L’Aiglon Blanc des Illinois/10

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 72-77).


Le fort Prudhomme, qui n’avait de fort que le nom…

X

L’Aire de l’Aigle


Tandis que Nika vaquait à ses préparatifs, l’Aiglon entra dans le fort, dans l’espoir de recueillir de meilleures nouvelles de son chef. Le père Membré sortait justement de l’une des trois petites pièces dont se composaient ce logis, et qu’il avait aménagé, tant bien que mal, en chambre à coucher pour le malade.

« Comment va chef La Salle ? demanda le jeune Illinois prononçant très lentement les paroles françaises.

— Il est très gravement malade, dit le religieux, une fièvre pernicieuse. »

L’Aiglon comprenait un peu, le père parlait doucement distinctement, soulignant ses paroles par des gestes expressifs.

— Mais toi, bredouilla l’enfant dans son français bizarre, toi pas venir avec nous ?

— Je reste pour soigner notre chef, mais je te reverrai bientôt… dès qu’il sera rétabli.

— Tu restes seul avec lui ?

— Nous gardons quatre Indiens.

— Tu lui diras, père, que le fils de l’Aigle est triste de le savoir malade — qu’il va souhaiter chaque jour le voir revenir nous rejoindre. (Après maintes difficultés, l’adolescent avait fini par se faire comprendre.)

— Je lui dirai. Et maintenant, petit Aiglon, n’oublie pas ton français — une phrase nouvelle chaque jour !

— Hé, chef Tonty, me la dira !

— Pars, maintenant, Dieu te protège, jeune Illinois blanc, fit le religieux… je compte te retrouver bientôt et plus tard, faire de toi…

— Un guerrier ! interrompit l’Aiglon.

— Un chrétien, plutôt », murmura le prêtre, traçant sur le front pur de l’adolescent le signe de la croix.

Celui-ci prit ce geste pour une caresse amicale, et saluant de la main, à l’indienne, il sortit du fort.

Cavelier de La Salle, l’instigateur et l’âme de cette mémorable expédition, n’eut aucune connaissance du départ de ses camarades. Jusqu’à la veille, il avait pu parler à Tonty et au chasseur, mais le jour du départ, la fièvre était à l’état aigu et l’explorateur, dans le délire, ne vit point partir les membres de l’expédition.

Cette fois, l’Aiglon, très musclé et fort habile, prenait place au canot un aviron à la main.

Le long voyage s’accomplit sans accident : les eaux du Mississipi, d’abord agitées et dangereuses, devinrent plus clémentes et la flottille, malgré la force du courant, continua sa course. Les voyageurs côtoyèrent des rives verdoyantes, où broutaient le bison et le chevreuil ; avironnant de toutes la force de leurs bras, ils eurent enfin atteint les eaux plus limpides de la rivière Illinois, baignant le territoire, jadis prospère, des Indiens de ce nom.

L’Aiglon était débordant de joie à la pensée de fouler le sol de ce pays, au sujet duquel l’Aigle lui avait si souvent raconté des légendes ; cette terre où ses ancêtres avaient régné en chefs puissants et dont son imagination d’enfant, hantée par les récits paternels, avait fait un pays de mystérieuse beauté, mais dévasté par les ennemis de sa nation.

« Dis-moi, Nika, dit-il, ceux qui ont détruit nos bourgades, c’était les Iroquois, n’est-ce pas ?

— Hé, tu as raison, petit ; les Iroquois ont massacré ce peuple et brûlé ces villages.

— Seuls ? Les Visages-Pâles ne leur ont pas aidé ? questionna avec inquiétude le jeune garçon.

— Les Blancs n’étaient pas venus dans cette partie du pays alors, répondit le chasseur ; les Iroquois de trois nations se sont ligués contre les Illinois à cette époque.

— Ce sont donc mes pires ennemis, ces Iroquois de malheur ?

— Hé, mon gars, dit le guide, jetant un regard significatif vers Tonty, les Iroquois ont toujours été tes ennemis !

— Je ne l’oublierai pas, fit gravement l’enfant ; quand je serai un guerrier, j’irai les punir ! »

Les canots furent bientôt en vue d’un immense promontoire rocheux qui dominait une des rives escarpées.

« Vois, s’écria le Chaouanon, désignant le rocher à son pupille, voilà où habitait l’Aigle ; nous allons atterrir ici-même. »

La flottille longea les côtes ; l’un après l’autre les canots furent tirés à terre, renversés et mis à l’abri parmi les aulnes et les joncs du rivage.

