L’Aiglon Blanc des Illinois/12

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 84-90).


L’Aiglon trouva l’enveloppe cousue dans sa ceinture.

XII

Le Lasso


Lorsque Tonty arriva à Michillimakinac, il eut la surprise d’y rencontrer Cavelier de La Salle et le père Membré, qui venaient d’y arriver après un arrêt de deux mois au fort Miami.

La Salle, encore pâle et d’apparence frêle, avait néanmoins repris ses forces. Il venait à Michillimakinac dans l’espoir de recevoir des renforts et de l’aide pour le futur fort Saint-Louis. Tonty allait attendre, avec lui, et ils repartiraient ensemble.

Cependant, un courrier ayant rapporté la nouvelle que les Iroquois préparaient une descente dans la région illinoise, La Salle renvoya Tonty avec instructions de faire commencer immédiatement la construction du fort et des palissades.

Lui-même resterait encore une quinzaine de jours, espérant toujours l’arrivée d’un message du gouverneur, puis, il irait les rejoindre avec le père Membré et les autres membres de l’expédition.

Tonty annonça cette bonne nouvelle, dès son retour à Saint-Louis, et ce fut une réjouissance générale. Il se garda bien de parler des Iroquois, mais il fit commencer tout de suite la construction des palissades et celle du fort.

Vers la fin d’un bel après-midi d’octobre, l’Aiglon, du haut de son promontoire, regardait les eaux assez calmes de la rivière à ses pieds, lorsque, de loin, il aperçut un canot qui longeait la côte ; il le fixa pendant quelque temps, puis, comme l’embarcation se rapprochait, il reconnut tout à coup les occupants. Il se précipita vers le sentier de descente, criant à tous et à chacun :

« Voici chef La Salle ! Voici père Membré ! »

Et continuant sa course, il atteignit le pied du gros rocher, fit un détour, prit le sentier allant vers la grève et arriva au bord de la rivière juste à temps pour voir aborder le canot !

La joie rayonnait sur son jeune visage, tandis que portant la main à son front, il saluait les arrivants. La Salle l’accueillit en ami, et il en fut de même des autres arrivants. Le père Membré le prit par les épaules, l’examina un moment, puis, avec un sourire paternel, il lui dit :

« Eh bien, jeune Aiglon, tu ne nous as pas oubliés, je vois !

— Non, bien sûr !

— Ah, tu prononces bien mieux ton français, maintenant !

— Hé, c’est que chef Tonty m’a fait apprendre bien des phrases… une chaque jour comme je te l’avais promis !

— Tant mieux ! Et maintenant, escaladons ce cap ; vois, nos deux chefs sont déjà en pourparlers et voici les Indiens qui viennent souhaiter la bienvenue à notre grand explorateur ! »

Avec l’arrivée de Cavelier de La Salle, les travaux du fort furent poussés activement et peu de temps après qu’il fut terminé, les abris temporaires enlevés, les palissades construites, l’on vit arriver de nombreuses familles indiennes, dont les wigwams vinrent augmenter le nombre des habitations de la petite colonie.

Du haut de son rocher. La Salle voyait à ses pieds, un village prospère, qui, au printemps, cultiverait le sol fertile de la plaine et dont les récoltes de maïs et de blé préviendraient tout danger de famine.

Les Iroquois ne vinrent pas les troubler, malgré la nouvelle qui avait hâté le retour de Tonty et l’arrivée de l’explorateur.

L’Aiglon demeurait dans le fort avec Nika, deux autres Indiens et les membres français de l’expédition.

Nul secours n’était venu de Québec. Le gouverneur Frontenac, rappelé en France, avait été remplacé par le chevalier de la Barre, et celui-ci, trompé par les ennemis de Cavelier de La Salle, refusa de lui envoyer des renforts et des vivres. Toutefois ce ne fut que plus tard que La Salle connut les intentions peu favorables du nouveau gouverneur.

Le père Membré pouvait maintenant causer facilement avec le jeune protégé du guide, car il faisait de rapides progrès dans la langue française ; de lui-même, il avait raconté à La Salle et au père, l’histoire de son enfance, de ses tatouages ; Nika, présent parfois à ces entretiens souriait un peu, mais ne disait rien.

Lorsque vint la saison hivernale, l’Aiglon dut endosser quelques vêtements : un pantalon de cuir, une tunique frangée lui furent confectionnés par une des squaws ; pour la neige, il chaussa des mocassins et sa jeune tête brune se coiffa d’un bonnet de fourrure, au lieu de sa parure de plumes…

Ainsi vêtu, et malgré la coupe indienne de ses hardes, il ne ressemblait guère à un Illinois !

Avec le consentement du chasseur, le religieux commença à l’instruire, à lui parler de religion, du Dieu des chrétiens, du baptême, du ciel… L’Aiglon écoutait avec intérêt, mais objectait toujours :

« Je suis fils de l’Aigle ; il me faut suivre la religion de mon père !

— L’Aigle du Rocher aurait peut-être été chrétien, disait le prêtre, s’il eût rencontré un missionnaire ! »

Mais le jeune garçon ne voulait pas se laisser convaincre.

Ses protecteurs français se demandaient s’ils ne devaient pas lui révéler le secret véritable de sa naissance, de son rapt… Mais Nika ne le voulut pas.

« Il est fier, ce petit, disait le chasseur ; il sera humilié de se savoir sans famille, sans nom, lui qui se croit fils d’un noble chef !

