L’Aiglon Blanc des Illinois/06

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« Mon papoose ! Mon papoose ! Mais… il est blanc ! »

VI

Le récit du chasseur chaouanon


L’expédition de Cavelier de La Salle se composait de cinquante-quatre personnes[1], dont plus de la moitié, de race indienne ; parmi les vingt-trois Français qui avaient accompagné le découvreur, se trouvaient Henri de Tonty, brave militaire de descendance italienne, et un religieux récollet du nom de Zénobe Membré. Leur flottille se composait de huit canots ; leur séjour, au lieu du débarquement ne devait pas se prolonger, mais ils s’y étaient aménagé des abris temporaires.

Le soir des tragiques funérailles de l’Aigle, La Salle était à fumer auprès de son feu de camp, en compagnie de Tonty et du père Membré, lorsque Nika vint les rejoindre.

« As-tu revu ton petit Aiglon Blanc ? demanda La Salle.

— Hé, le pauvre ! Il a du chagrin, et le voilà seul !

— Où est-il ce soir ?

— Chez des cousins ; mais il retourne demain chez lui, j’ai promis d’aller l’y retrouver.

— Son père était un Illinois, n’est-ce pas ? dit le père Membré.

— Oui, répondit La Salle, et cet homme avait une apparence remarquable ! J’ai rarement vu autant de noblesse dans l’aspect général d’un Indien. Un chef de tribu, m’as-tu dit, Nika ?

— Hé. L’Aigle du Rocher était jadis, en effet, un grand chef ; il habitait au sommet d’un immense rocher qui surplombe la rivière des Illinois ; son territoire était traversé par la rivière Arimoni[2], dont les eaux fertilisantes inondent parfois le sol. L’Aigle avait épousé une jeune fille de ma nation, appelée La Taupine[3] ; cette femme, de vingt ans plus jeune que son mari, avait pour ce dernier un amour intense, un véritable culte ! La tribu illinoise était prospère, l’Aigle gouvernait ce petit peuple, c’était leur roi ! Un jour néfaste, les Iroquois de trois nations fondirent sur les paisibles Illinois, massacrèrent les hommes, tuèrent aussi les femmes et les enfants, ou les amenèrent en captivité.

Cernée par le nombre, la tribu ne put résister longtemps… sauf l’Aigle, qui se cantonna, avec sa femme sur le rocher et sut si bien en défendre l’accès à ses ennemis, que ceux-ci se lassèrent et partirent avec leurs captifs sans plus s’occuper du chef !

— Son fils était-il né alors ? demanda Membré.

— Non, mais il était attendu. La Taupine, cependant fut tellement effrayée par ce massacre de la tribu qu’elle devint gravement malade.

— La hutte du chef se trouvait donc sur le rocher même, dit Tonty, et ils y étaient restés ?

— Hé ; mais voyant la tribu décimée, les wigwams en partie brûlés, le bourg devenu désert, l’Aigle quitta pour toujours sa demeure illinoise et vint s’établir où nous l’avons vu si récemment.

— Son fils, alors, fit le père Membré, c’est ici qu’il est né ?

— Hé ; mais, là aussi, il y a toute une histoire !

— Raconte, mon brave, nous t’écoutons », dit La Salle. Nika eut un moment d’hésitation, tira une longue bouffée de sa pipe, puis haussa les épaules :

« La mort de l’Aigle, dit-il, m’a délié de mon serment ; je ne crois pas manquer à la loyauté que je devais à mon ami en vous racontant à tous les trois (mais à vous seuls) un événement étrange… surtout puisque la femme de l’Aigle est morte aussi.

