemagne, pour enhardir l’esprit public et réveiller les espérances les plus chères. Un fait au moins ressortait de cette situation confuse, c’est que le nouveau roi de Prusse ne se prêterait plus aussi complaisamment que son prédécesseur aux vues réactionnaires de M. de Metternich, qu’il ne serait pas l’auxiliaire bénévole du vieux chancelier dans ses expéditions fédérales à l’intérieur, — et ce fait seul avait de quoi encourager bien des entreprises. Aussi vit-on bientôt les chambres des petits états, surtout en Bade, reprendre leur essor au milieu d’une attention devenue plus vive et plus générale; les vieux libéraux du sud, qui avaient eu le mérite de rester sur la brèche malgré toutes les sommations du désespoir, et en soldats infatigables de marquer le pas pendant une halte cruellement prolongée, redoublèrent alors d’efforts et d’éloquence, et se firent les interprètes des vœux et des attentes de la patrie commune. Des rapports personnels et des ententes politiques ne tardèrent pas à s’établir entre les membres des diverses représentations de l’Allemagne : une feuille importante, le Journal allemand de Heidelberg, sous la direction significative de M. Gervinus, devint l’organe du grand parti national et constitutionnel. Pour être vague et peu défini, le programme de ce parti n’en exprimait pas moins le principe essentiel et caractéristique de la nouvelle agitation en Allemagne, et qui pourrait se résumer dans ces mots : l’unité par la liberté, la péréquation et la solidarisation des différens états du corps germanique par le développement homogène des institutions parlementaires. Quant à la réforme alors tant débattue du lien fédéral, les patriotes ne semblaient être que conséquens avec leur principe lorsqu’ils demandaient qu’un parlement populaire fût adjoint à la diète de Francfort, que le pouvoir central de l’Allemagne fût, aussi bien que tout trône dans chaque état individuel, étayé d’institutions représentatives. Du reste, ils étaient bien loin de se rendre un compte exact de leurs exigences en cette matière, peut-être même assez peu désireux d’être mis en demeure de les exécuter. Il importe de bien fixer le programme des libéraux allemands dans la courte période qui précède la révolution de février, car il cachait en germe et pour ainsi dire en substance l’expression définitive à laquelle devait arriver l’agitation unitaire après de longs erremens. A quoi tendaient en effet les libéraux groupés autour du Journal allemand de Heidelberg, qui allaient former bientôt le noyau le plus compacte et le plus intelligent du parlement de Francfort, et revivre après dans le parti de Gotha? Ils voulaient d’abord et avant tout pousser la Prusse de toute leur force dans la voie constitutionnelle, ce qui aurait assuré soit l’avènement, soit le maintien et le développement des institutions représentatives dans tout le reste de l’Allemagne. L’Autriche seule faisait obstacle, et il semblait impossible de l’entraîner pour le moment dans le concert des idées modernes : aussi les libéraux se résignaient-ils à passer outre et à laisser momentanément l’empire des Habsbourg en dehors de toute combinaison réformiste. Enfin, et en conséquence même de cette attitude prise forcément vis-à-vis de l’Autriche, ils faisaient des appels pressans et sincères à la maison de Hohenzollern, et l’adjuraient de se placer à la tête de tous les autres états de la confédération. Ainsi établissement et pratique sincère du régime constitutionnel en Prusse surtout, et par conséquent dans le reste de l’Allemagne, exclusion momentanée de l’Autriche, en dernier lieu effacement graduel et disparition des souverainetés secondaires devant l’hégémonie de la Prusse : tels étaient déjà, aux approches de 1848, les trois points cardinaux de l’agitation unitaire, quoique mal entrevus et encore moins avoués. Ils devaient ressortir plus clairement et se préciser dans les débats orageux du parlement de Francfort; à cette heure même, ils forment le credo hautement professé du National Verein.

Malgré les difficultés diverses de leur entreprise et le vague de leurs aspirations, les libéraux allemands de 1847 avaient des motifs bien légitimes d’espérance, et il était difficile de contester que les signes du temps ne leur fussent favorables à plus d’un égard. Certes ce n’était pas la bizarre « patente » que venait de publier enfin pour ses états Frédéric-Guillaume IV qui pouvait être de nature à les décourager ou à jeter du discrédit sur le régime parlementaire qu’il préconisait : elle ne servit qu’à en mieux démontrer les avantages. Cette œuvre personnelle du roi rappelait certaines constructions soi-disant originales de notre temps, qui, pour être flanquées de toutes parts de bastions et de tourelles gothiques, n’en cachent pas moins une habitation toute bourgeoise, et en font seulement regretter le comfort. Frédéric-Guillaume IV avait beau classer la représentation nationale en « curies; » elle n’en exprima pas moins le vœu du pays, et demanda à participer sérieusement aux affaires du gouvernement. Il avait beau se croire au milieu de nous ne savons quelle sorte de witenagemot composé de barons, chevaliers et vassaux; MM. de Vincke, d’Auerswald, de Camphausen, de Beckerath, de Schwerin, Hansemann, etc., n’en parlèrent pas moins comme de simples parlementaires, et charmèrent la nation par leur éloquence aussi bien que par leur esprit pratique. Déjà du reste à la tribune nouvellement improvisée de Berlin avaient retenti des paroles chaleureuses, frémissantes même, qui allaient au-delà de vœux constitutionnels pour la Prusse seule, et embrassaient les intérêts de la grande patrie commune. Déjà les chambres des états secondaires avaient discuté et adopté des propositions qui engageaient les gouvernemens respectifs à se concerter entre eux et avec les assemblées pour une réforme du corps germanique. Enfin on apprit que Frédéric-Guillaume IV lui-même avait chargé son ami intime et le confident de ses pensées, le général de Radowitz, d’une mission formelle auprès de M. de Metternich pour convenir avec lui de changemens notables à faire au pacte fédéral. Il était allé jusqu’à déclarer qu’il se passerait au besoin du concours et du consentement de l’Autriche. L’aspect de l’Allemagne à la fin de 1847 ressemblait assez à celui qu’elle offre dans le moment présent : on y pouvait constater une confiance absolue dans le triomphe prochain de la cause nationale malgré les difficultés et les complications passagères. Les libéraux ne doutaient pas que le régime constitutionnel ne fût tôt ou tard établi sérieusement à Berlin, que les états secondaires ne cédassent à l’impulsion donnée, et que la Prusse ne devînt par la « force des choses » le centre d’une Allemagne rajeunie et unifiée. Ils appelaient, peut-être à tort, une force des choses ce qui n’en était tout au plus que la logique, cette logique qui, comme on sait, finit souvent par manquer aux événemens de l’histoire; ils comptaient peut-être un peu trop sur la sagesse des peuples et le désintéressement des princes, sur la résignation de M. de Metternich et l’humeur endurante du tsar Nicolas. Il est démontré dans tous les cas qu’ils comptaient complètement sans la catastrophe de février.


III.