— Tu as raison, approuva La Salle, après une de ces discussions ; attendons qu’il soit un peu plus âgé ! »

Peu à peu, cependant, les leçons journalières du religieux commencèrent à fructifier dans cette belle mais sauvage nature ; il se mit à réfléchir ; il se demanda s’il ne devait pas, après tout, devenir, lui aussi, un chrétien, comme chef La Salle, chef Tonty… Un jour, il demanda au Chaouanon :

« Pourquoi, Nika, n’es-tu pas chrétien, toi ?

— Je n’ai jamais beaucoup songé à cela, mon gars ; vois-tu, j’ai presque toujours été en voyage… Plus tard, je le deviendrai, peut-être…

— Penses-tu, Nika, que le fils de l’Aigle puisse prendre la religion des Blancs ?

— Hé, pourquoi pas, s’il le désire ?

— Dans le pays des manitous, père ne serait pas fâché contre son Aiglon ?

— Non ; tu ne lui feras aucune peine.

— Alors, je vais y penser vraiment », dit l’enfant, que la grâce avait touché à son insu.

Vers le printemps, il demanda lui-même à être baptisé. Ce baptême ne pouvait être donné que sous condition, parce que l’adolescent était probablement déjà baptisé ; il voulait Nika pour parrain, mais celui-ci ne pouvait l’être, n’étant pas chrétien lui-même. Alors, ce fut Cavelier de La Salle qui servit de parrain, et une Algonquine récemment baptisée fut la marraine. On lui donna les noms de Robert-Henri, en honneur des deux commandants ; il devait porter le nom de Robert, mais pour tous, il continuait toujours d’être l’Aiglon Blanc.

Le père Membré essaya aussi de lui apprendre à lire, mais ce n’était pas chose facile que de tenir sagement à regarder un livre ce remuant jeune néophyte, et les résultats de cet essai ne furent pas brillants !

Quand vint l’été, l’Aiglon reprit son pagne et sa parure de plumes blanches, sauta plus que jamais d’arbre en arbre et perdit à peu près complètement l’apparence de civilisé qu’il avait acquise durant l’hiver.

Un jour, le père Membré lui dit, montrant une espèce de petite enveloppe en cuir :

« Robert, jeune Aiglon Blanc, j’ai ici quelque chose pour toi ; dans cette enveloppe se trouve un papier sur lequel j’ai écrit, mot à mot, le récit de ta petite enfance. J’ai signé ce papier et je l’ai fait signer par ton parrain, par chef Tonty, et même Nika y a fait sa croix. Garde ceci, ne t’en sépare jamais ! On ne connaît pas l’avenir, cela peut te rendre service.

— L’Aiglon te remercie, père ; mais penses-tu que je pourrais un jour oublier ce que je t’ai moi-même raconté ?

— Non, je ne crois pas ; néanmoins, je te demande de garder cet écrit. Où pourrais-tu le mettre ?

— À ma ceinture ; on pourrait l’y attacher.

— J’ai pensé à cela, dit le père ; cette enveloppe de cuir n’est pas plus large que ta ceinture ; je vais la coudre à l’intérieur, où elle ne te nuira pas.

— Alors, père, l’Aiglon gardera les lignes écrites par toi… Plus tard, il saura lire… il les lira lui-même !

— Je l’espère, bien, mon garçon ! »

Après avoir à maintes reprises parlé de la véritable histoire de l’Aiglon Blanc, ses amis avaient décidé d’attendre encore avant de lui révéler son origine, mais le père Membré, convaincu qu’il était de son devoir de donner à cet enfant le récit véridique de son enfance, eut l’idée d’écrire cette déclaration et de la faire signer par le chasseur, puis par La Salle et par Tonty ; lui-même, en signant, attestait l’authenticité des trois autres signatures.

Le lendemain, à son réveil, l’Aiglon trouva l’enveloppe de cuir solidement cousue dans sa ceinture.

Les Iroquois n’avaient pas fait de descentes dans la colonie illinoise, mais il y en avait quelques-uns dans les environs ; des vivres étaient volés, un papoose avait disparu ; des curieux rôdaient aux environs et semblaient épier les agissements des Français. La Salle donna l’ordre de faire partout le guet et de hausser les palissades. L’Aiglon considérait toujours l’Iroquois comme son ennemi personnel, et il faisait sa part de surveillance, grimpant dans les arbres d’où il dominait l’extérieur des fortifications et pouvait découvrir les espions.

Trois Iroquois avaient ainsi été découverts par lui ; on s’en empara et ils furent traduits devant La Salle, qui leur fit des menaces, mais jugea bon de ne pas les garder captifs, vu qu’ils juraient n’avoir que des intentions pacifiques.

Quelques jours plus tard, l’Aiglon, juché sur une haute branche, aperçut un Sioux qui rôdait, une longue corde enroulée comme une roue autour de son bras ; pour le voir davantage, il s’avança sur une branche plus basse mais dominant la palissade… Un cri lui fit tourner la tête… Un instant plus tard, un lasso l’encerclait, ses deux bras se trouvaient pris le long de son corps, et il fut tiré lestement et adroitement de manière à tomber dans les bras tendus d’un Iroquois qui se tenait non loin de la palissade ; il voulut se débattre, crier… mais en un clin d’œil il fut bâillonné, bras et jambes liés, et jeté sur les épaules de l’un des Indiens qui l’emporta comme un paquet…