« Il y a environ douze hivers, poursuivit Nika, comptant sur ses doigts, je me trouvais de passage en ce pays et je me rendis à la nouvelle demeure du chef illinois. La Taupine, non plus malade, mais triste, silencieuse, ne me reconnut pas ; elle semblait avoir perdu la mémoire ; son fils était mort en naissant, mais elle n’en savait rien… conseillé par un loki, l’Aigle avait appris à sa femme que le Génie des airs avait pris son fils pour quelque temps, mais qu’il allait le lui rendre bientôt ! Persuadée qu’on lui disait la vérité, la pauvre femme attendait avec anxiété le retour de son fils…

« L’Aigle sortit avec moi et m’expliqua la déception :

« À la naissance du papoose, la mère avait toute sa mémoire, mais elle devint faible et fut dans le délire pendant quelques jours ; durant ce temps, le petit était mort, mais, pour sauver la mère, le loki inventa cette fable. Si on lui mettait un enfant dans les bras, lui disant que c’est le sien, je suis convaincu que sa mémoire reviendrait… toi, Nika, tu pourrais bien m’en trouver, un papoose ?[4]

« — Moi ? dis-je, je n’en sais rien… peut-être…

« Il insista, invoqua notre longue amitié, la vie, la raison de sa femme… enfin je promis d’essayer !

« Le même soir, je quittais le pays et quelques semaines plus tard, je me trouvai sur les confins de la région des Sioux. Là aussi, j’ai des amis ; je restai quelques jours avec eux et je repartis ; je repris la route à travers les forêts ; c’était le printemps, les jours devenaient longs. Vers l’heure du couchant, je m’arrêtai pour manger… j’entendis, non loin de moi des cris, des pleurs… je me mis à la recherche de l’endroit d’où provenaient les sons, et je découvris une cache… là-dedans un Sioux et un papoose ! Le Sioux était couché, semblant sous l’influence de l’eau-de-feu ;[5] le mioche, étendu sur le dos, criait toujours ! c’était un garçon ; il criait sans doute de faim, car il semblait bien portant. J’aperçus dans un coin de la cache auprès d’un feu éteint, une écuelle d’écorce contenant du maïs cuit. J’en donnai au papoose, qui se tut comme par enchantement et dévora la nourriture avec avidité. Cet enfant me parut avoir moins d’un an.

« Le Sioux commençait à reprendre ses sens ; il s’assit, se frotta les yeux et m’aperçut :

« — Salut, le Chaouanon, dit-il, reconnaissant ma race par le serpent tatoué sur mon bras, que me veux-tu ?

« — Rien, je voyage ; c’est ton papoose ?

« — Hé, il m’appartient, le petit.

« — C’est un Blanc ; où l’as-tu volé ?

« — C’est Toureg, l’Iroquois, qui l’a chipé à une famille de Visages-Pâles, avant les premières neiges ; je le lui ai volé, à mon tour ; je pourrai le revendre plus tard !

« — Je te l’achète, si tu veux, dis-je, pris d’une idée subite.

« — Que me donneras-tu ? demanda le Sioux.

« — Deux peaux de castor et une gourde d’eau-de-feu.

« — J’y penserai… j’y penserai, dit l’autre en se recouchant… tiens, donne toujours ton eau-de-feu pour commencer !

« Je lui tendis ma gourde presque pleine ; il la saisit et se mit à boire avidement… peu de temps après, il commença à ronfler !

« Je n’hésitai pas ; je pris sa couverture qui traînait par terre, j’enroulai là-dedans le papoose qui s’était endormi et je sortis de la cache. La nuit n’était pas encore venue ; je rebroussai chemin et retournai vers le petit bourg que je venais de quitter, portant sur mon épaule, le petit, bien emmailloté, et qui ne s’éveillait pas. Je m’arrêtai chez une vieille squaw que je savais compatissante et discrète, elle s’occupa du mioche ; je passai la nuit dans cette bourgade ; au petit jour, je repris le papoose et je repartis… d’étape en étape, je finis par revenir dans ce pays. Un soir, j’arrive chez l’Aigle, avec mon précieux fardeau ; il faisait encore assez clair ; le chef m’aperçut et vint à ma rencontre.

