L’Agriculture et les Travaux publics en Grèce - Le Desséchement du lac Copaïs et le Chemin de fer de Vonitza
« J’ai toujours eu la conviction que tels sont les chefs d’un état, tel est l’état lui-même. Or quelques-uns, qui dans Athènes sont à la tête des affaires, se disent forcés par la pauvreté du peuple à se conduire injustement, tout en prétendant connaître aussi bien que les autres hommes les lois de l’équité. Je me suis proposé d’examiner par quels moyens les citoyens pourraient subsister des ressources qu’offre leur propre pays, persuadé que, si ce projet réussissait, on mettrait un terme à la pauvreté et aux soupçons des Grecs[1]. » Ce conseil de la sagesse antique n’a rien perdu de son à-propos. Développer les élémens de prospérité que possède le pays, le faire subsister de ses propres ressources, afin d’arracher les Grecs à leur pauvreté et à leurs soupçons, c’est-à-dire à leurs discordes civiles, tel est le problème que Xénophon soumettait aux réflexions de ses contemporains, et de la solution duquel dépendent une fois encore, et plus que jamais, les destinées de la Grèce. Aussi, tandis que la grande idée réclamait l’affranchissement de la race grecque par les armes, un système plus sage s’efforçait-il d’assigner à la nation sa véritable tâche en la pressant de se régénérer par un travail pacifique et civilisateur, de se relever de son abaissement et de sa ruine avant de songer à de nouvelles conquêtes. Malheureusement, tandis que la grande idée jetait dans le pays de profondes racines et s’emparait puissamment des esprits, parce qu’elle flattait les passions les plus violentes des masses, le système des transformations intérieures et des améliorations matérielles ne comptait que de rares apôtres, recrutés, il est vrai, parmi les patriotes les plus sinères et les plus désintéressés ; mais, si ces derniers ne trouvaient de soutien à l’intérieur ni dans les instincts de la nation, ni dans les sympathies du gouvernement, en revanche ils étaient fortement appuyés au dehors par les encouragemens et le concours persévérant des puissances protectrices. Ces puissances n’ont cessé en effet, depuis l’affranchissement de la Grèce, de protester contre ses velléités imprudentes et prématurées d’agrandissement territorial, et de lui prêcher les saines doctrines du progrès économique et de la paix intérieure.
« La question grecque est une question d’économie politique, » disait en 1860 lord Russell au comte Bloudof, aujourd’hui ministre de Russie près la cour d’Athènes. Plus tard, lord Palmerston, répliquant à une adresse des négocians de la colonie grecque établie à Londres, insistait sur cette pensée, que la Grèce allait désormais marcher d’un pas ferme dans la carrière du progrès intérieur et apporter une attention sérieuse au développement de ses propres ressources[2]. Lorsque les Iles-Ioniennes furent rendues à la Grèce, les interpellations provoquées dans la chambre des communes par la démolition des fortifications de Corfou[3] amenèrent cette réponse de M. Gladstone : « Comme j’aime sincèrement les Grecs, je désire les voir abandonner tout rêve chimérique, résister à toute tentation d’envahissement, s’occuper avec une attention soutenue des industries pacifiques, travailler à la conciliation des partis, développer avec calme les ressources du pays, et renoncer aux exploits militaires, vers lesquels la nation se laisserait infailliblement entraîner, si elle avait jamais en sa possession des forteresses comptant, comme celles de Corfou, parmi les plus importantes et les plus considérables de l’Europe. »
La France a de son côté constamment exprimé les mêmes vœux et adressé les mêmes conseils. « Que votre gouvernement donne au pays l’aisance qui moralise et calme, disait M. Drouyn de Lhuys à M. Phocion Roque, alors chargé d’affaires de Grèce à Paris (1854), et il peut compter sur le concours empressé de la France. » Deux ans plus tard, le gouvernement français se disposait à don ner à la Grèce la preuve la plus effective de sa sympathie en lui abandonnant pendant un certain nombre d’années les annuités de l’emprunt de 60 millions contracté en 1832 et solidairement garanti par les trois cours protectrices, à la condition expresse que. les fonds provenant de cette concession seraient exclusivement affectés à des travaux d’utilité publique, à des encouragemens donnés à l’industrie et à l’agriculture. Par malheur, ce bon vouloir, également partagé à Londres et à Saint-Pétersbourg, échoua devant l’inertie du gouvernement grec et le peu de confiance qu’on pouvait avoir dans le bon emploi de ces fonds. Une commission instituée par les trois puissances pour étudier l’état des finances helléniques constata que, si la Grèce était insolvable et son trésor obéré, il fallait s’en prendre uniquement aux vices de l’administration, « attendu, dit le rapport présenté par cette commission, qu’à mesure que les ressources du trésor s’accroissent, les dépenses prennent un essor proportionnel, sans que l’on puisse trouver dans la situation du pays, soit en travaux d’utilité publique, soit en encouragemens donnés à l’industrie, ou par toute autre initiative venant de l’état, une compensation suffisante aux sacrifices faits annuellement par les puissances protectrices[4]. »
Et cependant la France avait depuis longtemps tracé au gouvernement grec la seule ligne de conduite qu’il eût à suivre. Nous la trouvons indiquée sous la forme la plus éloquente et la plus persuasive dans les instructions données par M. Guizot à M. Piscatory, ministre de France à Athènes ; nous ne croyons point inutile d’en citer ici les passages les plus saillans, car ces instructions s’imposent encore d’elles-mêmes à la méditation des hommes d’état de la Grèce. « La France n’a qu’une seule chose à demander à la Grèce, écrivait M. Guizot, en retour de tout ce qu’elle a fait pour elle. Qu’elle sache développer les ressources infinies renfermées dans son sein ; que, par une administration habile, prudente, active, elle s’élève peu à peu, sans secousse, sans encourir de dangereux hasards, au degré de prospérité et de force nécessaire pour occuper dans le monde la place à laquelle la destine le mouvement naturel de la politique, nous serons pleinement satisfaits… Vous ne sauriez trop le répéter, il faut que la Grèce ait enfin une administration active et efficace ; il faut qu’elle mette de l’ordre dans son système financier, qu’elle exploite ses ressources trop longtemps négligées… Il faut que le gouvernement, comprenant mieux ses intérêts et ceux du pays, cherche la force et la puissance dans le développement de la prospérité publique, au lieu de s’abandonner, comme il y a paru trop souvent disposé, à des velléités d’agrandissement extérieur, dangereuses chimères fondées sur une complète ignorance des nécessités actuelles de la politique et des obstacles absolus qu’elle mettrait à de tels projets[5]. » Si ce programme eût été suivi, la Grèce aurait échappé sûrement aux crises financières et politiques qui ont un instant compromis ses destinées, et dont elle ne peut éviter le retour que par la pratique franche et persévérante de ces salutaires enseignemens.
La Russie elle-même, jusqu’à présent sobre de sages conseils, est venue enfin associer ses remontrances à celles des deux autres cours. « Que la Grèce s’adonne aux arts pacifiques et à l’industrie, a dit récemment le comte Bloudof, doyen du corps diplomatique à Athènes[6] ; on verra bientôt renaître, au pied de l’Acropole et sous le plus beau ciel du monde, un édifice social capable de rivaliser de splendeur avec les ruines superbes qui dominent la ville, et du sein desquelles les Euménides, entourées du triste cortège des discordes civiles, s’enfuiront surprises et le visage voilé. »
Nous avons nous-même, et en esquissant la physionomie d’une province demi-barbare[7], voulu indiquer le caractère des transformations intérieures auxquelles la Grèce doit désormais consacrer son activité. Après avoir montré combien il reste à faire au gouvernement pour affermir le progrès moral et le bien-être physique des populations, et après avoir reproduit quelques-unes des sollicitations pressantes par lesquelles tant de voix éloquentes et sympathiques ont essayé de déterminer la Grèce à s’adonner au développement de ses ressources matérielles, nous croyons utile de faire connaître aussi quelles sont ces ressources, quels élémens nombreux et réels de prospérité possède ce pays, que les Grecs modernes nous ont trop habitués à considérer comme frappé d’une stérilité irrémédiable et condamné par la nature à une éternelle pauvreté. Aujourd’hui d’ailleurs c’est une sorte de renaissance industrielle qui commence en Grèce. Au pied des rochers arides et des hautes cimes escarpées qui dessinent d’une façon si pittoresque et en même temps si harmonieuse les lignes supérieures du paysage grec, s’étendent de vastes plaines et de larges vallées dont le sol, livré par l’incurie des habitans et de l’administration à la merci des torrens et des inondations, est cependant doué d’une merveilleuse fertilité, propre aux genres de culture les plus variés, ne demandant à l’homme qu’un travail modéré pour laisser éclore toutes les richesses dont il renferme le principe dans son sein. Les Grecs modernes ont follement négligé ces germes de prospérité ; mais en ce moment même, au milieu de la crise que subit le pays, des tendances plus pratiques, des aspirations et des préoccupations plus sérieuses se manifestent ouvertement. Ce fait mérite d’être signalé ; il se révèle par les nombreux projets industriels, financiers, agricoles, qui, mis en avant depuis quelques années et poursuivis avec persévérance et sans bruit derrière les agitations de la foule, à travers les épisodes anarchiques de la dernière révolution, apparaissent enfin au grand jour et sont à la veille de s’exécuter[8].
Parmi ces projets, deux surtout, — l’un concernant le dessèchement du lac Copaïs, l’autre la construction d’un chemin de fer du golfe de Vonitza à celui de Volo, avec embranchement sur la Livadie, la Béotie et l’Attique, — sont l’objet de négociations actives : ils serviront de base à cette étude et nous fourniront l’occasion de passer en revue les élémens de prospérité, les richesses naturelles, les ressources de tout genre que possède la Grèce, et qui offrent aux promoteurs de ces entreprises de légitimes garanties de succès. Ces travaux, appelés à renouveler et à régénérer le pays, rencontreront-ils la faveur qu’ils méritent auprès des populations ignorantes et demi-barbares qui occupent l’intérieur du royaume ? Nous ne voulons pas en douter. Si ces populations incultes, il est vrai, mais pleines d’intelligence et d’imagination, se montrent en effet rebelles à un labeur lent, obscur, de longue haleine, elles se laisseront au contraire aisément séduire par le spectacle inattendu de l’industrie moderne appliquant ses puissans moyens à une transformation de leur territoire.
La Livadie, portion septentrionale de l’ancienne Béotie, était, au dire de Strabon, appelée à commander un jour au reste de l’Hellade à cause de la fertilité de ses montagnes et de ses vallées ainsi que de sa situation géographique, qui la met en communication directe d’un côté avec le Levant par le canal de Négrepont, de l’autre avec l’Occident par le golfe de Corinthe. C’est encore une des provinces du royaume hellénique où se rencontrent les germes de la plus grande richesse, et c’est là certainement que la grande agriculture prendra son essor pour se répandre ensuite sur le reste de la Grèce. Le dessèchement du lac Copaïs, qui couvre de ses eaux marécageuses toute la partie basse de la contrée, livrerait aux cultivateurs une vaste étendue de terrain remarquable par sa fertilité et réaliserait en peu de temps les prévisions du géographe ancien. Aussi les réformateurs de la Grèce voudraient-ils avec raison donner par cette entreprise le signal des transformations intérieures auxquelles ils s’efforcent de convier le pays. La nature et la variété des produits du sol de la Livadie sont déjà pour cette province une source de prospérité relative ; le maïs, le riz, la garance, le tabac, le coton réussissent merveilleusement jusque sur les bords de l’immense marais. La culture du coton principalement, stimulée par la guerre d’Amérique, a pris depuis quelques années en Livadie, comme dans toute la Grèce, un développement considérable, bien que les cultivateurs actuels aient eu à lutter contre les difficultés créées par la modicité de leurs ressources, par le déplorable état des voies de communication et par l’absence de toute initiative de la part des gouvernemens précédens. Le lac Copaïs, qui occupe une superficie de 25,000 hectares et que côtoie la route de Thèbes à Livadie, est borné au nord par les premiers contre-forts du Parnasse, à l’ouest par les penchans agrestes de l’Hélicon, au sud et à l’est par les monts Ptoüs. Il se trouve ainsi fermé de toutes parts et séparé, par des montagnes d’un accès difficile ou par des rochers inabordables, de la plaine de Thèbes et de la mer, avec laquelle il ne possède aucune communication apparente.
