L’Aiglon Blanc des Illinois/08

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 56-62).


« Ces vêtements flottants… n’était-ce pas ceux des sorciers ? »

VIII

Parmi les Visages-Pâles


L’arrivée de l’Aiglon Blanc au camp français ne créa aucun dérangement. Nika l’installa auprès de lui, dans son abri ; le pauvre garçonnet tombait de fatigue, d’émotion et aussi de sommeil. Le guide le fit coucher et demeura quelque temps à fumer non loin de lui. L’enfant fut bientôt endormi ; sa respiration régulière, coupée parfois d’un soupir inconscient, se continua sans interruption jusqu’au matin, et ce fut un jeune Aiglon alerte et bien reposé qui ouvrit, vers les six heures le lendemain, de grands yeux bruns étonnés… où donc se trouvait-il ? La hutte était déserte, mais plusieurs lits de branches faisaient voir qu’elle avait eu, dans la nuit, plus d’un occupant.

Il se leva, étira ses membres… puis songea à ses parents :

« Plus personne à mon réveil maintenant, se dit-il… l’Aiglon est seul… où donc est allé Nika ? »

Il rajusta sa ceinture de cuir, qui, avec son pagne était son unique vêtement ; il secoua ses mèches huilées et remit sur sa tête la parure à deux plumes blanches qu’il portait toujours… puis il sortit…

Il y avait plusieurs personnes dehors, aux alentours.

C’était un beau matin ensoleillé, l’air était tiède, la nature à son réveil matinal, parlait au cœur de ce jeune primitif… il regarda les arbres, où comme les autres oiseaux, le jeune Aiglon aimait à se percher, et il se dit qu’il examinerait bien mieux les environs s’il grimpait dans un gros cocotier, dont les branches s’étendaient au-dessus de la hutte ; il s’élança vers l’arbre, fit, de ses pieds nus, quatre pas sur le formidable tronc vertical, puis, l’encerclant de ses bras nerveux, il grimpa vivement, pieds et mains s’agrippant à l’écorce avec une adresse de félin. Hissé à une bonne hauteur, il se percha sur une branche pour explorer des yeux ce camp français qui lui était inconnu. Il vit des Indiens, des squaws, quelques enfants ; plus loin, des huttes encore fermées, puis quelques Visages-Pâles qui semblaient fort affairés. Un seul ne paraissait pas occupé ; celui-ci avait une mine qui étonnait le gamin.

« Les Visages-Pâles, se dit-il, portent, c’est vrai, d’étranges couvertures, mais jamais je n’ai rien vu comme celui-ci ! »

Celui que regardait, du haut de son arbre, le nouvel arrivé au camp, était vêtu d’une longue tunique brune retenue à la taille par une ceinture de corde, d’où tombait, du côté gauche, une enfilade de petites pierres brunes et rondes, reliées ensemble comme un grand collier ; cet homme marchait dans l’herbe humide de rosée et semblait parler tout seul, tandis que sa main glissait sur les grains bruns à son côté… L’Aiglon lui trouva un air mystérieux, différent des autres Blancs… ces vêtements flottants… n’était-ce pas ceux dont s’affublaient les sorciers malfaisants ? Soudain, il vit Nika qui sortait d’une hutte à la suite d’un Visage-Pâle ; c’était celui qui était venu chez son père ; il se rappelait son nom : chef La Salle ! Si Nika pouvait venir du côté de son arbre, il l’appellerait, car il ne savait où aller pour manger, et la faim le tourmentait…

À ce moment, le chasseur se tourna vers lui, leva la tête et l’aperçut soudain ; il l’indiqua à La Salle.

« Mais oui, s’écria celui-ci, je l’aperçois là-haut ! Bonjour, jeune grimpeur », lui cria-t-il.

Sans comprendre ce qu’on lui disait, l’Aiglon crut qu’il ferait bien de descendre et vif comme l’éclair, il enjamba plusieurs branches et se laissa choir tout près du guide et de l’explorateur, au grand amusement de ce dernier.

« Es-tu bien reposé, mon gars ? fit le chasseur.

— Hé, j’ai dormi, j’ai faim !

— Tu vas manger. Il faut saluer chef La Salle ; c’est ton chef maintenant, comme à nous ! »

L’Aiglon porta vivement la main à son front et regarda le Français ; celui-ci sourit, lui fit un signe amical et conseilla à Nika de faire déjeuner son pupille.

Le jeune Illinois noua connaissance avec les Indiens, dont la plupart parlaient un peu sa langue ; il partagea leur repas, mangeant de grand appétit. Puis, tandis que le guide vaquait à ses occupations, le petit étranger s’amusa avec les autres enfants sauvages, tous plus jeunes que lui. Il leur apprit des tours et commença à leur enseigner l’art de grimper comme les petits singes de la jungle.

Soudain, l’Aiglon vit venir vers eux celui dont le costume l’avait si fort intrigué, le matin même. Les petits Indiens semblaient ne pas le craindre du tout.

« Qui est-il, celui-là ? souffla l’Aiglon à une squaw.

— C’est le père.

— Le père de qui ?

— Le père, c’est son nom ! C’est lui qui parle au manitou des Blancs.

— Parle-t-il comme nous ?

— Non, il parle huron ou français.

— Comme chef La Salle, alors ?

— Hé, comme lui. »

Celui qui s’approchait était le père Membré.

« Bonjour, mes enfants, dit-il ; vous avez un nouveau camarade ! »

(Les petits Indiens comprenaient déjà le français.)