Les arrivants, Nika et l’Aiglon en tête, gravirent à la file une montée en spirale et se trouvèrent bientôt devant une clairière déserte ; nulle habitation sur ce sol qui se devinait fertile, nulle créature humaine dans cet endroit enchanteur, où la terre, tapissée de verdure semblait inviter l’homme à planter sa tente ; nulle vie sauf celle de la gent ailée qui gazouillait parmi les noyers et les chênes qui encadraient cette clairière. D’un côté, l’immense cap dressait presque verticalement son flanc de pierre ; le jeune Illinois, fasciné, ne pouvait en détacher son regard ; il lui semblait le reconnaître tant les récits paternels en avaient gravé dans sa mémoire une image frappante.

« Ce cap semble inaccessible, fit Tonty[1].

— On y arrive par en arrière seulement ; tout près de cette pente qui descend à la rivière, se trouve un sentier, qui mène au sommet du rocher, répondit le guide.

— Allons-y dès maintenant, veux-tu, dit l’Aiglon.

— Hé, mais qu’en dit le chef ?

— Comme notre jeune Aiglon, j’ai hâte d’explorer ce rocher, dit Tonty. Tandis que les autres vont déballer les vivres et préparer un repas, allons visiter cette merveille ! »

Les côtés de ce rocher escarpé se dressaient altiers et rugueux, comme les murs d’une vieille forteresse[2] ; à l’avant, il surplombait, à une hauteur vertigineuse, les eaux paisibles de la rivière qui le baignaient à sa base ; son sommet occidental semblait se pencher sur la cime des grands arbres de la forêt, si proche de ce côté ; un étroit mais profond ravin en traversait le flanc, ce ravin semblait presque comblé, cependant, par l’épais feuillage des ormes, des chênes et des noyers. Un sentier rugueux et étroit s’élevait d’abord en pente douce à l’arrière du cap ; peu à peu, la côte devenait plus raide et la sente se dessinait en spirale. Les trois voyageurs, Nika en tête, marchant à la file indienne, montaient, montaient toujours… enfin ils atteignirent le sommet : c’était un vaste plateau de plus d’un arpent en superficie, couvert d’une dense forêt de jeunes chênes ; à un certain endroit, l’Aiglon découvrit les traces d’une habitation.

De cette hauteur la vue était merveilleuse.

« L’Aigle avait bien choisi son aire, murmura rêveusement Tonty.

— Hé, il savait qu’il aurait à s’y défendre, fit le chasseur.

— Il faut maintenant décider ce que nous avons de mieux à faire ; monsieur de La Salle désire que je me rende au plus tôt à Michillimakinac pour envoyer au gouverneur, à Québec, la nouvelle de la découverte de la Louisiane.

— Hé, il m’a dit cela, dit Nika.

— Il m’a laissé libre de décider avec toi si je dois prendre deux hommes et un canot et m’y rendre, ou si vous allez tous venir là-bas avec moi.

— Dois-tu revenir bientôt, chef Tonty ?

— Oui, sitôt ma mission accomplie.

— Alors, fit le chasseur, je crois qu’il vaudrait mieux que nous restions ici ; mais il serait bon de faire dresser tous les abris ici-même, où nous serons en sécurité.

— C’est une excellente idée ; en attendant que l’on ait construit un fort, c’est-à-dire jusqu’au retour de monsieur de La Salle, vous serez en sûreté ici. Je ne serai guère longtemps absent », ajouta le chef.

L’Aiglon n’avait pas entendu cette conversation, il s’était éloigné un peu, explorant la surface du rocher. Lorsqu’il apprit la décision, il devint grave :

« Tu pars, chef Tonty ; quel dommage ! l’Aiglon guettera ton retour… mais je suis heureux de séjourner ici ; mon père m’a tant parlé de cet endroit qu’il me semble le reconnaître ; quand je serai un homme, j’aimerais à y planter ma hutte.

— Nous élèverons ici un fort, dit Tonty ; c’est le projet de La Salle.

— Bien vrai ? s’écria joyeusement l’Aiglon.

— Certainement, et alors, petit, si tu restes avec nous, tu deviendras, toi aussi, le jeune Aigle du Rocher ! »


  1. Le rocher de Saint Louis ; cet endroit est celui appelé « Starved Rock », près de Utica, É.-U.
  2. Adapté de Parkman.