L’Hélicon était autrefois célèbre par ses belles forêts, ses sources limpides, ses cascades et ses fleurs ; la nature lui avait prodigué des faveurs dont elle s’était montrée avare à l’égard de beaucoup d’autres contrées de la Grèce. Aussi les anciens avaient-ils consacré aux Muses, orné de temples et de statues, rehaussé du prestige des plus gracieuses traditions de la mythologie ce séjour attrayant que fréquentaient les artistes, les sages et les poètes. Bien que l’Hélicon soit singulièrement déchu de son ancienne splendeur et qu’on n’y retrouve plus ni le bois mystérieux des nymphes Piérides, ni la grotte des Lybéthriades, ni la source de l’Hippocrène, il n’en forme pas moins l’une des régions les plus heureuses de l’Hellade moderne. Les vallées que la montagne projette à l’orient vers le Copaïs, à l’occident vers le golfe de Corinthe, sont pour la plupart profondes, boisées, arrosées parfois par des sources d’eaux vives, abondantes en pâturages, variées par d’harmonieux accidens de terrain, pleines de sites alpestres. Elles exercent un véritable charme sur le voyageur qui vient de quitter l’aride plaine de Thèbes et les oliviers poudreux de l’Attique. L’Hélicon s’abaisse peu à peu jusque sur les confins du Copaïs, où il se termine en un vaste hémicycle par une série de pentes douces, fertiles, peuplées d’assez nombreux villages. En face, du côté de la mer, le paysage offre un contraste frappant. Le mont Ptoüs élève de toutes parts une barrière de rochers abrupts qui s’avancent en promontoires aigus dans le marécage et forment des anses multipliées. Enfermées entre les vertes collines de l’Hélicon et les parois verticales du Ptoüs, les eaux, que des inondations régulières déversent dans la plaine, ne sont que très imparfaitement absorbées par l’évaporation atmosphérique ou par des issues souterraines d’une très faible activité. Ces issues, dont les orifices apparaissent comme des cavernes sur le flanc des rochers, sont le résultat des bouleversemens successifs éprouvés par le globe terrestre ; la roche du Ptoüs est formée d’un calcaire très compacte et très dur, dont les diverses couches ont été agitées et soulevées lors des révolutions primitives de la nature à la suite desquelles a surgi le relief brusquement accidenté de cette contrée. Ces cataclysmes ont produit entre les diverses couches du rocher des vides plus ou moins considérables, ici de simples fissures, là de véritables gouffres, que l’éboulement des roches supérieures, les détritus animaux et végétaux, entraînés par les eaux qui s’y sont précipitées, sont venus ensuite obstruer partiellement. Ces issues sont désignées communément sous leur ancien nom de katavothres[9] ; on en compte jusqu’à vingt-trois sur la ligne des rochers qui séparent le lac de la mer et de la plaine de Thèbes. Le plus actif de ces émissaires est celui dont on aperçoit l’ouverture non loin du col de Képhalari, qui s’élève à une petite distance de Topolias (ancienne Copæ). Les anciens avaient conçu la pensée de dessécher le marais en favorisant l’écoulement des eaux, et l’on reconnaît dans le voisinage de presque tous les katavothres des vestiges de travaux entrepris par eux pour imiter le travail de la nature et pour achever l’œuvre ébauchée par elle. Le Kephalari, à cause de sa proximité de la mer et de la quantité d’eau plus considérable absorbée par ses cavités, paraît avoir spécialement attiré leur attention. Sur le sommet du col qui porte ce nom, l’on remarque les traces de seize puits au moyen desquels ils essayèrent soit de creuser un canal artificiel, soit de pénétrer dans le canal souterrain pour l’élargir et le déblayer. Ces travaux, qui remontent à une haute antiquité, puisque Strabon les regardait déjà comme fort anciens et ne pouvait leur assigner une date précise, ne paraissent pas d’ailleurs avoir été poussés fort loin. Un savant ingénieur, M. Sauvage[10], les considère comme de simples essais interrompus par l’impuissance à laquelle ceux qui les tentèrent furent bientôt réduits, faute de moyens efficaces pour attaquer une roche aussi dure. Les Romains peut-être ne se seraient point laissé décourager par ces difficultés, et auraient opposé aux résistances de la nature les efforts de leur volonté et de leur énergie ; mais le génie des Grecs n’était pas fait pour s’obstiner aux laborieuses entreprises de ce genre, il se prêtait moins aux travaux pratiques qu’aux sublimes conceptions et aux grandes œuvres de l’art. Leur tentative n’en atteste que plus fortement combien la nécessité de cette opération et les avantages qui doivent en résulter avaient frappé les esprits dès cette époque reculée.
La disposition intérieure des katavothres est restée longtemps enveloppée de mystère. L’accès en est difficile, et les habitans du pays n’osaient guère s’aventurer près de ces cavernes peuplées par leur imagination de fantômes et de mauvais esprits. En 1856, à la suite de deux années de grande sécheresse, M. Bulgaris, alors ministre de l’intérieur, voulut faire visiter minutieusement les katavothres et le marécage accidentellement assaini. Quatre cents ouvriers furent envoyés d’Athènes au Copaïs. On trouva par exemple à l’entrée du grand katavothre de Képhalari une belle et spacieuse caverne dont la voûte va en Rabaissant peu à peu ; à 90 mètres de l’ouverture, un étranglement se produit, et il n’existe plus qu’une étroite fissure qu’un homme peut parcourir sur une longueur de 25 mètres environ, tantôt ployé, tantôt debout. Au-delà, toute exploration devient impossible. L’intérieur des autres émissaires présente la même configuration dans des proportions moins considérables. Après avoir soudé et élargi quelques fissures, enlevé quelques blocs de rocher, on reconnut l’impossibilité de procéder efficacement au curage de ces souterrains à cause des difficultés de toute nature et des dépenses exorbitantes qu’entraînerait une telle opération pour un résultat douteux et sans cesse compromis par de nouveaux éboulemens, En revanche, il fut constaté que la plaine du Copaïs, mise à nu presque partout par une sécheresse exceptionnelle, est parfaitement unie, et que le sol, une fois débarrassé de la couche de vase entretenue par la stagnation des eaux, n’offre aucun des caractères constitutifs d’un marécage proprement dit[11]. C’est au mois d’août que nous avons traversé la plaine du Copaïs. A ce moment de l’été, les eaux étant en partie retirées, une végétation active revêt le marécage d’une parure trompeuse. Après avoir passé la nuit à Mavromati, charmant village situé sur une colline au pied de laquelle nous avions salué la veille, en venant de Thèbes, les ruines de l’antique Thespies, nous descendîmes vers la plaine par un sentier étroit, rapide, serpentant sous un berceau d’arbustes, plein de charme pour le touriste, mais fort redouté des agriculteurs de la Livadie, qui, pour transporter leurs produits à Athènes et au Pirée, n’ont eu pendant longtemps d’autre voie de communication que cette échelle scabreuse, à moins de s’embarquer à Chalcis en se résignant à un long détour et à une navigation souvent dangereuse sur les côtes de la Béotie et de l’Attique. Tout récemment, une grande route entre Athènes et Chalcis vient de s’achever, elle est parcourue régulièrement par des leophores[12], sortes de diligences qui rendront à cette partie de la Grèce d’inappréciables services.
Considéré du haut des montagnes qui l’encadrent, le marais du Copaïs, couvert pendant la belle saison d’une épaisse couche de verdure, offre l’aspect de la plus luxuriante prairie et réjouit le regard, abusé par la distance sur la nature de cette végétation. Çà et là, au fond d’une anse, derrière une masse touffue, de larges flaques d’eau reflètent le vif azur du ciel, miroitent au soleil, et animent le paysage, que limitent majestueusement au nord les pics sévères du Parnasse, et à l’est les hautes cimes accidentées de l’Eubée bleuissant à l’horizon. Une fois dans la plaine, on reconnaît bientôt le marécage sous une forêt de joncs, de roseaux, de larges fleurs aquatiques aux couleurs éclatantes, aux émanations malsaines, avec ses eaux fangeuses et la fièvre qui décime les populations riveraines.
Le Copaïs se divise en trois zones bien distinctes. La première se compose du marais proprement dit, toujours imbibé d’eau, inabordable, nourrissant des anguilles très renommées dans tout le Levant, occupant une surface de 15,000 hectares environ. La seconde, de près de 9,000 hectares, se divise elle-même en deux parties, l’une dont les cultivateurs s’emparent avec le plus grand profit lorsqu’une sécheresse exceptionnelle permet aux eaux de se retirer plus tôt que de coutume, l’autre qui reste toujours tellement humide et tellement couverte de plantes marécageuses, qu’elle se refuse à toute espèce de culture. Lorsque les chaleurs de l’été ont pénétré sous cette végétation exubérante et échauffé le sol, les pasteurs mettent le feu aux roseaux, et leurs troupeaux viennent brouter avidement la jeune pousse, qui reparaît aussitôt après la combustion. La troisième zone enfin comprend les terres cultivées ; elle est de beaucoup la plus étroite, car elle ne compte guère que 5 ou 6,000 hectares et une population de 3,500 âmes, qui, loin d’augmenter t se maintient à peine à ce chiffre à cause des ravages que la fièvre exerce sur elle. L’état possède plus de la moitié de cette zone et la totalité des deux autres ; il tire de ce domaine un revenu qui ne dépasse pas 70 ou 75,000 drachmes[13].
Trois rivières principales, le Mélas, l’Hercyne, le Céphise, versent leurs eaux dans le bassin du Copaïs. Le Mélas ou Mavropotamos (fleuve noir) prend sa source à 2,000 mètres au nord du lac, et doit son nom à la couleur sombre de ses eaux profondes et vaseuses. Il se jette, aux environs de Topolias, dans le Copaïs, où il trouve une pente à peine sensible, et où il se fraie difficilement un chemin à travers la masse de roseaux et de plantes qui encombrent son cours et le forcent à tracer de nombreuses sinuosités. Le Céphise descend des hauteurs lointaines de la Dryopie, et sur un parcours de 25 kilomètres environ il recueille le produit de nombreux affluens, torrens et rivières. Il se jette dans le Copaïs à une petite distance au-dessous du Mélas, au fond de la petite baie de Skripou, dénomination barbare qui a remplacé le nom célèbre d’Orchomène. L’Hercyne enfin, qui a son embouchure à l’extrémité nord-ouest du lac, sort des hauts rochers de Livadie. Cette rivière est formée par deux sources fameuses dans l’antiquité sous le nom de Léthé et de Mnémosyne, situées à côté de l’antre non moins fameux de Trophonius, qu’on voit encore, et où résidait un redoutable oracle. On ne s’adressait pas impunément à ce dieu : ceux qui l’avaient consulté, après avoir subi d’effrayantes épreuves, sortaient de l’antre, suivant le témoignage de l’historien Pausanias, l’esprit si profondément troublé qu’ils étaient pour le reste de leurs jours condamnés à une invincible tristesse ou à de folles terreurs. La ville de Livadie, que l’Hercyne baigne de son onde limpide et glaciale, est l’une des plus pittoresques et des plus gracieusement situées de la Grèce, Séparée de la plaine marécageuse par une ligne de rochers peu élevés, elle s’étale en amphithéâtre sur un versant rapide et offre les contrastes les plus séduisans, La ville haute est assise sur des roches massives et bizarres dont les arêtes surgissent au-dessus des maisons et se confondent avec les ruines d’une forteresse bâtie par les Catalans. Là, de profondes crevasses, d’humides anfractuosités, des formes tourmentées, fatiguent le regard, en même temps que le souvenir des sombres traditions de l’oracle attriste la pensée. Plus bas, la scène change et s’anime : dans les rues, propres et bordées de bazars à l’entrée desquels flottent des étoffes aux vives couleurs, circule une population affairée et joyeuse qui jouit à bon droit par toute la Grèce d’une grande réputation de douceur et d’hospitalité. Des minarets sveltes, d’une élégance tout orientale, à la pointe à moitié dédorée, s’élancent par-dessus les lourdes coupoles des églises byzantines. Des cyprès, des peupliers, des platanes, ombragent les toits et les terrasses. Le torrent qui roule à travers la ville suffirait seul à la remplir de vie et de poésie, et fait entendre sa voix, douée de mille timbres divers, tristes et grandioses, argentins et joyeux, suivant la hauteur de ses diverses chutes. Dans la plaine, il se transforme en une douce et calme rivière dont le flot transparent baigne une longue file d’habitations où respire l’aisance. Il fait tourner de nombreux moulins et poursuit sa course vers le Copaïs sous un berceau de verdure. La ville de Livadie offre donc un aspect bien différent de celui de la plupart des autres villes de la Grèce, où le spectacle de la pauvreté, de la paresse et de l’ignorance du peuple cause une pénible impression au voyageur. Les habitans possèdent presque tous quelques terres sur les bords du lac ou dans les vallées voisines ; ils s’adonnent avec succès à l’agriculture ; l’habitude du travail élève et adoucit leurs mœurs. Lorsque les projets dont se préoccupe le gouvernement seront réalisés, cette ville sera la première à en recueillir les bénéfices et deviendra l’une des plus florissantes du royaume. Elle sera l’entrepôt de tous les produits de la plaine, le centre d’un trafic et le point de départ d’une exportation qui ne tarderont pas à atteindre des proportions considérables, le siège de plus d’une industrie qui trouvera dans l’onde rapide et intarissable de l’Hercyne un moteur puissant et économique.
