L’Agriculture et l’Industrie devant la législation douanière/02

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L’Agriculture et l’Industrie devant la législation douanière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 570-603).
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L'AGRICULTURE ET L'INDUSTRIE
DEVANT
LA LEGISLATION DOUANIERE

II.[1]
GRIEFS ET PROPOSITIONS


I

Les plaintes de l’agriculture, a-t-on dit, sont si peu justifiées ou tellement exagérées qu’il n’en faut point tenir compte, et c’est à tort que les campagnards se laissent dominer par une panique déraisonnable à propos des importations des États-Unis. Ces alarmes, ajoute-t-on, sont dénuées de fondement ; l’écrasement de nos cultures par la concurrence étrangère est une chimère, un fantôme ; qu’on se rassure, il n’y a pas péril en la demeure.

Signalé longtemps d’avance par M. Foucher de Careil et par M. Eugène Tisserand, entre autres, le spectre de l’importation américaine s’est aujourd’hui changé en une réalité.

Sous la restauration et le gouvernement de juillet et jusqu’en 1860, objecte-t-on, c’était la Russie, la Hongrie et l’Algérie qui étaient des épouvantails, et les craintes qu’elles inspiraient se sont évanouies devant l’expérience. Mais tout d’abord on peut remarquer que l’expérience n’a été tentée qu’à partir de 1860, car l’échelle mobile n’ayant été supprimée avec raison d’ ailleurs, qu’en 1866 la France est restée protégée jusqu’à cette date et n’a pas essayé du régime de la libre concurrence avec la Russie, la Hongrie, etc.. De ce qu’elle n’a pas été écrasée par ses anciennes rivales, il ne s’ensuit pas qu’elle soit capable de soutenir aujourd’hui la lutte contre de nouveaux concurrens aussi redoutables que les États-Unis et le Canada. Sans doute l’Amérique aussi verra monter de beaucoup les prix de ses céréales et de son bétail, mais on peut supposer que ce ne sera pas avant une période prochaine de baisse et avant une longue série d’années ; d’ici là nous avons le temps de tomber et de végéter dans la gêne.

Assurément les cours des blés français font la hausse sur les lieux de production et sur les marchés américains, mais les blés américains font en revanche la baisse sur les nôtres ; les producteurs français y perdent. Le cas est normal, mais il ne faudrait peut-être pas laisser pousser jusqu’à l’extrême toutes les conséquences de ce phénomène naturel.

On nous dit encore qu’à cause des sécheresses, de la rareté de la main-d’œuvre, les rendements sont faibles, que les distances, les transports et diverses autres causes ne laissent que des bénéfices médiocres ou nuls ; en un mot, la culture serait une mauvaise affaire aux États-Unis, et par conséquent nous n’avons pas à nous alarmer de cette concurrence.

La culture est peut-être une mauvaise affaire en Amérique, mais nous voyons de nos propres yeux que c’est pour le moment une plus mauvaise affaire encore en Europe, puisque chez nous l’agriculture recule, tandis qu’elle avance aux États-Unis et au Canada. Nous n’avons aucune raison de suspecter les rapports divers qui ont été publiés. Nous ne pouvons entrer dans le détail des chiffres, ni examiner les relations des hommes compétens qui ont visité tout récemment les États-Unis, mais l’optimisme qui semble le mot d’ordre de tout un parti n’est-il pas trop marqué ? On a peut-être raison de nous rassurer, pour nous empêcher de tomber dans un funeste découragement ; cependant en nous rassurant trop on risquerait de nous tromper, ce qui n’aurait pas moins d’inconvéniens.

Si les opérations agricoles des colons américains étaient si médiocres, comment expliquer, que depuis trente ans ces mêmes pionniers venus de tout les pays du globe aient couvert de leurs cultures et arrosé de leurs sueurs des espaces plus grands que la vieille Europe, et qu’ils aient si rapidement poussé leurs bestiaux, leurs charmes et leurs machines agricoles, des monts Alleghanys, frontières des états atlantiques, aux rives du Pacifique, c’est-à-dire créé une nouvelle et immense région agricole ? Serait-ce uniquement pour nous contrarier que les Américains s’acharneraient à se lancer dans des solitudes dangereuses, et par excès d’initiative personnelle à entreprendre à perte de gigantesques travaux que rien ne les force à accomplir ?

Nulle part, nous le savons, l’existence des premiers colons d’une contrée sauvage n’est douce, ni facile, mais ce fait indiscutable subsiste : la grande concurrence agricole américaine, qui ne fait que de commencer, vient du premier coup désorienter et compromettre toute la culture européenne, ce que n’avait jamais fait la concurrence russe, ni aucune autre ; en outre, aux États-Unis, la production du blé a presque doublé depuis dix ans. Tout porte à croire qu’elle peut doubler encore pendant les années prochaines, surtout si on fait entrer la production du Canada en ligne de compte.

Pour nous rassurer, on ajoute que le prix des terres dans les vieux états de l’Est des États-Unis a monté d’un tiers en dix ans, et, qu’en conséquence, puisque la concurrence des nouveaux états de l’Ouest n’a pas ruiné la culture des anciens états, elle doit encore moins ruiner celle de la France. A cela nous pouvons répondre que la statistique invoquée s’arrête à l’année 1870. Vers cette date, l’Ouest américain n’avait pas encore fait sentir le poids et les effets de sa production. Ni en 1870, ni dans les années suivantes, l’agriculture française n’a formulé aucune plainte ; au contraire, nous avons vu à ce moment chez nous de belles années de richesse, d’abondance et d’exportations agricoles. Une statistique datée de onze ans déjà peut être un renseignement, mais ne fournit pas ici un argument péremptoire.

De même, on allègue qu’en 1880 le nombre des bœufs transatlantiques importés en Angleterre est d’environ cent soixante-dix mille têtes, mais qu’il ne s’en importe presque pas en France. C’est possible ; toutefois il est constant que, par suite de l’importation américaine des bœufs et même des fromages et des beurres en Angleterre, la Normandie et la Bretagne n’exportent plus au-delà de la Manche que des quantités infiniment moindres de produits qu’autrefois. Il y a là une irrécusable perte, très sensible pour deux de nos plus belles provinces, en attendant que le bétail américain et canadien débarque directement chez nous.

On répondra que le prix de la viande est resté fort élevé en France ; empressons-nous d’admettre qu’en effet la viande est trop chère, nous voudrions voir partout régner l’abondance et le bon marché, mais le haut prix de la viande n’apporte malheureusement pas tout son bénéfice normal aux producteurs indigènes, grâce aux mystérieuses combinaisons des intermédiaires. Quoi qu’il en soit, malgré tout, la concurrence américaine exerce une très puissante influence sur le travail et sur les intérêts agricoles en Europe. Ceux qui y gagnent se réjouissent, ceux qui y perdent le déplorent ; il n’y a rien là que de fort naturel. La concurrence en soi est-elle un mal ? Non certes ; mais il est des momens où, dépassant la mesure, elle accable les uns, et alors c’est le devoir des autres d’adoucir autant que possible les épreuves des victimes.

Chercher à se préserver des inondations n’est pas vouloir tarir les rivières, ni même empêcher les utiles irrigations. L’on ne saurait admettre que, si l’on réclamait quelque protection agricole sous une forme ou sous une autre, « il ne nous resterait plus d’autre parti à prendre que de retourner en arrière, en coupant les routes, en brisant les voies ferrées, en comblant les canaux, en ensablant les ports, en brûlant les vaisseaux. »

Mais est-ce que les Américains ont marché en arrière ? Quoique protectionnistes à outrance, n’ont-ils pas fait les plus grands chemins de fer du globe, canalisé le Mississipi, creusé le canal de l’Erié, et bien d’autres, créé de grands ports et construit d’innombrables vaisseaux ? L’Angleterre n’a-t-elle pas, sous le régime de la protection, jusqu’en 1847, mené à bien de magnifiques travaux et promené sur toutes les mers de brillantes flottes marchandes et militaires ? La France protectionniste n’a-t-elle pas couvert son sol de splendides travaux d’art et entrepris un vaste réseau de voies ferrées ?

Quoique volontairement soumis à la gêne du régime protecteur, les Américains, loin de se montrer rétrogrades, font de rapides progrès qui donnent à réfléchir. C’est ce que reconnaît M. Leng, publiciste anglais distingué, quia parcouru l’Amérique et les Canada, lorsqu’il constate le chiffre toujours croissant des importations de céréales américaines[2].

Les États-Unis ont fourni, en 1880, les deux tiers des blés introduits en Angleterre, dont les importations générales en grains et farines de toute espèce sont évaluées à plus de 1 milliard 1/2 de francs. Dans la même année 1880, les importations en Angleterre de bétail américain vivant ont représenté en valeur plus de 250 millions de francs, les viandes abattues plus de 400 millions de francs, sans compter l’importation de beurres, de fromages et de pommes de terre. Ces chiffres sont-ils exacts ? Nous n’avons aucune raison d’en douter. Mais, d’après M. Leng, les onze mille deux cent trente-quatre têtes de bétail importées pendant l’année ne correspondent qu’à la nourriture de quatre jours pour les trente-quatre millions d’habitans de la Grande-Bretagne. Évidemment, ici apparaît quelque erreur matérielle et fortuite, car M. Dubost, qui est optimiste, donne le chiffre de cent soixante-dix mille têtes de bétail importées ; nombre quinze fois plus fort, qui constitue la consommation de plus de soixante jours ou de deux mois pour l’Angleterre. En outre, l’importation des animaux vivans d’Amérique est ralentie par une protection indirecte qu’exercent rigoureusement les Anglais en exigeant, par crainte d’épizooties, que les bêtes soient abattues à leur arrivée au lieu de débarquement. Les viandes de cette provenance ne peuvent donc être consommées que dans le rayon rapidement desservi par les chemins de fer.

M. Leng pense que les importations américaines ne s’arrêteront pas devant le retour de moissons abondantes en Europe ; il ne croit pas non plus que le bon marché des transports des blés et des animaux ait dit son dernier mot. Il faut donc cesser de railler nos préoccupations transatlantiques et ne pas nous accuser de pusillanimité ; la preuve que l’exportation alimentaire des États-Unis n’est pas un spectre, c’est qu’elle nous a rendu un signalé service. Tout en déplorant les pertes que la concurrence américaine nous inflige, nous ne pouvons nous empêcher de rappeler que c’est grâce aux blés des États-Unis que nous avons évité une disette que de mauvaises récoltes simultanées dans toute l’Europe nous eussent infailliblement amenée sans cet onéreux et précieux secours. Nos adversaires le reconnaissent comme nous et célèbrent très haut ce bienfait. De sorte que, d’après eux, l’importation est une réalité quand elle fait du bien aux consommateurs et aux industriels ; mais ce n’est qu’un vain spectre quand elle fait du tort aux producteurs agricoles. Il faudrait pourtant opter entre l’une ou l’autre appréciation. Nous avons payé 750 millions le service rendu par les États-Unis, c’est cher ; cela valait mieux que de mourir de faim. Mais un spectre qui nourrit tout un pays ressemble fort à une réalité incontestable. Et en résumé cette longue crise alimentaire a passé presque inaperçue pour tout le monde en France, si ce n’est pour l’agriculture. C’est donc le moment de lui venir en aide ; mais comment ? Voilà le problème à résoudre.

