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L’Aiglon Blanc des Illinois/03

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-25).


« À quoi bon se forger des chimères ? »

III

Huit ans après


Plusieurs années allaient pourtant s’écouler avant l’accomplissement du « vaste projet » si cher au cœur du valeureux Cavelier de La Salle. Durant ce laps de temps, il avait néanmoins entrepris de longs et périlleux voyages d’exploration ; il était même retourné deux fois en France, dans l’intérêt de la plus importante de ses expéditions, celle dont il espérait de si merveilleux résultats, mais ce ne fut qu’au bout de huit ans qu’il put enfin voir se réaliser l’entreprise historique qui allait rendre son nom immortel.

Durant cette longue attente, la Nouvelle-France était devenue plus prospère, Québec se fortifiait sur son promontoire rocheux, Ville-Marie prenait de l’importance, les villages croissaient en nombre et en population et Lachine (le nom lui était resté) comptait de nombreux habitants.

Nicolas Barbier demeurait toujours avec sa famille, dans sa maison blanche à l’entrée de ce bourg ; sa terre, bien défrichée, produisait de bonnes moissons, et, sans être riche, la famille vivait assez bien. Francine, maintenant une délicieuse jeune fille, ressemblait à son père ; Pierrot fort grand et musclé pour ses douze ans, secondait déjà le colon aux travaux des champs ; il avait les yeux bruns et les traits réguliers, son visage énergique et charmant était d’un ovale gracieux comme celui de sa mère.

Marguerite, un peu plus lourde de taille, mais toujours active et laborieuse, n’avait guère changé d’apparence durant ces années de labeur ; sa chevelure brune n’avait pas grisonné ; cependant ses yeux, creusés par les veilles et les larmes, témoignaient de l’immense douleur qui ne cessait de la torturer, car malgré son courage, et en dépit de la décade écoulée depuis le rapt de son enfant, la pauvre mère ne pouvait s’en consoler.

Une quatrième enfant faisait maintenant partie de la famille Barbier, une fillette de huit ans partageait les jeux de Pierre et les travaux domestiques de Francine. Environ trois ans après la disparition du bébé Nicolas, deux Iroquois assaillirent, dans un champ, un colon du nom de Jean Lestrel. Celui-ci, armé de son fusil, réussit à les mettre en fuite, mais une flèche le blessa à l’épaule et le poison s’infiltra dans le sang. Ce malheureux voisin de Nicolas avait perdu sa femme peu de mois avant l’attaque ; il lui restait une bambine âgée de dix mois, dont Marguerite se chargeait parfois pour rendre service à Lestrel. À la mort de celui-ci, les Barbier l’adoptèrent.

« Vois-tu, disait, dans le temps, Marguerite à son mari, cette petite est seule au monde, pauvre Marilou ! Gardons-la, veux-tu ? Cela nous portera bonheur, et, qui sait… peut-être… »

Un sanglot s’étrangla dans sa gorge et l’empêcha de continuer.

« Je ne suis pas riche, lui dit Nicolas, mais, dame, il y en aura bien assez pour une bouche de plus… ne pleure pas, Marguerite, garde la petiote si tu le désires, j’avais d’ailleurs promis à Jean de m’en occuper. »

Dès lors, Marilou avait retrouvé une famille. C’était une gracieuse enfant, très blonde avec de grands yeux d’un bleu de campanule. Dans la maison, tout le monde l’aimait et Marguerite se réjouissait de cette adoption dont la fillette la payait en flots de tendresse pour elle et pour les siens.

Le soir lorsque la famille se rassemblait, le nom du petit Nicolas revenait souvent, et Pierre se plaisait à dire qu’il irait un jour à la recherche de son frère.

« Si je pouvais faire un grand voyage, comme les hommes qui sont partis avec monsieur de La Salle, je finirais bien par le retrouver !

— Non, non, disait la mère, il ne faudra pas partir… je ne veux pas vous perdre tous les deux !

— D’ailleurs, reprenait Francine, comment pourrais-tu le reconnaître, Pierrot ?

— Par la ressemblance, parbleu ! N’est-ce pas, maman, que Nicol me ressemblait ?

— Mais oui ! Vous étiez tellement semblables qu’un étranger n’aurait jamais pu vous distinguer !

— Et il avait une petite marque au bras, hein, maman Marguerite ? reprenait Marilou, bien au courant de l’histoire du bébé.

— C’est vrai, un mignon signe rouge formant un N, au bras droit, juste au-dessus du coude… pauvre chéri ! Ah, Dieu nous le rendra un jour, j’en ai le ferme espoir ! »

Durant les fréquentes discussions de ce genre, Nicolas fumait sa pipe et ne parlait pas ; pour lui, l’enfant était mort ; connaissant la cruauté des Iroquois, il se disait, passant sa main dans sa forte chevelure, maintenant toute grise : « À quoi bon se forger des chimères ? ces brutes l’ont massacré, pauvre mignon ! Mais jamais je ne chercherai à éteindre chez Marguerite, cet espoir qu’elle conserve de retrouver un jour son autre fils. »