Il serait peut-être aussi aisé que plaisant de démontrer le fonds d’ingratitude que cachent habituellement les imprécations tudesques contre la France, et d’établir à ce sujet un compte qui ferait voir les gains et profits de ceux qui ne cessent de crier à la ruine. Rien de plus ordinaire que d’entendre les Allemands accuser « le voisin perfide » de tous leurs mécomptes, attribuer de préférence à « l’ennemi héréditaire » (erbfeind) l’état fâcheux de leurs affaires. Et pourtant n’est-ce pas le « Gaulois » tant maudit qui a presque toujours donné, directement ou indirectement, l’impulsion aux esprits contemplatifs de l’autre côté du Rhin? L’oppression de Napoléon a eu pour les peuples germaniques l’heureux résultat de ranimer chez eux le sentiment de la patrie, qui se perdait dans les abstractions. L’éveil de 1840, après un long assoupissement, a été, lui aussi, et en grande partie, l’œuvre de la France. Quant à la révolution de février, de l’aveu des Allemands, elle leur rendit un service immense, ne fut-ce que par les frayeurs qu’elle leur inspira. Si en effet, et dans le premier moment, la proclamation de la république à Paris put sembler, même en France, inséparable à plus d’un esprit d’une propagande révolutionnaire à l’étranger, elle dut à plus forte raison susciter les mêmes appréhensions en Allemagne, et hâter par cela précisément l’œuvre des patriotes. Aussi les dangers de la frontière et les émotions intérieures furent-ils dès l’origine habilement exploités dans le sens des concessions libérales et du mouvement unitaire. Ceux-là mêmes que l’état agité de la France rassurait pour le présent n’en signalaient pas moins dans un avenir prochain des difficultés contre lesquelles la Germanie devrait s’armer de bonne heure de toute la vigueur patriotique que donnent les institutions libres, de toute la puissance politique et militaire que procure à une nation un pouvoir central fortement constitué. Le Journal allemand de Heidelberg, l’organe du grand parti national, exprima à ce sujet, et dès les premiers jours, les vues et les espérances des unitaires dans une page remarquable à plus d’un titre. Il croyait la France momentanément paralysée à l’extérieur par l’effervescence des révolutionnaires et les folles prétentions du socialisme. Le manifeste célèbre de M. de Lamartine et sa déclaration d’amour platonique pour les peuples opprimés étaient raillés non moins finement que les étranges assises du travail au palais du Luxembourg. Le publiciste allemand présageait à la France des guerres civiles dans lesquelles sombreraient toutes ses libertés; mais sur la ruine des utopies présentes et des sages institutions du passé il voyait s’élever à la fin une dictature militaire qui comprimerait le pays en lui donnant au dehors des occupations contre lesquelles les peuples germains feraient bien de prendre leurs mesures à temps. Pour des professeurs allemands, ce n’était, on l’avouera, ni mal raisonner ni mal prévoir, et ils prouvèrent bientôt que la résolution ne leur faisait pas défaut non plus. Cinquante et un citoyens, réunis à Heidelberg le 5 mars 1848, tous hommes d’élite, — députés, écrivains célèbres, publicistes, professeurs et avocats, — prirent hardiment l’initiative d’une révolution. Ils décidèrent « qu’une assemblée de représentans de toute l’Allemagne serait appelée dans le plus bref délai, tant pour conjurer les périls au dedans et au dehors que pour développer toutes les forces et tous les trésors de la nationalité germanique. » Et bientôt un comité élu par la réunion de Heidelberg convoquait à Francfort, pour le 30 mars, tous les anciens membres et les membres présens des chambres constitutionnelles de l’Allemagne. Ils devaient y former une assemblée de notables chargée de faire la loi électorale, de parer aux nécessités du moment et d’installer définitivement le véritable parlement national.

Certes le programme inauguré par la réunion de Heidelberg ne manquait ni de grandeur ni même de sagesse politique; mais aussi les circonstances conspiraient de toutes parts en sa faveur, et chaque jour lui apportait des auxiliaires. Les souverains des petits états se pliaient, effrayés, à toutes les exigences de leurs peuples. Une chose inattendue, inespérée, venait d’avoir lieu : une révolution avait éclaté à Vienne (13 mars). Cinq jours plus tard, Berlin suivait l’exemple et forçait le roi Frédéric-Guillaume IV à convoquer une constituante et à faire la solennelle déclaration « que la Prusse devait se fondre désormais dans l’Allemagne. » Les notables purent donc s’acquitter de la mission que leur avait confiée la réunion de Heidelberg, et les gouvernemens s’empressèrent de faire procéder dans leurs pays respectifs aux élections des représentans pour le parlement national; l’Autriche même ne se fit pas faute d’y envoyer ses députés. On sait que la grande constituante germanique fut ouverte, le 19 mai, dans l’église Saint-Paul à Francfort, et sous la présidence de M. Henri de Gagern, ancien soldat de Waterloo, orateur célèbre, aussi imposant par son caractère que distingué par les qualités d’un véritable homme d’état. « L’assemblée, — dit à ce moment solennel le président, — a la plus grande tâche à remplir : elle est chargée de la constitution de l’Allemagne. Ce qui fait le droit du parlement, c’est la difficulté, l’impossibilité de confier cette tâche à aucun autre pouvoir. » Bien plus expressives furent encore les paroles que prononça plus tard M, de Gagern au moment où les représentans allaient voter sur la formation d’un pouvoir central provisoire, qui fut, comme on se le rappelle, confié à l’archiduc Jean sous le titre de vicaire de l’empire : « L’heure a sonné, dit-il à cette occasion, où pour la première fois depuis des siècles le peuple allemand est appelé à se donner lui-même un gouvernement pour régler les affaires de la patrie commune. L’unité de l’Allemagne, qui n’existait jusqu’ici qu’au fond de nos consciences, va devenir un fait et occuper sa place dans le monde. » Cette installation du vicaire avait en effet une grande portée, car elle impliquait l’abolition de la diète fédérale, de ce fameux Bundestag qui avait depuis trente-trois ans pesé sur la confédération germanique de tout le poids de ses mesures générales et répressives. En consentant à l’abdication officielle de l’ancienne diète germanique (12 juillet), les gouvernemens de l’Allemagne donnaient un gage solennel à la constituante; s’ils ne sanctionnaient point par là et d’avance l’œuvre de l’avenir, ils condamnaient celle du passé et constataient le provisoire. Le terrain était déblayé, il s’agissait de construire.

Nous n’avons pas à faire ici l’histoire du parlement de Francfort; cette tâche a été accomplie dans la Revue même et à son temps avec un talent et une impartialité également supérieurs[3]. Assurément il serait injuste de ne pas tenir compte aux législateurs de l’église Saint-Paul de la gravité des temps et de la difficulté de l’œuvre. Ils délibéraient au milieu de la tempête européenne, au milieu des flots soulevés des passions populaires, qui venaient parfois écumer jusqu’au pied de leur tribune; chaque jour apportait la nouvelle d’une insurrection à Vienne ou d’une émeute à Berlin. Les discussions orageuses qui avaient lieu simultanément dans les chambres plus ou moins constituantes des divers pays de la Germanie n’étaient pas faites d’ailleurs pour favoriser le calme et la régularité des débats de Francfort. Si peu qu’on soit porté à un tel aveu par le temps où nous vivons, il faut cependant dire qu’il y eut alors vraiment abus de parlementarisme dans les Allemagnes multiples et une. Quant à la tâche principale que les députés réunis sous la présidence de M. de Gagern étaient appelés à remplir, il suffit de se souvenir qu’ils avaient à concilier les intérêts des grands états avec ceux des petits, les vues de l’Autriche avec celles de la Prusse, l’omnipotence du pouvoir central avec l’indépendance de chacun des innombrables souverains, enfin les sages conditions d’un régime constitutionnel avec les folles rêveries des démocrates, pour ne point trop leur reprocher d’avoir failli dans leur œuvre ; tout au plus leur reprocherait-on de l’avoir seulement entreprise. Mais ce qui restera sans excuse, c’est l’égoïsme brutal et cynique dont fit preuve le génie allemand dans cette assemblée célèbre, c’est l’esprit de domination, de convoitise et d’envahissement qui se révéla comme l’âme même de la nation germanique, c’est l’ambition démesurée, qui, pour contraster de la manière la plus étrange avec l’impuissance réelle, n’en blessait pas moins les peuples ainsi cruellement outragés, et ne faisait qu’ajouter le ridicule à l’odieux. À peine née, la Germanie libre laissa entrevoir un appétit de Gargantua dont il est presque impossible de parler autrement que dans un style rabelaisien.