Le double phénomène de l’inondation qui pendant l’hiver transforme la plaine du Copaïs en un lac vaste et profond, et du retrait des eaux qui, en s’opérant imparfaitement pendant l’été, fait du lac un marais, s’accomplit par périodes régulières. Les pluies, plus abondantes dans cette région que dans les autres contrées de la Grèce, commencent généralement au mois d’octobre, augmentent dans les mois de novembre et de décembre, et atteignent leur plus grande intensité pendant le mois de janvier ; elles diminuent ensuite graduellement et cessent vers le milieu du mois de mars, Pendant cette saison, le Céphise, qui vient de loin, et qui recueille sur son parcours de nombreux affluens, grossit et diminue à plusieurs reprises, mais lentement chaque fois, progressivement, tout à fait comme nos grandes rivières. L’Hercyne au contraire possède l’allure brusque, furieuse, inattendue, des torrens ; elle se gonfle démesurément à chaque pluie, baisse presque subitement, et compte deux ou trois crues par mois, chacune de deux ou trois jours. Quant au Mélas, dont le parcours est très limité, il ne s’élève pas beaucoup au-dessus de son niveau habituel. Au volume d’eau considérable que ces trois rivières versent dans la plaine, il faut ajouter le tribut des pluies qui tombent sur le lac lui-même et celui. des torrens qui se précipitent de toutes les montagnes environnantes. Lorsqu’en outre le vent impétueux et tiède qui vient des gorges de la Phocide, et que les habitans appellent le Mégas, souffle prématurément et fait fondre plus tôt que de coutume les neiges du Parnasse, l’inondation atteint des proportions inaccoutumées.
Pendant la première période de l’inondation, les étroites fissures intérieures du Ptous livrent aux eaux, lorsque celles-ci ont atteint le niveau de leurs orifices, un débouché presque suffisant ; mais bientôt le lac s’emplit outre mesure, envahit la seconde zone, sur laquelle les bergers, quelques jours auparavant, conduiraient encore leurs troupeaux, et monte rapidement à une hauteur de 6 à 8 mètres au-dessus des katavothres les plus élevés, ainsi qu’on peut le constater aisément par l’empreinte que les eaux ont tracée sur les parois du rocher. À partir du mois de mars, les pluies cessent, les sources torrentielles tarissent, et, tandis qu’une partie des eaux s’écoule par la voie souterraine des émissaires naturels, une autre partie est restituée à l’atmosphère par l’évaporation. Ce n’est cependant qu’au mois d’août que l’inondation a complètement achevé son mouvement de retraite, et que le lac est transformé en marais par la stagnation des eaux, dont le niveau s’est abaissé au-dessous des katavothres les moins élevés. Alors, du sein de ces eaux fangeuses, les joncs et les roseaux mille fois variés, les fleurs et les plantes marécageuses de toute sorte, croissent avec une rapidité et une abondance qui tiennent du prodige.
Assainir et dessécher complètement le marais, faire sortir des fruits utiles et multipliés de ce sol dont la fertilité se révèle aujourd’hui par l’exubérance même d’une végétation nuisible, telle est la pensée dont l’initiative appartient aux anciens Grecs, et que les modernes ont reprise avec tous les moyens de succès dont leurs ancêtres étaient privés. Les riches perspectives qu’ouvrirait l’exécution de ce projet ont tenté les Turcs eux-mêmes ; on nous a raconté qu’un riche aga de Livadie eut la témérité méritoire de commencer quelques travaux du côté de la plaine de Thèbes. Les vieillards du pays se souviennent d’avoir vu cet homme à la tête d’une troupe de raïas armés de pieux, de pioches et de poudre, attaquer de toute son énergie la roche compacte du Ptoüs, encourageant ses travailleurs du geste et de la voix, battant des mains et distribuant des récompenses chaque fois que ses mineurs inexpérimentés faisaient sauter un quartier de pierre. Il dut bientôt cependant reconnaître son impuissance et renoncer à une entreprise au-dessus de sa science et de ses forces. A voir les traces peu profondes laissées par cette tentative puérilement conduite, on serait tenté de sourire, si elle n’était après tout le témoignage d’une noble et généreuse inspiration. Les travaux par lesquels il sera nécessaire de procéder à l’assainissement de la plaine du Copaïs sont lumineusement indiqués dans le mémoire de M. Sauvage. Ils n’offrent plus aujourd’hui de telles difficultés et n’exigent pas de telles dépenses qu’une compagnie ne puisse avoir la hardiesse de les entreprendre, avec la certitude d’obtenir les résultats les plus avantageux[14].
Il faut écarter l’idée, séduisante au premier abord, d’utiliser les canaux souterrains ébauchés par la nature. La trop grande élévation de l’orifice au-dessus du niveau des basses eaux, l’exiguïté, l’irrégularité, la direction inconnue des fissures intérieures de la montagne, des frais exorbitans, un résultat incertain, s’opposent à l’exécution d’un tel projet. La seule opération réellement utile et praticable consiste à donner aux eaux du lac une issue spéciale par la voie la plus courte possible, à travers les rochers qui séparent le Copaïs de la mer. La nature semble avoir indiqué le col de Képhalari comme le point le plus favorable à cette opération. En effet, c’est à cet endroit que la muraille à percer offre le moins d’épaisseur, et de plus de l’autre côté du col se trouve un ravin large, encaissé, profond, se précipitant avec une pente rapide vers le canal de Négrepont, creusé tout exprès pour emporter les eaux à la mer sans exiger aucun travail de la part des hommes. Au pied du Képhalari, la plaine est à 97 mètres au-dessus du niveau de la mer ; le sommet du col est à 147 mètres ; la différence de 50 mètres, qui indique la distance de la plaine au sommet du col, éloigne la pensée de pratiquer une tranchée à ciel ouvert. Il faudra donc, pour procurer aux eaux du marécage une issue unique, percer à cet endroit, à travers le calcaire très dur du Ptoüs, un souterrain dont la longueur sera de 1,600 mètres environ. M. Sauvage, à l’époque où il rédigeait son mémoire, évaluait la dépense à 1,600,000 francs, la durée du travail à quatre années, en supposant qu’un chantier de mille ouvriers lui fût affecté ; mais on doit croire aujourd’hui que les engins découverts depuis cette époque, les machines d’une formidable puissance, telles que celles qui sont employées au percement des Alpes, pourront s’appliquer à la perforation du Ptoüs, et diminueront dans une proportion notable l’espace de temps et le nombre de bras nécessaires à ce travail. Une fois l’émissaire général creusé jusqu’à l’entrée du ravin qui, de l’autre côté de la montagne, lui servira de prolongement naturel vers la mer, il s’agira de rallier à son embouchure toutes les eaux du Copaïs. Le Mélas s’y rendra facilement lorsqu’on l’aura débarrassé de la masse de roseaux et de plantes qui encombrent son cours, et que, pour lui donner une pente plus rapide, on aura approfondi son lit en quelques endroits. Le Céphise sera jeté dans le Mélas au moyen d’une courte tranchée. Quant à l’Hercyne, son embouchure sera le point de départ de travaux plus importans et plus considérables, la tête d’un canal de ceinture à grande section qui, s’emparant des eaux de cette rivière, fera le tour du lac pour rejoindre l’émissaire général et recueillera dans ce trajet tous les affluens torrentiels qui descendent des montagnes. En même temps de nombreuses fosses auxiliaires, destinées à vider entièrement l’intérieur de la plaine, viendront se souder de toutes parts à cette artère principale, tandis qu’un vaste système de canaux d’irrigation empêchera qu’un excès de sécheresse ne succède aux funestes effets de là stagnation des eaux[15].
Le dessèchement progressif des lacs et des marais qui occupent en Grèce de grandes et nombreuses étendues de terrain[16] paraît devoir être l’une des causes les plus certaines de la richesse future de ce pays. Des desséchemens partiels, entrepris sur une petite échelle, non-seulement en Livadie, mais en Élide et en Eubée, par des cultivateurs isolés, pourvus seulement de modiques ressources, ont presque toujours doublé, souvent triplé le capital de ceux qui les ont entrepris[17]. Ce résultat donne la mesure des avantages immenses qu’on doit attendre de cette opération une fois érigée en système et largement pratiquée. Le dessèchement du Copaïs à lui seul livrera à l’agriculture 20,000 hectares d’une terre prodigieusement fertile, noire, appelée par les Grecs λιβάδεια, saturée des plus riches principes, propre à porter les fruits les plus variés. Le riz, le maïs, le tabac, la garance, le coton, quoique l’objet d’une culture restreinte et souvent inexpérimentée, réussissent admirablement sur le sol des bords du lac et sur celui que les habitans mettent en rapport accidentellement, lorsqu’une sécheresse exceptionnelle leur permet d’empiéter sur le domaine habituel du marécage. Le coton surtout, conjointement avec la soie, qui vient en abondance déjà en Messénie et dans divers districts du Péloponèse, sera l’un des élémens les plus féconds de la fortune de la Grèce. D’après une étude faite par M. Éric Cargular, vice-consul d’Angleterre à Athènes, le coton était sous la domination turque l’objet d’une culture assez assidue ; celui de la Livadie, dont la qualité est supérieure, aurait été le premier introduit à Manchester, où il continue à être recherché aujourd’hui. Abandonnée depuis la guerre de l’indépendance, reprise avec une certaine vigueur en 1861 à la suite de la guerre d’Amérique, cette culture a fait depuis cette époque de grands et rapides progrès. Les chiffres officiels donnés par M. Cargular portent l’exportation du coton à une somme de 1,500,000 drachmes pour l’année 1802 ; cette somme était triplée dès l’année suivante. Enfin en 1864 la culture du coton occupait en Grèce une surface de 75,000 stremmes ou 7,500 hectares[18], dans lesquels la Livadie entrait pour plus d’un tiers, et la somme produite par cette culture dépassait 15 millions. La rapidité de cette progression n’est-elle pas un témoignage des excellentes aptitudes et des dispositions sérieuses du peuple grec, une preuve de la fortune réservée à toutes les entreprises qui auront pour but d’exploiter les richesses de ce sol ?