« Bonjour, père, bredouilla l’un d’eux ; nouveau être Aiglon Blanc, lui être Illinois, continua le petit cuivré en désignant du doigt le fils de l’Aigle. »

Le père le regarda et lui fit signe d’approcher, mais l’Aiglon ne bougea pas ; il regarda le prêtre d’un air douteux, lui trouvant un aspect étrange ; puis, se retournant, il s’éloigna sans parler. À ce moment, il aperçut le chasseur, un peu plus loin ; pour le rejoindre plus vite, il s’élança dans un arbre, enjamba plusieurs branches, sauta dans un arbre voisin, puis à travers un massif de jeunes pousses, et arriva près du Chaouanon dans l’espace de trois minutes.

« Dis-moi donc, Nika, ce que je dois penser de cet étrange Visage-Pâle qui porte une longue tunique flottante avec une garniture de pierres brunes ; je ne suis pas du tout rassuré sur son apparence, j’aime bien mieux celle de chef La Salle !

— C’est le père Membré, dit Nika en riant ; tu peux te rassurer à son sujet ; il est bon et il aime les Indiens.

— C’est possible, admit l’Aiglon, peu convaincu, pourtant… »

En lui-même il se disait : « je gage que c’est un sorcier, je vais m’en méfier ! »

« Tantôt, dit Nika, nous irons tous les deux faire visite à chef La Salle et tu feras connaissance avec son monde ; tu seras bien reçu, tu verras !

— Je ne les comprendrai pas !

— Hé, il y en a un qui a appris l’illinois, c’est chef Tonty ; tu vas pouvoir le comprendre celui-là et lui parler ! »

Lorsque l’Aiglon fut introduit auprès des Français, dans la plus grande de leurs huttes, Nika put voir combien ils étaient intéressés dans la mine de son protégé. Ils regardaient ce bel adolescent, droit, élancé, à l’expression fière et franche, aux yeux intelligents et chercheurs.

Sa peau basanée, marquée de tatouages, était d’une finesse extrême, il avait les membres déliés, la poitrine large, tout ensemble un physique superbe. Il restait là debout, sans embarras, ne s’apercevant pas de sa quasi nudité, regardant ces étrangers qui désiraient le connaître, et que lui-même, fils de chef, il consentait à rencontrer. Sa jeune tête brune, ornée de sa parure singulière, se tournait du côté de La Salle ; chacun lui disait un mot de bienvenue ou de sympathie, mais l’enfant ne comprenait rien, et le chasseur était, à ce moment, sorti de la hutte.

Soudain, une langue familière frappa son oreille :

« Sois le bienvenu parmi nous, jeune Aiglon Blanc ! disait quelqu’un. »

C’était Henri de Tonty.

Heureux de trouver enfin quelqu’un qu’il pouvait comprendre, l’adolescent se rapprocha vivement.

« Merci, dit-il, portant la main à son front, et puisque Nika n’est pas ici à ce moment, veux-tu, chef Visage-Pâle, dire à tes compatriotes que le fils du chef Aquinatepin, le grand Aigle, les remercie de leur accueil ?

— Je vais leur dire, répondit Tonty. Et il répéta en français les paroles de l’Aiglon.

— Nous avons partagé ton chagrin, mon garçon, dit Tonty avec bonté.

— Hé, j’ai eu de la peine, mais j’ai trouvé un bon ami !

— Nous aussi, si tu le veux, nous serons tes amis !

— L’Aiglon le veut sûrement ; pourquoi chef La Salle ne peut-il me parler comme toi ?

— C’est qu’il ne sait pas ta langue, mais tu apprendras la nôtre bien vite !

— Hé, je le voudrais… l’Aiglon désire tant lui parler !

— Que voudrais-tu lui dire, à chef La Salle ?

— Que Nika m’a raconté ses merveilleux exploits et que le fils de l’Aigle est fier de l’avoir pour chef !

— Alors, répète, après moi, ces quelques mots ! »

Après trois essais, l’Aiglon avait réussi à prononcer en français, sa phrase indienne.

La Salle se rapprochait à ce moment ; le gamin, tout fier de parler directement à l’explorateur, débita, sans hésiter, ses premières paroles françaises…

« Bravo ! Bravo ! s’écrièrent les Français, tandis que La Salle, amusé, disait à Tonty :

— Votre disciple apprend à pas de géant ! J’ai ici un couteau de chasse qui pourrait lui faire plaisir ; dites-lui que nous le lui offrons en signe d’amitié. »

Les yeux du jeune Aiglon brillèrent de joie lorsqu’on lui remit le couteau ; il le sortit de sa gaine, en palpa la lame aiguisée et le manche ciselé, après quoi il se retourna vers La Salle, porta gravement à son front la main qui tenait le couteau, puis plaça l’arme à sa ceinture et sortit rapidement de l’abri.

« N’est-ce pas, messieurs, que c’est une personnalité peu banale que ce jeune garçon ? dit La Salle à ses camarades.

— C’est un adolescent superbe, fit d’Auray.

— Et d’une intelligence remarquable, déclara Tonty, voyez comme il a vite appris cette phrase française !

— Le père Membré va sans doute s’occuper de ce jeune Mercure, dit La Salle ; l’avez-vous aperçu ce matin, dans les arbres ? En le voyant d’une si merveilleuse agilité, je suis tenté de partager l’illusion de la pauvre Taupine et de croire que l’Aiglon Blanc a réellement habité avec le Génie des airs !