Dès le début se dressa devant l’église Saint-Paul la fatale question de la chanson d’Arndt : Quelle est la patrie de l’Allemand ? La chanson répondait ce qu’on sait, c’est que la patrie de l’Allemand était « partout où résonnait la langue allemande, » et certes ce n’était pas tracer là un cercle de Popilius. Le parlement de Francfort s’y crut pourtant encore à l’étroit ; la patrie pour lui était partout où il y avait un « honneur allemand » à défendre, un « intérêt allemand » à sauvegarder, un « avenir allemand » à ménager et une « mission allemande » à accomplir. Qu’on juge maintenant ce que chacun de ces mots cachait de guerres dans son pli, de chambres de réunion à faire pâlir le soleil de Louis XIV ; qu’on veuille bien aussi se rappeler que, dans ce sentiment d’un pangermanisme sans bornes, se confondaient tous les partis, toutes les nuances de l’ardente assemblée ! Forte de ces désirs unanimes et emportée par un véritable esprit de vertige, la grande constituante multiplia les provocations et amassa des trésors de haine. Ce n’était rien encore que de déclarer « que la réunion du Limbourg avec le royaume de Hollande était inconciliable avec la nouvelle constitution de l’empire, » et d’ordonner au pouvoir central « de terminer cette affaire à la satisfaction de l’honneur allemand. » Ce n’était rien même que de pousser la Prusse à l’invasion du Danemark pour la conquête de ce duché de Slesvig qui n’avait jamais fait partie de la confédération germanique, mais que réclamait impérieusement « l’intérêt maritime de l’Allemagne. » Les Slaves de la Bohême n’éprouvaient aucune envie d’envoyer des représentans à Francfort, ils convoquèrent un congrès à Prague ; le prince de Windischgraetz bombarda la ville, — et les hommes de Saint-Paul de voter des remercîmens au))rave soldat pour « la défense vigoureuse des Marches allemandes ! » Le brave soldat ne pensait nullement aux Marches, mais au trône des Habsbourg, et il le prouva bientôt péremptoirement à l’assemblée en faisant fusiller à Vienne un de ses représentans les plus remarquables, le malheureux Robert Blum. L’Italie se débattait alors dans une lutte héroïque contre la domination étrangère. Non-seulement les législateurs germaniques n’essayèrent aucune démarche de médiation qui, pour être probablement sans résultat, n’aurait pas certes été sans mérite, mais ils applaudirent avec un enthousiasme frénétique à la déclaration du général de Radowitz, que le Mincio constituait la « frontière allemande, » — et c’était pourtant un Manin qui défendait la Venise désolée ! Le grand-duché de Posen est, comme on sait, une dépouille échue à la Prusse du criminel partage de la Pologne ; les traités de 1815, en reconnaissant à la dynastie de Hohenzollern la possession de ce territoire, avaient expressément stipulé pour lui une autonomie en dehors de la confédération et de la monarchie même. Une grande nation qui se relevait et cherchait à composer son unité eût dû, ce semble, tenir à honneur de répudier autant qu’elle le pouvait toute solidarité dans l’œuvre à jamais honteuse du démembrement d’un peuple, et le parlement de Francfort se fût assuré l’éternelle gratitude de la Pologne, s’il avait simplement exhorté le gouvernement prussien à réaliser dans cette province les « institutions nationales » auxquelles il s’était engagé par des traités solennel ? ; mais il y avait sur la Wartha des « frères allemands, » — c’est-à-dire des colons qui avaient fui autrefois devant les persécutions religieuses en Allemagne, et que la Pologne avait généreusement recueillis, aussi bien qu’une armée d’employés étrangers qui vivaient aux dépens du pays, — et la constituante de Francfort décréta et obtint de la Prusse l’incorporation du grand-duché de Posen dans la confédération germanique. Les réclamations des Polonais furent accueillies avec une dédaigneuse hauteur, et on se montra prodigue d’injures et d’outrages envers une nation dont les malheurs appelaient au moins le respect. L’esprit allemand marchait ainsi de violences en violences, à ce point qu’il y eut un député du nom de Eisenmann qui adjura ses collègues de ne pas oublier « les frères allemands de l’Alsace. » Que la Germanie ait dès son début laissé entrevoir tant de fol orgueil et d’insatiable avidité, ce n’est pas là certes ce que pourrait le plus regretter une Europe soucieuse de ses intérêts et avertie ainsi de bonne heure ; mais que des penseurs profonds, qui avaient passé la moitié d’un siècle à discuter sur le moi et le non moi, aient montré une telle incapacité à distinguer entre le mien et le tien, cela prouve malheureusement qu’il y a parfois des choses dans ce monde, comme le dit Hamlet, dont ne se doutent pas toujours les philosophes. Et cependant l’embarras insurmontable que leur créait déjà la seule accession de l’Autriche aurait bien dû montrer aux législateurs de Francfort combien il importait de ne pas trop étendre les limites de l’empire qu’ils voulaient fonder et d’imposer un frein aux nobles ardeurs du germanisme. Il était aisé de prévoir dès l’origine que les possessions autrichiennes seraient l’écueil où devrait infailliblement échouer l’œuvre tentée à l’église de Saint-Paul. Ce n’était pas encore la plus grande des difficultés à vaincre, ni le plus impossible des miracles à opérer que de concilier les deux ambitions rivales et séculaires de l’Autriche et de la Prusse dans l’établissement d’une Allemagne unie et centralisée, car, à côté de cela et par-dessus tout, comment accorder avec une telle combinaison l’existence simultanée d’une monarchie, d’une puissance de premier ordre qui, outre ses provinces allemandes, embrassait tant de terres étrangères et en tirait sa force principale, régnait sur des populations diverses, hongroises, italiennes, slaves, roumaines, toutes hostiles entre elles, toutes d’accord cependant sur ce point : ne pas devenir allemandes? Ce n’est pas que le génie allemand voulût renoncer pour toujours à des contrées si riches et si fertiles, fût résolu à ne jamais tenter d’avoir raison des « récalcitrans » et de « civiliser » les barbares. À ce sujet, il ne regrettait que sa négligence coupable jusqu’à ce jour, et se jurait d’être plus ferme à l’avenir; mais procéder immédiatement à l’exécution, en un mot déclarer que tous les états composant l’empire des Habsbourg feraient désormais partie intégrante de la confédération nouvelle, c’eût été non-seulement introduire dans le corps germanique des élémens « non encore digérés, » faire du futur parlement national une Babel confuse aux mille langues, c’eût été de plus prendre sur son compte les guerres que les Habsbourg soutenaient à ce moment même en Italie et en Hongrie, — et le courage manqua devant une perspective pareille.

Il était impossible de faire entrer l’ensemble de l’Autriche dans le Bund régénéré; il était également impossible de la démembrer et d’en détacher les provinces purement allemandes, — quoique cette folle pensée eût hanté quelque temps les esprits à Saint-Paul et reçu son expression dans l’article premier du projet de constitution. — Restait un troisième moyen, celui de constituer l’unité allemande en dehors de l’empire autrichien. Nous avons déjà dit que les patriotes libéraux, dans les projets qu’ils méditaient avant la révolution de février pour la réforme fédérale, faisaient abstraction presque complète de l’Autriche, — par désespoir plutôt que par un esprit de résignation véritable, par impuissance plutôt que par modération, par l’impossibilité où l’on se voyait de faire participer les états que gouvernait M. de Metternich au développement des idées constitutionnelles, base de toute Allemagne renouvelée. Eh bien! il aurait fallu persister dans ce programme, même après les événemens qui eurent lieu dans les premiers mois de 1848, malgré l’insurrection de Vienne et l’essai impossible d’un gouvernement constitutionnel sur les bords du Danube. On aurait dû procéder avec résolution tt surtout sans lenteur; on aurait dû concentrer dans les mains de la Prusse, et sous un titre moins prétentieux que celui de l’empire, la direction militaire, politique, diplomatique et commerciale des états allemands; on aurait dû tirer parti des embarras immenses de l’Autriche, absorbée dans des luttes périlleuses avec ses peuples et même avec les habitans de sa capitale, profiler du désarroi des souverains des états secondaires, qui n’auraient pas osé résister, stimuler le zèle et engager l’honneur de ce roi Frédéric-Guillaume IV qui, dès le mois de mars, avait déclaré que la Prusse devait désormais «se fondre» dans l’Allemagne, et qui plus tard encore, et malgré la nomination de l’archiduc Jean d’Autriche comme vicaire de l’empire, s’écriait en présence de M. de Gagern, et dans une occasion solennelle : « L’unité! c’est ma pensée de toutes les heures, c’est la constante préoccupation de mon âme! » Sans doute l’œuvre de l’unité allemande ainsi définie et conduite avec vigueur aurait encore rencontré des difficultés immenses, ne serait pas restée surtout à l’abri de contestations ultérieures; mais elle présentait au moins quelques chances de succès.

C’était du reste, et à peu de différence près, la solution qu’avaient déjà entrevue les Stein et les Hardenberg en 1813, qu’avaient instinctivement caressée les patriotes d’avant 1848, à laquelle devait s’arrêter en dernier lieu le parlement de Francfort lui-même, et qui forme maintenant le programme invariable du National Verein. Le moyen néanmoins, dans ces premiers mois d’effervescence révolutionnaire, de froisser à tel point « l’héroïque action » du peuple de Vienne, qui avait précédé de cinq jours l’action non moins « héroïque » du peuple de Berlin! Déjà, dans la première effusion de gratitude pour la révolution inespérée qui avait chassé le prince de Metternich, ne s’était-on pas vu forcé de la récompenser dans la personne de l’archiduc Jean, et de mécontenter ainsi profondément le roi de Prusse? Le moyen aussi, au moment où l’on venait d’étendre une main protectrice et avide sur tant de « frères » in partibus d’abandonner à leur sort ces frères autrichiens qui se cramponnaient à la commune patrie, et invoquaient son secours contre les Italiens et les Slaves! Au seul bruit de pareilles velléités il se forma aussitôt au sein du parlement, ainsi que de toute la Germanie, un parti de la grande Allemagne, par opposition à la petite, où entrèrent d’emblée les démocrates, par haine non pas certes de la Prusse, mais des idées de monarchie constitutionnelle qu’elle représentait malgré tout, et parce que le sol si accidenté, si bouleversé et volcanique de l’Autriche offrait aux meneurs révolutionnaires des théâtres de guerre bien autrement favorables que les plaines sablonneuses du Brandebourg. Ce parti de la grande Allemagne, que l’Autriche n’a cessé d’entretenir, et qui fait encore de nos jours parler de lui de temps en temps, est à coup sûr la coalition la plus bizarre des élémens les plus hétérogènes du monde. Sous le masque d’un patriotisme incapable de la moindre des concessions, il abrite dans son sein les démocrates et les ultramontains, les particularistes honteux et les teutomanes à outrance. Si l’Autriche est habile dans l’opposition qu’elle suscite à la Prusse et aux vrais patriotes de l’Allemagne, il est juste de dire qu’elle n’est pas non plus trop scrupuleuse dans le choix de ses moyens : elle donne des espérances aux absolutistes, caresse les républicains, et parle surtout haut dans l’affaire du Slesvig, l’idée fixe des Allemands de tous les partis; elle parle d’autant plus haut qu’elle est parfaitement sûre de faire peser, le cas échéant, tout le fardeau de la guerre sur la Prusse.