Le coup porté à la propriété et à l’agriculture est encore bien plus sensible en Angleterre que chez nous. M. Barclay, membre du parlement pour l’Ecosse, se montre fort alarmiste dans son mémoire sur les souffrances agricoles en Angleterre, qui sont devenues un sujet de vives préoccupations nationales[3].

De même, le rapport des dieux délégués anglais envoyés aux États-Unis par la commission d’enquêtes agricoles, MM. Clare Read et Albert Pell, tous deux membres de la chambre des communes, est fort inquiétant[4]. On en connaît généralement les conclusions et les pronostics peu rassurans. Le rapport de M. Caird, cité et commenté par le Spectator de Londres et par la Nation de New-York (9 décembre 1880), n’est pas moins alarmant pour l’Angleterre et pour l’Europe.

M. Caird, dont la compétence et l’autorité dans toutes les questions agricoles est incontestée de l’autre côté de la Manche, juge que la lutte agricole est à peu près impossible entre les États-Unis et les vieux états d’Europe écrasés d’impôts et de charges de tous genres. Dès le mois de septembre dernier, dans un seul district d’un comté anglais, on a pu constater la liquidation et la vente plus ou moins forcée de cent matériels et attirails de fermes de la contenance totale de 55,000 acres de terre (22,000 hectares au moins). Partout des fermes rendues aux propriétaires. Au-delà d’un rayon de deux milles autour des villes populeuses, on voit des centaines d’acres de terres argileuses dont pas un sillon n’a été retourné depuis deux ans. La baisse de la valeur foncière des terres serait déjà de 25 pour 100, et la perte du revenu agricole de moitié. Il en résulte que beaucoup de moyens et de petits propriétaires ont été obligés de quitter leur demeure et d’aller vivre d’économies et de privations pour la plupart sur le continent.

Aussi l’avenir semble menacer de grands changemens dans l’organisation agricole et foncière en Angleterre, et quoi qu’on fasse, il faut y prévoir de grandes pertes. M. Caird croit que par suite de l’ensemble de la situation, la question territoriale et agricole en Angleterre et en Irlande se résume en une tendance modérée, à supprimer ou plutôt à réduire en nombre ce qu’il appelle la classe ornementale de la société, classe qui contribuait peu à la production générale, mais dont les représentans rendaient d’importans services gratuits au point de vue représentatif et législatif. Car, malgré certaines périodes de corruption, c’est par son indépendance de fortune, par son sens et par sa probité politiques que cette classe a rendu possibles et fondé la pureté et l’incorruptibilité présente des institutions politiques de la Grande-Bretagne.

« De nos jours, la complication extrême des combinaisons et des questions politiques et sociales, la nécessité de hautes capacités spéciales et techniques chez les gouvernans, d’autre part l’entraînement vers les plaisirs, ont amoindri les services de cette classe ornementale et l’ont réduite à être un objet de luxe dispendieux et sans compensation suffisante. » En outre, le fermier anglais ne veut plus ou ne peut plus payer des fermages aussi élevés que par le passé. Lui aussi s’est fait une habitude de vie recherchée, confortable et trop relevée peut-être, dont il ne consent pas à déchoir ; il prendra plutôt une autre carrière.

Lord Beaconsfield, au contraire, soutenait, dans un grand dîner politique, « que chaque ferme devait nourrir trois catégories d’individus : 1° le propriétaire qui en possède le fond ; 2° le fermier qui en loue et en exploite la superficie, et 3° l’ouvrier manuel salarié qui en travaille le sol de ses mains. »

Nous ne saurions porter de jugement sur ces appréciations opposées ; mais, quoi qu’il arrive, l’agriculture intensive anglaise, qui était la première du monde, semble menacée par les écrasantes importations d’Amérique plus encore peut-être que l’agriculture française, mieux protégée par une plus judicieuse division de la propriété rurale et par un climat plus favorable à une variété de produits de luxe et d’utilité inconnus au sol de l’Angleterre.

Les grands propriétaires aristocratiques anglais ont trouvé des propriétaires démocratiques plus grands et plus forts qu’eux en Amérique. Ils auront de la peine à ne pas succomber dans la lutte. M. Caird, du moins, est plein de courtoisie et leur offre un enterrement de première classe avec oraison funèbre et fleurs répandues d’avance sur la fosse qu’on leur prépare et qu’ils sauront vraisemblablement éviter pour la plupart. De ce côté-ci de la Manche, les propriétaires déjà condamnés par Proudhon, il y a plus de trente ans, ont survécu : espérons que, malgré de sombres pronostics, ils survivront encore cette fois ; mais nous trouvons moins d’égards et moins de fleurs. Car ne lit-on pas, à notre grande surprise, dans des feuilles de bon ton, que les ruraux sont accusés « de renier leur maître pour quelques sacs d’écus ? » Pourquoi les travestir ainsi en Judas ? Pendant que toutes les valeurs montaient follement, les ruraux ont trouvé le moyen de maintenir le blé, à peu de chose près, au même prix qu’il y a vingt-cinq ans[5] ; ils n’ont renié ni vendu personne, toujours ils ont paisiblement soutenu les mêmes doctrines et répété les mêmes réclamations. Ce sont les libre-échangistes qui s’exposent à renier leur foi dans l’égalité, en favorisant plus ou moins ouvertement le libre échange alimentaire en même temps que la haute protection de l’industrie ; ce seraient bien plutôt des industriels qui auraient vendu leur frère Joseph pour un sac d’écus aux marchands étrangers. Joseph s’est toujours montré sans rancune. Rétorquer des personnalités n’est ni notre penchant ni notre but ; mais de quel côté, de grâce, sont donc les gros sacs d’écus et les gros profits ? Du côté des gros portefeuilles et de la grande industrie et non du côté de la charrue et des greniers à blé apparemment.

Qu’une modification plus ou moins prochaine s’opère dans les formes de la richesse, c’est possible, et ce ne sera ni la première ni la dernière fois ; mais il y aura toujours une classe, une couche ou une catégorie sociale fortunée, décorative ou non, qui devra forcément réunir dans ses mains une certaine part de biens et de capitaux. Est-ce un pur paradoxe d’avancer qu’il n’y a ni richesse sans riches ni pauvreté sans pauvres ? Mais la question pendante n’est pas là.


II

Heureusement pour la masse de la population, mais au grand détriment de la culture, l’accroissement des importations américaines a coïncidé avec une série de mauvaises récoltes exceptionnelles en Europe.

La crise est très grave en Angleterre. Les statisticiens du Royaume-Uni évaluent à plus de 16 milliards et demi le capital d’exploitation engagé dans l’agriculture anglaise. En 1878 et en 1879, la perte occasionnée par le déficit de la récolte est estimée à 1 milliard et demi ; en 1880, les pertes ont dû s’élever à peu près au même chiffre. Cela constituerait au moins de 3 à 4 milliards de perte en trois ans.

En France, il y a lieu de penser que les pertes ont été proportionnellement moins énormes, quoique bien cruelles encore. Mais nous ne voulons pas faire de pessimisme ni nous appesantir sur le détail des souffrances endurées chez nous ; il suffira de constater et d’admettre, avec la grande majorité du pays, que l’agriculture française, aussi bien que celle de l’Angleterre, a beaucoup perdu et que la concurrence américaine n’est pas un spectre inoffensif.

Arrivons aux faits pratiques et aux chiffres précis. A quelle somme peut-on raisonnablement estimer l’ensemble des pertes reconnues ou prévues et des réclamations justifiées de l’agriculture, menacée par la concurrence américaine au dehors et durement éprouvée par la concurrence intérieure de la main-d’œuvre industrielle ? Grâce à la surélévation de la main-d’œuvre, qui impose, assure-t-on, un surcroît de dépenses de 120 francs par hectare aux exploitations agricoles, l’agriculture se prétend en perte en vendant son blé 22 francs l’hectolitre. Que sera-ce lorsque ce prix baissera jusqu’à 18 francs, et au-dessous peut-être, ce qui n’est-pas improbable ?

Dans les Annales agronomiques, publiées sous les auspices du ministère de l’agriculture et du commerce, nous trouvons, signé par M. Dubost, un substantiel et intéressant article intitulé le Spectre américain, article fort optimiste, qui ne saurait être taxé d’esprit d’opposition, puisque ce recueil a des attaches semi-officielles ou officieuses tout au moins. Nous y lisons, à propos des craintes d’effondrement des cours et de la ruine de l’agriculture européenne, que « nous n’avons rien à redouter de pareil… » « Supposons un instant que, par le fait des importations croissantes des États-Unis, le prix du blé descende en France et en Angleterre à 18 francs l’hectolitre. Le prix moyen du blé étant aujourd’hui en France de 22 francs et la production de 100 millions d’hectolitres, la perte apparente pour nos cultivateurs serait de 400 millions de francs. En réalité, la perte serait moindre, l’agriculture ne livrant au commerce que les trois cinquièmes environ de sa production de blé et consommant le surplus. Le déficit dans les recettes de nos exploitations ne s’élèverait donc qu’à 250 millions de francs… Admettons toutefois une perte sèche de 400 millions de francs. Ce serait assurément une cause de gêne pour nos cultivateurs, mais ce ne serait pas la ruine, 400 millions ne représentant que le vingtième environ de notre production agricole, qui est de 7 1/2 à 8 milliards de francs. Nos cultivateurs seraient gênés sans doute ; ceux du Far-West américain seraient ruinés[6]. » À ces assertions, on peut opposer plus d’une objection.

Premièrement, ce chiffre de 8 milliards s’applique à la production totale de l’agriculture française ; la production spéciale du blé n’est que de 3 milliards environ. Ensuite beaucoup d’agronomes, de publicistes et de voyageurs affirment que, sans cesser d’être rémunérateur, le prix du blé aux États-Unis peut descendre beaucoup plus bas qu’on ne l’avoue généralement, et que le prix de 18 francs sur les marchés français ne serait pas ruineux pour les Américains.

Adoptons cependant les chiures indiqués par M. Dubost. Il n’y a pas d’exagération à craindre, puisqu’on ne parle ici ni du bétail ni des viandes importées. Répondons d’abord à un argument de détail. Si une perte sèche de 400 millions est si peu de chose pour une production agricole de 7 à 8 milliards, un surcroît de dépenses de 400 millions devrait être tout aussi peu de chose assurément pour une consommation de 7 à 8 milliards. Pourquoi donc une même somme est-elle regardée comme considérable lorsqu’elle est comptée en dépense à la consommation et comme insignifiante lorsqu’elle est comptée en perte à la production ?