Les terres assainies du Copaïs pourront, suivant le calcul de l’habile ingénieur français, occuper et nourrir une population de 30,000 âmes ; la moitié de ce chiffre au moins sera nécessaire à l’exploitation de ce territoire. Aujourd’hui les habitans disséminés sur les bords fiévreux du lac ne dépassent point le nombre de 3,500 ou 4,000. Il faut bien croire que quelques peuplades des environs abandonneront leurs sommités arides et leurs roches escarpées, et se laisseront attirer dans la plaine par la perspective d’une existence plus aisée ; mais ces déplacemens ne répondront pas aux exigences d’une culture aussi étendue. Où donc la Grèce trouvera-t-elle les élémens de cet accroissement de population nécessaire ? Ce sera non dans son sein, très insuffisamment peuplé, mais dans la Turquie même, parmi les populations chrétiennes de la Macédoine, de l’Épire, de la Thessalie, qu’elle les recrutera. Ces tribus forment, une population laborieuse et représentent seules en Turquie l’activité, l’intelligence, la vie ; elles aspirent toutes au bienfait de l’indépendance et cultivent à regret un sol qui ne leur appartient pas. Soumises à un joug barbare, condamnées aux mille tribulations des raïas, incertaines du lendemain, exposées à perdre à chaque instant le fruit de leurs labeurs par le caprice, le fanatisme ou l’avidité d’un officier de la Sublime-Porte, elles ne demanderont pas mieux que de transporter leurs pénates sur le sol de la Grèce affranchie le jour où celle-ci leur fera entendre un sérieux appel, et pourra, en les établissant sur des terres salubres et fertiles, leur assurer un travail productif en même temps que la liberté. Déjà un fait pareil s’est passé non loin de là, dans l’île d’Eubée, où un grand nombre de familles grecques de la Macédoine et de l’Épire sont venues se fixer après les guerres de l’indépendance et plus tard à la suite de l’insurrection de 1854. Il n’est pas douteux que ce mouvement d’immigration de la Grèce asservie au sein de la Grèce libre ne se reproduise et ne prenne une ferme consistance, lorsque les grands travaux dont nous parlons auront, dans les étroites limites même du royaume actuel, créé de nouveaux espaces et ouvert de nouveaux domaines à l’activité des hommes. Favoriser ce mouvement par tous les moyens possibles, offrir à cette portion de la race grecque qui gémit encore sous le joug musulman des foyers, des champs, en échange de la servitude, l’appeler tout à la fois à jouir du bienfait de l’émancipation et à coopérer à l’œuvre de la régénération nationale, transplanter sur son propre territoire les derniers germes de vie que possède encore l’empire ottoman, n’est-ce pas la guerre la plus redoutable et la plus dangereuse pour son adversaire, la plus fructueuse pour elle-même, que la Grèce puisse déclarer à, son éternelle ennemie ?
Il est une question d’utilité publique qui, dans l’état actuel de la Grèce, accompagne et domine toutes les autres, c’est celle des voies de communication. Que servirait en effet de dessécher le Copaïs et d’accomplir les autres grands travaux dont on se préoccupe, si les provinces au profit desquelles ils doivent s’exécuter restaient, comme aujourd’hui, séparées des provinces limitrophes par des sentiers souvent impraticables, toujours difficiles à parcourir, et si elles n’étaient dotées de voies de communication rapides et économiques ? Les seules routes à peu près carrossables que nous ayons pu suivre en Grèce n’atteignent pas à elles toutes une longueur de 100 kilomètres ; dans l’intérieur du pays, on ne rencontre que des chemins accessibles seulement aux piétons et aux mulets, constamment coupés pendant l’été par les orages, pendant l’hiver par les torrens et les éboulemens. On conçoit le préjudice mortel qu’un tel état de choses apporte au développement de l’industrie et de l’agriculture, soit par la difficulté et la lenteur des relations et des échanges, soit par l’excessive cherté des transports. Il en coûte plus, nous a-t-on dit, pour transporter un sac de blé de Livadie au Pirée que pour le faire venir d’Odessa au même port. Il ne paraît pas que la Grèce ancienne ait été beaucoup plus favorisée sous ce rapport que la Grèce moderne ; on a pu lire en effet, dans une très intéressante étude sur l’art romain récemment publiée par la Revue[19], que « les Grecs entamaient les rochers sur une petite largeur, laissaient les roues du char creuser leur ornière, et s’en allaient cahotés fièrement par les montagnes et les vallées. » Ils ne font pas autrement aujourd’hui, et encore le char antique ne trouverait-il plus assez de place pour passer sur les chemins actuels.
La question des voies de communication est pour la Grèce une question vitale, elle intéresse au plus haut point non-seulement l’industrie et l’agriculture, mais la sécurité publique même ; les bandits en effet sont singulièrement encouragés par l’impossibilité de toute circulation régulière à l’intérieur du pays et par le grand nombre de sentiers étroits, de défilés scabreux au détour desquels ils dressent impunément leurs embuscades aux voyageurs comme aux détachemens de troupes envoyés de temps à autre à leur poursuite. Un ministre de France à Athènes dont le nom est attaché aux principaux essais d’améliorations matérielles tentées sous le dernier règne, M. de Lagrenée, fit de vains efforts pour déterminer le gouvernement grec à tracer des routes, à jeter des ponts sur les torrens et les rivières. Ses conseils et ses remontrances ne purent vaincre un aveuglement qui commence enfin à se dissiper aujourd’hui. En même temps que les entreprises agricoles, dont le dessèchement du lac Gopaïs nous a offert le plus saillant exemple, divers projets de chemins de fer occupent l’opinion publique, et trouvent auprès d’elle une faveur qu’ils n’auraient pas rencontrée il y a quelques années. Plusieurs compagnies offrent au gouvernement des conditions soumises à une discussion sérieuse, et sillonnent la carte si accidentée de la Grèce de leurs nombreux tracés. Il est donc permis de prévoir dès à présent le jour où ces deux modes puissans de rénovation, l’agriculture et les chemins de fer, corollaires obligés, indispensables auxiliaires l’un de l’autre, seront mis simultanément en pratique et s’empareront de l’activité de la nation.
Le projet d’un chemin de fer de Vonitza au golfe de Volo est celui qui excite le plus particulièrement la sollicitude du gouvernement et l’attention des capitalistes. Ce chemin tracera de l’occident à l’orient une ligne à peu près parallèle aux frontières sinueuses de la Grèce ; il traversera l’Acarnanie, une partie de l’Étolie et les vallées méridionales de la Phthiotide, projettera, d’un point facile à trouver sur son parcours, un long embranchement sur l’Attique par la Livadie et la Béotie, et rendra une vie nouvelle à ce pays, dont les forces semblent avoir été épuisées par les sacrifices accomplis le jour de son héroïque réveil. Avant d’énumérer les avantages politiques et économiques promis à la Grèce par l’exécution de ce tracé, il faut indiquer d’abord le-pittoresque itinéraire que suivront les rapides locomotives à travers des contrées abandonnées, où l’homme aujourd’hui peut à peine se frayer un passage. On achèvera ainsi de faire connaître les ressources que possède la Grèce, et par cela même les élémens sur lesquels repose le succès d’une entreprise qui contribuera puissamment à la régénérer.
Vonitza, l’ancienne Échinos, tête de ligne de ce chemin, est un petit port situé sur la rive méridionale du golfe d’Arta ou d’Ambracie, à la naissance du promontoire qui portait l’antique ville d’Anactorium et qui fait face à un autre promontoire célèbre, celui d’Actium. De Vonitza, chef-lieu actuel de l’Acarnanie, la voie ferrée descendra vers le sud, rejoindra l’Acheloüs ou Aspropotamos, qui sépare cette province de l’Etolie ; puis, ayant traversé ce fleuve, elle remontera vers Karpénisi, au nord de l’Étolie, longera les rampes du mont Callidrome, et, se dirigeant sur celles du mont Othryx, passera dans le riche bassin du Sperchius ou Hellada. Enfin, après avoir franchi dans la dernière partie de son parcours les riches vallées de la Phthiotide, elle aboutira à Ptéléon, sur les bords du golfe de Volo ou Pélasgique. Une rapide esquisse indiquant la phy sionomie générale de ces contrées, le caractère des habitans, les diverses productions du territoire, fera comprendre les bienfaits multipliés que devra la Grèce à ce tracé[20]
Lorsque, après avoir traversé la plaine marécageuse de Missolonghi et les pentes du mont Aracynthe, je vis se dérouler devant moi, il y a quelques années, le panorama des montagnes majestueuses de l’Etolie et de l’Acarnanie, je fus saisi d’étonnement et d’admiration : partout une fraîche verdure, de superbes forêts échelonnées les unes au-dessus des autres, des pâturages, des lacs, des rivières. Au sortir des ravins abrupts du Péloponèse, de ses vallons arides, de ses campagnes torréfiées par un soleil ardent, de ses paysages taillés dans le roc, éclatans de couleur et de lumière, il me semblait, en entrant dans cette nouvelle région de la Grèce, que je devenais le jouet d’un rêve, tant la nature s’y montre sous un aspect inattendu. Sur le seuil des forêts imposantes de la Haute-Acarnanie, je cédais à une sorte de religieuse émotion, telle que les anciens l’éprouvaient lorsqu’ils se rendaient en pèlerinage au mystérieux bois de Dodone. La population de ce pays est douée, elle aussi, d’une physionomie particulière ; elle est à demi sauvage, de haute taille, de formes athlétiques, d’une beauté pleine de noblesse et de régularité, mais empreinte d’une dureté farouche. Elle possède tous les traits et tout le caractère d’une race primitive, et l’on s’accorde en effet à dire que les élémens de l’antique race hellénique se sont conservés chez elle, comme chez les Maïnotes, plus purs que chez la plupart des autres populations de la Grèce. Pendant tout le temps de la domination turque, elle est restée en état de guerre ; aujourd’hui elle vit de brigandage. Sous ce rapport, les forêts de l’Acarnanie et les roches escarpées du Magne offrent entre elles une singulière analogie. Il semble que l’indépendance nationale et la barbarie se soient réfugiées ensemble à ces deux extrémités de la Grèce, pour y lutter, dans d’inexpugnables asiles, l’une contre les envahissemens de la conquête, l’autre contre ceux de la civilisation ; mais, tandis que l’aspect désolé du Magne, l’aridité de son sol, l’âpreté de ses paysages, expliquent bien les farouches instincts et les sauvages coutumes de ses tribus guerrières, on est au contraire surpris que la merveilleuse fécondité de l’Acarnanie n’ait point développé chez ses habitans l’amour du travail et le goût du bien-être. La nature en effet a doté l’Acarnanie de tout ce qui peut rendre une province florissante ; il a fallu des siècles d’oppression et de décadence, l’épuisement engendré par une résistance désespérée, pour plonger l’homme dans la barbarie au milieu même des élémens de richesse et de prospérité que cette contrée renferme. Cette impression, que nous avons gardée de notre excursion dans ce pays, se trouve confirmée par le témoignage d’un ancien membre de l’école française d’Athènes, M. L. Heuzey, qui a fait de cette partie de la Grèce une étude spéciale et approfondie. « Il ne faut pas, dit-il, juger de la fertilité de l’Acarnanie par l’état peu avancé où s’y trouve aujourd’hui l’agriculture ; les historiens nous la représentent comme un pays autrefois riche et cultivé. La puissante végétation dont s’est revêtue cette terre laissée à elle-même témoigne de sa vertu… La partie la plus abandonnée du royaume deviendra peut-être une de ses plus riches provinces, dès que l’homme s’y trouvera en force pour réduire une nature sauvage[21]. »
L’Acarnanie se divise en deux parties bien distinctes, le Valtos au nord, le Xéroméros au raidi. Le Valtos, qui touche à l’Épire, correspond à l’ancienne Amphilochie que Thucydide désignait comme une contrée dangereuse, propre aux surprises à main armée, avec des chemins embarrassés de bois et de ravins sans issue. On ne peut guère en effet se figurer un pays plus difficile à parcourir, plus favorable aux coups de main, aux embuscades et à la guerre de partisans. Les montagnes, déchirées par un dédale de torrens et de crevasses profondes, sont couvertes les unes de forêts presque impénétrables, les autres de gigantesques fougères ; il serait imprudent de s’y aventurer sans le secours d’un guide expérimenté, car cette végétation luxuriante cache à chaque pas des précipices béans ou des rampes inaccessibles. Aussi l’Acarnanie a-t-elle opposé aux Turcs une résistance énergique, et fourni à la Grèce quelques-uns de ses plus célèbres et de ses plus belliqueux armatoles. Aujourd’hui les klephtes, tels que les Birbos, les Dracos, le Scaralambas, viennent abriter leur tête mise à prix dans ce pays, dont les difficultés les dérobent à toute poursuite, et d’où ils peuvent, sans être inquiétés, passer en Turquie pour y trouver une sécurité plus complète encore. Le sol du Valtos se prêterait cependant aux productions les plus fructueuses et les plus variées. La vigne et le blé y réussissent admirablement sur les rares parcelles de terrain où ils sont cultivés ; l’olivier y croît naturellement et atteint des proportions gigantesques, une durée plus que séculaire ; les plateaux et les collines que les bois n’ont pas envahis n’attendent que l’intervention de l’homme pour fournir d’abondantes récoltes ? l’oranger et le citronnier fleurissent dans le creux des vallées ; les forêts surtout, yeuses et chênes de toutes les espèces, seraient la source d’une inépuisable richesse, si le gouvernement se décidait enfin à les exploiter. Au commencement de ce siècle, la France, maîtresse de ces provinces en Même temps que des Sept-Iles et comprenant tout le parti qu’elle pouvait tirer de ces forêts, confia à M. Roque, délégué de la chambre de commerce de Marseille, et à M. Lasalle, autrefois consul dans ces parages, la mission de pratiquer en Acarnanie des abatis pour les chantiers maritimes de Toulon. Cette tentative d’exploitation commençait à porter les plus heureux fruits, lorsque la fin de l’occupation française y mit un terme. Le souvenir s’en est perpétué dans le pays, mais l’exemple n’a pas été suivi.