Malgré les clameurs bruyantes du parti de la grande Allemagne, malgré les lamentations des frères autrichiens, les intrigues des ultramontains et absolutistes, les cris forcenés des démocrates, il fallut cependant se décider enfin à la « coupe césarienne » et reculer jusqu’au programme vaguement conçu avant 1848. Un député catholique, M. de Lasaulx, avait beau formuler la proposition ironique que, « considérant qu’il ne convient pas à des hommes sages de suivre le chemin des fous, l’assemblée nationale engage le ministère à préparer l’unité de la patrie de concert avec toutes les souverainetés de l’Allemagne, et particulièrement avec la première de toutes, avec la monarchie autrichienne; » le cabinet de Vienne lui-même ne semblait entrevoir d’autre issue à toutes ces complications. Dans une de ces notes hautaines (27 novembre) dont il possédait le secret et où les concessions même prenaient le ton de la menace, le prince de Schwarzenberg venait de déclarer au parlement de Francfort que « la ferme durée de la monarchie autrichienne avec la complète unité des états qu’elle embrasse était un impérieux besoin et pour l’Allemagne et pour l’Europe. Quant aux rapports à établir entre l’Autriche et l’Allemagne nouvelle, on ne pourra s’en occuper, continuait la note, que lorsqu’elles auront accompli toutes les deux leur travail de rajeunissement et se seront donné de solides institutions. » Les meneurs du parti national à l’église de Saint-Paul se saisirent de la distinction que M. de Schwarzenberg paraissait ainsi établir entre l’empire des Habsbourg et « l’Allemagne nouvelle, » et posèrent résolument la question d’établir cette dernière en dehors de l’Autriche. Il est curieux de noter l’argument principal dont on se servit alors pour justifier un aussi douloureux sacrifice. — L’Autriche, disaient les patriotes, avait manqué à sa mission, qui était de porter et de faire triompher en Orient la supériorité de l’esprit germanique, d’absorber les élémens hétérogènes comme l’avaient fait « glorieusement » les autres peuples de la Germanie; elle avait failli à sa tâche providentielle et civilisatrice, trahi la confiance des Allemands; il fallait donc la « punir! » — Cette « grande trahison » des Habsbourg devint le thème inépuisable des récriminations; Uhland lui-même, — le tendre et charmant poète que l’Allemagne vient de perdre il y a quelques jours à peine, — tout en demandant à conserver à l’Autriche la couronne des anciens et grands empereurs, convenait cependant aussi de cette criminelle défaillance dans l’œuvre commune et la déplorait de toute la sensibilité de son âme. Plus réservé dans ses expressions, plus circonspect dans ses vues, M. Henri de Gagern tranchait au vif dans le présent sans cependant se fermer l’avenir, ci Je crois à la mission de l’Allemagne, disait-il, et je cesserais de m’enorgueillir de mon titre d’Allemand si toute notre mission se réduisait à élever une constitution derrière laquelle nous n’aurions plus qu’à jouir des douceurs du foyer. L’Allemagne a reçu la mission de civiliser l’Orient, et les peuples du Danube qui n’ont pas encore atteint la conscience d’eux-mêmes doivent être nos satellites dans cette marche continuelle vers le monde oriental. » L’orateur concluait que l’Autriche devait conserver toutes ses forces, qu’elle devait les exercer librement, comme si elle formait une puissance distincte, et qu’ensuite l’union de l’Autriche et de l’empire allemand serait réglée par un traité particulier.

Porté à la tête du ministère de l’empire en remplacement de M. de Schmerling (18 décembre 1848), M. Henri de Gagern se mit en devoir de réaliser le programme ainsi tracé. Après de longs débats de trois mois encore sur la constitution, débats qui ne manquèrent ni d’incidens émouvans, ni d’intermèdes diplomatiques, et pendant lesquels le parti constitutionnel dut faire plus d’une concession regrettable à la démocratie pour obtenir la majorité, la couronne impériale fut décernée à Frédéric-Guillaume IV à titre héréditaire (28 mars 1849). Encore une fois, votée plus tôt et sous une forme moins pompeuse, l’hégémonie prussienne aurait eu des chances notables de succès; mais alors il était beaucoup trop tard. Déjà l’Autriche s’était relevée de ses troubles intérieurs et de ses guerres avec l’Italie : cinq jours avant le vote définitif sur la couronne impériale venait d’avoir lieu la bataille de Novare. Déjà aussi les souverains des états secondaires reprenaient confiance à la vue des triomphes de l’Autriche, et rompaient, quoique bien timidement encore, avec la résignation complète à laquelle ils s’étaient condamnés depuis un an. Le vent soufflait à la réaction : l’élection du 2 décembre avait fait entrer la France dans d’autres voies; à Vienne, un jeune empereur avait tout à coup remplacé un vieux monarque débonnaire, qui se croyait lié par ses engagemens constitutionnels envers les Magyars, et François-Joseph commença son règne en effaçant jusqu’au dernier simulacre d’une constituante autrichienne à Kremsier; l’expédition de Rome était imminente, et déjà on parlait de l’intervention du tsar Nicolas en Hongrie. Quant au roi Frédéric-Guillaume IV, bien des circonstances étaient venues refroidir son zèle, et la situation générale de l’Europe était faite pour intimider un monarque bien autrement résolu que lui. Il avait du reste fait, lui aussi, son coup d’état et dispersé la constituante de Berlin, et quoiqu’il eût octroyé de sa propre volonté et par la grâce de Dieu, qui lui tenait tant à cœur, une constitution des plus libérales, et, ce qui plus est, mis loyalement son œuvre à exécution en convoquant des chambres nouvelles, on n’en voyait pas moins se tenir à côté du trône la figure blême de M. de Manteuffel, « l’homme d’avant le déluge, » comme l’avait appelé M. de Vincke, l’homme aux instincts de bureaucrate, qui n’avait en lui certes rien du révolutionnaire, hélas ! rien même du romantique.