Lors même qu’on attribuerait à l’agriculture, soit par des droits protecteurs, soit par de larges dégrèvemens, une somme de 400 millions environ, cette somme serait encore loin d’être l’équivalent de ses pertes réelles et de la protection douanière accordée aux industriels.

Jusqu’à quel point un système ou l’autre serait-il efficace ou suffisant ou possible à appliquée ? C’est difficile à dire au pied levé. Nous donnons plus loin quelques renseignemens à ce sujet.

Quoi qu’il en soit, l’on voudrai bien admettre pour base de la discussion ce chiffre de 400 millions comme indemnité ou compensation due aux agriculteurs.

Il est certain qu’on pourrait arriver par des suppressions d’impôt, à fournir à l’agriculture une indemnité ou compensation équivalente en apparence aux droits de douane élevés. Seulement il faut faire bien attention à ceci, c’est que la protection douanière et le dégrèvement ne reviennent nullement au même ; les effets en sont fort différens. Ainsi 200, 300, ou 400 millions de hausse provoqués par les droits de douane sur le blé et sur le bétail profiteraient directement aux producteurs du blé et du bétail, vendus, tandis qu’un dégrèvement foncier de la même somme se répartirait forcément sur la totalité de la propriété agricole et n’irait pas porter secours au producteur qu’on voudrait spécialement protéger.

Entre les4 deux système on peut choisir. Comme nous le disons ailleurs, la protection, c’est le procédé artificiel du pain cher, tandis que le dégrèvement est le procédé naturel du pain à bon marché. Mais il faut absolument faire quelque chose de notable pour les intérêts agricoles en souffrance, si on ne veut pas qu’ils succombent. En tout cas, il est inadmissible d’avancer que l’agriculture ne souffre pas et que les importations américaines ne sont pas redoutables pour elle.

L’agriculture souffre si bien, que toute une branche du travail national subit une crise non douteuse : voilà les fermiers français, qui composaient toute une classe d’hommes honorables et honorés, laborieux, satisfaits et orgueilleux même de leur situation, dont un bon nombre réussissaient dans leurs entreprises, qui de père en fils se retiraient des affaires avec profit, qui achetaient des tertres, des maisons et des actions ; décourages aujourd’hui, non-seulement ils quittent la culture, mais détournent leurs enfans de suivre cette carrière autrefois lucrative et considérée.

Mais, dit-on, le découragement ne se manifeste que parmi les fermiers, qui abandonnent leurs fermes louées parce que les fermages sont trop élevés ; les mêmes symptômes ne se rencontrent pas parmi les petits et moyens propriétaires.

L’élévation du prix des fermages n’est pas la vraie cause qui décourage les fermiers ; ce prix représente pour les propriétaires un intérêt de 2 à 2 1/2 pour 100 de leur capital foncier ; le fermage ne saurait donc être taxé d’exagération ni sensiblement diminué. Ce serait bien plutôt dans la rareté de la main-d’œuvre et des capitaux que se trouveraient les vraies difficultés privées.

Les cultivateurs propriétaires ne sont pas moins atteints ; seulement on s’en aperçoit moins parce qu’ils ne peuvent pas quitter leurs propriétés ; ils y sont rivés, ce n’est pas le moment de vendre, ils sont obligés d’y vivre tant bien que mal, et pourtant l’on affirme que, dans beaucoup de localités, la moitié des propriétés moyennes sont en vente ; tandis que le fermier peut s’en aller à la fin du bail ou résilier même quand sa situation devient par trop difficile.

Ce n’est ni pour leur plaisir, ni pour chagriner leurs propriétaires ou le gouvernement que les fermiers et agriculteurs de toute catégorie se plaignent et se retirent de la culture autant qu’ils le peuvent. Jusqu’à la hausse des salaires, concordant avec l’apparition des grandes importations américaines, la carrière agricole était en faveur. Et remarquons que, dans ces dernières années, jamais le prix moyen du blé n’est descendu à 18 francs. Qu’on avance que l’effet produit par les importations américaines est utile et favorable au plus grand nombre par le bon marché de l’existence, rien de mieux ; c’est une thèse soutenable et un bon terrain de discussion. Chacun pourra y répondre par des argumens bons ou mauvais ; mais comment admettre un instant cette affirmation que l’influence et les conséquences des importations alimentaires des États-Unis sont chimériques et de nul effet sur l’agriculture européenne, « et que les craintes que l’on exprime à ce sujet sont absolument vaines ? » Sans être un pessimiste, on peut affirmer au contraire, croyons-nous, que l’immense développement industriel, commercial et agricole des États-Unis va troubler notablement l’équilibre économique du monde moderne. Ce n’est pas sans motif que M. de La Tréhonnais, dans le Journal d’agriculture, cite cette conclusion de la conférence de M. Head : « On ne saurait douter que l’Amérique ne réussisse bientôt à accomplir le programme qu’elle s’est proposé et qui consiste à nourrir le monde entier et à se vêtir elle-même[7]. »

M. Barral, secrétaire perpétuel de la Société nationale d’agriculture de France, directeur du Journal d’agriculture, publie un intéressant rapport sur la Société agricole et foncière des États-Unis, fondée par M. Lambert à Paris, pour une exploitation agricole au Texas. Le rapport recommande chaleureusement cette affaire et fournit les renseignemens suivans :

Cinq Anglais, avec un capital de 250,000 francs, viennent de réaliser en cinq ans, par l’élève du bétail au Texas, un profit net de 5 millions de francs. — Tableaux comparatifs : Frais de culture au Texas : 163 francs par hectare ; rendement, 30 hectolitres ; prix de revient du blé, 5 fr. 45 l’hectolitre ; bénéfice, 211 fr. 50 par hectare. Plus la récolte dérobée du maïs qui porte le bénéfice annuel à 419 francs l’hectare. — En France, les frais de culture sont de 321 fr. 32 par hectare. Le rendement ne donne qu’un bénéfice de 138 fr. 68 par hectare. Ainsi donc, le bénéfice obtenu sur 1 hectare au Texas est de 419 francs et en France de 138 fr. 68. — Différence en faveur du Texas, 280 fr. 32 par hectare. L’intérêt du capital serait pour le Texas dans les bonnes années de plus de 100 pour 100. Dans l’éducation du bétail, un bénéfice de 30 pour 100 est assuré. Le rapport et le programme publiés sont remplis de détails d’un haut intérêt concluant à l’étendue indéfinie des ressources agricoles de l’ouest des États-Unis.

Résumé : Le spectre américain va faire prime à la Bourse de Paris.

Pour continuer d’encourager et de rassurer les cultivateurs français, leur distribuera-t-on une bonne part des actions et des dividendes de la Nouvelle Foncière transatlantique ? Nous n’osons pas l’espérer.

Non, l’importation américaine n’est pas un spectre ou un vain fantôme, c’est une réalité pour la France comme pour l’Angleterre et toute l’Europe. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Que chacun apprécie la question à son point de vue ; mais c’est un fait qu’on ne saurait mettre en doute, qu’il faut regarder en face, et avec les conséquences duquel on doit compter sérieusement.

Quoi qu’il en soit, si c’est d’une perte et d’une indemnité de 300 à 400 millions par an pour l’agriculture que nous avons à nous occuper, en quoi la suppression du fermage fournirait-elle une amélioration à l’état de choses actuel ?


III

Sous le prétexte de la discussion sur les lois de douane, une campagne a été ouverte en dessous main contre la grande propriété rurale. Faut-il voir là une coalition regrettable de certains intérêts avec d’étroits préjugés ? De telles imputations ne sauraient, nous l’espérons, s’appliquer aux esprits éclairés et éminens, qui doivent ne discuter ces questions qu’au point de vue le plus élevé, sans doute, mais sans quitter le terrain pratique.

Les agronomes comme les économistes ne reconnaissent-ils pas-que dans maintes contrées la grande culture est indispensable ? Les esprits chagrins l’admettent, mais à la condition de supprimer les grands domaines, de les morceler, puis de les recomposait par voie d’association. C’est bien compliqué. Pourvu que le sol donna le plus de produite possible et que la possession en soit libre et accessible pour tout le monde, pourquoi ne pas laisser aux intérêts privés le soin de modifier ou de conserver l’état de choses présent ?

L’association agricole n’a pas encore réussi, que nous sachions, dans les essais tentés jusqu’ici, et la grande ou la moyenne propriété foncière de nos jours n’ont plus rien de féodal ni d’oppressif.

Il ne s’agit nullement devant la douane d’une compétition, entre la grande et la petite propriété, les intérêts de l’une et de l’autre sont identiques et solidaires dans cette question de tarifs et de concurrence intérieure avec l’industrie favorisée.

Comment donc se risquer à compromettre les intérêts évidens de huit millions de propriétaires, la plupart parcellaires, compris dans une population agricole de plus de vingt-deux millions d’âmes, pour faire pièce à quelques centaines de grands propriétaires français et à quelques milliers de gros fermiers ?

De l’autre côté de l’Atlantique, ce ne sont pas seulement les petits propriétaires américains qui profitent des grosses importations dont nous sommes préoccupés, ce sont aussi bien les grands propriétaires de l’ouest des États-Unis, entrepreneurs des plus grandes cultures du monde et possesseurs de domaines de 20, 30 et 100,000 hectares d’un seul tenant, plus vastes que les seigneuries du moyen âge. Leurs champs de blé montrent des sillons de 30 kilomètres de long, et les troupeaux de chacun comptent de 30 à 90,000 têtes de gros bétail. Aussi affirme-t-on que les anciens états atlantiques des États-Unis souffrent relativement autant que l’Europe de la concurrence agricole de l’Ouest.

La grande propriété de France paraît ici hors de cause ; on l’attaque pourtant au sujet de ce qu’on croit être son point faible, sur le fermage. Le fermage, voilà l’ennemi, semble-t-on dire ; c’est cette forme de contrat et d’exploitation du sol qui cause seule la gêne de l’agriculture française ; supprimez le fermage, tout ira bien.

C’est là ce qu’il serait bon d’examiner de près. Sans prétendre que le fermage soit partout la plus belle des institutions, on peut avancer que c’est une combinaison utile et féconde qui a fait ses preuves. Sous ce régime, une partie notable de l’agriculture a réalisé de grands progrès et soutenu victorieusement la lutte jusqu’à ces trois dernières années, quoiqu’elle fût abandonnée à ses propres forces, pendant que toutes les faveurs étaient pour d’autres.

Ce régime et ce libre contrat sont corrects et conformes aux règles strictes de la science économique et de la justice distributive. Les saines lois de la division du travail, de la répartition proportionnelle des charges et des profits y sont de tous points respectées.