Ces forêts appartiennent presque en totalité à l’état, qui n’en tire aucun revenu, et la Grèce, loin de jouir de ce véritable trésor, va chercher ses bois de construction en Turquie et en Autriche, ainsi qu’on peut le voir par la listé des importations dans l’exposé du mouvement commercial que le ministère des finances publie chaque année. On a peine à comprendre qu’un gouvernement renonce ainsi aveuglément aux bénéfices d’une exploitation qui aurait le double avantage d’affranchir le pays d’un lourd tribut payé à l’étranger et de pousser dans la. voie de la civilisation des peuplades qui, retranchées maintenant dans leur isolement, renonceraient peu à peu à leur genre de vie barbare, si là cognée du bûcheron entamait un jour leurs solitudes. Pour le moment, le seul trafic auquel se livrent ces peuplades est celui de la vallonée, βάλανοι. On appelle ainsi la capsule qui enveloppe le gland du plus fort et du plus beau des chênes, quercus œgilops, qui croît par toute la Grèce avec une prodigieuse vigueur et enfonce dans le rocher même ses puissantes racines. La vallonée sert à divers usages de l’industrie, et la Grèce en exporte une quantité considérable, recueillie surtout dans les bois de l’Étolie et de l’Acarnanie. En automne, cette capsule précieuse tombe d’elle-même de la branche et couvre le sol d’une couche épaisse. Les paysans envahissent alors les bois en foule pour ramasser la vallonée ; hommes et femmes en chargent leurs épaules et vont la vendre dans les ports aux négocians étrangers. Le moderne Acarnanien, qui n’aspire guère qu’à l’indépendance et à l’oisiveté la plus complète, retire de cette vente les ressources nécessaires à l’existence telle qu’il la comprend. Si ces ressources s’épuisent avant le retour de la saison d’automne, si la poudre ou le gibier lui manque, il fait comme les premiers Pélasges, ses ancêtres : il se nourrit de glands et de maïs. Ce détail donne la mesure du degré de barbarie où ces hommes sont plongés. Ils vivent au fond des bois, dans un isolement farouche, éloignés les uns des autres ; leurs chétives kalyves ou chaumières sont disséminées dans les épais fourrés, ou sur des escarpemens dont ils connaissent seuls l’invisible abord ; leur unique point de ralliement est le pyrgos du capitaine, redoutable personnage qui exerce sur eux une autorité sans partage, et dont la voix est d’autant plus sûrement écoutée qu’elle ne s’élève guère que pour donner aux membres épars de la tribu le signal de la guerre ou du brigandage. Hors de là, les guerriers de l’Acarnanie, comme ceux du pays de Maïna, occupent leurs loisirs à vider de sanglantes querelles de famille à famille, de village à village ; mais ces guerres intestines n’ont pas eu le même retentissement que celles du Magne, parce qu’elles se poursuivent dans l’ombre et le silence des forêts. Un trait distingue essentiellement les klephtes acarnaniens des Maïnotes, c’est l’amour de la poésie. Les Acarnaniens sont tous improvisateurs, ils ont chanté et chantent encore avec enthousiasme les exploits des héros qu’ils ont fournis aux annales de l’indépendance ; quelques-uns de leurs chants sont ce que la poésie populaire de la Grèce possède de plus dramatique et de plus énergiquement accentué. Cet instinct poétique, qui survit en eux à la plupart des autres instincts de l’homme civilisé, n’est-il pas un gage de retour à un état meilleur, et ne semble-t-il pas promettre que leur intelligence, susceptible, comme la terre féconde qu’ils habitent, d’une fructueuse culture, reprendra son essor aussitôt qu’on essaiera de lui donner une éducation salutaire ? Une sorte de progrès s’est manifestée déjà parmi ces populations. Depuis que les événemens de 1854 ont définitivement écarté des frontières grecques toute chance de guerre, les tribus de l’Acarnanie et de l’Etoile commencent à comprendre que le moment est venu de mettre bas les armes ; quelques terres ont été défrichées et plantées de vignes ; quelques champs, labourés et semés de blé ; les résultats obtenus par ces premiers essais de culture prouvent combien ce climat et ce sol sont prêts à favoriser les entreprises et à rémunérer généreusement les travaux des hommes.
Le Xéroméros se distingue surtout du Valtos par l’étendue des horizons. De hautes montagnes, non moins imposantes que celles du Valtos, occupent le centre du pays. Au pied de ces massifs rocheux s’étendent deux vastes plaines entrecoupées de collines peu élevées ; l’une se déploie autour de Vonitza et borde cette partie du golfe d’Ambracie ; l’autre se termine à l’entrée du golfe de Corinthe et se perd insensiblement dans la mer par une succession de grandes lagunes qui côtoient le rivage jusqu’à Missolonghi. Le Xéroméros, pays sec[22], doit son nom à la nature toute particulière du sol dont il est formé. Ce soi n’est point une terre argileuse et grasse comme celle du Valtos, c’est une sorte de terrain calcaire, blanchâtre, semblable à une roche friable et spongieuse. Il ne retient pas l’eau, et le Xéroméros est privé de sources et de rivières. Les eaux du ciel et celles des torrens qui descendent de la Haute-Acarnanie sont absorbées aussitôt par cette terre poreuse, et forment, à une profondeur peu considérable, des nappes d’eau souterraines qui renvoient à la surface extérieure une humidité suffisante pour entretenir la végétation. Ces nappes d’eau se réunissent en trois lacs principaux au pied de la chaîne du Valtos ; le lac d’Ambracie, très rapproché du golfe de ce nom, est le plus considérable ; viennent ensuite, en descendant au midi et à des niveaux inférieurs, le grand Ozéros ou lac Rios et le petit Ozéros. Ce dernier est situé sur les bords de l’Acheloüs, qui se jette un peu plus bas dans le golfe de Corinthe. Ces trois lacs communiquent entre eux par des voies souterraines et se déversent les uns dans les autres ; le petit Ozéros, qui reçoit le tribut des deux lacs supérieurs, écoule ses eaux constamment et par de nombreux courans dans le fleuve Acheloüs. Les collines du Xéroméros portent quelques vignes d’excellente nature ; dans les plaines, près des villes et des villages, on remarque çà et là de beaux champs de blé, témoignages de la puissance productive de cette terre, premiers avant-coureurs d’un état plus prospère et d’une civilisation plus avancée.
Il existe entre les habitans du Xéroméros et ceux du Valtos les mêmes analogies et les mêmes dissemblances qu’entre les guerriers du Haut-Magne et les brigands du Kakovouni. Les hommes du Valtos et ceux du Xéroméros sont les mêmes au fond. Seulement les Xéromérites, animés à toutes les époques de leur histoire d’un violent amour de la liberté, montrent des traits d’une beauté moins farouche. Leurs familles, plus étroitement unies que celles du Valtos, ont formé des villages plus considérables, des agglomérations plus compactes. Les Xéromérites sont donc sur la pente de la civilisation ; ils ont fait un pas au-devant d’elle, et, pour se jeter complètement entre ses bras, ils n’attendent qu’une impulsion, des exemples, des encouragemens, qu’ils trouveront à coup sûr dans l’exécution des grandes entreprises dont leur pays ne tardera pas à être le théâtre. Ce n’est pas à son importance actuelle, mais à sa situation géographique, que le petit port de Vonitza doit d’être désigné comme la meilleure tête de ligne du chemin de fer projeté. Vonitza est en effet l’un des points des frontières helléniques les plus rapprochés du continent européen. Lorsque le réseau sud des chemins de fer italiens atteindra l’extrémité de la péninsule, la Grèce, actuellement isolée, pour ainsi dire, de notre continent par une longue navigation que rendent souvent dangereuse les violentes tempêtes du golfe de Lion et celles plus redoutables encore du cap Matapan, n’en sera plus séparée que par une courte traversée entre Vonitza et Otrante ou Brindisi. À moitié chemin se trouve Corfou, la métropole des Sept-Iles. La voie ferrée aboutissant au port de Vonitza, que ne fréquentent guère aujourd’hui que des barques de pêcheurs et de petits navires de cabotage, aura donc l’immense avantage de lier étroitement la Grèce au mouvement de la grande circulation européenne, et de créer entre le royaume et les îles une communication prompte, facile, journalière, par conséquent des liens plus solides, de plus fréquens échanges, des relations plus intimes. Le tracé que nous avons à suivre, serrant de près le rivage, nous conduit en premier lieu au village de Balibey et longe de riches salines, qui, mieux entretenues et plus rigoureusement surveillées, seraient d’un bon revenu pour l’état[23]. À Balibey, le chemin tournera assez brusquement vers le midi, descendra sur le bord des lacs dont nous avons parlé et au pied des montagnes qui occupent le centre du Xéroméros, entraînant ainsi à travers l’une des plus belles régions de la Grèce le voyageur, aux yeux émerveillés duquel se déroulera l’imposant panorama des chaînes superposées du Valtos et de l’Etolie. Entre le grand et le petit Ozéros, la ligne, obliquant à l’est, rejoindra le fleuve Acheloüs près des ruines de l’antique Stratos, autrefois capitale de l’Acarnanie. La station principale de cette portion du parcours sera Katouna, village entouré de montagnes et voisin des belles forêts de Mérida[24]. Il y a quelques années, sur le plateau élevé qui domine ce village, le sol s’enflamma spontanément et ne cessa de brûler pendant plusieurs mois. Un officier du génie, M. Nicolaïdis, fut chargé de procéder à l’extinction de ce feu, qui inspirait aux populations tout à la fois une crainte fondée et des terreurs superstitieuses. Cette circonstance, la nature du sol de la montagne, la propriété singulière que possèdent les eaux du petit lac d’Aétos, non loin de Katouna, de colorer en noir les étoffes qu’on y laisse tremper, propriété attribuée aux principes métalliques qu’elles renferment, tous ces indices déterminèrent un examen sérieux et des fouilles approfondies dans les environs de Katouna. On ne tarda pas à y découvrir un riche gisement de houille, dont l’existence, depuis longtemps soupçonnée, n’avait encore été l’objet d’aucune recherche active. Cette découverte faite, on ne songea nullement à en tirer parti. Il est cependant constant que tout ce massif de montagnes représente un magnifique bassin houiller. La Grèce possède ailleurs d’autres mines de houille. La plus importante et la seule exploitée est celle de Koumi, en Eubée. Suivant un rapport adressé en 1857 à l’amiral Bouët-Villaumez par M. de Bastard, lieutenant de vaisseau, chargé d’expérimenter le charbon de Koumi, ce charbon est doué des plus précieuses qualités. Reconnu tout d’abord comme un excellent combustible pour la navigation à vapeur, essayé ensuite à la forge, il a produit sur le fer des soudures supérieures à toutes celles qu’on obtient avec d’autres charbons de terre. Les expériences ont démontré même que l’absence totale de soufre et la grande pureté de cette houille, presque comparable à celle du charbon de bois, peuvent la rendre très propre aux usines destinées à l’affinage du fer. Le bassin houiller de Koumi occupe une vaste étendue ; mais il n’a encore été attaqué que sur un seul point, à Koumi même. Quant au mode d’extraction, un document officiel nous le fait connaître. « Actuellement, écrivait en février 1857 un officier grec chargé de l’inspection. de cette mine[25], l’état y emploie un officier du train d’artillerie pour la surveillance, et cinq ouvriers, dont un forgeron et un menuisier, occupés à la réparation des outils. Il ne reste donc pour l’extraction que trois ouvriers mineurs ; mais par suite de l’air vicié des souterrains et à cause de la nature même du travail, tantôt l’un, tantôt l’autre de ces ouvriers est toujours malade, en sorte qu’il ne faut compter qu’un travail de deux ouvriers seulement. » Depuis cette époque, rien n’a été changé à ce déplorable état de choses, et cette féconde source de revenu est restée vouée à une complète stérilité[26]. Les charbons de Katouna sont comparables à ceux de Koumi. Il y a donc là toute une industrie à créer, industrie qui répondra merveilleusement, sur les lieux mêmes, aux exigences de la locomotion à vapeur, et qui prendra un développement d’autant plus certain et rapide que le nouveau gouvernement est disposé à céder à la compagnie du chemin de fer l’exploitation des mines existant sur le parcours de la ligne[27].