L’issue ne laissa pourtant pas d’être douteuse pendant un moment, et le mois d’avril 1849 entretint les esprits en Allemagne dans une tension extrême. Le roi de Prusse avait eu beau ne donner qu’une réponse évasive à la députation solennelle qui venait lui apporter le pouvoir impérial, l’agitation en faveur de l’œuvre de Francfort croissait de jour en jour. A Dresde, à Carlsruhe, à Munich même, les chambres se prononçaient pour l’hégémonie de la Prusse, et forçaient leurs souverains respectifs de reconnaître le nouvel empereur. La crise fut plus sérieuse dans le Wurtemberg. Là un monarque vieilli sur le trône, et certes un des plus libéraux de l’Allemagne, mais qui frémissait à l’idée qu’un « Wittelsbach » ou un « Zähringen » dut devenir le vassal d’un Hohenzollern, opposait une résistance désespérée à l’adresse impérieuse et menaçante de ses chambres. « Je ne me soumets pas, — dit-il à la députation des représentans, — je ne me soumets pas à la maison de Hohenzollern, je dois à mon pays de ne pas m’y soumettre, je le dois à mon peuple et à moi-même... Ce n’est pas pour moi que je parle de la sorte, je n’ai plus que bien peu d’années à vivre; la conduite que je tiens, c’est mon pays, c’est ma maison, c’est ma famille qui m’en font un devoir. » Il y eut même un moment où le vieux Guillaume s’enfuit de Stuttgart et se réfugia dans la forteresse de Ludwigsbourg; mais bientôt une proclamation en date du 25 avril 1849 annonça au pays que le roi, d’accord avec ses ministres, se soumettait au vote des législateurs de Saint-Paul. Telle fut la disposition des esprits dans les royaumes et les états secondaires; quant à la Prusse, seul le parti féodal osa se prononcer ouvertement contre l’offre faite au souverain : parmi tant de traits communs à la Prusse et au Piémont d’avant 1859, il y a encore ceci que, dans l’un comme dans l’autre état, l’aristocratie redoutait pour son roi les « aventures, » et accordait ses intérêts de parti avec ses sollicitudes pour le trône héréditaire. Lorsque la question brûlante du moment vint à son tour se poser devant les chambres de Berlin, le chef militant du parti féodal, ce même M. de Bismark-Schœnhausen que des intimes prétendent maintenant prêt à la « grande initiative, » finit son discours fougueux et hautain par ces paroles : «Je suis de la Marche de Brandebourg, je suis du sol même où la monarchie prussienne a été bâtie et cimentée avec le sang de nos pères; cette raison me suffit pour ne pas vouloir que mon roi devienne le vassal de M. Simson. » Pressé par les sommations impatientes des représentans, le chef du ministère vint enfin lire à la tribune un manifeste écrit dans un style poétique bien connu du peuple, et qui contenait à la fin cette phrase devenue célèbre : « Je reconnais la force de l’opinion publique, mais ce n’est pas une raison pour s’abandonner en aveugle aux courans et aux tempêtes; jamais ainsi le vaisseau n’atteindrait le port, jamais jamais! » Cela n’empêcha point la majorité de voter la proposition Rodbertus, qui ordonnait au ministère de reconnaître la constitution de Francfort; mais le roi prononça la dissolution de la chambre, et finit par refuser nettement l’offre d’une couronne qui, à ses yeux, n’en était pas une. Déjà, quelques jours avant l’arrivée de la députation de Saint-Paul et dans une lettre remarquable à plus d’un titre, mais qui ne circula que bien plus tard dans le public, Frédéric-Guillaume IV avait écrit au vieux chansonnier Arndt, au patriote gallophobe de 1813, les lignes suivantes : « Cet enfantement des révolutions de 1848 est-il une couronne? Il ne porte pas le Signe de la croix sainte, il n’imprime pas sur le front le sceau de la grâce de Dieu; ce n’est pas une couronne, c’est le collier de fer qui réduirait au rôle d’esclave de la révolution le fils de vingt-quatre électeurs et rois, le chef de seize millions d’hommes et de l’armée la plus brave et la plus dévouée du monde... »

Le triple jamais de Berlin fut pour ls législateurs de Saint-Paul un arrêt de mort sans appel. Que le parlement de Francfort, délaissé bientôt par ses membres les plus distingués, par tout le parti constitutionnel, et devenu un club bruyant au seul service de la gauche, eût encore cherché à prolonger une existence impossible, eût offert la couronne impériale à tous les princes de l’Allemagne à tour de rôle (si emptorem invencrit !...), qu’il eût même constitué une régence de l’empire (Uhland en faisait partie!) pour finir par être dispersé par la police dans les plaines de la Souabe, c’est là une de ces conclusions qui n’ont pas manqué, hélas! même à des assemblées nationales qui avaient su mieux se garder du vertige, mieux respecter surtout le droit des nations. Le parti unitaire lui-même n’échappa point à la douleur cuisante de voir son œuvre défendue par des auxiliaires qu’il répudiait et la constitution de Francfort servir de drapeau aux démagogues. C’est en effet au nom de cette constitution que les républicains, les socialistes et tous les grands agitateurs de l’époque cherchèrent à soulever le peuple et à provoquer des émeutes : il suffit de dire que le chef des barricades dans l’insurrection de Dresde, la plus sanglante que connut l’Allemagne de ce temps (3 mai), fut un Russe, Bakounine. Certes Michel Bakounine n’avait à cœur ni la couronne de Frédéric Barberousse ni la grandeur de la Germanie; la dévastation des quartiers de Dresde vengeait à ses yeux le bombardement de Prague; il crut que le membre traqué du congrès slave devait cette politesse aux hommes de Saint-Paul.


IV.

Quand la nouvelle du refus du roi fut parvenue au parlement de Francfort, un député, M. Simon (de Trêves), s’était écrié avec amertume : « L’Allemagne était allée à Berlin comme la fiancée au-devant de l’époux, et on l’a congédiée comme une servante. » Non, certes! plutôt comme un de ces enfans difficiles à reconnaître pour le moment, fruits d’amours cachées, et que la tendresse des parens cherchera à faire légitimer à la première occasion. Du reste, si l’unité allemande était une idée toute moderne, l’ambition de la Prusse datait d’un temps bien plus ancien, et il est curieux de poursuivre dans l’histoire le procédé presque toujours uniforme qu’employait cette monarchie dans ses lentes circonvallations, de voir chez elle aux velléités timides de l’empire succéder infailliblement les tentatives plus modestes d’une alliance tant soit peu absorbante avec les états allemands voisins. Pendant ses guerres réitérées avec l’Autriche, Frédéric le Grand vit briller plus d’une fois à ses yeux la couronne impériale; il sut cependant résister à la tentation, mettre en avant par exemple un candidat de la Bavière et se borner à une entente plus étroite avec la Saxe, le Hanovre, etc., qui lui assurait une haute influence au nord. La « ligue des princes » (Fürstenbund), qu’il parvint à combiner une année avant sa mort, fut à cet égard un triomphe éclatant de sa politique, dont ne sut cependant pas profiter son successeur. Plus tard, et au moment où le saint-empire romain allait tomber devant l’établissement de la confédération du Rhin, la Prusse pensa de nouveau à ceindre la couronne impériale, elle fut même dès l’abord encouragée dans ces vues par Napoléon; bientôt elle se ravisa cependant, aima mieux prendre possession du Hanovre, et lorsque cette proie finit par lui échapper, elle médita de nouer une confédération du nord à l’instar de celle du Rhin. Après la victoire des alliés sur la France, les Hohenzollern durent, il est vrai, se résigner à voir la maison de Habsbourg reprendre son rang à la tête de la Germanie; mais, sans compter qu’ils furent largement enrichis des dépouilles de la Saxe et des provinces rhénanes, ils ne perdirent pas l’espoir de reprendre en sous-œuvre le plan de Frédéric le Grand, et il faut avouer que le Zollverein (1834) fut un essai bien autrement sérieux et durable que tous les efforts du temps passé. Frédéric-Guillaume IV ne fit donc pour ainsi dire que suivre l’ancienne et constante tradition de sa famille en cherchant à sauver quelques épaves du grand naufrage de l’unité allemande. Après avoir un instant tenu dans ses mains le diadème des Césars nouvellement refondu à Francfort, il pensa à se dédommager par une nouvelle sorte de « ligue des princes, » mais une ligue basée sur les idées modernes, fondée sur les institutions constitutionnelles et les besoins unitaires des peuples de l’Allemagne. Arguant de l’article 2 du pacte fédéral de 1815, qui permettait aux différens états de la confédération de contracter entre eux des conventions particulières, il s’efforça de grouper autour de lui, et avec l’aide des libéraux, une partie notable du corps germanique; l’union restreinte devint le mot d’ordre de son nouveau programme.