Jusqu’à ces derniers temps, le propriétaire tirait de sa propriété un intérêt de 2 1/2 pour 100, tandis que le fermier locataire, qui a toute la peine, touchait un intérêt de 10 à 18 pour 100 de son capital personnel, selon qu’il réussissait plus ou moins. D’où il résulte que le fermier empruntait à 2 1/2 ou 3 pour 100 au propriétaire, et bénéficiait à 15 pour 100.

Ces chiffres paraîtront peut-être extrêmes ; on ne devrait pourtant pas les taxer d’exagération. Car en supputant les droits de succession et les frais d’entretien des bâtimens ruraux, c’est tout au plus si, les terres rapportent 2 1/2 pour 100 à leurs possesseurs. Quant aux bénéfices des fermiers, eux-mêmes, à l’un des comices agricoles de Seine-et-Marne, ont admis et célébré récemment cet intérêt de 18 pour 100 tiré de leurs fonds d’exploitation, que dans son Cours d’économie rurale, M. Lecouteux porte à 15 pour 100 comme taux normal[8].

L’écart est donc évidemment très considérable entre les bénéfices du fermier et ceux du propriétaire. Ne nous en plaignons pas, au contraire ; mais il est bon d’établir la vérité de la situation. La combinaison était libérale, lucrative, et tout en faveur de l’exploitant ; malheureusement la situation a été profondément modifiée au détriment général.

Dans quelle autre industrie pourrait-on trouver à emprunter à 2 1/2 pour 100 de la main gauche et à bénéficier à 15 ou 18 pour 100 de la main droite, et cela sans aucun risque pour l’emprunteur de voir s’évanouir le capital emprunté qu’il faudra rendre ? Car, outre l’avantage d’être à la fois un capital et un instrument direct de production, la terre louée a encore celui de la sécurité. L’industriel qui emprunte un million ou. 100,000 francs de capital est exposé à voir disparaître ce million ou ces 100,000 francs si les affaires tournent mal ; comment les rendre sans ruine ou ne pas les rendre sans déshonneur ? Au contraire, le fermier, s’il ne réussit pas, est toujours sûr de conserver intacts le sol et les bâtimens, qu’il a la certitude de pouvoir rendre intégralement. Du reste, il est facile de dresser en peu de mots le compte des avantages de l’opération du fermage par un exemple.

Le calcul est bien simple ; toutefois, pour l’établir, on sera forcé de s’en tenir aux chiures admis avant la crise actuelle, qui a apporté une grande perturbation dans les calculs et dans les appréciations.

Le fermier, non propriétaire, peut, avec 300,000 francs de fonds d’exploitation, cultiver 300 hectares, et tirer 15 pour 100 d’intérêt de son argent, soit 45,000 francs par an de bénéfice ; tandis que l’exploitant, propriétaire du sol, ne pourra avec pareille somme posséder et exploiter que 75 hectares.

L’acquisition ou la possession de ces 75 hectares, au prix de 3,000 francs l’un, absorbera 225,000 francs de capital immobilisé ne portant intérêt qu’à 2 1/2 pour 100 tout au plus ; ce qui donne un mince revenu annuel de 5,625 francs.

Il restera à l’exploitant 75,000 francs de capital d’exploitation ou de roulement qui lui rapporteront 15 pour 100 d’intérêt, soit un bénéfice de 11,250 francs par an.

De la sorte, l’opération du propriétaire cultivateur se résume ainsi :


Revenu foncier de la propriété 5, 625 fr.
Revenu de l’exploitation agricole 11,250 »
Total 16,875 fr.

Ainsi donc, le simple fermier tirera de ses 300,000 francs, 45,000 francs de revenu, tandis que l’exploitant ou fermier propriétaire ne tirera de cette même somme de 300,000 francs qu’un revenu annuel de 16,875 francs. L’écart dans les bénéfices est donc de 16 à 45.

Est-ce là ce que dans maints écrits l’on appelle ajouter aux bénéfices du fermage ceux de la propriété ?

Assurément il serait agréable de joindre à la possession de 300,0P0 francs de fonds d’exploitation la propriété de 300 hectares représentant 900,000 francs, ce qui constituerait une fortune de 1,200,000 francs ; mais là n’est pas la discussion. La difficulté du problème à résoudre en ce moment se trouve, non pas dans la division plus ou moins grande de la propriété, ou dans le mode d’exploitation, mais dans la quantité de capital qui sera consacrée à cette exploitation. Qui fournira le capital ? Sera-ce le propriétaire, qui a déjà immobilisé de grosses sommes dans la possession du sol, ou le fermier, dont le capital cultural est presque toujours insuffisant ? C’est pour le fermier ou pour le cultivateur propriétaire qu’il est urgent d’organiser le crédit agricole mobilier, dont une commission s’occupe activement aujourd’hui, et non pour le propriétaire qui loue ses terres et auquel le crédit foncier est plus ou moins utilement destiné.

Car, bien que toutes les terres ne se prêtent pas à la culture intensive à gros capitaux, il est notoire que le capital d’exploitation du sol est très insuffisant en France.

M. Caird évalue pour l’Angleterre, non pas la valeur des terres, c’est-à-dire ce capital primitif qui résulte de l’appropriation du sol, mais l’accumulation des capitaux immobilisés sous forme de bâtimens, clôtures, chemins, drainages, etc., à 50 milliards de francs donnant au denier 30 un revenu annuel de 1 milliard 679 millions de francs[9]. M. Leng évalue à 16 milliards 1/2 la somme de capital roulant d’exploitation engagé dans l’agriculture anglaise[10].

Pour l’étendue de la France entière il faudrait au moins la même somme, soit 50 milliards d’une part et 16 de l’autre ; où les trouver ?

C’est en face de semblables chiffres qu’on parle sérieusement de faire changer de mains à la propriété ! S’agirait-il de confiscation générale ? Assurément non ; qui voudrait en France en entendre parler ? D’ailleurs, comme le dit fort bien M. de Thou, « donnez le soi au cultivateur européen ; il sera plus riche, mais vendra ses denrées très probablement au même prix[11]. »

Citons aussi Ricardo, sous toutes réserves de sa théorie sur la rente : « Le blé, dit-il, ne renchérit pas, parce qu’on paie une rente ; et l’on a remarqué avec raison que le blé ne baisserait pas lors même que les propriétaires feraient l’entier abandon de leurs rentes. Cela n’aurait d’autre effet que de mettre quelques fermiers dans le cas de vivre en seigneurs, mais ne diminuerait nullement la quantité de travail nécessaire pour faire venir des produits bruts sur les terrains cultivés les moins productifs[12]. »

Ce n’est pas la propriété foncière qu’il faut songer à déplacer, ce sont les capitaux mobiliers, dont une bonne part devrait être consacrée aux améliorations agricoles, car c’est par le progrès cultural dispendieux que peut être surtout soutenue la lutte internationale agricole.

Tout en défendant le fermage, on ne saurait prétendre que cette combinaison n’est pas susceptible de perfectionnemens importans, parmi lesquels on doit citer les baux à long terme, les baux avec remboursement obligatoire des améliorations au fermier sortant ; les clauses préconisées par lord Kames en Angleterre, et des mesures plus ou moins, analogues à celles de la loi anglaise de 1876 sur les fermages. Mais ces considérations de détail sont hors de cause ici.

Pour certains agronomes la solution du problème culturel, actuel se rencontre dans le métayage, qui, naguère encore, portait un cachet suranné d’ancien régime qu’il ne mérite plus. Le métayage s’est rajeuni et a trouvé des formules nouvelles et des combinaisons variées à l’aide desquelles il peut rendre de grands services.

En dehors de sa valeur agronomique, la l’avantage de faire partager au propriétaire et au fermier les mêmes mauvaises ou bonnes fortunes, selon les vicissitudes des récoltes ; en outre, il favorise le travail en famille et expose moins la culture aux exigences de la main-d’œuvre salariée.

En revanche, l’inconvénient dû métayage est de forcer généralement le propriétaire à fournir les capitaux indispensables à l’exploitation, et d’ordinaire le propriétaire est à court de capital.

Cette forme d’exploitation semble de voir prospérer principalement dans les contrées d’élevage et dans les pays de petite ou de moyenne culture ; on peut l’encourager en parfaite sécurité.

Prédire l’avenir est toujours téméraire ; toutefois les probabilités sont qu’avant de longues années la propriété foncière ne changera ni plus ni moins qu’aujourd’hui de forme ou d’assiette, si aucune violence n’intervient pour troubler l’influence légitime des. intérêts privés ; les grands domaines se diviseront lentement dans certaines localités, rapidement dans d’autres. Ailleurs la propriété rurale s’agglomérera par lai nécessité d’exploiter la terre en grandes masses pour économiser les frais généraux et pour trouver les capitaux, nécessaires à fournir ou à emprunter.

Comme il est à croire qu’on trouvera longtemps encore avantageux d’exploiter par la grande culture une partie du sol français, la grande propriété sera vraisemblablement conservée, et la location des terres, sous une forme ou sous un autre, subsistera aussi en conséquence. Le métayage, modifié de diverses façons, remplacera sans doute avantageusement le fermage dans certaines contrées. Mais, quoi qu’on fasse, les entrepreneurs culturaux, petits ou grands, auront toujours profit à louer ou à emprunter des terres, c’est-à-dire le capital foncier ou instrument de production, dans des conditions équivalant tout au plus à un emprunt de 2 1/2 pour 100, plutôt que d’immobiliser de gros capitaux à si faible intérêt dans l’acquisition du sol, qui ne rapporterait ni plus, ni moins, car le sol ne produit pas plus lorsqu’il appartient en propre à celui qui le cultive que lorsqu’il est loué par l’exploitant en bonne condition. L’avantage évident de ce dernier est de placer à gros intérêts dans sa ferme tous les capitaux dont il peut disposer et de se créer un bon fonds de roulement et de matériel agricoles. Il se donnera le luxe onéreux de la propriété plus tard, lorsqu’il aura fait fortune. Pourquoi donc vouloir détruire cette institution fructueuse du fermage, très difficile à remplacer ?

Ce qui a chance de disparaître, c’est le fermage élégant de première classe représenté chez les Anglais par le gentleman farmer.

Les grosses fortunes foncières se concentreront-elles uniquement sur les bois, les forêts et les maisons de ville, après avoir abandonné les propriétés culturales ? Il n’y a peut-être pas lieu de le penser. Croirons-nous au contraire ceux qui prétendent que les changemens économiques produits par la concurrence américaine auront pour résultat, dans certaines régions, de déprécier la petite et la moyenne propriété pour ne favoriser que les grands domaines et les parcelles subdivisées ?