Stratos, où nous a conduits notre itinéraire, deviendra le centre d’un mouvement important entre la Haute et la Basse-Acarnanie, entre les habitans des montagnes et les riverains du golfe de Corinthe. De là, remontant droit au nord, le chemin longera la rive gauche de l’Acheloüs jusqu’au confluent de ce fleuve avec la rivière Megdowa. À cet endroit, il se jettera définitivement dans la direction de l’orient, et après avoir tourné les contre-forts accidentés du mont Callidrome il passera à Karpénisi, ville principale du nord de l’Étolie, rendez-vous des pâtres et centre de leur commerce. Nous n’avons rien dit encore de ces pâtres, dont les troupeaux forment actuellement la seule richesse de cette partie de la Grèce. Ils méritent cependant une mention particulière, car ils constituent un peuple à part au milieu du peuple grec. Celui-ci les appelle valaques ou albanovlaques,’ApβανιτόβλαΧοι, ou encore karagounis, du nom de la capote grossière qui leur sert de vêtement. Ces pâtres sont nomades ; ils n’appartiennent à aucune province, et l’ethnologie n’a pas encore bien clairement défini leur origine. Ils séjournent en été sur les plus hautes cimes avec leurs troupeaux et leurs familles, descendent dans les vallées aussitôt que les premières neiges ralentissent la végétation sur les sommets, puis ils passent des vallées dans les plaines, où ils campent pendant l’hiver. Dès les premiers jours du printemps, ils s’ébranlent de nouveau et reprennent lentement le chemin des hauteurs. Descendant et remontant sans cesse au gré des saisons, ils obéissent à un mouvement de va-et-vient périodique, régulier, semblable en quelque sorte à celui des grandes marées. Ils ont leurs lois, leurs mœurs, leur langue, très différentes de celles des Grecs. Soumis à leurs chefs, ils traitent par leur intermédiaire avec le gouvernement, qui, se bornant à prélever un modique impôt sur chaque tête de bétail, leur cède le droit de pâture dans les forêts et sur les terres incultes de l’état à la condition de ne plus pousser leurs pérégrinations hors des limites du royaume ; mais comment s’assurer que, l’été venu, ces tribus, possédées par la passion du changement, ne franchiront pas les frontières helléniques et ne s’en iront pas, contrairement à leur promesse ; chercher une fraîcheur plus grande et de nouveaux horizons sur les alpes plus élevées de l’Epire et de la Thessalie ? Le paysan grec s’imagine volontiers qu’un mobile mystérieux préside à leurs perpétuelles migrations, et que c’est à cause d’un crime commis à l’origine par quelqu’un de leurs ancêtres qu’ils sont condamnés aux tristesses et aux fatigues d’une destinée errante. Il croit que ces hommes puisent dans leurs lointains voyages la connaissance de l’avenir et la science des sortilèges, qu’ils guérissent ou font naître les maladies à leur gré, et qu’ils s’entretiennent familièrement avec les êtres surnaturels. Nous avons souvent rencontré de ces pasteurs au moment où l’automne commençait à les chasser des hauteurs ; assis sur les rochers, surveillant leurs troupeaux, plongés en apparence dans une rêverie profonde, ils semblaient ne pas nous apercevoir, et s’il nous arrivait de leur demander notre chemin, ils nous l’indiquaient du doigt sans mot dire. Ils savent pratiquer cependant l’hospitalité et reçoivent avec sympathie le voyageur sous leur tente noire, faite de poil de chèvre grossièrement tissé par leurs femmes. Pour le lait et le yaourt[28], seule nourriture qu’ils puissent lui offrir, ils n’acceptent jamais aucun paiement, persuadés que l’argent qui leur viendrait ainsi leur porterait malheur.
Ces nomades ne sont pas seuls en Grèce à élever des troupeaux. Les habitans de l’Acarnanie et de l’Étolie s’adonnent volontiers à cette éducation, qui ne contrarie nullement leurs goûts d’indépendance et d’oisiveté. Il y a dans ces provinces certains villages qui possèdent jusqu’à dix mille têtes de bétail. Tous ces pasteurs, nomades ou sédentaires, se réunissent à certaines époques de l’année à Karpénisi et y font, pendant quelques semaines, un commerce considérable de laines et de bestiaux. Ces sortes de foires sont aussi l’occasion de nombreux échanges entre les habitans de tous les districts environnans, qui accourent en foule à ces rendez-vous commerciaux, accompagnés de fêtes populaires et appelés par les Grecs panighyri.
Au sortir de cette station importante, le chemin de fer passe du bassin de l’Acheloüs dans celui du Sperchius, et s’enfonce de plus en plus dans la région des hautes montagnes, pour atteindre Lamia, capitale de la Phthiotide. C’est la portion la plus difficile du tracé ; les montagnes de l’Étolie offrent de brusques accidens de terrain ; elles sont séparées entre elles par des gorges étroites, profondes, très rapprochées les unes des autres. Il y a là des travaux d’art plus nombreux à exécuter, des tunnels à percer, des ponts à jeter, des rampes à franchir à l’aide d’une traction puissante. Ces difficultés s’aplanissent aux approches des larges vallées qui débouchent dans la partie basse de la Phthiotide, sur la limite de laquelle est située la ville de Lamia, que les Turcs appelaient Zydin ou Zéitoun. Lamia touche à la frontière ; elle a tout à fait conservé l’aspect d’une ville turque avec ses minarets, ses cyprès, ses nombreux bazars. En même temps le caractère actif et industrieux de sa population lui donne une physionomie analogue à celle de Livadie. Lamia est destinée, comme celle-ci, à un avenir florissant, car la Phthiotide, outre la richesse de ses bois, a pour élémens de prospérité le riz, le maïs, le coton, qui réussissent admirablement dans ses fertiles vallées, et dont la culture gagnera de nombreux terrains qui sont à assainir. A Lamia se tient un marché aux chevaux très renommé. Ces chevaux sont élevés en Thessalie, et forment une race petite, maigre, sobre, nerveuse, aux jarrets d’acier ; nous avons eu plus d’une fois l’occasion d’apprécier ses rares et énergiques qualités sur les scabreux sentiers que nous avons parcourus.
De Lamia à Ptéléon, sur le golfe de Volo, le chemin ne rencontre plus d’obstacles sérieux. Le parcours de Vonitza au golfe de Volo, dont nous n’avons voulu indiquer que les principales étapes, sera de 300 kilomètres environ, et la dépense est évaluée approximativement à 90 millions. L’embranchement sur l’Attique, à travers la Livadie et le Copaïs, complément nécessaire de cette voie, devra franchir une distance qui serait à peu près égale, si les mêmes obstacles se présentaient, mais qui se trouvera en réalité bien moindre, parce que les accidens de terrain seront moins considérables, et que les plaines du Copaïs et de la Béotie fourniront de longues lignes droites à parcourir.
La Grèce possède donc les élémens d’une très grande prospérité matérielle, fondée principalement sur la fécondité de son sol, la variété de ses produits, le vaste champ qu’elle offre aux travaux de l’agriculture ; on ne peut douter que ces élémens ne se développent avec rapidité lorsque le pays sera livré à une circulation facile et régulière. La vivifiante influence des chemins de fer sur les contrées qu’ils parcourent est un fait trop évidemment acquis à l’expérience, pour qu’il soit utile d’y insister ici. Cette influence se fera sentir en Grèce aussi puissamment que partout ailleurs ; les peuplades de l’Acarnanie elle-même la subiront invinciblement lorsque l’industrie moderne aura définitivement entamé leurs solitudes et tracé dans leurs forêts, jusqu’à présent inexplorées, la voie du progrès et de la civilisation. Quelque rapidement qu’elle s’opère, cette transformation ne peut toutefois être l’œuvre d’un jour. La Grèce est un pays neuf où il faut beaucoup créer, beaucoup réformer aussi, et les bénéfices sur lesquels doivent compter les capitalistes qui entreprendront la construction des voies ferrées ne seront pas immédiatement réalisables. Le gouvernement, dont l’intérêt se confond essentiellement avec celui de la nation, doit donc assurer à ces entreprises toutes les conditions que peut réclamer une légitime prudence, par exemple une garantie d’intérêt proportionnée aux chances à courir et aux difficultés à vaincre. Jusqu’à ce jour, cette garantie, nécessaire non-seulement comme appui matériel, mais comme appui moral, a été refusée sous prétexte que tous les revenus dont l’état peut disposer sont acquis au paiement de la dette nationale et ne peuvent être détournés pour aucun autre usage[29]. La connaissance des bienfaits dont les chemins de fer doteront la Grèce, la certitude des ressources nouvelles qu’ils fourniront au trésor par l’accroissement de la richesse publique, combattent victorieusement ce scrupule. Le tribut important de taxes de toute sorte, impôts, contributions, droits d’entrée, de sortie et de transit, que ces chemins apporteront aux recettes du trésor, ne contribuera-t-il pas dans une proportion considérable à couvrir une garantie d’intérêt qui, au taux de 6 pour 100[30], serait de 5 millions et demi à 6 millions, si les dépenses de la voie ferrée de Vonitza au golfe de Volo s’élèvent, comme on l’a calculé, à 90 ou 100 millions ? Mais en outre cette ligne permettra au gouvernement de réaliser certaines économies dont nous voulons indiquer les plus importantes. Et d’abord, longeant les frontières, soudée sur tout son parcours à une multitude de routes et de chemins vicinaux que les provinces et les communes ne tarderont pas à construire pour se lier à cette grande artère, la voie ferrée sera l’instrument le plus actif de la répression du brigandage et le plus puissant auxiliaire de la sécurité publique, en faveur de laquelle l’état dépense toutes les années plusieurs millions en pure perte. Le brigandage, fléau qui a de tous temps désolé la Grèce, et qui, en passant pour ainsi dire dans les mœurs de la nation, n’a pas peu con tribué à retarder son développement matériel, peut aujourd’hui s’exercer presque impunément, grâce à l’état d’abandon et d’isolement où se trouve l’intérieur du pays, à la facilité que les klephtes’ ont de passer la frontière, à la complicité fréquente de quelques peuplades ignorantes et misérables. Le gouvernement grec a toujours déclaré, dans ses documens officiels, que la répression du brigandage sur les frontières seulement nécessite l’entretien de 2,500 hommes de troupes régulières et lui coûte par an plus de deux millions. Et encore ces 2,500 hommes ne peuvent-ils s’acquitter de leur mission que très imparfaitement. Répartis en postes trop éloignés les uns des autres pour s’assister mutuellement et pour exercer une surveillance efficace, obligés de parcourir des chemins impraticables, des sentiers où ils s’égarent sans cesse par leur ignorance des lieux ou par la mauvaise volonté de leurs guides, il leur faut plusieurs jours pour se mettre sur la trace des bandes qui leur sont signalées, et ils arrivent le plus ordinairement quand celles-ci sont en sûreté hors du territoire grec. Lorsque la Grèce possédera un chemin de fer serrant de près ses frontières dans tout leur développement de l’est à l’ouest, on a calculé que l’effectif des troupes employées à la répression du brigandage dans cette partie du royaume pourra être diminué des deux tiers, et la dépense réduite à cinq ou six cent mille drachmes. Quatre ou cinq cents hommes bien équipes et bien disciplinés, transportés en cinq ou six heures d’un bout de la ligne à l’autre, rempliront efficacement un service auquel des forces quintuples ne peuvent suffire aujourd’hui. Non-seulement ce chemin formera un obstacle que les klephtes les plus audacieux auront de la peine à franchir ; mais, en activant la circulation sur toute la surface de la Grèce, en favorisant sur son parcours la formation de centres de population multipliés, laborieux, particulièrement intéressés au maintien de l’ordre, il détruira peu à peu le penchant inné du peuple à la klephtourie et affermira ainsi la sécurité publique sur une base de plus en plus solide.