Un instant il put se faire illusion sur la réussite. Il avait prêté le concours de son armée aux divers souverains de l’Allemagne pour étouffer les incendies révolutionnaires qui avaient éclaté aux mois d’avril et de mai 1849, et dans le premier moment de gratitude, d’autant plus vivement ressenti que l’Autriche était complètement paralysée par la guerre de Hongrie, les princes ainsi protégés firent un accueil assez empressé aux ouvertures de Berlin. Un traité conclu le 26 mai 1849 entre les rois de Prusse, de Saxe et de Hanovre, et auquel se joignirent vingt-quatre petits états, garantissait aux hauts contractans la défense réciproque à l’intérieur et à l’extérieur, réservait pour tous les états germaniques la faculté d’accéder à cette alliance, et conférait enfin la direction supérieure des affaires au roi de Prusse, secondé par un conseil administratif composé des plénipotentiaires des puissances alliées. À ce traité, dit des trois rois, fut de plus ajoutée une annexe contenant un projet de constitution fédérale, projet qui devait être soumis à l’approbation d’un nouveau parlement national, et qui, tout en laissant de côté ce qu’il y avait de trop démocratique dans l’œuvre de Saint-Paul, n’en conservait pas moins autant que possible les dispositions et jusqu’aux mots. Ceci se passait au printemps; mais le 13 août Görgey capitulait à Vilagos; le 30 septembre, l’Autriche amenait la Prusse elle-même à signer l’institution d’un intérim à Francfort, qui devait exercer provisoirement le pouvoir central pour la confédération germanique, et qui ne cachait que faiblement la restauration imminente de l’ancienne diète fédérale; vers la fin de la même année, le Hanovre et la Saxe se retiraient avec éclat de l’union restreinte! Froissée au vif, et menacée de la perte du reste de son influence et de sa considération, la Prusse convoqua pour le 20 mars 1850 un parlement des états de l’union dans la ville fortifiée d’Erfurt, afin de soumettre à son approbation le projet de constitution fédérale élaboré précédemment avec le concours de deux rois maintenant dissidens. L’ancien parti national, désigné alors sous le nom de « parti de Gotha, » qui lui est resté depuis, se rendit à l’appel par le sentiment du devoir plutôt que par l’entraînement d’une espérance ravivée. Il écouta tristement les doléances du général de Radowitz, commissaire de Frédéric-Guillaume IV, sur la défection de deux rois du nord de l’Allemagne, sur l’égoïsme des rois de Wurtemberg et de Bavière, sur le mauvais vouloir de l’Autriche, «dont la longue et héroïque lutte n’avait pas été aggravée par une insistance qu’aurait pu mettre la Prusse au moment opportun. » Les députés d’Erfurt prêtèrent une attention encore plus distraite aux brillantes sorties de M. Stahl contre les essais unitaires, les principes modernes, le régime constitutionnel, ainsi qu’aux vives ripostes de M. de Vincke, et finirent, au bout d’un mois, par adopter en bloc le projet qu’on leur avait soumis. Le succès fut si complet qu’il effraya le cabinet de Berlin, tenu maintenant de proclamer et d’appliquer cette constitution fédérale ou de renier hautement son propre ouvrage ! Le gouvernement prussien, désolé de son triomphe, chercha un moyen dilatoire, et crut le trouver dans un congrès de princes; il ajourna donc le parlement d’Erfurt et convoqua à Berlin les princes restés fidèles à l’union restreinte, pour leur soumettre les difficultés de jour en jour croissantes. Les alliés furent plus ou moins exacts au rendez-vous; mais la nation n’apprit que peu ou rien de leurs débats, et constata seulement leur apparition en masse à un bal splendide que leur offrait l’ambassadeur de Russie.

Certes il est aisé de s’égayer sur ces tentatives désespérées de la Prusse; mais comment oublier qu’au fond, et toute part faite à une ambition égoïste, il s’agissait pourtant de la cause libérale, entravée par d’autres ambitions non moins égoïstes, parfois même plus mesquines (comme chez les rois de Hanovre, de Saxe, etc.), et qui, en fin de compte, ne faisaient qu’assurer le triomphe de l’absolutisme autrichien? Malgré les complications et les équivoques, c’est la Prusse qui défendait alors la bonne cause ; il est vrai que sa diplomatie se montra très inexpérimentée, et que même, eût-elle été plus habile, elle n’aurait pas suffi seule à la tâche. En effet, le projet que poursuivait la Prusse était au fond une œuvre révolutionnaire, et c’était folie de penser que, pour aboutir, elle pourrait se passer du concours de la révolution. Sans doute il est bon et louable de procéder régulièrement et d’accorder une large place à la délibération réfléchie; mais un but extrême réclame aussi impérieusement des moyens extraordinaires. Ce fut la fortune et la supériorité de M. de Cavour d’avoir reconnu cette vérité, d’avoir mené de front la diplomatie et la révolution, d’avoir assuré aux délibérations du cabinet italien l’aide puissante des passions révolutionnaires, qu’il savait cependant contenir. Or l’appui des passions populaires faisait complètement défaut à la politique que représentait Frédéric-Guillaume IV. La nation, blessée ou découragée par le refus de la couronne impériale, restait dans un morne abattement; elle appelait la diète d’Erfurt « un parlement de forteresse » (Fes’tungsparlament) et ne put s’émouvoir d’incidens purement diplomatiques. Comment du reste accorder sa sympathie, sa confiance, à un gouvernement dont on connaissait depuis tant d’années l’irrésolution, et dont on constatait à chaque instant les innombrables défaillances? Bornons-nous à citer un exemple entre mille. Quelques jours avant la clôture des séances d’Erfurt, le commandant de place de Berlin enjoignit en termes menaçans et sévères à tout soldat de porter la cocarde allemande. Au jour même de cette clôture, un ordre général abolissait dans l’armée cet emblème significatif, et la raison qu’on donna fut que les cocardes en usage étaient détériorées, et que l’état du trésor ne permettait pas pour le moment une nouvelle dépense de rubans! La cocarde allemande était usée en effet; mais, pour la faire triompher dans la diplomatie, ce n’était pas précisément un moyen propre que de la supprimer dans « l’armée la plus brave et la plus dévouée du monde... »

Les deux ordres d’idées entre lesquels se débattait constamment à cette époque l’esprit de Frédéric-Guillaume IV trouvèrent alors leurs personnifications on ne peut plus expressives dans le général de Radowitz et M. de Manteuffel : l’un représentait la jeunesse «romanesque» du règne, l’autre l’époque désenchantée, terne et bureaucratique où il allait entrer de plus en plus. La lutte était ouvertement établie entre « l’ami de cœur » et le « ministre du coup d’état, » sans cependant que le roi ait jamais voulu rompre avec l’un ou avec l’autre. Peut-être croyait-il que ces deux hommes se complétaient; mais, s’il est vrai, comme le dit Bacon, que dans l’ordre moral deux moitiés ne font pas encore un tout, à plus forte raison le général de Radowitz et M. de Manteuffel, même unis, n’auraient pas encore constitué le génie politique dont la Prusse avait besoin à ce moment plus qu’à tout autre, car elle avait affaire à un adversaire terrible, en possession, lui, de toutes les qualités qu’exigeaient les circonstances, de toutes les ressources d’un esprit supérieur. Le prince Félix de Schwarzenberg, le ministre éminent qui dirigeait alors les affaires de l’Autriche, rappelle à certains égards ces hommes d’état dont l’Angleterre surtout offre parfois l’étonnant exemple, ces Peterborough, ces Bentinck et leurs semblables, qui ont su interrompre subitement une vie adonnée aux plaisirs et aux folles légèretés du monde pour se révéler d’emblée comme de véritables génies politiques et mourir avant l’âge après avoir épuisé les ivresses du bonheur facile et de la gloire, bien autrement ardue. On sait de quelle main hardie et ferme le prince saisit la direction de l’état, et en combien peu de temps il sut relever une monarchie placée au bord de l’abîme. Sa conduite fut-elle de tout point irréprochable, fut-elle même prévoyante jusqu’au bout? et n’avait-il pas préparé par l’intervention russe en Hongrie, par l’étouffement de toutes les libertés locales, et surtout par ce programme de centralisation à outrance trop fidèlement suivi par son successeur, M. Bach, les embarras et les dangers au milieu desquels se débat présentement l’empire des Habsbourg? Là n’est point pour nous la question. Bornons-nous à constater que rarement ministre a rencontré plus de bonheur dans sa courte carrière, trouvé tant d’assurance dans le succès, et jusque dans les nécessités fâcheuses parlé d’un ton plus fier et plus hautain. C’est contre un tel homme qu’allaient se heurter M. de Radowitz avec ses rêveries, M. de Manteuffel avec ses timidités! Du reste, si les intérêts de l’Autriche et les principes d’une politique réactionnaire ne faisaient déjà que trop un devoir au prince de Schwarzenberg de combattre de toutes ses forces les plans prussiens, il faut ajouter encore qu’un ressentiment pour ainsi dire tout personnel vint stimuler chez lui les ardeurs du combat et en rehausser le vif plaisir, car c’est à la Prusse qu’il s’était adressé d’abord pour obtenir du secours contre les Hongrois, et ce n’est que sur le refus du cabinet de Berlin qu’il avait dû accepter l’intervention du tsar Nicolas, dont il ne fut pas certes le dernier à reconnaître les conséquences graves pour l’avenir. Aussi l’homme qui se promettait « d’étonner encore le monde par l’immensité de son ingratitude » ne se fit-il pas faute de l’amuser d’abord par les ressources inépuisables de sa rancune, — et il fit à la Prusse une guerre diplomatique sans trêve ni merci, harassant le gouvernement de Berlin à tout moment, l’arrêtant à chaque mot, le chassant successivement de toutes ses positions. Dans des notes pleines de hauteur, de menace, de fine malice, et parfois même d’humeur dégagée, il mettait à néant toutes les prétentions de la Prusse à former une union restreinte, tous ses essais de constitution fédérale; il éclairait d’une lumière brûlante toutes ses contradictions et en appelait toujours au « bon droit, » qu’il avait la cruauté de ne pas même définit comme le droit ancien, de sorte qu’on avp.it à redouter quelque chose de pire encore que la simple restauration de la diète fédérale, — et cependant déjà cette restauration, le cabinet de Berlin ne pouvait l’admettre sans déshonneur! Ces dépêches du prince de Schwarzenberg, presque aussitôt publiées qu’émises, et demeurées célèbres dans les annales de la diplomatie, faisaient les délices du parti de la grande Allemagne, remplissaient d’amertume et de désespoir le cœur de tout vrai patriote, et créaient à la Prusse une situation telle qu’on pouvait se demander à juste titre si elle avait d’autre issue honorable que la guerre.