Faut-il parler aussi des châteaux et des parcs qui offusquent certains préjugés vulgaires ? Rien n’est délicat comme de plaider pro domo sua. On peut toutefois faire remarquer en passant que les arbres et les prairies de ces domaines de luxe en valent d’autres. En définitive, il s’agit de savoir si des châtelains apportent, dans les localités qu’ils habitent, plus d’argent, sous une forme ou sous une autre, qu’ils n’en emportent. Qu’on procède à une enquête sérieuse à ce sujet sur les châteaux de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, par exemple, et que leurs adversaires et leurs défenseurs conviennent de payer, les uns ou les autres, selon le résultat, en don gratuit aux pauvres de chaque paroisse, une somme égale à la différence qui ressortira entre les recettes et les dépenses réalisées depuis trente ans dans ces habitations onéreuses. D’ailleurs ces demeures de plaisance souvent, plus austères qu’on ne pourrait le supposer, sont si peu nombreuses que, sur les 38 millions 1/2 d’impôt acquittés par la propriété bâtie, elles ne paient que 685,600 Ir.[13]. Ni les fermages, ni les châteaux, ni la grande propriété libre ne portent aucun préjudice à la production et à la richesse générale en théorie ou en pratique.

Ce n’est donc ni par la suppression du fermage ni par le transfert de la propriété en d’autres mains que peut être conjurée ou adoucie la crise agricole si grave qui atteint le pays tout entier.

Il n’est pas permis non plus de soutenir qu’une forte dépréciation infligée à toute une catégorie de la richesse nationale fixe et productive ne fût pas un véritable désastre.

Que les fermiers cherchent à faire baisser le plus possible le taux de leurs locations et les propriétaires à les faire monter, rien de plus simple et de plus juste ; cela rentre dans le libre débat de l’offre et de la demande. Mais profiter de circonstances ruineuses pour faire peser tout le poids d’une législation partiale sur une grande production nationale afin de l’écraser, c’est faire acte d’injustice et d’imprévoyance.

Les États-Unis, qui ont peu de fermiers et pas de châteaux, viennent précisément de traverser, il y a quelques années, une crise analogue à celle que des imprudens seraient heureux de voir sévir chez nous ; la valeur de la propriété avait baissé, dit-on, de 50 pour 100, le travail et les salaires avaient fléchi dans la même pro-. portion, les affaires étaient suspendues, et, chose inouïe jusqu’alors l’immigration en Amérique était arrêtée, et il se manifestait un courant d’émigration inverse partant des États-Unis vers d’autres contrées.

Les Américains se désolaient et voyaient chez eux les ruines s’ajouter aux ruines, les faillites aux faillites. Aujourd’hui ils se sont relevés gaillardement. La propriété a retrouvé sa pleine valeur, la hausse a repris son cours ; l’or européen les inonde, et leur prospérité semble de voir dépasser toutes les espérances.

Jamais l’ensemble d’un pays ne profite d’une grande perte subie par quelques-uns des siens. Par suite d’une solidarité plus ou moins apparente, la perte se répercute de proche en proche sur tout le monde. S’il en était autrement, comme semblent nous l’insinuer certains esprits aventureux, rien ne serait plus heureux que la déconfiture des chemins de fer et la baisse de la rente à 50 francs. On pourrait se procurer à vil prix des actions, des obligations et des rentes : « Il n’y aurait là qu’un déplacement d’argent. »

Pourquoi ne pas souhaiter les mêmes infortunes à l’industrie ? Une liquidation désastreuse des manufactures nous donnerait les vêtemens, les instrumens et tous les produits du travail industriel à vil prix. Simple déplacement de profits. Il n’y aurait rien de tel qu’une ruine générale pour vivre à bon marché, si l’on trouvait à travailler et à vivre alors. Il semble bien difficile de comprendre les motifs et les sentimens de ces joueurs acharnés à la baisse agricole et à la hausse industrielle, qui paraissent se réjouir de tout ce qui met en perte le travail et la production des champs ; leur but est-il donc de pouvoir s’écrier aussi à propos de l’agriculture française : « Enfin nous avons fait faillite ! » Il n’est pas besoin d’exagération pour démontrer que la ruine de l’agriculture serait un grand malheur pour le pays. Bien plus encore que pour le bâtiment, on peut dire : Quand l’agriculture va, tout va. Et n’est-ce pas singulièrement téméraire d’affirmer que l’écrasement de la propriété par la concurrence agricole étrangère puisse amener le relèvement de l’agriculture ? Prétendre que ce serait une triste et fatale nécessité serait déjà bien assez, si ce n’est trop. D’ailleurs les agriculteurs sont plus nombreux que les industriels, et le capital placé dans l’exploitation du sol est considérable, quoique insuffisant. Le premier et le plus fort débouché de nos industries n’est-il pas le marché des consommateurs français en majorité intéressés dans la culture et la propriété foncière ?

Par ces attaques contre la grande et la moyenne propriété, ainsi que contre le fermage, on veut donner le change à l’opinion, la dépister et lui faire croire que le prix du blé n’intéresse en rien les cinq millions de petits propriétaires au-dessous de trois hectares. On prétend que, comme ils consomment une partie de leurs récoltes, peu leur importe le bas prix du blé et du pain qu’ils mangent. Mais il faut retourner l’argument et dire au contraire qu’il leur est indifférent de consommer du pain cher, puisqu’ils le produisent eux-mêmes sans aucun déboursé, tandis qu’il leur est extrêmement profitable de pouvoir vendre à un prix élevé le surplus de leur blé qu’ils portent au marché et qui généralement formait la totalité, ou la grosse part de leur bénéfice annuel.

Il est élémentaire, en fait de comptabilité agricole, de faire passer la nourriture de l’exploitant dans les frais généraux ; c’est uniquement ce qui est vendu et transformé en argent qui compte comme bénéfice. Quand on ne vend pas avec profit, on a travaillé pour rien, voilà le premier principe de l’économie politique aux champs, dans les grandes fermes intensives comme dans les métairies ou les chaumières.

Écartons de semblables hypothèses de joueurs à la baisse et opposons-nous de tout notre pouvoir à ce que qui que ce soit reste intentionnellement sacrifié à des intérêts privés.

Le prix du blé intéresse la petite comme la grande ou la moyenne propriété. On veut nous diviser et nous exciter les uns contre les autres ; c’est inutile, car nous savons trop bien que l’agriculture est une en France et que ses intérêts sont solidaires du haut en bas de l’échelle. L’agriculture se plaint et a droit de se plaindre, n’en déplaise à ceux qui prétendent « que ses gémissemens attristent le public sans lui servir à elle-même. »


IV

La situation, dans toute sa simplicité et sa gravité, se résume ainsi. On aura beau faire tous les raisonnemens et les calculs que l’on voudra, il n’en reste pas moins incontestable que les Européens ne pourront plus produire de blé à des prix rémunérateurs en face de la libre concurrence et des importations croissantes des États-Unis. Les Américains ont importé en France, dans les trois années de 1878-79-80, 30 millions de quintaux de blé, qui, à 25 francs l’un, font une somme déboursée de 750 millions de francs en or[14]. Grâce à la rapidité et au bon marché croissant des transports, ils en importeraient encore à plus bas prix et bien davantage à la première occasion.

De telles opérations apporteront directement une gêne redoutable dans la culture à tous ses degrés. Que l’ensemble du pays paraisse assez riche pour supporter facilement ce gros déboursé, nous ne disons pas non mais ceux qui forment la grande catégorie agricole n’en restent pas moins gravement appauvris ; la richesse des autres ne les enrichit guère.

On répond aussi que cette situation est exceptionnelle, que l’exportation se détournera vers la Chine, que la fertilité du Nouveau-Monde s’épuisera, sans préjudice d’autres considérations également faibles. Il est fort à croire que nous verrons tout le contraire se produire pendant de longues années, car les États-Unis contiennent d’immenses espaces et de non moins immenses propriétés où le sol sera cultivé sans engrais et sans loyer, longtemps encore, avant d’être épuisé.

De plus, les Canadiens affirment publiquement à qui veut l’entendre, que leur système de canalisation du Saint-Laurent est complet et que dans cinq ou six ans au plus leur réseau de chemins de fer sera terminé, de sorte qu’ils pourront, eux aussi, exploiter 100 millions d’hectares de terre fertile et nous apporter du blé à 10 francs l’hectolitre[15].

Quant à la Chine et à d’autres parties de l’extrême Orient, elles n’ont pas d’argent disponible pour acheter le blé américain, même en temps de famine, et ne possèdent pas davantage de produits industriels à exporter en échange ; en eussent-elles qu’elles trouveraient comme nous porte close.

On nous répète : Abandonnez la culture du blé, faites autre chose ; élevez du bétail. Mais le bétail américain et canadien arrive déjà ou arrivera bientôt pour écraser le nôtre. Cultivez la vigne. Mais l’apparition du phylloxéra a complètement retourné la situation : au lieu d’exporter des vins, la France en importe maintenant. En 1880, l’importation des vins a été de 283 millions et demi de francs et l’exportation de 224 millions et demi de francs seulement[16]. La production vinicole est tombée de 50 millions à 30 millions d’hectolitres.

À ces conseils peu judicieux la réponse est que, pour une grande partie des terres un peu sèches de la France, la culture des céréales, s’impose dans un assolement régulier.

Il y aurait encore infiniment d’autres considérations du même genre, à ajouter et d’autres détails à discuter, mais cela rentrerait dans les discussions techniques, qui ne sont pas de mise ici, et qui peuvent seuls traiter des spécialistes.

Ce qui précède suffit à démontrer que l’agriculture et la propriété foncière de la France sont gravement menacées et compromises ; si l’on ne vient pas efficacement à leur aide. Or l’agriculture étant la plus vaste opération de la France, celle qui occupe le plus grand nombre de bras, les vingt-deux millions de producteurs agricoles constituant après tout le premier marché de placement des produits industriels indigènes, il s’ensuit que l’agriculture ne peut pas être ruinée un beau dimanche sans que la France entière soit ruinée aussi le dimanche d’après, l’industrie et les manufactures avec le reste. Le pays doit donc savoir qu’il se trouve menacé d’une baisse universelle et considérable.[17].

Pourra-t-on conjurer complètement la crise et éviter une déprédation générale quelconque ? Nous ne le croyons pas. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur, qui nous ont si largement et si rapidement enrichis depuis quarante ans, se retournent aujourd’hui contre nous, et sont à nos dépens les instrumens d’une concurrence écrasante et sans réciprocité suffisante. Ne doit-on pas reconnaître que d’ici à longtemps, les probabilités sont que la situation restera la même ou s’aggravera ? Nous sommes à une époque de transition pénible que nous devons nous arranger pour traverser au mieux qu’il sera possible. Heureusement que, dans les jours de prospérité, la France a su opérer de puissantes épargnes et de lucratifs placemens à l’étranger. Mais pour lutter contre les circonstances adverses, il faut employer une portion de ces capitaux en secours judicieux et en immobiliser une partie dans le sol français au nom de la solidarité sociale, économique et supérieure qui existe quand même entre les intérêts divers et opposés d’un grand pays.