Les chemins de fer ouvriront à la Grèce une autre source d’économies en offrant une lucrative carrière à cette jeunesse active, intelligente, mais dénuée de ressources, qui encombre les abords de tous les ministères et sollicite avidement les emplois les plus humbles comme les plus élevés. Les solliciteurs sont pour la Grèce une plaie presque aussi cruelle que les klephtes ; leur multitude est telle que le gouvernement est obligé d’entretenir dans les administrations publiques un personnel deux fois plus nombreux que les besoins réels du service ne l’exigent[31], et encore faut-il renouve ler à chaque instant ce personnel afin de faire place aux mécontens et de donner à chacun son tour, suivant ce dicton populaire : Εφαγεν αύτός, ας φαγη χαί αλλος[32], que la nécessité a érigé en axiome gouvernemental[33]. En appelant à de nouveaux emplois et en dirigeant vers un but pratique toutes ces activités, qui, faute de trouver aujourd’hui à s’exercer dans le domaine de l’industrie et des travaux utiles, se jettent avec ardeur dans celui de la politique, où le conflit de leurs ambitions engendre de perpétuels orages, les grandes entreprises que la Grèce verra bientôt s’exécuter auront le double avantage d’alléger le trésor d’une immense charge et de faire disparaître un élément permanent d’agitation et de discordes civiles. La garantie d’intérêt qu’exigeront toujours les capitalistes sérieux ne constituera donc pas pour les finances grecques un sacrifice, mais une avance largement compensée par la réalisation immédiate de fortes économies et par l’accomplissement progressif des plus salutaires réformes.
L’état, possesseur à lui seul des trois quarts du sol du royaume, dont il ne tire à peu près aucun revenu, se trouve par le fait en mesure d’offrir aux compagnies de chemins de fer des avantages tout particuliers. En premier lieu, ainsi que le proposait en 1860 M. E. Argyropoulos dans un mémoire fort judicieux adressé au ministre de l’intérieur, l’état, en sa qualité de propriétaire, consentira à s’exproprier lui-même gratuitement du terrain sur lequel reposera la voie ferrée. Il cédera de plus à la compagnie l’exploitation des mines de lignite situées sur le parcours du chemin, telles que celles de Katouna et de la Béotie, celles même de Koumi, qui, par le pont jeté sur le détroit de l’Euripe, se trouveront dans le rayon de l’embranchement dirigé vers l’Attique. Enfin on accordera aux entrepreneurs la faculté de couper leurs bois de construction dans les belles forêts que la ligne traversera. Outre le terrain gratuitement concédé, la compagnie trouvera donc sur place des bois de qualité supérieure et un excellent combustible qui ne lui coûteront que les frais d’abatis et d’extraction. Ces concessions précieuses ne la placeront-elles pas dans des conditions d’économie et de succès bien faites pour diminuer l’incertitude de l’avenir ?
Une fois le principe de l’aliénation des terres nationales adopté en faveur des grandes compagnies industrielles ou agricoles, l’état se trouvera sans doute entraîné à l’étendre en faveur des particuliers. Lorsque le gouvernement grec remplaça la domination turque, les immenses propriétés du sultan en Grèce, celles des pachas et des sujets musulmans dépossédés par le nouvel ordre de choses, celles aussi qui avaient appartenu à d’anciennes familles anéanties sur les champs de bataille, furent attribuées à l’état et formèrent le gage de la créance contractée par la Grèce envers l’Europe, gage improductif, car le gouvernement ne sut ni vendre ces terres, ni les distribuer à des travailleurs intéressés à les faire fructifier[34]. Et cependant l’état n’a-t-il pas un intérêt immense à augmenter le plus possible le nombre des propriétaires et à favoriser de tout son pouvoir la formation d’une puissante classe agricole qui, appliquée au développement des forces productives du pays, ferait participer le trésor public à sa propre richesse et serait un appui certain pour l’ordre public et la stabilité des institutions ? C’est ce que le nouveau gouvernement paraît comprendre ; il a pris, devant la dernière assemblée, l’heureuse initiative d’un projet de loi autorisant sur de larges bases l’aliénation du domaine public. Cette réforme en entraînera inévitablement une autre portant sur le mode de prélèvement de l’impôt foncier. Le fisc prélève encore la dîme en nature ; ce système, contre lequel les représentons des puissances étrangères se sont constamment élevés[35], entraîne d’incalculables abus : abus de confiance des agens fiscaux vis-à-vis du trésor, abus d’autorité de ces mêmes agens vis-à-vis des contribuables. Une fois que la propriété privée aura pu acquérir en Grèce des proportions plus importantes et plus normales, le prélèvement de l’impôt en nature deviendra tout à fait impraticable, et le gouvernement se verra forcé d’adopter enfin le système en vigueur chez tous les peuples civilisés.
La question des chemins de fer n’intéresse pas la Grèce seulement au point de vue matériel ; ce mode de circulation est appelé à exercer sa bienfaisante influence sur les lois, les finances, l’administration, l’esprit public enfin, qui s’apaisera et s’élèvera sans aucun doute quand l’augmentation du bien-être général aura suivi de près, comme on doit l’espérer, le rapprochement du royaume hellénique de notre continent. En outre, sans souhaiter à la Grèce Une centralisation excessive, contre les dangers de laquelle l’opinion publique commence à s’élever énergiquement aujourd’hui, on doit désirer qu’une union plus étroite s’établisse entre les diverses provinces du royaume, qu’une fusion plus réelle s’opère entre les diverses parties qui le composent. On sait en combien de territoires et de petites républiques hostiles les unes aux autres la Grèce ancienne était divisée ; les traces de cette division, qui fut toujours pour le pays une cause de faiblesse, n’ont pas encore disparu. Athènes et Sparte sont rivales ; le Péloponèse et la Roumélie ont donné plus d’une fois le triste spectacle de leurs dissensions ; l’esprit provincial est partout porté à l’excès. Le chemin de fer, en aplanissant les difficultés naturelles qui isolent les provinces les unes des autres, en excitant entre elles de fréquens échanges et de nombreuses transactions, fera disparaître peu à peu les rivalités traditionnelles, les divergences d’intérêts, les dissemblances de mœurs ; il procurera ainsi à la nation une force de cohésion qui lui manque. Enfin, par sa proximité des frontières, il sera comme un trait d’union entre la Grèce asservie et la Grèce libre, et il favorisera singulièrement le mouvement d’immigration de l’une vers l’autre, mouvement sur lequel il faut compter dans une certaine mesure pour accroître et renouveler la population du royaume.
La Grèce est donc enfin à la veille d’accomplir une grande révolution économique, destinée à réparer les maux du passé et à mettre le sceau à l’œuvre de sa régénération. Les entreprises de toute sorte qui seront les agens décisifs de cette révolution n’attendent plus, pour entrer définitivement en voie d’exécution, que la sanction des projets de loi qui les concernent et qui sont présentés à la nouvelle chambre. C’est incontestablement à l’indestructible vitalité de son antique génie que la Grèce doit de n’avoir pas péri pendant les quatre siècles de servitude qu’elle a traversés. Ce génie s’est opiniâtrement transmis d’une génération à l’autre en inspirant au peuple conquis la force de toutes les résistances et de tous les sacrifices, l’inébranlable confiance dans son droit imprescriptible, l’invincible pressentiment de la délivrance. Malgré les mélanges que la race hellénique a subis, la Grèce moderne est tout entière animée de l’âme antique ; mais elle est arrivée à une période de sa renaissance où les seules forces de son ancien génie ne suffisent plus à l’achèvement de sa régénération et au développement de sa destinée. Sans abdiquer les vertus qui lui sont propres, sans se dépouiller des traits distinctifs qui témoignent fièrement de son origine, la Grèce doit aujourd’hui modifier l’esprit qui l’anime et le rajeunir au contact de la civilisation moderne, sous peine de passer à la décrépitude sans avoir traversé l’âge mûr, d’arriver à la décadence avant d’avoir connu le progrès. On se demande, il est vrai, si une telle modification ne sera pas à quelques égards désavantageuse à la Grèce. Ne risque-t-elle pas d’affaiblir le viril tempérament de sa race, d’émousser ses mâles qualités, la vigueur de ses convictions religieuses, la sobriété de ses mœurs, sa passion pour l’indépendance ? Ceux qui ont de telles inquiétudes ignorent que la nature elle-même a soustrait la Grèce à ce péril. La Grèce en effet ne sera jamais un de ces grands centres de production industrielle et manufacturière au sein desquels les peuples s’énervent, s’amollissent et se démoralisent. C’est surtout par l’agriculture, par l’exploitation des richesses dont la nature a si généreusement doté son sol, qu’elle doit monter un jour au rang des nations les plus prospères. La vie agricole, seule appelée à dominer en Grèce, développée par l’introduction des procédés de l’industrie moderne, qui lui serviront de puissans auxiliaires, excitée par une circulation facile, prompte, économique, tout en arrachant le peuple à son indigence et à sa barbarie, ne lui enlèvera aucune des grandes qualités qui lui sont propres ; elle maintiendra au contraire dans toute leur énergie les principaux attributs de son antique génie, son fervent patriotisme, sa foi vive, ses aptitudes guerrières, et par-dessus tout son ardent amour de la liberté.
E. YEMENIZ.
- ↑ Xénophon, Des Revenus, chap, 1er.
- ↑ « Mémorandum of viscount Palmerston’s verbal answer to the address that was presented to his lordship by a deputation of 16 greek merchants at Cambridge-House on the 27 july 1863. »
- ↑ Séance du 18 mars 1864.
- ↑ « General report of the commission appointed at Athens to examine into the financial condition of Greece, presented to the house of lords by command of her ma-jesty, 1860. »
- ↑ Dépêche du 23 mai 1843.
- ↑ Allocution au roi à l’occasion du jour de l’an.
- ↑ Le Magne el tes Maïnotes, dans la Revue du 1er mars 1865.