On faillit en effet en arriver à cette extrémité, dans l’automne de 1850, à propos de cette question hessoise, qui, avec celle du Slesvig, a le don tout particulier de ne s’éteindre jamais et d’impatienter toujours. La position géographique qu’occupe la Hesse électorale, en divisant en deux moitiés la monarchie prussienne, explique facilement le choix qu’en fait d’habitude le cabinet de Vienne pour y dresser ses batteries contre Berlin. Et pourtant la liesse est certes loin d’être autrichienne ! Ses princes les plus glorieux avaient été en d’autres temps les fermes soutiens de la réforme, — on sait l’amitié de Philippe le Magnanime pour Luther, la constance inébranlable de son petit-fils Maurice pendant la guerre de trente ans, — et le pays se rappelle aujourd’hui encore les ravages cruels de Tilly. Aussi n’est-ce pas auprès du peuple que le prince de Schwarzenberg chercha son point d’appui, mais auprès de l’électeur et du fameux M. Hassenpflug, son ministre. Pressé par des besoins d’argent et ne pouvant présenter un budget en règle, le souverain de Hesse avait demandé aux chambres un vote de confiance, et, sur leur refus réitéré, mis le pays en état de siège en dépit des protestations unanimes de l’armée, des fonctionnaires et de toute la population. L’électeur finit par quitter Cassel et par réclamer le secours de la diète de Francfort[4], c’est-à-dire de l’Autriche. Il avait fait d’abord partie et s’était ensuite retiré de l’union restreinte; or comme le cabinet de Berlin maintenait toujours le caractère obligatoire du traité des trois rois, c’est auprès de cette union et de son tribunal que le brave peuple hessois en appela contre l’électeur et l’Autriche. Céder encore sur ce point devant le prince Schwarzenberg, cela parut même intolérable aux plus timides et aux plus féodaux de l’entourage de Frédéric-Guillaume IV, et on sembla prêt à relever le gant. M. de Radowitz rentra en scène, on demanda aux chambres un crédit de là millions de thalers pour l’armement, et le roi prononça un discours belliqueux. L’Europe devint attentive, — et ce ne furent pas seulement les vaincus de 1848 qui appelèrent de tous leurs vœux la conflagration. On a fait grand brait de la proclamation que publia alors le comité révolutionnaire européen de Londres (MM. Ledru-Rollin, Mazzini, etc.) pour engager la « démocratie » à profiter des événemens qui se préparaient en Allemagne. Ce qu’on n’apprit que beaucoup plus tard, ce fut la curieuse divergence de vues et d’impulsion qui exista alors en France entre le grand parti de l’ordre et le chef du pouvoir exécutif par rapport à ce conflit austro-prussien. Ainsi, tandis que l’assemblée nationale s’y prononçait très catégoriquement pour la neutralité[5] et que le ministre des affaires étrangères inclinait même vers l’Autriche dans un sentiment de conservation, le président de la république envoyait à Berlin un confident intime qui avait la mission d’engager le roi de Prusse autant que possible à la guerre. La guerre parut en effet inévitable; déjà les troupes étaient échelonnées des deux parts, déjà même une rencontre d’avant-postes avait eu lieu, et, comme on le dit alors, un shako était resté sur le champ de bataille de Bronzell. Tout à coup et devant un ultimatum menaçant du prince Schwarzenberg, M. de Manteuffel lui fit proposer de se rendre à une entrevue à Oderberg, sur la frontière des deux états; quelques heures même après avoir expédié cette proposition, il lui fit savoir par le télégraphe que, sur les ordres positifs du roi de Prusse, il irait jusqu’à Olmütz sans attendre sa réponse. Le ministre prussien s’y rendit en effet et signa là (29 novembre 1850) avec le terrible adversaire des préliminaires de paix, des «ponctuations» par lesquelles la Prusse s’engageait à coopérer avec l’Autriche... à la restauration de l’électeur et à étouffer également dans le Holstein une cause qu’elle avait embrassée avec la même ardeur que celle du peuple hessois ! A la nouvelle d’une si profonde humiliation, — précédée d’une démarche de détresse inouïe dans les fastes de la diplomatie et suivie bientôt après d’une dépêche circulaire qu’une indiscrétion calculée livra au public, et où le prince Schwarzenberg ne se refusa pas le plaisir de présenter les faits dans leur « vraie lumière[6], » — l’Allemagne libérale frémit de douleur et d’indignation; les chambres prussiennes exprimèrent avec véhémence les griefs du pays, et M. de Vincke termina un discours célèbre par les mots : « A bas le ministère! » Le pacificateur d’Olmütz essaya de justifier sa conduite devant la représentation nationale; il affirma aimer mieux être placé « en face des balles coniques que des discours pointus » (spitzen kugeln als spitzen reden), et finit par proroger les chambres. Il n’apaisa point par cela les haines et ne put jamais faire oublier à la nation la date néfaste de 1850. « La bataille de Bronzell » et les ponctuations d’Olmütz sont encore aujourd’hui les souvenirs les plus douloureux, les plaies toujours béantes du pays, et ont créé contre Vienne des ressentimens que rien encore n’est venu affaiblir. Plus diligemment étudiée et mieux appréciée surtout, cette disposition des esprits en Prusse et dans toute l’Allemagne libérale à l’égard de l’Autriche aurait peut-être réduit de beaucoup les appréhensions du côté du Rhin pendant la guerre d’Italie, aurait peut-être empêché Villafranca et délivré Venise.

Bientôt (23 décembre), et conformément aux stipulations du mois précédent, s’ouvrit à Dresde un congrès qui devait régler définitivement l’état si ébranlé et si anormal de la confédération germanique. Les préliminaires d’Olmütz, l’abandon implicite de l’idée de l’union restreinte, semblaient mener plus ou moins directement au rétablissement pur et simple de l’ancienne diète de Francfort, et certes un tel dénoûment aurait été assez mortifiant déjà pour la Prusse, qui depuis trois ans n’avait cessé de protester contre toute idée d’une restauration pareille. Qui cependant aurait cru que le moment viendrait où le cabinet de Berlin se réfugierait sous l’égide de ce Bund restauré, et qu’il invoquerait comme son dernier salut ce qui, même après Olmütz, ne lui apparaissait encore que comme la plus triste et la plus dure des nécessités? C’est pourtant là que le prince Schwarzenberg devait amener la Prusse pendant les conférences de Dresde. C’est alors que le ministre de Vienne dévoila enfin son projet novateur, qu’il avait déjà fait briller un moment et à la dernière heure devant les législateurs de Saint-Paul. En un mot, l’Autriche voulait introduire dans le corps germanique toutes celles de ses provinces qui jusqu’alors n’en avaient point fait partie; elle voulait tripler le chiffre des populations qu’elle apportait à l’Allemagne ! On comprendra le prix infini que le prince Schwarzenberg attachait à une pareille combinaison : elle assurait à l’empereur un pouvoir immense et presque exclusif dans la confédération germanique, rendait cette dernière solidaire de tous les intérêts des Habsbourg dans toutes les complications possibles de l’avenir; ce projet adopté dans le temps, la dernière guerre d’Italie aurait reçu un bien autre caractère, si même elle eût été jamais entreprise! Mais on comprendra aussi aisément la stupeur de la Prusse et de toute l’Allemagne libérale à la pensée seule d’une semblable tentative. Devant ce « cauchemar viennois, » comme on l’appelait alors, devant ces exigences exorbitantes et vraiment monstrueuses de l’Autriche, le gouvernement de Berlin se fit un rempart de l’ancienne diète fédérale, de cette constitution du corps germanique de 1815 dont le règne de Frédéric-Guillaume IV n’avait cessé de toujours dénoncer les graves inconvéniens : on demanda le retour immédiat au passé tant maudit pour rester à l’abri des innovations que méditait Vienne. Par un de ces démentis qu’elle était forcée de se donner maintenant si souvent à elle-même, et qui cette fois était du moins d’accord avec les principes de justice et de droit international, la Prusse déclara retirer de nouveau le grand-duché de Posen de la confédération germanique pour ne pas laisser le prince Schwarzenberg se prévaloir d’un pareil « précédent » en faveur de son plan. Le combat fut rude, et il vint même un moment où la Prusse ne demandait plus que quinze jours de répit pour fixer ses vues; elle finit cependant par l’emporter, mais à quel prix! Au prix de l’intervention de l’étranger!