Lorsque la récolte est bonne, les agriculteurs se tirent encore à peu près d’affaire, jusqu’ici du moins, mais ce qui les abat, c’est que le prix du blé ne s’élève pas lorsqu’il est rare : bien que la moyenne actuelle des prix soit un peu plus élevée qu’autrefois, la perte est accablante par suite de l’augmentation continue des frais de production. L’intermittence climatologique étant une loi physique, il faudra trouver des compensations ou des moyens détournés pour que les mauvaises années n’anéantissent pas complètement l’industrie agricole.

Au point de vue théorique et selon le droit légal, l’agriculture semble de tout point autorisée à faire entendre les réclamations les plus formelles. Au point de vue pratique, en face du présent fâcheux et de l’avenir menaçant, que demande l’agriculture, qu’a-t-elle le droit de demander comme compensations ou comme indemnité ?

D’abord elle a le droit d’exiger l’égalité de traitement vis-à-vis de l’industrie, c’est-à-dire un régime commun et non un régime d’exception spéciale. Tout a des limites, et la culture ne peut plus continuer un effort aussi extraordinaire que par le passé, ni supporter la nouvelle baisse qui lui est imposée sans compensation d’aucune sorte.

Les salaires de la main-d’œuvre industrielle ou urbaine se sont élevés avec les bénéfices de l’industrie à un prix tel que l’agriculture ne trouve plus d’ouvriers à un prix abordable ; elle demande le moyen d’élever les salaires qu’elle donne, et non d’abaisser le prix général de la main-d’œuvre.

La rupture de l’équilibre économique agricole est un fait accompli sur tous les points ; il y faut d’urgence apporter un remède efficace et puissant. Il ne s’agit plus ni de palliatifs ni de demi-mesures.

Quelle est du reste la situation comparative des intérêts agricoles vis-à-vis des intérêts industriels ? C’est facile à établir.

Si l’on considère l’impôt foncier comme une patente sur l’agriculture équivalente par ses effets à la patente ordinaire imposée aux commerçans et aux industriels, on trouve qu’avec les centimes additionnels l’impôt foncier est de 356 millions, tandis qu’on ne compte que 159 millions de patentes industrielles et commerciales pour un capital et des profits beaucoup plus considérables que ceux de l’agriculture, qui supporterait de ce chef une charge dix ou quinze fois plus pesante que celle du commerce et de l’industrie[18].

La France exporte tous les ans pour 1,800 millions d’objets manufacturés et en importe pour 500 millions seulement. Cette différence avantageuse de 1,300 millions, à qui profite-t-elle ? Non pas à l’agriculture nationale assurément, qui a vu importer pour 750 millions de francs de blé pendant qu’elle n’exportait presque rien. On sait que le capital des propriétaires fonciers agricoles leur rapporte de 2 à 3 pour 400, pendant que le capital équivalent rapporte sept ou huit fois plus aux industriels et aux commerçans.

L’agriculture a subi des pertes sensibles pendant trois années désastreuses de suite, juste au moment où une concurrence nouvelle surgissait contre elle. Pendant ce temps l’industrie, le commerce et les affaires prospéraient. C’est donc au tour de l’industrie et du commerce et de la richesse mobilière de venir au secours de l’agriculture aux abois par des concessions qui ne seraient, après tout, que le sacrifice de faveurs toutes spéciales et le retour au droit commun.

Dans quelle mesure et sous quelle forme une indemnité, une compensation doivent-elles être données à l’agriculture ?

Quelle serait la somme d’argent nécessaire pour aider efficacement les agriculteurs ?

D’après les estimations qui paraissent les plus modérées, le prix de revient, c’est-à-dire sans bénéfice, du blé en France serait en moyenne de 27 fr. 50 le quintal métrique ou de 20 fr. 50 l’hectolitre. Le prix du blé américain rendu au Havre varierait, selon les diverses autorités, de 14 à 18 francs l’hectolitre[19].

Le producteur de blé américain est donc en avance sur le producteur français. Lors même que quelque inexactitude ou quelque exagération se serait glissée dans ces chiffres, il reste un écart certain. Cet écart nous a coûté en trois années de mauvaises récoltes 750 millions. Il n’en sera pas ainsi chaque année, mais chaque période décennale pourrait bien donner à peu près les mêmes résultats généraux.

Désormais les consommateurs français et tous les amateurs de popularité réclameront le blé à 18 fr. l’hectolitre ; et pour satisfaire les producteurs français il faudrait le maintenir au-dessus de 22 francs l’hectolitre. Afin d’arriver à une solution plus ou moins approximative, les uns proposent de sacrifier les agriculteurs, les autres de sacrifier les consommateurs, quelques-uns de partager également le fardeau. Dans ce dessein, on présente trois systèmes :

1° Celui de la protection douanière ;

2° Celui du dégrèvement d’impôts ;

3° Celui de l’égalité réelle, soit dans la protection modérée, soit dans le libre échange complet.

Enfin reste le statu quo actuel, qui est ruineux pour les agriculteurs.


V

Le système le plus communément recommandé pour favoriser les intérêts agricoles est la protection douanière plus ou moins déguisée sous le nom de droits compensateurs : c’est un procédé simple, Naturel, mais exactement aussi onéreux pour les uns que profitable pour les autres, ce qui n’étonnera personne.

Le droit généralement réclamé serait de 3 ou 4 francs par 4hectolitre, adoptons ces chiffres. La France produisant plus de 100 millions d’hectolitres de blé dans les bonnes années et environ 70 millions dans les mauvaises l’augmentation du prix de vente qui résulterait du droit de douane à 3 ou A francs par hectolitre, donnerait à l’agriculture (les deux cinquièmes de consommation et de semences déduits) un bénéfice annuel variant de 240 millions à 165 millions de francs sans compter les avantages qu’elle retirerait des droits fiscaux ou protecteurs imposés à d’autres produits : mettons 300 ou 400 millions de francs comme desideratum normal.

Il y a énormément à dire à ce propos ; quelques remarques suffiront ici. D’abord, quelle sera la hausse provoquée par le droit protecteur de 4 francs ? Sera-ce 2 ou 3 ou 4 francs par hectolitre ? Les avis sont partagés ; car sur ce point, les expériences ne sont pas concluantes et le doute subsiste. Une chose semble certaine, quoi qu’en disent certains théoriciens, c’est qu’un droit imprimera toujours un mouvement de hausse notable au prix des céréales. La théorie de l’origine des prix nous paraît confuse. Le prix résulte-t-il d’une moyenne compensée entre l’abondance et la rareté du produit, entre l’offre et la demande, ou bien est-ce une question de majorité inconsciente ? C’est-à-dire la baisse s’établit-elle au plus bas cours possible lorsque les belles récoltes sont en majorité sensible et la hausse monte-t-elle au cours le plus élevé quand les mauvaises récoltes se montrent de beaucoup les plus nombreuses ? On pourrait avancer que la minorité est forcée de suivre en profits ou en pertes les cours donnés par la majorité ; mais il est plus probable que les prix sont la résultante de plusieurs influences diverses dont la science ne donne encore, croyons-nous, ni une analyse ni une démonstration irréfragables. Du reste, la question théorique, qu’il appartient à d’autres de résoudre, dépasse le cadre de cette étude.

Toutefois, relevons encore ici une contradiction ou une simple inadvertance. Le renchérissement factice et la surélévation du prix des subsistances est le grand argument invoqué de toutes parts contre les droits sur les importations des denrées alimentaires et des matières premières.

Néanmoins, M. le ministre de l’agriculture et du commerce vient, le 2 avril 1881, affirmer à la tribune que « les importations et les exportations n’influent pas sur les prix des denrées alimentaires. La hausse et la baisse des prix tiennent à d’autres causes. » A laquelle de ces théories contraires faut-il se rattacher ?

En tous cas, soit que les droits de l’importation influent plus ou moins sur les prix, sort qu’une part de cet impôt et des profits du fisc tombe à la charge des étrangers, il reste évident que plus de 200 millions sortiraient de la poche des consommateurs au profit des producteurs ; ce ne serait pas une injustice en soi.

Mais ce procédé a l’inconvénient d’établir tout un ordre de choses factice et artificiel qui ne peut manquer un jour ou l’autre de se trouver sur des points importans en désaccord criant avec la réalité des choses, et il est improbable que ce désaccord puisse être maintenu longtemps sans dommage.

Ces objections ont leur valeur. Il n’en reste pas moine certain que le droit de l’agriculture défaire protéger son travail et ses produits, quoi qu’il en coûte, reste absolu et inattaquable dès qu’une branche du travail national est protégée.

Entre deux maux, il faut choisir le moindre ; chercher une solution pleinement satisfaisante est une pure chimère. Il est inutile de plaider ici la cause de la protection douanière ; son programme est connu et a été brillamment et patriotiquement exposé et défendu, avec les concessions qu’il comporte, par les hommes les plus compétens et les plus éminens dans les assemblées, dans les comices agricoles, à la Société des agriculteurs de France et dans la presse spéciale. Du reste, l’agriculture consentirait sans doute en grande partie à abandonner son droit à la protection des blés moyennant une compensation suffisante et une protection efficace pour le reste de ses produits appuyée par de notables dégrèvemens.

Les agriculteurs et les propriétaires auraient raison de faire le sacrifice des taxes d’importation sur les blés, tout en réservant théoriquement leur droit légal. Cette forme d’impôt est trop impopulaire et a été trop violemment attaquée pour qu’on puisse désormais espérer de la faire accepter paisiblement au pays. Assurément cette impopularité résulte d’un préjugé, et l’invoquer comme argument, c’est déplacer la question en la portant sur le terrain politique. Nous le savons, mais autant vaudrait aujourd’hui proposer le rétablissement de la dîme que celui des droits sur les blés importés. De nos jours, le contribuable paie peut-être autant ou plus qu’autrefois, mais d’une façon beaucoup moins pénible et moins vexatoire. Le pays acquitte allègrement le décime et le double décime, mais la dîme, jamais ; en parler serait provoquer une révolution dans les six mois. Comme le disait un ministre aussi judicieux qu’éclairé, M. de Chasseloup Laubat, le tout est de savoir à propos donner des noms nouveaux aux choses anciennes ou des noms anciens aux choses nouvelles et éviter de se heurter de front à des préjugés invincibles.

Les vieilles ornières aussi n’ont-elles pas été remplacées par le rail moderne, dont les exigences sont beaucoup plus impérieuses ? On pouvait se risquer à sortir de l’ornière sans trop de danger, tandis qu’on ne saurait dérailler sans péril de la vie.