« — Salut, Nika, mon ami ! Quelles bonnes nouvelles ?

« — Viens voir ! dis-je, me plaçant un peu à l’écart, derrière un arbre.

« — Un papoose ! s’écria l’Aigle, lorsque je soulevai la couverture laissant voir l’enfant endormi, un papoose ! Un Blanc !

« — Hé, je n’ai pas eu le choix ! On ne trouve pas des papooses comme des écureuils ! Il est fort et vigoureux ce petit !

« — C’est vrai et Nika est un ami incomparable… comment as-tu pu te le procurer ? D’où vient-il ? dit l’Illinois, visiblement inquiet.

« — Je l’ignore, mais sûrement de loin… je l’ai acheté d’un Sioux qui l’avait dérobé à un Iroquois ; ce dernier, paraît-il, l’avait aussi volé à des Visages-Pales !

« — Bien ! Tu n’auras donc pas commis, pour l’Aigle, une mauvaise action… et l’enfant sera traité comme mon fils ! Je sais que je puis compter sur la discrétion de mon ami, comme lui sur ma reconnaissance, continua le chef.

« — L’Aigle a raison, dis-je, je serai muet !

« — À ce moment, le petit s’éveilla et se mit à pleurer… La Taupine, toute effarée, sortit de la hutte…

« — Cache-toi, dit l’Aigle, saisissant le papoose, il ne faut pas qu’elle te voie ! Reviens demain, tu seras surpris !

« Je m’écrasai derrière une touffe de jeunes noyers ; relevant la tête, je vis, à travers les branches, la jeune femme s’approcher ; sans parler, l’Aigle souleva lentement la couverture…

« — Mon papoose ! Mon papoose ! s’écria la Taupine, prenant vivement l’enfant dans ses bras… puis, troublée : mais… il est blanc !

« — Hé, repartit l’Aigle avec assurance, c’est que le Génie des airs l’a gardé pendant quelque temps ; ce papoose est un enfant privilégié, aussi, il portera un beau nom, il s’appellera « L’Aiglon Blanc ! »… Hé, pauvre femme, es-tu contente, enfin ?

« La Taupine serra le petit sur son cœur :

« — Aiglon Blanc, Aiglon Blanc, murmura-t-elle, le petit de mon Grand Aigle !

« Depuis ce temps, continua le chasseur, il a été leur fils adoré. L’Aigle l’a entouré de soins et d’un amour paternel plein de fierté ; les gens de la tribu n’ont eu connaissance de rien, le vieux loki est mort et la Taupine a toujours choyé comme un trésor cet enfant, qu’avait gardé, pendant de longs mois, le mystérieux Génie des airs. »

— Quel récit merveilleux ! s’écria le père Membré, un véritable conte de fées !

— Donc, dit pensivement La Salle, l’Aiglon est un Blanc !

— Un Français, peut-être, fit Tonty.

— Je n’en sais absolument rien. Il se croit fils de l’Aigle ; il a été heureux et comblé par ses parents ; c’est un brave, ce petit, et il est très fier ; je le connais bien ; je me demande ce qu’il va devenir…

— Tu vas t’en occuper, sans doute ? dit La Salle au chasseur.

— Hé ; je l’avais promis à l’Aigle, qui s’inquiétait un peu de l’avenir de son fils.

— Si je puis être utile à cet orphelin, dit le père Membré, tu peux compter sur moi, Nika !

— Oui, approuva La Salle, il ne faut pas abandonner cet intéressant petit Aiglon ; tu nous en donneras demain des nouvelles. »


  1. Parkman.
  2. Rouge (en langue illinoise), cette rivière des États-Unis se nomme maintenant « Big Vermillion ».
  3. Un coureur de bois (Pierre Moreau) portait, vers cette même époque, le sobriquet de « la Taupine ».
  4. Bébé indien.
  5. Eau-de-vie.