Il était temps en effet que l’étranger fît entendre son mot, que l’Europe parlât enfin raison à ces Allemands, qui tous, peuples aussi bien que souverains, M. de Gagern aussi bien que M. de Schwarzenberg, prétendaient, depuis trois ans, arranger non-seulement leurs affaires intérieures, mais conquérir même des provinces hollandaises, danoises et polonaises, s’incorporer la Hongrie, la Galicie, la Lombardie, la Vénétie, changer, pour tout dire, l’équilibre du monde, sans que les grandes puissances eussent rien à y voir. Ce fut la France qui entra la première en lice; elle fut bientôt suivie par l’Angleterre et même par la Russie. Dans un mémorandum du 5 mars 1851, remarquablement rédigé par M. Brenier, ministre intérimaire, le gouvernement français examinait le projet autrichien de point en point sous le rapport du droit international, des intérêts conservateurs et de l’équilibre européen. Il démontrait avec autorité que le pacte constitutif de la fédération, y compris ses clauses les moins essentielles, faisait partie intégrante de l’acte général du congrès de Vienne, et que, dans la rigueur du principe, il ne pourrait être apporté légalement la moindre altération à la moindre des clauses, sans le concours de tous les gouvernemens qui avaient signé cet acte. — A fortiori, concluait M. Brenier, ce principe s’applique à l’article 1er du pacte qui crée la confédération, lui donne place dans l’ordre européen et en détermine les limites. L’incorporation du grand-duché de Posen en 1848 ne constituait aucun précédent, l’Europe n’ayant pas sanctionné la décision du parlement de Francfort et de la Prusse, et cette décision étant en droit non avenue. « Personne n’a intérêt à soutenir que tout ce qui s’est passé alors en Europe sans devenir l’objet d’une protestation a été légitimé par ce seul fait. La France a d’ailleurs fait connaître son opinion. » Enfin le cabinet français se permettait même une fine critique de ce système de centralisation à outrance qu’on commençait alors à inaugurer dans les états des Habsbourg, en déclarant « que l’existence unitaire de l’empire autrichien n’avait pas encore un caractère tellement absolu et n’était pas un fait tellement accompli qu’on ne pût trouver le moyen de la concilier avec le maintien d’une portion de cet empire en dehors de la confédération. » La leçon fut dure pour le prince Schwarzenberg, dure aussi pour le patriotisme germanique, qui ne pouvait que faiblement se féliciter du triomphe remporté à cette occasion sur Vienne. Si en effet la Prusse et l’Allemagne libérale finirent par prévaloir, ce fut en grande partie grâce à l’appui de a l’ennemi héréditaire, » et si elles se virent délivrées du « cauchemar, » ce ne fut que pour se retrouver en face de l’ancien spectre du Bundestag. Le 30 mars 1851, la vieille diète de Francfort était solennellement rouverte avec l’assentiment de tous les états, y compris la Prusse, par le plénipotentiaire de l’Autriche; la constitution de 1815 reprenait force de loi en Germanie.

Certes, l’issue déplorable de l’agitation allemande de 1848 porte en elle-même un enseignement qui peut se passer de commentaires. Nous n’y insisterons donc pas, nous ne forons qu’une très courte remarque. C’est surtout contre les Slaves que s’était déchaînée l’ambition orgueilleuse de la Germanie renaissante, c’est surtout leur anéantissement et leur incorporation qu’avaient demandés les législateurs de Saint-Paul. Or n’est-il point curieux, et peut-être même symbolique, de voir vers la fin de cette agitation se dresser partout en Allemagne des noms, des figures et des influences slaves? Sans doute, si M. de Radowitz et M. de Schwarzenberg, qui représentaient en dernier lieu le grand dualisme allemand, étaient tous les deux d’origine slave, ce n’était là que l’effet d’un pur hasard[7]; mais n’y a-t-il rien de remarquable dans une autre circonstance? N’est-il pas singulier que la réaction aussi bien que la révolution germanique d’alors ait trouvé la plus expressive de ses incarnations dans un Croate et dans un Russe, que Jellachich ait pris d’assaut Vienne, et que Bakounine ait commandé les barricades de Dresde? Ce qui est incontestable dans tous les cas et ce qui s’imposa dès l’abord à tous les yeux, ce fut la situation extraordinaire que les événemens de l’Allemagne avaient créée au tsar Nicolas, ce fut l’influence prédominante et encore agrandie que la Russie commençait de nouveau à exercer dans les affaires de la confédération germanique. En effet, c’était devant le tsar que se portaient dès 1849 toutes les contestations et réclamations des souverains allemands. Empereur, rois et princes, tous venaient tour à tour, itérativement, prendre le mot d’ordre à Varsovie, où les attendait d’ordinaire le grand pontife de la cause monarchique. Quelques jours avant Olmütz, était venu l’y trouver le comte de Brandebourg, frère du roi de Prusse et chef nominal du ministère. Désolé de l’accueil froid et décourageant qu’on lui fit, le comte ne put supporter une telle douleur, et mourut peu après son retour. On raconte que lorsque Bakounine, livré par les Saxons après l’insurrection de Dresde, fut conduit, chargé de chaînes, à Pétersbourg, les courtisans, qui croyaient être agréables en déclamant contre l’affreux démagogue, furent subitement arrêtés dans leurs épanchemens par cette boutade du tsar : « Bah ! dit-il, il n’est pas si fâcheux que les Allemands aient eu besoin d’un Russe, même pour élever des barricades! » A plus forte raison crut-il qu’ils avaient maintenant besoin d’un Russe, de lui-même, pour élever des barrières. Il n’épargna donc ni conseils, ni instructions et réprimandes, et s’exalta dans un orgueil qui ne manqua point de lui devenir fatal à son tour. Les événemens ont plus d’enchaînement et de logique qu’on ne serait parfois tenté de leur en supposer : c’est dans la position exorbitante que lui avaient faite les ébranlemens de l’Allemagne et de l’Europe que l’empereur Nicolas trouva plus tard la tentation et le courage d’entreprendre la guerre d’Orient.

Après trois ans de convulsions, rien n’était donc changé en Allemagne, il n’y avait qu’un état de moins dans la confédération. Le 23 août 1851, le roi Frédéric-Guillaume IV, dans une cérémonie d’hommage et à la « manière allemande, » comme il le disait dans son discours, ajoutait cet état à la Prusse. Il prenait officiellement possession de la principauté de Hohenzollern-Hechingen-Sigmaringen, membre de la confédération jusqu’alors indépendant, mais qui, par un accord amiable avec son souverain, devenait la propriété de la dynastie prussienne. Encore le roi choisissait-il à dessein cette occasion pour « lever sa main au ciel » et pour affirmer solennellement qu’il n’avait jamais convoité de pays qui ne lui appartînt pas, et qu’il ne le ferait jamais! Cette annexion fut la seule dont s’enrichit la Prusse à la suite de l’agitation de 1848; ce fut aussi la seule modification que subit la constitution fédérale de 1815. Tout était rentré dans l’ordre pour le moment; mais huit ans s’étaient à peine écoulés que l’idée unitaire se réveillait plus forte que jamais en présence du mouvement italien et de la guerre d’Italie. Alors l’Allemagne vit commencer cette période nouvelle d’agitation qu’il reste à décrire, et qui devait aboutir aux difficultés actuelles de la Prusse.


JULIAN KLACZKO.

  1. On sait que Fichte mourut à la suite d’une contagion épidémique contractée dans les hôpitaux militaires. L’Allemagne vient de rendre tout récemment un hommage solennel à ce grand penseur.
  2. Tagebücher von Friedrich von Gentz. Leipzig, Brockhaus, 1861.
  3. Voyez les études de M. Saint-René Taillandier dans les livraisons du 1er juin, du 1er juillet, du 1er août et du 1er octobre 1849.
  4. Ou plutôt le provisorium, institué en 1850 à Francfort par le prince Schwarzenberg avec le concours des états hostiles à la Prusse à la suite de l’expiration de l’interim.
  5. Rapport de M. de Rémusat sur la question de la levée de 40,000 hommes destinés à renforcer les garnisons des départemens de l’est et du nord. (Moniteur, 1er décembre 1850.)
  6. La dépêche circulaire, après avoir raconté l’incident du télégraphe, ajoutait : « Sa majesté l’empereur crut de son devoir d’obtempérer au désir du roi de Prusse, si modestement exprimé. »
  7. M. de Radowitz descendait d’une famille slovaque de Hongrie. Quant au mot Schwarzenberg (Montagne-Noire), il n’est que la traduction allemande du mot tchèque Csernogora, nom véritable de la maison-à laquelle appartenait le superbe et ambitieux ministre autrichien.