VI

Le second moyen proposé consiste en dégrèvemens de l’impôt foncier. Un homme s’est rencontré qui n’a pas craint, l’année dernière au comice agricole d’Éprunes, et tout récemment dans la réunion du centre gauche, de proposer un large dégrèvement de l’impôt foncier, l’arche sainte à laquelle personne n’osait toucher. Ces propositions de dégrèvemens resteront-elles à l’état de promesse, de leurre fugitif ? Nous verrons bien. En attendant, ce qui est dit est dit, qui plus est, fort bien dit, et encore mieux écouté. M. le président du sénat a parlé d’or. Mais ce n’est pas là une mince affaire, et il y a bien lieu de réfléchir avant de se lancer sur cette voie, où il sera difficile de faire machine en arrière.

Bien parti sur son chemin rural de Damas, M. Léon Say ne va pas assez loin. Le dégrèvement qu’il propose sur l’impôt foncier se réduit à 40 millions de francs par an, ce qui attribuerait en moyenne à chacun de nos quatre-vingt-six département un allégement d’impôt de 460,000 francs, soit de 0 fr. 81 par hectare en moyenne et de 2 fr. 93 au maximum pour quelques cultures exceptionnelles du département du Nord, ainsi que l’a fort bien dit M. le marquis de Dampierre[20]. Quoiqu’il faille se défier des grandes moyennes, il reste évident qu’un tel secours accordé à la culture est presque dérisoire. Il y a loin de là aux 300 ou 400 millions qui seraient nécessaires pour trancher le différend qui existe entre la consommation générale et la production agricole, rien que sur la question spéciale du blé.

Nous savons que cette somme de 300 ou de 400 millions dépasse le principal de l’impôt foncier, qui sans les centimes additionnels est de 170 millions de francs, dont 120 millions seulement pour les propriétés rurales. Le budget de 1882 porte l’impôt foncier, centimes compris, à 356 millions de francs[21].

Les difficultés pratiques du dégrèvement, bien que fort grandes, sont-elles insurmontables ? L’idée bonne et juste en soi serait utile à appliquer à un degré quelconque, isolément ou conjointement avec d’autres combinaisons. Sans vouloir pousser la discussion plus loin que de raison, il nous suffira de dire que le dégrèvement proposé de 40 millions, dont une fraction seulement intéressera le producteur de blé, est absolument insuffisant, et que nous ne voyons pas comment on pourrait arriver ainsi à satisfaire efficacement aux exigences de la situation. M. Joigneaux, député de la Côte-d’Or, se montre formellement du même avis[22].

Le dégrèvement sur les sucres touche plus directement les producteurs et fabricans qu’il vise ; les 160 millions leur profitent réellement, tandis qu’à l’ensemble des innombrables producteurs de blé, des centaines de fois plus nombreux, le dégrèvement de M. Léon Say n’apporte que 40 millions de boni, c’est-à-dire moins du tiers.

Au contraire, le droit de douane ne fît-il que surélever de 2 francs le prix du blé, c’est 120, 160 ou 200 millions de francs qui entrent directement et immédiatement dans la poche des producteurs de blé, qui, sur un rendement de 15 hectolitres, toucheraient ainsi 20 francs comme moyenne par hectare, au lieu des 0 fr. 81 justement signalés par M. de Dampierre. Et encore l’agriculture ne se trouverait-elle pas dans une position brillante. Avec les dégrèvemens, même considérables, la situation ne serait pas meilleure ; toutefois, la cause de la protection douanière paraissant perdue à la suite du vote récent des chambres, il ne reste plus d’espoir que dans le système des dégrèvemens largement appliqué, grâce auquel l’agriculture française pourrait affronter des luttes nouvelles tout en maintenant le pain et le blé à bon marché.

La propriété foncière acquitte l’impôt sous diverses formes, on peut donc la dégrever sur plusieurs points. Dans un intéressant rapport présenté à la Société des agriculteurs de France (séance du 30 avril 1880), M. le comte de Luçay signale l’exagération des charges publiques supportées par les agriculteurs. L’impôt s’élève à 637 millions sur 1,905 millions de revenu net annuel attribué à la propriété foncière rurale par l’enquête de 1869. Un tiers du revenu serait donc absorbé par le fisc, et il resterait encore à solder les intérêts d’une lourde dette hypothécaire et tous les impôts indirects.

M. P. Leroy-Beaulieu estime que le prélèvement au profit de l’état, des départemens et des communes sur le revenu foncier ne doit être évalué qu’à 23 pour 100, près du quart[23]. L’éloquence de ces chiffres est incontestable. Pour adoucir par ce moyen la crise agricole, sans la conjurer toutefois, pour donner à l’agriculture une compensation admissible, il faudrait arriver au moins à un dégrèvement dont l’ensemble approcherait de la somme de 400 millions, indiquée par M. Dubost comme la vingtième partie de la production agricole, et dépassant de beaucoup la proposition de M. Say. Au dégrèvement de 82 millions sur les sucres et de 70 millions sur les boissons il faudrait ajouter un dégrèvement de 248 millions, pris par moitié, par tiers ou, par quart sur diverses contributions, pour compléter la somme de 400 millions de dégrèvemens, juste réduction des changes accablantes pesant de toutes parts aujourd’hui sur la propriété et sur l’exploitation agricoles[24].

Assurément nous ne prétendons pas dresser un budget ni décider ce qui est possible et ce qui ns l’est pas. Le but de cette étude est de bien préciser la situation à tous les points de vue, et l’on ne saurait nous accuser de timidité dans notre exposé.

En face de phénomènes économiques nouveaux, ne faut-il pas adopter des mesures nouvelles ? La richesse mobilière et industrielle prend dans le monde entier un développement inconnu jusqu’à présent ; il est donc impossible de maintenir rigoureusement un système de taxations antiques et surannées. Là où est la richesse, là doit frapper l’impôt. L’agriculture et la propriété sont, pauvres et accablées par la concurrence ; ce sont elles qui paient une part proportionnelle de contributions infiniment plus forte que les autres formes de la fortune publique et privée. Les choses peuvent-elles durer ainsi ?

A qui profiterait le dégrèvement de l’impôt foncier ? Aux grands propriétaires surtout, dit-on. Mais, comme le remarque fort bien M. Léon Say, « ce sont les petits propriétaires, au contraire, ceux qui cultivent à moitié fruit ou par eux-mêmes, qui profiteront du dégrèvement et qui verront diminuer dans une certaine mesure les frais généraux de leur production, » — à la condition que la somme de ce dégrèvement soit suffisante, ajoutons-nous. Il n’y aurait donc pas lieu de s’alarmer, l’avantage fait à la grande propriété sera mince et à longue échéance. Le spectre féodal reste encore loin.

Les patentés sont un million, on les a déjà dégrevés, les petits propriétaires de moins de 3 hectares sont cinq millions : quand sera-ce leur tour d’être eux aussi dégrevés ? Les deux grandes divisions du travail humain et de la production universelle méritent On semble croire que la fabrication industrielle a le droit d’être protégée et qu’on doit livrer à la concurrence étrangère l’industrie culturale, parce que cette dernière jouit des forces productives soi-disant gratuites du sol qualifiées de rente de la terre, terme obscur et contestable qui ne détermine rien de précis. Loin d’être en partie gratuite, la production agricole exige de grands capitaux et donne moins de bénéfices que l’industrie proprement dite. Comme la Fortune de La Fontaine :

La terre aussi nous vend ce qu’on croit qu’elle donne.


VII

On se livrait autrefois, dans les châteaux, à un jeu innocent, mais fort indiscret, qui consistait à demander à chacun : « Laquelle de deux personnes indiquées voudriez-vous sauver avec vous dans un naufrage, si vous étiez absolument forcée de choisir ? — Je sauverais ma mère, et je me noierais avec ma belle-mère ; » répondait une jeune femme, fort spirituelle sans doute. Mais, dans le dilemme économique présent, il faut répondre sans hésitation que nous voulons être sauvés ou périr tous ensemble avec l’agriculture notre mère aussi bien qu’avec l’industrie notre belle-mère.

L’égalité économique dans le travail, quelle qu’en soit la forme, dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, quelles qu’en soient les chances, c’est, là le vrai terrain de la lutte, du débat ou de la conciliation.

On ne s’entend pas sur les intérêts économiques ; entendons-nous sur le terrain de l’égalité devant la loi. Ce sera un principe supérieur qui fournira à. la fois un point de départ ou d’appui solide, et un excellent fil conducteur avec lequel on ne se trompera pas et on ne trompera personne.

Aux théories absolues, fragiles dans leur raideur, substituons de simples et honnêtes applications pratiques et contingentes. Qu’on rende la législation douanière conforme à l’égalité adoptée ailleurs comme base de nos institutions.

Pourquoi infliger plus longtemps aux classes rurales une injuste inégalité sans compensations ? Rappelons qu’aujourd’hui, entre la protection industrielle et l’écrasante concurrence alimentaire libre, la différence reste bien grande. Supposons que le tarif protecteur représente, pour l’industrie, une plus-value de 20 ou 30 pour 100, le même tarif impose aux agriculteurs par la concurrence agricole universelle et par la cherté de mille produits protégés, une moins-value de 10 à 20 pour 100. Cette différence établit un écart de 40 à 50 pour 100 en faveur de l’industrie et des manufactures au détriment de l’agriculture et des agriculteurs. Et pourtant, les ouvriers agricoles sont les plus nombreux et leur œuvre est importante entre toutes.

En cas de guerre, une nation continentale dont la subsistance serait pour la moitié à la merci des importations étrangères, ne se trouverait-elle pas d’une singulière faiblesse en face de nations voisines vivant dans d’autres conditions ? Ceux qui prétendent qu’abandonner ou trop restreindre la culture du blé national serait un genre nouveau de désarmement ou d’abdication ont-ils complètement tort ? Le gouvernement du pays par le pays est une belle chose, mais la nourriture du pays par le pays en serait une autre non moins belle et non moins considérable.

Pour l’agriculture, qui est l’exploitation du sol même de la patrie, nul ne demande la supériorité, mais on lui doit l’égalité. Aujourd’hui, il n’y a de faveurs effectives que pour la démocratie urbaine.

Le dernier mot de cette partialité singulière a été récemment lancé au milieu des fulgurations de l’apothéose par l’illustre triomphateur lui-même. « Le travail des champs est humain, le travail des villes est divin, » a dit au peuple de Paris Victor Hugo, qui ne parviendra jamais à nous faire oublier qu’il est le plus grand génie poétique du temps. Pourquoi cette partialité ? Le travail est également humain et d’ordre divin partout. Ne demandons pas le droit au travail, qui est une chimère, mais réclamons énergiquement l’égalité des droits des travailleurs, qui est la justice. Tous les ouvriers et tous les producteurs français doivent être égaux devant la loi de douane comme devant toute autre loi ; ils ne le sont pas. Aurions-nous fait ou subi une demi-douzaine de révolutions pour maintenir des privilèges ? Or aujourd’hui les ouvriers comme les patrons des villes sont des privilégiés, les campagnards sont sacrifiés.