- ↑ Mentionnons en passant l’établissement d’une société de crédit foncier qui, récemment fondée à Athènes sous le nom de Kτηματιχή τράπεζα, prêtera un utile concours aux entreprises dont nous voulons parler. Nous lui souhaitons un succès égal à celui dont jouit la Banque nationale, ’Eθνιχή τράπεζα, qui fonctionne depuis bon nombre d’années sur le modèle de la Banque de France, et qui, par l’habileté exceptionnelle de son directeur, M. Stavros, par la solidité de ses opérations, qu’attestent les dividendes de 14 à 15 pour 100 régulièrement distribués chaque année a ses actionnaires, enfin par les incontestables services qu’elle rend chaque jour au pays, mérite de figurer au premier rang des institutions financières de ce genre.
- ↑ Kαταβόθρα.
- ↑ Aujourd’hui directeur des chemins de for de l’Est.
- ↑ Depuis longtemps déjà, un philhellène distingué, M. Adolphe d’Eichthal, avait, à ses frais, envoyé en Grèce M. Sauvage avec tout le personnel nécessaire pour explorer la plaine et étudier la question du dessèchement. Les résultats de cette étude ont été consignés par M. Sauvage dans un remarquant mémoire qui, après être resté quatorze ans enfoui dans les cartons ministériels, a été enfin publié en 1863 par ordre du gouvernement grec, qui l’a pris pour base d’un projet de loi sur l’assainissement de ces marais. Les données essentielles sur lesquelles repose ce mémoire n’ont pas varié. Les seules modifications qu’on pourrait y introduire aujourd’hui sont celles que les progrès de la science et de récentes découvertes apporteront naturellement au moment de l’exécution des travaux proposés. M. Sauvage et M. d’Eichthal s’étaient occupés aussi de l’élargissement et du creusement du détroit de l’Euripe, qui sépare l’Ile d’Eubée de la terre ferme. Cette passe était infranchissable, car elle n’offrait qu’une largeur de 13 mètres et une profondeur de 2 mètres au plus. Les navires en destination de Salonique et de Constantinople étaient contraints de tourner l’Ile en doublant avec de grandes difficultés le cap d’Oro, constamment assiégé par des vents du nord furieux. A la suite de travaux achevés en 1855, le canal de Négrepont a été livré tout entier a la navigation. L’Euripo a aujourd’hui une largeur de 22 mètres et une profondeur de 6m,50. En outre un pont tournant, construit à Marseille, a été jeté sur le détroit et réunit l’Eubée à la terre ferme.
- ↑ Αεωφορεϊον.
- ↑ La drachme, όραΧμή, équivaut à 90 centimes.
- ↑ Le dessèchement du Copaïs a été l’objet d’un texte de loi qui allait être voté par la dernière assemblée constituante d’Athènes au moment où elle a été dissoute. Ce projet sera présenté l’un des premiers à la prochaine assemblée. Deux compagnies, l’une française, l’autre anglaise, ont depuis longtemps demandé la concession des travaux du Copaïs. On assure que la société hellénique de crédit foncier, à la tête de laquelle se trouve un capitaliste, M. E. Baltazzi, dont le nom est très honorablement connu dans les hautes sphères financières de l’Orient, se propose de se charger elle-même du dessèchement du Copaïs. On croit également que. la moitié au moins des actions de cette entreprise sera prise dans le pays, non-seulement par les Grecs aisés, mais par les paysans eux-mêmes, empressés de coopérer ainsi à des travaux dont ils commencent à apprécier les bienfaits. N’est-ce pas là un symptôme de plus à noter des préoccupations sérieuses, des dispositions sages et pratiques qui distinguent maintenant le peuple grec ?
- ↑ . La dépense nécessaire à l’exécution de tons ces travaux, y compris le percement du grand émissaire, est évaluée aujourd’hui à 9 millions.
- ↑ Nous citerons entre autres les plaines d’Athènes, de Marathon, de Corinthe, de Missolonghi, et surtout le lac marécageux de Phénéos dans l’intérieur du Péloponèse, à 30 kilomètres ; environ du golfe de Corinthe. À cause de la distance et des obstacles qui le séparent du golfe, on a proposé récemment de le dessécher par voie d’absorption mécanique. Il occupe une superficie à peu près égale à celle de Copaïs.
- ↑ On nous a même cité l’exemple de quelques paysans qui sont parvenus, par des moyens tout à fait élémentaire, à dessécher quelques parcelles de terrain sur les bords du Copaïs, et qui, avec une dépense de 20 drachmes par stremme, ont réussi à former des terres d’une qualité supérieure, qui ne valent pas moins aujourd’hui de 300 drachmes par stremme. — Le stremme équivaut au dixième de l’hectare.
- ↑ Le rapport de M. Cargular divise ainsi cette culture sur le sol de la Grèce : Livadie, 35,000 stremmes ; Ptithiotide, 20,000 ; Thèbes, 15,000 ; le Valtos, 5,000 ; Péloponèse, 15,000 ; Cyclades, 10,000.
- ↑ Un Préjugé sur l’art romain, par M. E. Beulé, de l’Académie des inscriptions, livraison du 15 mars 1865.
- ↑ En Italie comme on Grèce, on a compris l’importance de cette voie nouvelle, et chacun appelle avec impatience le moment où une connexion féconde pourra s’établir entre les chemins de fer grecs et ceux du sud de la péninsule italique. C’est ce que prouve une lettre de Florence rendue publique (elle a paru dans le Moniteur du 1er juin), et dont nous citerons le passage suivant : « Bien que le trajet entre Bari et Brindisi ne soit pas très considérable, 120 kilomètres environ, l’importance que l’on apporte à cet embranchement est aisée à concevoir. Brindisi fut une des principales stations navales de Rome ; c’est là qu’aboutissait la voie Appienne ; c’est par là que les héritiers de Romulus allèrent recueillir la tradition de Périclès ; c’est par là que Frédéric II de Souabe, le souverain artiste et le croisé sceptique, embarqua sa fortune, alors qu’il allait réclamer la sainte couronne des Luzignan. Ce port, aujourd’hui ruiné, peut être rétabli, et cette entreprise sera le complément nécessaire de la grande voie ferrée qui, dans quelques jours, va s’étendre sur toute la longueur de la péninsule et doit être, dans un prochain avenir, le grand chemin de l’Orient. ».
- ↑ Le Mont-Olympe et l’Acarnanie, par L. Heuzey, ancien membre de l’école française d’Athènes ; Paris, 1860, p. 234.
- ↑ De ξηός, sec, et μέρος, portion, contrée.
- ↑ La Grèce possède des salines sur presque toutes ses côtes. Jusqu’à ce jour, le gouvernement n’en a exploité qu’un petit nombre à peine suffisant à la consommation intérieure ; si, par une circonstance fortuite, le sel extrait n’atteint pas la quantité nécessaire, il faut recourir au sel étranger, frappé d’un droit considérable. On a calculé que les salines, si elles étaient toutes exploitées, produiraient une quantité quintuple de celle qu’exigent les besoins de la consommation. Le sel extrait des salines est entassé en plein air en amas de 120,000 kilog. environ. On entoure le tas de broussailles auxquelles on met le feu ; il se forme ainsi autour du tas un enduit solide et résistant qui le préserve de l’influence des pluies. Cet enduit peut durer efficacement pendant deux ou trois ans ; en renouvelant l’embrasement au bout de ce temps-là, l’amas de sel pourrait rester indéfiniment en place. On évite ainsi tous frais de transport et d’emmagasinage. Le sel revient au gouvernement à 18 centimes environ les 100 kilogrammes. Des négocians en ont offert jusqu’à 1 fr. 30 cent, pour l’exportation. Malgré l’énorme bénéfice que de tels marchés lui auraient assuré, l’ancien gouvernement a toujours repoussé ces offres.
- ↑ Ces forêts couvrent les montagnes situées au centre du Xéroméros.
- ↑ Rapport adressé par M. A. Panos, capitaine du génie, à M. le ministre des finances de Grèce.
- ↑ Sous le dernier règne, un riche capitaliste grec, M. Pappoudof, avait demandé avec insistance la concession de ces mines, proposant d’y employer les criminels condamnés aux travaux forcés. Ses offres ne furent point écoutées.
- ↑ Il existe aussi des gisemens de houille en Béotie et dans la province de Corinthe. La Grèce possède en outre des soufres sur plusieurs points de l’Ile de Milos et à Méthana, province de Trézène, et des sulfures de plomb argentifère à Sériphos et à Zéa, ancienne Céos, deux îles du groupe des Cyclades.
- ↑ Sorte de fait caillé dont l’usage est très répandu en Orient.
- ↑ Ce refus a seul arrêté jusqu’ici MM. Wilde et Xénos, capitalistes anglais, qui ont demandé la concession des chemins de fer grecs et sont encore actuellement en instance auprès du gouvernement. Ils proposent en même temps de percer l’isthme de Corinthe.
- ↑ La Turquie accorde une garantie de 9 pour 100, le gouvernement du prince Couza 7 1/4 pour 100. À Athènes pas plus qu’à Constantinople ou à Bucharest, on ne doit s’attendre à trouver des capitaux au taux de Paris, de Londres ou de Bruxelles.
- ↑ Le rapport de la commission du budget de 1864 proposait déjà une réduction de dépenses de 2 millions, réduction portant exclusivement sur le personnel administratif et militaire. Si, même dans l’état actuel des choses, on admet la possibilité d’effectuer une telle réduction, l’on comprend que le chiffre ainsi obtenu sera bien plus élevé lorsqu’une nouvelle portion de ce personnel pourra être reportée dans les administrations financières, agricoles, industrielles.
- ↑ « Celui-ci a mangé, il faut que l’autre mange aussi. »
- ↑ « Quinze ministres des finances se sont succédé aux affaires depuis 1843… Ces ministres ont eu leurs cliens et leurs amis, et ceux-ci doivent prendre la place des cliens et des amis du prédécesseur, entretenant ainsi cette ardeur de tous les Grecs à rechercher les fonctions publiques. Est-il besoin de déduire les conséquences de cette instabilité des fonctionnaires dans un pays où le manque d’hommes expérimentés se fait sentir, quand les nations les plus favorisées reconnaissent que l’éducation administrative ne s’improvise pas, et qu’elles ne sauraient avoir un personnel de rechange ? » Nous trouvons cette remarque d’une parfaite justesse dans le rapport de M. de Plœuc, qui représentait le gouvernement français dans la commission financière formée par les trois puissances protectrices. Ce rapport fait partie d’un ensemble de travaux dont la Revue s’est déjà occupée (no du 15 juillet 1862, — la Grèce sous le roi Othon, par M. René de Courcy). Les études ainsi commencées ne cessent de se poursuivre, et le sympathique intérêt que le ministre des affaires étrangères de France, M. Drouyn de Lhuys, porte à la Grèce a laissé plus d’une trace dans les documens que nous avons pu consulter.
- ↑ Les terres appartenant à l’état ne peuvent s’affermer que d’année en année. Avec ce système, il est évident qu’aucun agriculteur ne risque, pour un bail aussi court, les frais de plantations et de constructions nécessaires pour l’amélioration du sol et pour une mise en rapport sérieuse.
- ↑ La commission financière insistait sur l’urgence pour la Grèce d’une réforme radicale de l’impôt foncier et sur la nécessité d’écarter de sa législation le principe du prélèvement de la dime en nature, qui favorise les fraudes et la négligence des contribuables, en même temps que les infidélités des collecteurs de la dîme abandonnés à eux-mêmes, et qui nuit ainsi d’une façon irrémédiable à la rentrée régulière des revenus de l’état. Cette commission constatait que pendant deux années seulement (1856 et 1857) les pertes causées au trésor hellénique par ce mode vicieux de perception s’étaient élevées à plus de 2 millions sur un seul produit, le raisin de Corinthe. Le rapporteur de la commission se plaît du reste à reconnaître qu’à l’exception des lois sur l’impôt et sur le mode de perception, ce ne sont pas les bonnes lois qui manquent à la Grèce, mais les hommes pour les exécuter.