On objectera que la France ne pouvant pas se suffire toujours à elle-même, il lui faut bien recourir à l’étranger. Félicitons-nous des échanges internationaux, qui peuvent être une source de grandes richesses et d’un grand bien-être. Mais, comme l’a dit le regretté Léonce de Lavergne, gardons-nous de transformer le libre échange en protection à rebours. Il nous faudrait donc une sorte de digue protectrice submersible laissant passer et repasser le flot supérieur, mais empêchant que la plage se trouve jamais à sec lors de la baisse de la marée.

Nous touchons à un moment psychologique d’évolution économique et sociale ; on ne saurait s’opposer au courant général et aux tendances universelles, mais l’action bonne ou mauvaise exercée par les gouvernans dans de telles évolutions n’est pas sans influence. Il est indispensable pour l’avenir du pays d’adoucir la transition actuelle.

La branche du travail national aujourd’hui en détresse est le travail agricole ; la cause de sa détresse provient surtout de l’inégalité, il faut donc le replacer dans sa situation d’égalité normale afin de lui permettre de reprendre d’ici à quelque temps la lutte victorieusement, seul et sans appui, comme il l’a fait jusqu’à ces derniers temps. Pour soutenir les intérêts agricoles, il existait plusieurs procédés. On pouvait choisir celui qui paraissait le plus favorable ou le moins difficile à appliquer ou adopter une combinaison mixte entre les divers systèmes proposés, à l’exemple des gens qui s’assurent contre l’incendie auprès de plusieurs compagnies d’assurances à la fois.

Une autre marche a été suivie et les respectueuses remontrances de l’agriculture n’ont point trouvé pour les accueillir de lit de justice national. Toutes les fois que l’agriculture fait entendre ses réclamations, on semble l’accuser de demander l’aumône ; c’est le droit et la justice qu’elle réclame. D’ailleurs c’est elle qui depuis vingt ans aurait plutôt fait l’aumône à l’industrie, et elle n’est plus assez riche pour s’accorder désormais ce luxe de bienfaisance et de désintéressement.

Dans le cas où l’on ne voudrait pas tendre une main fraternelle à l’agriculture, et où resterait plus ou moins démontrée l’impossibilité d’établir soit des droits protecteurs, soit un dégrèvement efficace, alors notre dernier recours serait de nous cantonner sur le terrain du droit commun et de l’équité et d’y demeurer inébranlables en réclamant en toute occasion l’égalité de traitement, soit dans la protection, soit dans le libre échange.

Si c’est le système protecteur, fiscal ou compensateur qui l’emporte, alors que tout le monde soit protégé, les campagnes comme les villes. Dès qu’une branche de travail est protégée, que les autres le soient aussi ; c’est le droit strict. D’ailleurs, l’agriculture ne réclame même pas sur ce point une égalité absolue, communiste et brutale : summum jus, summa injuria ; elle ne demande, jusqu’à nouvel ordre, qu’une égalité proportionnelle, féconde, admettant une certaine élasticité et des concessions rationnelles. Elle ne doit pas céder sûr le principe fondamental de l’égalité devant l’impôt de douane ou autre, car l’on peut accepter quelque inégalité dans la protection commune, mais l’inacceptable, c’est l’inégalité systématique et extrême de la protection pour les uns et de la concurrence écrasante pour les autres.

On objecte les difficultés diplomatiques des traités de commerce international. L’étranger, dit-on, nous menacerait de représailles en fait de protection, lui qui déjà nous refuse parfois la réciprocité dans la liberté. L’idée de se soumettre à d’aussi fâcheuses conditions alarme et indispose bien des esprits.

Si c’est le système libre-échangiste qu’on adopte, que le libre échange soit appliqué à tout le monde également. Les agriculteurs demandent pour eux le même traitement que pour les autres ; que nos honorables adversaires en fassent autant. Les conditions du défi seraient de demander l’essai loyal du libre échange universel, égalitaire, complet, à l’anglaise, pour cinq ans au moins, pour dix ans au plus. Nous n’en mourrons probablement pas ; cela nous donnera au moins la vie à bon marché pendant ce temps, et fera voir si ce bon marché n’est pas payé trop cher : l’épreuve sera décisive. Sur cette question de l’égalité économique dans un sens ou dans l’autre, l’alliance et l’appui de tous les économistes, de tous les hommes politiques libéraux, libre-échangistes ou non, ne sauraient manquer aux intérêts agricoles. L’agriculture ne sera pas abandonnée dans sa défense sur le terrain classique de l’égalité, car l’égalité civile devant l’impôt prime même le principe de l’égalité politique.

Ne pourrait-on pas trouver un modus vivendi par lequel s’établissent une communauté et une solidarité rationnelles dans les avantages ou dans les sacrifices que la situation générale comporte ? En tous cas, le statu quo est impossible à supporter. Jusqu’ici les manufactures, l’industrie et toute la démocratie urbaine ont joui du libre échange alimentaire avec la protection industrielle ; ce privilège vient de leur être renouvelé presque intégralement. Une telle injustice à peine adoucie ne saurait durer. Reconnaissons que de grands industriels ont brillamment et loyalement fait tout ce qu’ils ont pu pour qu’elle cessât[25]. C’est aux économistes et aux gouvernans à expliquer à la démocratie urbaine que la démocratie rurale, plus nombreuse, quoique moins bruyante, peut justement réclamer l’égalité au nom de la fraternité et de la solidarité, ou une compensation équivalente à l’abandon de son droit. Perpétuer le régime de l’inégalité actuelle serait dresser en face l’une de l’autre deux démocraties hostiles au sein du pays divisé en deux camps : celui de la démocratie rurale et celui de la démocratie urbaine.

Ce n’est pas au combat, mais à la conciliation que l’on doit appeler les intérêts rivaux et opposés. Il s’agit des plus grands intérêts du pays, et le dévoûment patriotique de tous ne sera pas superflu pour nous faire traverser, sans trop de dommages, les difficultés présentes, car l’état actuel ne saurait être considéré comme définitif.

Mais, dira-t-on, comment conclure ? La réponse est trop facile ; le moment des conclusions pratiques est passé, il ne reste qu’à protester ; Tel qu’il est volé, le tarif général des douanes : atteint le double but suivant : tout pour la vie alimentaire à bon marché, tout pour les gros salaires et pour les gros profits des populations urbaines, rien pour les populations agricoles.

Nous allons continuer à voir fonctionner parallèlement deux régimes économiques contradictoires, s’appliquant à deux classes spéciales du pays coupé en deux. D’une part, les agriculteurs livrés à la concurrence étrangère sous le régime de la liberté commerciale, complète et absolue sur certains points, ou dérisoirement sauvegardés par des droits fiscaux de 2 à 3 pour 100 ; de l’autre côté, les industriels protégés par des droits variant de 20 à 40 pour 100.

On invoque sans cesse le droit des majorités, si minimes qu’elles soient ; mais la majorité c’est nous, ruraux, qui la formons comme nombre de producteurs en général et comme nombre de consommateurs de ces produits industriels dont la protection provoque le renchérissement factice.

L’agriculture, qui ne voulait faire de tort à personne, se trouvera donc poussée dans le camp libre-échangiste, puisque désormais elle a tout à perdre sous le régime d’une protection partiale. Mieux vaudrait le libre échange sincère, malgré ses périls, que l’inégalité ruineuse infligée à l’agriculture.

Pour le moment un moyen unique d’indemnité ou de compensation reste encore à lui offrir, c’est un large et prompt dégrèvement dont l’esquisse, fort superficielle, a été tracée dans les pages précédentes. Nous n’avons certes pas la prétention de dicter aux pouvoirs publics une solution précise, et encore moins, celle de rédiger des projets de loi. Notre but a été de résumer la polémique générale sur la question de démontrer qu’aucune théorie scientifique, ni aucun principe de droit ne s’opposent aux justes revendications de l’agriculture ; nous avons essayé de signaler de nombreuses et importantes contradictions, comme de répondre aux divers argumens énoncés ; il ne nous appartient plus que d’exprimer des regrets.

Demeurant dans un rôle correct de témoin intéressé et de critique attentif, nous laissons les responsabilités à qui de droit. La situation reste grave et douloureuse ; il y avait là évidemment un grand devoir de justice et de prévoyance, à remplir ; ce devoir a-t-il été rempli ?


NOAILLES, DUC D’AYEN.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Conférence Leng (Journal d’agriculture pratique, 17 mars 1881).
  3. Journal d’agriculture pratique, 30 décembre 1880, page 922.
  4. Journal d’agriculture de M. Barral, 22 janvier 1881, page 137, et le Bulletin de la société des agriculteurs, traduction de M. Dudouy.
  5. Si d’ailleurs ce prix s’est un peu relevé, la valeur monétaire des métaux précieux a baissé dans une proportion plus grande ; de sorte que le blé serait relativement moins cher qu’autrefois.
  6. Annales agronomiques, décembre 1880, page 575.
  7. Journal d’agriculture du 30 avril 1881.
  8. Intérêt de 15 pour 100, Cours d’économie rurale, par E. Lecouteux, tome II, page 105. — 18 pour 100, pages 386 et 389 (Masny). — La ferme de Lens (Decrombecque) produit 40 hectolitres de blé à l’hectare, ibid., page 392.
  9. Journal d’agriculture pratique, 26 mars 1881.
  10. Ibid., 17 mars 1881.
  11. Ibid., 26 mars 1881.
  12. Baudrillart, Manuel d’économie politique, page 390.
  13. Journal d’agriculture pratique, 7 avril 1881.
  14. Journal des Économistes, décembre 1880.
  15. Rapports et Discours à la société des agriculteurs de France, par M. Perrault, délégué du Canada. (Séance du 24 février 1881.)
  16. Journal d’agriculture pratique, 24 février.
  17. Voir l’article peu rassurant de M. Reihach dans le Journal des Débats (novembre 1880). Le récent et remarquable volume de M. Paul Leroy-Beaulieu sur la répartition des richesses n’est pas consolant non plus à cet égard.
  18. Débats, 8 mars 1881.
  19. Journal des Économistes, décembre 1880, page 470, brochure et discours de M. Chotteau.
  20. Lettre publiée dans le Journal de l’agriculture du 12 mars 1881, page 417.
  21. Discours de M. Léon Say, à la réunion du centre gauche.
  22. La Gazette du village.
  23. Economiste français du 17 juillet 1880.
  24. Dégrèvement sur les sucres 82 millions
    — sur les boissons 70 »
    — sur le principal de l’impôt sur les propriétés non bâties, les deux tiers 80 «
    — sur l’enregistrement et timbre, moitié 100 »
    — d’après les desiderata divers exprimes par la commission supérieure de l’enquête agricole. 70 »
    Total 402 millions.
  25. Discours de M. Pouyer-Quertier et autres orateurs au sénat et à la chambre.